CHAPITRE 2
Misery is a butterfly.

Le bâtiment de psychiatrie de l'hôpital général de Gotham faisait peine à voir, encore plus que celui de la maternité qui datait de la fin des années 80 et avait été, selon la rumeur, à l'origine de la résurgence des accouchements à domicile dans la ville.

Jonathan Crane s'était levé aux aurores, pas tant pour être sûr d'arriver à l'heure à son rendez-vous mais parce qu'un bruit incessant l'avait empêché de fermer l'oeil la nuit passée.

Assis au bord de l'une des chaises réservées aux patients, le professeur dessinait distraitement du bout de sa chaussure les contours d'une tâche de lumière qu'un rayon de soleil imprimait sur le linoléum moucheté. Les dalles grisâtres imitaient celles en polystyrène du faux plafond dans chaque couloir, chaque salle du département de psychiatrie. Un horizon désespérant de figures bien ordonnées qui jurait avec l'ambiance délétère des lieux, desquels ni les patients ni le personnel de l'hôpital ne pourrait jamais vraiment réchapper et qui planteraient le décors de leurs cauchemars pour les années à venir. Les murs de la salle d'attente commune aux trois derniers psychiatres qui n'avaient pas encore renoncé à travailler en ce lieu assommant étaient défraîchis, d'une couleur vert d'eau démodée qui reflétaient la lumière de la fin de la matinée et s'exprimait sur les visages des patients comme un présage de mauvaise augure.

Au lieu des habituels posters médicaux et autres affichettes didactiques à l'intention des patients désoeuvrés, un immense panneau préventif avait été accroché au dessus de l'une des trois rangées de chaises en plastique bleu qui formaient un carré à trois côtés, une impasse désespérante pour quiconque aurait la malchance de passer une rare matinée de calme à Gotham en psychiatrie ambulatoire.

Le panneau en question était très sobre, et d'un goût remarquable pour la somme qui avait dû être investie dans le projet, compte tenu des maigres budgets usuellement alloués au département de la Santé et des Services sociaux des États-Unis. « Il y en a un en chacun d'entre nous. » Sur fond noir, la photo d'identité d'un homme d'une trentaine d'années tout au plus, un bandeau de feutre rouge tracé sur son visage ascétique. En dessous, écrit en minuscules blanches, « Porter un masque ne fera pas de vous un homme différent. Sortez de la spirale de la délinquance » suivi du numéro sans frais de la ligne d'écoute du centre de prévention de la super criminalité.

C'est ainsi que le département de la police de Gotham avait appelé son nouveau bureau. Un nom original qui désignait une réalité moins glamour de petits voyous et d'apprentis criminels qui avaient adopté le masque, moins pour cacher leur identité civile que pour en affirmer une nouvelle, qu'ils rêvaient affranchie de tous critères arbitraires, injustes, aliénants. Une identité qui ne souffrait ni de l'âge, ni du genre, ni d'un quelconque profil socioéconomique et donnait aux gothamites un aperçu allusif de ce que cette nouvelle caste de la pègre était vraiment : une réponse lyrique à un système de valeurs sur le déclin.

L'horloge de la salle d'attente affichait 9h03. Pour se donner contenance, plutôt que d'ouvrir un des innombrables magazines empilés sur la table basse au milieu de la pièce – et bien qu'il ne pouvait empêcher ses yeux de revenir sans cesse sur un numéro de Vogue daté de l'hiver dernier, qui titrait présomptueusement « Mode : Tout ce que vous allez aimer. » – le professeur Crane avait sorti de sa serviette quelques copies d'étudiants à corriger. Il s'était finalement découragé au bout de la première, dix lignes avant une conclusion qu'il devinait déjà décevante bien qu'il n'espérait jamais beaucoup de ses élèves, encore moins des premières années.

