CHAPITRE 3
I'd rather sleep
Comme il se l'était promis en silence, Crane n'était pas retourné en consultation, mais ni le doyen Long, ni le docteur Farrell ne s'étaient rappelés à lui. Il avait accepté leur silence comme un aveu d'échec, bien que le jeune professeur ne s'aperçut que quelques jours plus tard qu'on l'avait inscrit à son insu à la newsletter du département de psychiatrie, "juste au cas où". Deux emails de rappel par semaine, c'était le prix de la tranquillité. Pour une fois, Crane trouva qu'il ne s'en était pas trop mal sorti.
Le professeur avait retrouvé son quotidien austère avec beaucoup de plaisir ; après son rendez-vous à l'hôpital, il avait constaté avec soulagement que chaque chose était restée parfaitement à sa place à l'intérieur de son appartement.
Dans le vestibule, une impressionnante collection de livres pavait le chemin jusqu'à l'étroite cuisine en piles étonnamment stables, certaines presque aussi hautes qu'un enfant de dix ans – un enfant de taille moyenne, pas l'escogriffe que Crane avait été jadis, en témoignait son vieux duffle-coat taille XL qu'il avait emmené avec lui de Géorgie pour des raisons qu'il ignorait à présent.
Les murs du couloir étaient tapissés d'ouvrages de toutes sortes, cachant derrière leurs couvertures rigides la constellation de moisissures qui grandissait chaque année un peu plus sous le nez du locataire des lieux. Leur disposition n'obéissait à aucune sorte de loi, comme si un livre apparaissait spontanément de temps à autre pour combler le vide entre deux autres. Crane ne s'encombrait pas d'exigences de bibliothécaires ; comme ses pairs, le professeur avait appris ses lettres à l'âge tendre et reconnaissait volontiers que le classement par ordre alphabétique lui ferait gagner un temps précieux au quotidien, mais à quoi bon ? Il ne manquait pas de temps à tuer et ne supportait pas l'idée que King puisse tutoyer Kropotkin sous son toit ; certaines choses n'avaient simplement pas lieu d'être.
Crane valsa jusqu'à la cuisine entre deux lourdes sentinelles de manuscrits anciens, attrapa la tasse qu'il avait laissé tremper le matin même dans le lavabo en inox et la rinça machinalement sous un filet d'eau trouble. De sa main libre, il saisit une des casseroles accrochées au porte ustensile et la remplit d'un même coup aux trois-quarts avant de la mettre à chauffer sur la gazinière.
Il s'apprêtait à pénétrer dans la pièce contiguë mais s'arrêta juste à temps pour s'assurer que les deux premières lattes du parquet grinçaient, comme à chaque fois qu'il posait le pied droit dessus – jamais le gauche, car il était sûr que la journée serait un désastre. « Par acquit de conscience », se laissa-t-il persuader par une voix lointaine qui s'était glissée à son insu sous le manteau de son esprit encombré. Il promena un regard satisfait autour de lui.
Le salon restait à l'abri de la lumière du soleil en toutes saisons, ce qui le rendait particulièrement humide les soirs d'hiver. Les rares visiteurs que Crane avait eu le déplaisir de recevoir se sentaient suffoquer au bout de quelques minutes passées dans cette pièce exiguë ; la plupart d'entre eux n'avaient jamais vu autant de livres entassés au même endroit, pas même à la bibliothèque.
Hormis les deux fenêtres à guillotine qui donnaient sur un interminable mur de briques noircies par la pollution et un unique tableau de Richard Pickman, pas une seule surface de la pièce n'était restée vierge de livres. Les quelques cadres que Crane possédait - certains incarnant des paysages lointains qui n'existent que dans le cœur des poètes romantiques, d'autres laissés curieusement vides - jonchaient le sol sur d'épais tapis poussiéreux, ou adossés contre davantage de livres. Si le professeur avait trouvé un moyen de les empiler au plafond, ils pendraient comme des stalactites dans une grotte.
Au fond de la pièce, à côté de la porte qui menait à la chambre et restait toujours fermée lorsqu'il s'absentait, un piano droit en bois vermoulu somnolait sous une couche de poussière. Crane l'avait trouvé aux encombrants l'été où il était devenu enseignant. Des causes de son humeur exceptionnellement enjouée malgré la chaleur écrasante, il s'était mis en tête d'apprivoiser l'instrument avant la rentrée scolaire et n'avait pas quitté le clavier plusieurs semaines durant. Cette lubie était morte à l'automne et depuis, le jeune professeur n'avait appris qu'un unique morceau : "Home ! Sweet Home !"
