Du sommet de la petite tour où il se trouvait, le porte-braise pouvait apercevoir une herse qui barrait la route du Camp. Il arqua un sourcil en constatant que le levier qui devait la soulever était juste à côté, au milieu de quelques carcasses. Elles ne seraient pas un problème.
Il commença à descendre les degrés de pierre, l'épée au clair. Il était à une demi-douzaine de marches du sol quand il remarqua que la grille se levait. Une meute de chiens mort-vivants franchit le portail avant que celui-ci ne retombe lourdement. Les canidés décharnés s'en prirent aux carcasses, les massacrant toutes avant de se repaitre du peu de chair qu'elles avaient à offrir. Le triste spectacle laissait Hélios de marbre ; il aurait, au contraire, préféré combattre les lentes carcasses plutôt que les chiens vivaces.

La Morteflamme fit pivoter sa lame dans la gorge du dernier membre de la meute, lui arrachant un jappement strident. Le levier était enfin à portée de main.

Une carcasse patientait de l'autre côté de la herse. Vêtue comme un simple villageois, une lanterne à la main et armée d'une machette, la créature fixait Hélios de ses orbites vides. Quand la grille serait assez haute, elle attaquerait, c'était certain. Non loin derrière elle, entre les planches pourries d'une masure, se détachait une épée noire plantée dans le sol.

Le Chercheur de Flamme se précipita vers la lame torsadée, à présent si familière, du feu de camp. Il s'écroula devant, ne gardant comme seul appuis que la garde de l'épée. Il tendit sa chaleur vers les cendres. Le revenant soupira d'aise et de soulagement quand de petites flammes vinrent réchauffer ses membres gourds. Son bonheur était tel qu'il aurait pu rester là indéfiniment, savourant la douce chaleur du Feu.
Le sentiment rassurant procuré par les flammes rappela à Hélios l'atmosphère du Sanctuaire. Aussi ses pensées se tournèrent vers la Gardienne. Savait-elle que les Seigneurs s'en étaient retournés à leurs domaines ? Le Feu pourrait-il attendre ? Cette deuxième question fit se relever le Traque-Seigneurs. Il fallait prévenir la jeune femme. Le mort-vivant posa la main sur la garde de l'épée, et comme si l'objet avait lu ses pensées, la brume dorée apparut, signalant au porte-braise son déplacement imminent.

La Gardienne du Feu était assise sur les marches et se leva, avec un court soupir presque soulagé, quand Hélios vint s'agenouiller devant elle.

- Bienvenue chez vous, Morteflamme. Je suis heureuse de voir que vous avez pu regagner le Sanctuaire sain et sauf. Nombreux sont ceux qui l'ont quitté, sans jamais revenir…

Elle s'interrompit. Il avait retiré son heaume, ainsi elle pouvait deviner sur ses traits l'anxiété qui le rongeait.

- Vous semblez soucieux… Dites-moi ce que je peux faire pour vous.

- Je reviens de Lothric, expliqua-t-il. Je suis allé jusqu'à une église où j'ai rencontré la Grande prêtresse. Elle m'a annoncé que les Seigneurs s'en étaient retournés chez eux, dans leurs domaines… et…

Il courba l'échine.

- … à ma grande honte, je progresse lentement…

Il marqua une pause, le temps de relever la tête vers son interlocutrice.

- J'ai peur que le Feu ne s'éteigne avant que je n'ai accompli ma tâche…

Un léger sourire étira lèvres fines de la jeune femme ; elle posa une main tendre sur l'épaule du guerrier.

- N'ayez crainte Morteflamme, le rassura-t-elle. Il est vrai que le Feu se meurt, mais son extinction n'est pas imminente. Si cela doit arriver, la Flamme Primordiale affichera dans le ciel sa détresse que le temps vient à manquer.