Il bouillonnait. Crane ne s'expliquait toujours pas l'incident des craies et la vie à l'université était devenue infernale. Sur les recommandations de Long, l'ensemble du corps enseignant avait depuis lors exercé sur le jeune professeur une vigilance toute particulière, visitant ses cours deux à trois fois par semaine, improvisant d'interminables pauses café dans son bureau, insistant pour qu'ils déjeunent ensemble le midi. S'il avait eu cinq ans et demi, et si Long avait eu moins de peine à déguiser sa méfiance en une sollicitude affreusement paternaliste, Crane aurait pu croire qu'il s'était fait de nouveaux amis. L'idée seule l'épuisa plus que de raison ; il n'était pas habitué à être au centre de toutes les attentions. Il détestait être traité en enfant, pire, en enfant à problèmes, comme il l'avait été depuis son plus jeune âge.

Crane n'avait jamais eu à faire le deuil de l'homme qu'il aurait pu devenir en de plus favorables circonstances ; cet homme était mort avant même qu'il ne vienne au monde. À sa place, le jeune garçon né de père inconnu avait traversé le feu de l'enfer sous le soleil meurtrier de Géorgie. En vérité, Jonathan Crane n'avait jamais été considéré comme un enfant à problèmes mais plutôt comme un problème en lui-même.

Lui qui n'aurait voulu rien tant que disparaître, au sortir d'une enfance à essuyer les abus persistants de sa grand-mère et plus tard, ceux de ses camarades de classe, voilà qu'enfin tous les regards étaient tournés vers lui. Il se sentait suffoquer sous le poids des égards faussement sincères de ses collègues de travail, pris au piège de ses responsabilités de professeur, mordu par le besoin impérieux de fuir au plus noir de la nuit, pour toujours un vampire parmi les hommes.

C'était bien ce qu'il était, un vampire. À peine vivant, pas tout à fait mort, trop fier pour abandonner son corps à la terre froide, trop lâche pour affronter la lumière d'une nouvelle aube… Il n'osait plus se demander combien de temps les choses allaient pouvoir continuer ainsi. La question disparaissait à l'instant même où elle lui revenait en mémoire et ne restait de cette inquiétude trop familière qu'un écho lointain, lourd d'un sens aussitôt oublié.

Le gala de charité avait été la goutte de trop. La semaine qui l'avait précédé, Crane avait usé de stratagèmes plus tordus les uns que les autres pour empêcher ses collègues de gagner trop de terrain sur son espace vital. Il avait inventé des rendez-vous médicaux urgents et des obligations familiales de dernières minute à chaque fois qu'une âme charitable s'était proposée pour l'inviter quelque part et avait lâché des cafards dans son bureau pour faire passer à quiconque l'envie de s'y attarder trop longtemps. Il avait même réussi à monter ses élèves contre quelques enseignants opportunistes qui avaient cherché à obtenir des informations sur ses méthodes d'enseignement en s'invitant à ses cours, feignant l'inquiétude pour leur collègue convalescent.

Fort heureusement pour lui, Crane n'eut pas à cabotiner longtemps. Comme il l'avait soupçonné au premier jour de cette comédie, les petites attentions de ses collègues qu'il avait déjoué avec brio cachaient bien quelques intrigues moins louables. En leur offrant une porte de sortie, une excuse pour manquer à une responsabilité dont ils n'avaient jamais voulu en premier lieu, le professeur de psychologie retrouva bien vite ses habitudes monacales, à son grand soulagement.