"Il est des hommes qui passent leur vie à chercher des vérités cruelles."
Ce chaos organisé qu'il aurait volontiers appelé « chez-moi » si l'expression ne le remplissait pas d'une terreur insondable, était le fruit de longues années passées à rassembler chaque livre, chaque babiole qui avait attiré son regard et retenu son esprit, à leur trouver une place dans cet espace qu'il avait apprivoisé comme une partie de lui-même. Crane n'admirait pas particulièrement ses trouvailles en leur qualité d'objets, mais grâce à leur immuable présence, il était sûr de deux choses : d'abord, cet espace était le sien. Il lui ressemblait trait pour trait, jusque dans ses plus petites imperfections, et avait laissé son empreinte sur le professeur comme il avait laissé la sienne dans chacune des ses pièces sombres. Ici, un clou dépassant du parquet vétuste lui avait laissé une cicatrice au talon gauche, là, une morceau de bois avait été arraché à l'embrasure de la porte du salon la nuit où il avait essayé de forcer l'énorme piano droit à l'intérieur de la pièce… L'homme et sa demeure, deux organismes en parfaite symbiose.
Ensuite, et c'était crucial dans une ville comme Gotham, l'endroit était sûr. Non pas que Otisburg jouissait d'une excellente réputation (il était loin d'être le quartier le plus mal famé de la rive nord, mais les cambriolages et les vols à main armée y restaient monnaie courante), mais grâce à une routine bien huilée, une organisation méthodique et une étonnante mémoire de l'inanimé, il aurait suffit au professeur d'un seul coup d'oeil pour constater une effraction dans sa garçonnière. Dans son étroit royaume aux murs noircis par l'humidité, chaque chose demeurait à sa juste place et parfois – parfois seulement – Crane se prenait à rêver de trouver la sienne parmi elles.
Près de l'une des fenêtres se trouvait une chaise bergère dont le velours jaune avait viré un inquiétant marron avec le temps. À sa droite, un vieux guéridon en acajou massif sur lequel étaient empilées une vieille machine à écrire, et par-dessus, une autre dizaine de livres qui n'avaient pas encore trouvé leur place au milieu des autres.
Malgré la lassitude qui menaçait de s'emparer de lui corps et âme, Crane jeta son manteau élimé sur une patère accrochée à la porte qui séparait la pièce de la chambre à coucher. Il laissa son corps dégingandé couler dans le fauteuil moelleux en soupirant longuement et s'autorisa à fermer les yeux le temps de retrouver le fil de ses pensées. Lorsqu'il les rouvrit, il eut l'impression que le monde entier s'était décalé de quelques millimètres sur sa droite et alors, il laissa la fatigue l'emporter comme une lame de fond.
La vie à l'université était telle que Crane l'avait toujours connue. Les jours s'enchaînaient, chacun semblable à celui de la veille, ce qui n'était pas forcément pour lui déplaire ; il est, dans la routine d'un professeur émérite, une monotonie qui repose sur de nombreux privilèges qu'il aurait été fou de refuser au nom de passions de fortune. Mais bien que ses habitudes millimétrées lui apportaient une forme de stabilité salutaire, Crane redoutait l'ennui.
L'ennui était une porte ouverte sur un abîme qu'il ne supportait plus de regarder, et duquel surgissaient parfois les visages familiers d'hommes et de femmes qu'il aurait préféré ne jamais avoir rencontré.
"L'ennui est entré dans le monde par la paresse." écrivit La Bruyière. Crane avait lu Les Caractères en première année de fac, et s'était senti injustement attaqué. De tous les noms d'oiseaux dont il avait été affublé, aucun d'entre eux n'avait jamais réussi à le blesser comme le mot « paresseux » y était parvenu.
Les détails lui échappaient, mais le jeune homme demeurait conscient d'avoir connu une enfance pour le moins… tumultueuse. Pourtant, s'il avait dû se confier sur ce qu'il gardait de cette époque lointaine, le professeur aurait probablement glissé un mot ou deux à propos de l'ennui tragique dont il avait souffert à Arlen. À l'évidence, le moraliste français n'avait pas eu de grand-mère Keeny pour s'occuper de ses grandes réflexions sur la paresse, eût-il, en pareilles circonstances, revu son opinion à ce sujet.
Dès son plus jeune âge, Crane avait appris qu'arrêter de réfléchir, c'était risquer sa place de berger pour disparaître dans la masse bêlante – ou se faire emporter par les loups. S'il n'était plus là pour penser, qui d'autre le ferait à sa place ?