Le Traque-Seigneurs senti sa poitrine s'alléger. En un court soupir de soulagement, il laissa sa tête redescendre vers le sol. Peut-être aurait-il assez de temps pour gagner en expérience, pour progresser, pour devenir assez puissant pour défier les Seigneurs qui avaient juré la perte de ce Feu qu'ils avaient pourtant entretenu jadis. Il lui était évident qu'il ne pourrait y parvenir dans sa condition actuelle. Le revenant embrasé releva le front.

- Gardienne, j'ai grand nombre d'âmes en ma possession, dit-il avec détermination.

Elle opina du chef.

- Fort bien… Alors touchez du doigt l'obscurité qui m'habite. Nourrissez-vous de ces Âmes désincarnées.

Et elle se mit à réciter une longue formule, une main ouverte au-dessus de celle, tendue, du guerrier. Comme bercé par la douce mélopée de l'incantation, le chevalier ferma les yeux. Il perçu les âmes qu'il possédait s'agiter, tournoyer lentement en lui avant de se diffuser dans ses bras, dans ses jambes, jusqu'au bout des doigts et des pieds.
Soudain, elles firent partie de lui, partie intégrante de son corps, de sa propre âme. Ses membres s'en trouvaient renforcés, son âme grandie. La fusion des âmes, aussi rapide que puissante, était terminée.
La Gardienne se tut, laissant au Traque-Seigneurs le temps de se redécouvrir. Il lui semblait que son armure s'était allégée, il en allait de même pour les deux épées qui pendaient à sa ceinture et le bouclier harnaché dans son dos. Hélios se sentait indéniablement… plus fort. Il ouvrit et referma le poing plusieurs fois, comme pour estimer sa vigueur. Il se surprit à sourire.

Il s'inclina une fois encore.

- Puisse les flammes vous guider, pria-t-elle en réponse.

Hélios remit son casque. La Gardienne venait de lui annoncer que les lieux comptaient un nouvel habitant. Ainsi le petit voleur avait trouvé son chemin jusqu'au Sanctuaire ? Où ce gredin avait-il bien pu s'installer ? C'est en se rendant auprès du forgeron que le revenant obtint sa réponse. Une volée de marches en contrebas du passage menant à l'artisan, Greirat finissait d'agencer son étal au milieu de bougies récemment allumées. Le mort-vivant maigrelet, la tête toujours dissimulée par sa capuche de servitude, se retourna vers le porte-braise qui arrivait à sa hauteur. Son intonation était aussi joviale que lors de leur première rencontre.

- Oh, hello ! Vous voilà de retour. Et en un seul morceau. Vous m'en voyez rassuré.

Le calcul était simple pour le brigand : si Hélios avait pu se frayer un chemin à travers la garde de Lothric, il serait plus que capable de porter la bague qu'il lui avait confiée à sa destinataire.

- Pour vous remercier de m'avoir libéré…

Il désigna son étal d'un geste vague.

- … Si un truc vous intéresse, vous n'avez qu'un mot à dire. Mais ne me demandez pas où j'ai dégoté ça.

Hélios sourit à cette dernière remarque. Le petit voleur, malgré sa fonction, semblait sympathique. Aussi, la Morteflamme s'intéressa sérieusement aux marchandises proposées. Des couteaux de lancer pourraient s'avérer pratiques, à condition de savoir les envoyer correctement… Les bombes incendiaires seraient toujours utiles ; elles s'étaient montrées particulièrement efficaces contre les carcasses.
Le Traque-Seigneurs listait toujours mentalement ses potentiels achats quand la voix hésitante du voleur s'éleva.

- Et eumm… Faites-moi plaisir, n'oubliez pas notre accord. Allez donner l'anneau à Loretta, la vieille femme qui vit au pied du Grand mur. C'est pénible, je sais, mais ça m'aidera à régler une affaire en souffrance.

Le chevalier fixa l'ancien prisonnier avec un petit sourire dissimulé par son heaume avant de rétorquer sur un ton fataliste.