Il savait que sa liberté retrouvée n'était que conditionnelle. Le matin du gala, Crane avait été saisi d'une angoisse incompréhensible qu'il avait tenté de contenir en se préparant du mieux qu'il l'avait pu. La veille, il avait avalé une boîte de haricots froids en regardant d'un œil distrait l'émission du Dr Phil qu'il détestait comme tous les clercs détestent la télé réalité – c'est à dire pas autant qu'ils veulent bien le crient sur tous les toits – et n'avait rien mangé depuis. Alors, soucieux de ne pas reproduire l'erreur qui lui avait coûté presque une semaine de son temps précieux, il s'était assis sur le carrelage de sa cuisine dans son smoking élimé – le même qu'il portait aux entretiens d'embauche et aux enterrements – et, dix minutes avant le début des festivités, il avait englouti un paquet entier de Fruit Loops. Cette bombe de sucre eut raison du peu de bon sens que Crane s'était efforcé d'entretenir durant l'éprouvante semaine qu'il venait de passer à l'université. Mais avant d'avoir eu le temps de regretter cette décision qu'il aurait sans doute trouvé étrangement impulsive, le professeur avait attrapé ses clefs avant de sortir en trombe de l'appartement qu'il occupait dans le quartier de Otisburg.

Au bout du compte, il avait eu tout le temps du monde de regretter. Il aurait dû s'écouter, lorsqu'à mi-chemin ses jambes s'étaient mises à flageoler comme deux arbrisseaux pris dans la tempête et qu'il avait commencé à suer à grosses gouttes malgré la fraîcheur de la nuit tombée. Dans « l'arrière-pays » quelque chose s'était mis à bouger, lentement d'abord, comme une machine grippée. Et puis, après un voyage en métro qui lui avait semblé durer une éternité et un jour, lorsqu'il avait resurgi des entrailles de la terre à la lumière pâle des néons du Vieux Gotham, tout s'était accéléré.

Quand il avait repris connaissance, un paysage de visages pâles et anxieux, dubitatifs, agacés, rougis par le champagne et la promiscuité l'encerclait comme autant d'anges inconnus qui monteraient la garde autour de son lit de mort. Le réputé ténébreux professeur Crane devait avoir l'air d'un agneau de Pâques, car à peine avait-il entrouvert les yeux que les convives s'étaient empressés de lui prodiguer mille attentions. Il avait été allongé sur le sol dur et froid du muséum à l'intérieur duquel il n'avait aucun souvenir d'avoir posé le pied, ce qui ne manqua pas de l'affoler en dépit de l'expression calme qu'il avait recouvert sitôt qu'il était revenu à lui.

On lui expliqua qu'il s'était présenté très tôt à la soirée, la langue pendante et le regard fiévreux d'un animal aux abois et très vite, les choses étaient devenues incontrôlables. Comme le professeur essayait tant bien que mal de se persuader de la réalité des événements que l'on continuait de lui détailler à mesure qu'il reprenait ses esprits, son regard croisa celui du doyen qui l'observait quelques mètres plus loin, à l'écart de la foule.

Le docteur Long serait juge et parti de cette soirée catastrophique.

Cette fois, Crane était fait.


« Jonathan Crane ? » une voix appela à travers le brouillard. Il refit brusquement surface et leva la tête si vite qu'il manqua de se briser la nuque. L'infirmière qui se tenait dans l'encadrement de la porte lui fit un sourire encourageant. « Vous venez avec moi ? » lui demanda-t-elle, avec toute la douceur du monde. Il lui trouva un air ravissant de Virna Lisi, l'odeur de l'ambre solaire que la jeune femme ne portait qu'en été lui emplirent les poumons une seconde de trop. Bien des années plus tard, son cerveau changerait cette scène en une analogie nostalgique, mais sentant le rouge lui monter aux joues, le professeur rassembla ses affaires à la va-vite et dépassa la jeune femme en trois grandes foulées. Un raclement de gorge interrompit sa course au bout du couloir, et lorsqu'il comprit son erreur, il se figea immédiatement comme frappé par la foudre. Timidement, il jeta un œil par dessus son épaule. « C'est de l'autre côté. » corrigea gentiment la jolie blonde.

À quelques pas de la salle d'attente, ils s'arrêtèrent devant une porte à laquelle l'infirmière frappa prestement trois coups.
Une plaque discrète indiquait en lettres bâtons :

« DR. ERIN FARRELL
PSYCHIATRE »

Long avait parlé « d'un » ami. Où était-ce « une » connaissance ? Il ne se souvenait plus.