"Pourquoi pas moi ? Si tu veux mon avis, je trouve que je me débrouille plutôt bien.
- Non, pas toi !" Siffla Crane, le nez plongé dans ses recherches. Il releva aussitôt la tête, surpris par l'écho de sa propre voix qui avait claqué comme un coup de fouet dans l'amphithéâtre silencieux.
Quelques élèves s'arrachèrent à leur feuille d'examen pour risquer un coup d'œil en direction de son bureau, certains inquiets ou agacés, d'autres confus. La plupart d'entre eux s'étaient fait aux excentricités de leur professeur mais ne pouvaient toujours pas s'empêcher de sursauter chaque fois qu'il élevait la voix sans raison apparente. Les oreilles rouges de honte, Crane somma les curieux de se remettre au travail avant de reporter son entière attention sur ce qu'il était en train de faire.
Il baissa les yeux sur la feuille raturée de rouge qu'il tenait entre ses mains décharnées. Il aurait pu jurer qu'il s'était occupé des analyses de fin de semestre des deuxième années pendant le week-end, mais la pile de documents qui l'attendait sagement sur un coin de son bureau racontait une autre version des événements. Ces dernières semaines avaient pris des allures de test d'endurance pour le professeur de psychologie qui devait s'empêcher de commettre le moindre impair s'il souhaitait continuer à évoluer sous le radar du doyen.
Parcourant du regard le rapport de l'étudiant dont il ne reconnaissait pas le nom, il réalisa qu'il venait de finir de le corriger. En haut de la copie figurait un élégant B- accompagné de la mention "De beaux progrès. Attention toutefois à soigner vos introductions." Le professeur, qui n'avait pas le compliment facile, fut étonné de ces mots encourageants qu'il trouva encore plus équivoques que la note généreuse.
Il parcourut rapidement la feuille des yeux et s'aperçut avec horreur que les corrections qu'il venait à peine d'apporter au devoir n'étaient pas les siennes ; pire, il était en désaccord avec plus de la moitié d'entre elles. La main qui lui avait été substituée était familière de l'art des caractères, en attestait une élégante calligraphie à l'ancienne que le professeur jugea un peu trop précieuse à son goût, bien qu'il la préférait à ses pattes de mouches attitrées. Le coupable avait littéralement signé son crime : chaque fois que l'angoisse du vide le rattrapait, Ichabod revenait poser ses valises.
Ichabod ?
Oui, c'était le nom que celui-ci avait choisi. Ichabod, comme le héros de la nouvelle d'Irving, comme son héros à lui, parce que rien de ce que le professeur croyait posséder en ce bas monde n'était jamais tenu à l'abri des autres. D'une certaine façon, Crane avait rencontré Ichabod bien avant de faire sa connaissance et depuis ce jour, cette pâle copie de protagoniste de fiction gothique lui collait à la peau – au sens propre du terme.
"Il n'y a vraiment pas de quoi être contrarié, Jonathan. J'essaye simplement de t'aider.
- Qui a besoin de ton aide ? aboya-t-il, Ichabod, tu as déjà rencontré mon directeur d'études, n'est-ce pas ? Si tu passes ta vie à distribuer des points aux étudiants derrière mon dos, il finira par voir les irrégularités sur mes rapports et ça pourrait nous coûter plus cher que tu ne le penses.
- Eh bien, je n'aurais pas à le faire si tu étais un meilleur professeur."
Crane vit rouge.
"Je suis ce que cette université d'ignares à de mieux à offrir !
- En matière d'ignares ?
- Oh non il est fâché, il est fâââchéééé !" rit un petit garçon. "Il est SI EN COLÈRE TOUT LE TEMPS ALORS QUE MOI JE VEUX JE VEUX JE VEUX JE VEUX JUSTE-
SORTIR !
D'ICI !"
"Professeur Crane ?"
La sonnerie annonçant la fin des cours venait de retentir mais il n'était pas en mesure de l'entendre, et encore moins de prêter attention à l'étudiante qui faisait le pied de grue devant son bureau pendant que ses camarades défilaient à tour de rôle pour venir déposer leurs copies dans une corbeille à courrier prévue à cet effet. Les yeux rivés sur son bic rouge, Crane se débattait furieusement contre les voix de l'intérieur. La jeune femme remarqua que le mur de briques qu'elle appelait professeur n'avait pas l'air dans son assiette mais se garda bien de lui en faire la remarque.
"Je suis désolée de venir vous voir si tard… insista-t-elle, mais vous vous souvenez du devoir sur les apports de Spitz qu'on doit rendre à la fin de la semaine ?