Une toux grasse interrompit son flot de pensée. Visiblement inquiète, la jeune femme actionna la poignée sans attendre de réponse, et à peine eut-elle pénétré dans l'office qu'elle s'écria :

« Docteur Farrell ! »

Le psychiatre était courbé sur son bureau, une main tirant sur le col de sa chemise comme s'il essayait de la déchirer en deux, crachant comme un pendu, le visage rouge et la bave aux lèvres.

Le temps que Crane réalise ce qui était en train de se passer, l'infirmière lui avait claqué la porte au nez. Il l'entendit jurer dans ce qui ressemblait à du français, puis, au bout de quelques secondes interminables partagées de petits gémissements étranglés, le calme était revenu.

« Il est mort. » pensa-t-il, soulagé.

C'était une scène étrangement familière au professeur, peut-être la seule de son enfance dont il se souvenait avec exactitude. À Arlen, la ville où Crane avait grandi, il y avait un chien qui rôdait souvent autour de la maison familiale, un vieux corniaud qui avait perdu un œil dans une rixe avec un coyote. Souvent, il faisait le pied de grue sous la fenêtre du garçon, bien que ce dernier n'eut jamais fait aucune tentative pour l'apprivoiser car il avait reçu l'interdiction formelle de ramener des bêtes à la maison. Des bêtes auxquelles il refusait de prêter intérêt en premier lieu, car il redoutait que s'il venait un jour à partager son toit avec l'une d'entre elles, grand-mère Keeny finirait immanquablement par lui préférer. Il avait déjà surpris la vieille femme à caresser le chat des voisins lorsque celui-ci venait flâner sous le porche les soirs d'été. À la façon dont elle avait gratté amoureusement l'animal entre ses deux oreilles, il avait compris qu'il n'aurait jamais de chance contre aucun animal domestique, ni à deux, ni à quatre pattes. Dès lors, il s'était tenu loin d'eux et avait espéré naïvement qu'ils en feraient de même.

Mais le corniaud revenait inlassablement se coucher sous ses fenêtres à la tombée de la nuit, en attestaient le sol griffé où il avait fait son lit et les vieux os mâchés qui avaient été déterré dans un champ voisin. Crane ne saurait dire comment, mais l'animal échappait toujours à la surveillance de la vieille. C'était une aptitude étonnante pour un chien de cette taille, que Crane, qui devait faire à peine le double de son poids, enviait plus que de raison. Et bien que grand-mère Keeny ne lui en toucha jamais mot, l'invisible présence de cet intrus pesait sur la conscience du jeune garçon qui s'était mis à en rêver la nuit.

Les choses auraient été plus faciles pour Crane si le chien était parti de lui-même. Mais voilà, la vie n'avait pas été tendre avec lui, et elle n'était pas sur le point de changer son cours. Sa grand-mère lui avait appris une leçon précieuse : « Dans la vie, si tu ne te bats pas pour ce que tu veux, ne pleure pas pour ce que tu as perdu. » Alors, une nuit, il avait attendu qu'elle s'endorme pour se glisser jusqu'à la cuisine, en prenant soin d'éviter les deux premières marches grinçantes de l'escalier principal qui avaient déjà failli le trahir lors d'une précédente escapade nocturne. Il avait volé les restes de pain de viande du diner de la veille qu'il avait fourré généreusement de cachets d'aspirine empruntés dans l'armoire à pharmacie de la salle de bains. Puis, il était sorti dans le jardin à pas de loup et avait déposé la viande à quelques mètres de l'endroit où le chien s'était couché. L'animal avait gardé les yeux grands ouverts, plus intéressé par le jeune garçon que par l'offrande qu'il avait apporté avec lui. Lorsqu'il s'était redressé sur ses longues pattes maigres, Crane y avait vu une invitation à déguerpir. Il était remonté jusqu'à sa chambre au pas de course, en prenant bien soin de fermer la porte à clef derrière lui, et avait attendu que les premiers râles de l'animal arrivent jusqu'à sa fenêtre restée ouverte pour se pelotonner sur son édredon en rêvant à des nuits moins chaudes.

Sur les coups de deux heures du matin, comme le chien continuait d'agoniser, Crane s'était levé une deuxième fois. Il avait craint que les glapissements étranglés ne réveillent sa grand-mère car elle lui réserverait sans doute un sort bien plus odieux ; la vieille Keeny n'était pas aussi miséricordieuse que son petit-fils. Sous le porche de la maison, il y avait un tas de pierres, toutes trop lourdes pour un enfant de huit ans. Alors, pour économiser ses forces, le garçon en avait choisi une plus petite que les autres qu'il avait traîné jusqu'au chevet de l'animal agonisant.

Avant de lui porter le coup fatal, Crane avait inconsciemment évité de plonger ses yeux dans ceux de la bête de peur d'y surprendre son propre reflet, ou quelque chose de pire.

Il n'aurait pas su dire comment l'histoire s'était terminée, ni même ce qu'il était advenu de la carcasse. Il avait supposé que des animaux sauvages l'avaient emporté pour la dévorer à l'écart des hommes.

La porte du bureau s'ouvrit de nouveau.

« Merci Irène, je t'en dois une. » s'excusa une voix étranglée à l'autre bout de la pièce.

« Je t'en prie. Mâche avant d'avaler, ok ?

- Hm-mm. »

La jeune femme tira la porte derrière elle. Lorsque ses yeux noirs se posèrent sur le patient qu'elle venait d'éjecter sans sommation, elle lui sourit comme si de rien n'était.

« Vous pouvez entrer, il vous attend. »

Crane opina du chef et s'exécuta sans attendre plus d'explications.

L'office était plus spacieux qu'il l'avait imaginé, plus accueillant aussi. La lumière de la rue accusait la fine couche de poussière qui recouvrait chaque livre, bibelot de bronze ou de faïence bleue, bien ordonnés dans la bibliothèque qui avait été creusée tout autour des deux immenses fenêtres au fond de la pièce. Sur les murs blancs cassés, des reproductions de tableaux de maîtres serrées les unes contre les autres, parmi lesquelles Crane reconnu Les poissons rouges d'Henri Matisse, Les Vierges de Gustave Klimt et, plus surprenant encore, Consummatum est de Jean-Léon Gérôme qui trônait comme une seule merveille au dessus d'un grand bureau en formica, noyé sous autant de paperasse qu'il n'existait que dans des films comme Brazil. Deux chaises visiteur noires lui faisaient face, séparées de quelques mètres d'un récamier méridienne par un immense tapis persan. Au sol juchaient de gros livres ouvragés, posés sur la tranche de gouttière, des tas de revues médicales empilées les unes sur les autres, des périodiques pour enfants et des quantités de journaux passés de date.

D'aucun aurait pu penser que l'agencement n'avait ni queue ni tête, pourtant, de ce désordre surgissait l'étrange, et avec lui, le charmant. Il semblait que chaque meuble, chaque élément de décors, qu'il fût d'origine ou non, complimentait le caractère de l'autre et davantage encore, le goût de l'homme qui avait réussi l'exploit de donner à un capharnaüm des allures de sanctuaire pittoresque.

Il était là, cet homme, avachi derrière son bureau, éventant son visage rougi de sa paume grande ouverte. Son regard se posa sur le jeune professeur et ses yeux bleus brillèrent d'excitation.