- Qu'en est-il ?" Demanda-t-il en articulant péniblement chaque syllabe. L'étudiante, qui ignorait tout de sa condition, le soupçonnait de faire traîner le moment. Qui aurait pu lui en vouloir ? Crane était le genre d'homme qui prenait grand plaisir à laisser les autres s'humilier.
"Je me demandais si éventuellement... vous pourriez envisager de m'accorder un délai supplémentaire pour rendre mon travail ?"
Puisant dans ses derniers trésors de conscience, il arracha son regard du stylo avec la ferme intention de faire taire la chouineuse une bonne fois pour toute. Alors, ses yeux se posèrent sur elle pour la première fois et il fut comme frappé par la foudre.
Face à lui, mains jointes dans une expression de vierge suppliante, se tenait Sherry Squires.
"Professeur Crane, je jure que je vous rendrais ce devoir lundi sans faute ! Ma mère est très malade et je suis la seule à pouvoir m'occuper de-"
Elle aurait pu prétexter n'importe quoi ; un chien papivore, un décès dans la famille, une invasion extraterrestre… Crane se trouvait déjà trop loin de ce plan de la réalité pour réagir en conséquence. Son esprit ne pouvait formuler qu'une unique question, en boucle :
Comment diable avait-elle survécu à l'accident ?
Notes de l'autrice :
Ça fait un bail, n'est-ce pas ? Je regrette de m'être absentée si longtemps, mais comme pas mal de créateurs je me suis faite rattraper par la vie ! J'espère que ce (petit) chapitre saura trouver grâce à vos yeux malgré tout. À l'origine, il devait faire le double de mots (au moins quatre pages de plus sur mon document) mais j'ai décidé de le couper en deux pour ne pas prolonger l'attente. Au moins vous n'attendrez pas six mois de plus pour lire le prochain ! (enfin, croisez les doigts quand même, on sait jamais.) (・_・ヾ
Les retours sur le chapitre 2 m'ont fait chaud au coeur, merci infiniment à Sam et Rose ! J'espère que vous aimerez les prochains, en tout cas je vais tout faire pour qu'ils soient à la hauteur !
Rose : Je ne change pas souvent d'adjectif à la relecture, en général je reste bloquée en plein milieu d'une phrase jusqu'à ce que je trouve le mot qui me convient, ce qui explique en partie pourquoi j'écris aussi lentement. :') En général, je ponds un affreux mélange entre du français et de l'anglais parce que c'est comme ça que ça me vient, puis je passe beaucoup de temps à faire une sorte de "traduction" en passant du temps sur chaque mot d'abord, puis sur le rythme et la sonorité de la phrase jusqu'à ce que l'ensemble me plaise !
Paraît-il que dans le canon, Jonathan est un lecteur avide de James Joyce (et quel enfer si vous voulez mon avis). Dans mon Batverse, il lit de tout et de n'importe quoi, son courant préféré reste le South Modernism pour rester fidèle à l'idée originale, mais il a une petite prédilection secrète pour la littérature russe et les grands auteurs du mouvement pré-communiste et anarchiste.
Richard Pickman est une référence à la nouvelle de Lovecraft que je préfère ; « Le modèle Pickman ». C'est le nom d'un peintre dont le talent est reconnu travers tout Boston mais ses tableaux sont si cauchemardesques que le bougre finit par se faire bannir de tous les cercles d'amateurs d'art de la ville. Évidemment, Crane en est un grand fan ! Comme j'adore les crossovers et que le sujet s'y prête, j'ai décidé d'intégrer plusieurs éléments de la mythologie Lovecraftienne dans mon Batverse. Pour moi, les deux univers sont mélangés.
King et Kropotkine : respectivement, Stephen King et Pierre Kropotkine.
"Home, Sweet Home !" est un morceau du compositeur Sir John Howard Payne que l'on peut notamment entendre dans le très beau « Le tombeau des lucioles » de Isao Takahata.
"Il est des hommes qui passent leur vie à chercher des vérités cruelles." est une citation du romancier Victor Cherbuliez que j'ai un peu réécrite à ma sauce, par contre je ne me souviens plus de la formule originale… (autrice fiable !)
René Spitz est un psychiatre américain qui a beaucoup travaillé sur la psychologie infantile.
"I'd rather sleep" est une chanson de Kero Kero Bonito que je trouve absolument parfaite pour Jonathan mdr
Je m'arrête ici ou les notes de fin de chapitre vont finir par être plus longues que le chapitre lui-même. See you !