« Oh, professeur Crane ! J'ai beaucoup entendu parler de vous ! Je suis ravi que nous fassions enfin connaissance, bien que j'eus souhaité que notre première rencontre se fasse sous de plus heureux auspices… »

Lorsque Crane parvint à faire sens de ce que le psychiatre babillait à cause du fort accent irlandais dont il n'était absolument pas coutumier, son langage châtié le déconcerta franchement. Le docteur Farrell avait quelque chose de déroutant que seules les personnes qui ne font aucun âge possèdent ; un charme mutin, à mi-chemin entre l'enfant espiègle et l'alchimiste de la Montagne Sacrée. Sur le bureau, Crane remarqua le reste mâchouillé et luisant de salive de ce qui avait dû être un caramel. Il fronça le nez. Quelque chose – quelqu'un – lui hurlait de quitter cet endroit au plus vite.

Assis derrière son bureau, le docteur Farrell se pencha pour ouvrir un tiroir duquel il sortit un spray nettoyant et un rouleau d'essuie-tout. « Asseyez-vous, je vous en prie. » le pria-t-il sans tenir compte de l'expression dégoûtée de son patient, et d'un geste comique de la main l'invita à s'assoir en face de lui.

« Alors, commença le psychiatre en aspergeant son bureau de solution désinfectante, qu'est-ce qui vous a amené à venir me consulter aujourd'hui ?

- Eh bien… je suppose que le docteur Long vous a déjà touché un mot à propos de... ma situation... »

- Hm-mm. » le docteur Farrell hocha tranquillement la tête. « Mais cela ne me dit rien de vos intentions. »

Le professeur se crispa. Il avait accepté de prendre ce rendez-vous dans l'espoir d'obtenir quelques jours de congés dont il aurait profité pour se consacrer à ses recherches. Son nettoyage parachevé, le docteur se pressa d'échanger ses produits d'entretien contre un bic noir et attrapa une feuille vierge au dessus d'un tas qui menaçait de s'écrouler.

« J'espérais qu'en entamant cette démarche, il serait rassuré.

- Vous avez accepté ce rendez-vous pour vous débarrasser du docteur Long ?

- C'est une façon de présenter les choses.

- C'est intéressant. Vous ne voyiez aucune autre raison valable de venir en consultation ?

- Non.

- Vous cédez souvent aux exigences de Long ? »

Devant l'air indigné de son patient, le docteur Farrell se dit qu'il allait peut-être un peu vite en besogne. D'un mouvement rapide de l'index, il repoussa ses verres rectangulaires jusqu'à la racine de son nez.

« Il m'est avis que la santé mentale des individus devrait être l'affaire de la collectivité toute entière, cependant-

- Je vous demande pardon, docteur Farrell, » Crane l'interrompit promptement, « mais il semblerait que le docteur Long ait omis de me mentionner vos travaux.

- Oh, il ne l'a pas fait ? » le ton de sa question tranchait durement avec son visage qui ne feignait aucun étonnement. « Je traite les troubles dissociatifs. »

- Je vous demande pardon ?

Le docteur reposa son stylo sur sa feuille déjà noircie de notes. « Les troubles dissociatifs, professeur. Des troubles caractérisés par une irrégularité de l'activité des fonctions normalement intégrées, comme-

- Je sais de quoi il s'agit. » siffla Crane, vexé. « Mais je ne comprends pas pour quelles raisons le docteur Long- » Farrell leva une main en signe d'apaisement.

« Chaque chose en son temps. » dit-t-il du bout des lèvres. Il avait un sourire très doux. « Avant toutes choses, permettez-moi de resituer le contexte afin de ne pas nous éparpiller davantage. Le docteur Long a mentionné deux incidents qui lui ont fait penser que mon expertise pourrait vous être utile. Cela ne signifie pas qu'il a vu juste.

- Vu quoi ? »

Farrell considéra son patient d'un œil attentif. Une flamme brûlante s'était allumée derrière ses lunettes en écaille. Il ne jouait pas la comédie, l'affaire le dépassait complètement.

Le médecin reprit d'une voix plus grave :

« Racontez-moi ce qu'il s'est passé à l'université. De quoi vous souvenez-vous ?

- Je suis arrivé à l'université à 7h30, comme tous les matins. Je sais que j'ai donné cours aux premières années dans l'amphithéâtre principal. Tout ce qu'il me reste ensuite, c'est le souvenir d'avoir passé la fin de la matinée à l'infirmerie. »

Tournant et retournant le bic entre ses doigts, Farrell s'égara dans ses pensées à peine une seconde.

« Qu'est ce qui aurait pu pousser un professeur émérite tel que vous à bouffer une boîte de craies blanches devant une centaine d'étudiants de faculté ?

- Bouffer ? » ses yeux se plissèrent dans une grimace méprisante.

« Bouffer, oui. » répéta le médecin en hocha doucement la tête, le regard perdu dans le vague.

Crane haussa les épaules d'un air exaspéré.

« Une fringale. »

Il avait répondu du tac au tac, davantage pour se moquer d'une question qu'il aurait préféré ne jamais avoir à considérer sérieusement que par souci d'efficacité, mais sa réponse sembla évoquer chez le psychiatre une curiosité nouvelle.

« Professeur, êtes-vous sujet aux crises d'hypoglycémie ?

- Pas particulièrement, non.

- Plus jeune, lorsque vous étiez adolescent, enfant ? Avez-vous souffert de désordres alimentaires quelconques ?

Crane se raidit sur sa chaise.

« Non. » mentit-il.

Farrell se tût, un doigt posé sur ses lèvres fines. Ses yeux ne quittaient pas son patient, mais ils semblaient à présent fixer un horizon lointain, comme s'ils avaient entrevu une chose tapis au-delà de ce que le professeur gardait sous contrôle.

« Que pouvez-vous me dire de la soirée au musée ? »

Crane soupira.

« Pas grand-chose, en fait. Je me suis rendu à-

- Non, attendez une seconde. J'ai besoin que vous me racontiez les événements en détails. Qu'est-ce que vous avez fait avant de vous rendre sur place ?

- Je me suis préparé pour la soirée.

- C'est à dire ? Vous avez pris une douche ? Vous vous êtes brossés les dents ? Vous avez choisi vos vêtements ? »

S'il continuait à mordre l'intérieur de ses joues avec autant de force, il finirait par se faire saigner. Crane commençait à perdre patience.

« Ça me semble évident, oui. »

Farrell haussa les épaules. « J'ai connu d'éminents psychiatres qui refusaient de changer de sous-vêtements avant une conférence.

- Vos croyances ne regardent que vous, docteur. » la remarque fit rire le médecin aux éclats.

« Touché ! » murmura-t-il en essuyant le coin de ses yeux. « Mais revenons à nos affaires, si vous le voulez bien. »

Crane raconta la journée qui avait précédé l'épisode catastrophique du gala. À mesure qu'il déroulait son récit, il s'apercevait avec horreur qu'il ne pouvait le construire autrement qu'en escalier de Penrose, un objet impossible. Il avait ouvert la porte de son appartement et s'était trouvé dans un magasin de bricolage, puis assis à la table d'un coffee shop devant un latte quatre épices. Les minutes s'étaient étirées en heures, les heures en siècles, pourtant il était incapable de se souvenir de la façon dont il avait occupé chacune d'entre elles, ni s'il avait existé dans le même espace-temps. Et plus il essayait de faire sens de cette pseudo-réalité, plus son esprit devenait lourd et son corps lointain. Les yeux bleus du docteur Farrell le rattachaient au moment présent, deux phares dans la brume épaisse de ses pensées où le professeur aurait voulu se lover et s'endormir jusqu'à la fin des temps.

« Et si… » la voix du psychiatre s'éleva, claire et chaleureuse dans le silence de plomb qui avait suivi cette étrange révélation. Mais quelle que fut son intuition, il préféra la garder pour lui un peu plus longtemps et promena son regard sur la ville qui changeait de forme à mesure que le soleil montait dans le ciel.

« Un paquet entier ?

- Je vous demande pardon ?

- Les céréales. »

Lorsqu'il comprit à quoi le médecin faisait allusion, Crane se sentit rougir de honte.

« Un format familial. »

Farrell se tut un instant pour s'interdire un commentaire malvenu. Puis, il ôta ses lunettes et dit très calmement :

« Professeur Crane, je vous demande pardon. Il se trouve que je n'ai pas été tout à fait honnête avec vous. »

Le médecin avait quitté son fauteuil pour s'assoir sur un coin du bureau, le seul qui n'était pas envahi de livres et de dossiers en tout genre.

« J'étais présent au gala de l'université, comme chaque année d'ailleurs. »

Une vague de chaleur intense submergea Crane, puis une sensation de nausée si violente que le professeur cru qu'il allait perdre connaissance. Farrell savait, il avait vu : à son insu, le psychiatre détenait une version précise des événements, une version de lui-même qu'il ignorerait pour toujours. Il laissa échapper malgré lui un rire, passa une main tremblante dans ses cheveux.

« Eh bien ? Verdict ? »

Le médecin sourit avec compassion.

« Il est encore un peu tôt pour le dire. J'aimerais vous revoir la semaine prochaine, si vous êtes d'accord. »

Ils se serrèrent la main et se séparèrent sans autre forme de procès. Le psychiatre pris soin de lui confier une carte de visite au dos de laquelle il avait écrit au feutre rouge son numéro de téléphone portable.

Crane jeta le papier dans la première poubelle qu'il croisa en marchant jusqu'à la station de métro.

À l'humiliation, il préférait les chuchotements dans le noir.


Notes de l'autrice :

Initialement, j'avais prévu de poster un chapitre par mois parce que j'écris lentement et qu'il se passe beaucoup de choses dans ma vie de chômeuse mine de rien, mais comme je suis partie deux semaines à l'étranger, j'ai pris du retard. Désolée pour l'attente !

Vous l'aurez peut-être déjà remarqué, mais Crane a un sacré problème avec la nourriture ; j'expliquerai le pourquoi du comment dans les prochains chapitres ! Je sais que c'est un sujet difficile pour beaucoup de gens, donc soyez prévenus que les choses ne vont pas s'arranger par la suite. :(

À chaque fois que je l'écris ou que je réfléchis à une de ses scènes, j'ai l'impression de construire un Jonathan Crane très sobre. Et puis, je me relis et je me dis : « Ah tiens non, il est bien foiré. » Comme j'essaye de l'humaniser au maximum, (et j'ai bien écrit « humaniser », pas « excuser ») j'évite de le rendre inutilement cruel, du moins pas sans raison scénaristique valable. Crane a empoisonné un chien parce qu'il a senti que sa place était menacée par la présence dudit animal. Manger ou être mangé.

L'infirmière Irène et le docteur Farrell sont deux de mes OCs. Irène a une place monstre dans mon DC verse parce que c'est mon OC principal mais elle n'a que peu d'importance dans cette histoire. Ne vous fiez pas à la description angélique que j'en ai fait : c'est une vraie garce. Crane est juste très faible face aux belles femmes.

Virna Lisi Pieralisi était une actrice italienne très populaire dans les années 60. À chaque fois que je dois penser à un faceclaim pour des personnages séduisants, j'ai au moins quatre ou cinq célébrités italiennes qui me viennent en tête. C'est un peuple de beaux gosses, j'y peux rien.

Misery is a butterfly est une chanson de Blonde Redhead.

« L'alchimiste de la Montagne Sacrée » fait référence au film d'Alejandro Jodorowsky, « The Holy Mountain » qui est, je trouve, un des films les plus créatifs jamais réalisés.

Brazil est un film de Terry Gilliam qui se passe dans un monde retro-futuriste totalitaire et qui est, entre autre, une énorme critique de la bureaucratie.

Merci infiniment Sam, Math et Rose pour être venues donner votre avis sur le premier chapitre ! Vos reviews ont été le moteur de l'écriture de celui-ci !