- Je n'ai pas oublié, et je dois passer par le Camp de toute façon…

Greirat lâcha un court soupir de soulagement.

- En revanche, je vais avoir besoin d'indications pour trouver la bonne maison.

Une fois ses renseignements obtenus, le chevalier mort-vivant se rendit auprès du forgeron. Le solide gaillard l'accueillit avec son éternel rictus.

- Ah, bienv'nue. Content d'vous r'voir en bonne forme.

Son regard expert avait déjà repéré la seconde lame du porte-braise. Ce dernier détacha l'épée de sa ceinture pour la présenter à l'artisan.

- Alors, sur quoi vais-je trimer, ce coup-ci ? plaisanta André en se saisissant de l'arme qu'on lui tendait.

Une des raisons pour lesquelles il aimait tant travailler pour les Morteflammes, c'était pour la diversité et la rareté des instruments de combat qui lui était amené de voir, de travailler et d'entretenir. Cette fois ne faisait pas exception. Il fit glisser le fourreau et laissa échapper un sifflement admiratif en caressant le fer bénit puis la garde finement ouvragée.

- Ma foi… Une épée d'Astora. Rien qu'ça ! Je comprends qu'vot' choix se soit porté sur cette beauté.

- J'ai trouvé ça aussi. Vous pouvez en faire quelque chose ?

Hélios ouvrit son gantelet, dévoilant trois petits morceaux translucides de couleur verte. André claqua sa cuisse et se mit à rire de bon cœur.

- J'vous aime bien, vous ! déclara le barbu toujours hilare. À peine parti, voilà qu'vous r'venez avec une épée bénie et des fragments d'Estus ! Vous irez loin, l'ami !

Le Chercheur de Flamme vacilla. Ces mots d'espoir, aussi simples qu'ils aient pu être, avaient été proférés avec assurance. Il ne les oublierait pas.

- J'suis pas souffleur de verre, reprit le vieil homme, mais j'dois pouvoir vous bricoler un truc avec ça. Laissez-moi un p'tit moment.

Le temps que le forgeron refonde sa fiole d'Estus, le porte-braise revint au centre du Sanctuaire avec une idée précise en tête. Il y avait une autre Morteflamme en ces lieux, et le revenant avait constaté à quel point la présence d'un allié faisait la différence. Mais il avait beau scruter les divers étages, le guerrier à l'espadon était introuvable. Il finit par se tourner vers la Gardienne.

- Je viens quérir l'aide de l'épéiste qui était assis là, sur les marches. Où puis-je le trouver ?

Avant que la jeune femme ne puisse lui donner une réponse, un rire discret résonna dans le Sanctuaire. Hélios se retourna brusquement. Cela venait de l'un des trônes plongés dans la pénombre des étages. L'un d'eux était occupé ; il ne l'avait même pas remarqué lors de sa première visite alors qu'il pensait avoir détaillé les cinq sièges sculptés.
Un petit homme, le menton posé sur ses mains croisées, fixait le chevalier avec le sourire aux lèvres. Aussi noir que la pierre sur laquelle il était assis, seuls les résidus de dorures de ses vêtements et sa couronne lustrée le détachaient de son fauteuil.

- Il est parti prier sur une des nombreuses tombes qui entourent le Sanctuaire, mais je doute sincèrement que Sieur Faucon Du-Breuil veuille reprendre les armes.

Le Chercheur de Flamme n'eut pas le temps de répondre. L'autre poursuivit, comme s'il avait deviné l'interrogation qu'il avait soulevé.

- Comme vous, il a déjà essayé de ramener les Seigneurs sur leurs trônes, mais… en vain. Il semblerait que ce soit une tâche trop ardue pour lui. Il a fini par abandonner. D'une certaine façon, je le comprends. Même pour un mort-vivant, combattre, mourir, ressusciter, pour combattre à nouveau, puis mourir encore et encore…

Il n'acheva pas sa phrase. Son regard s'était perdu dans le vide.

- Seigneur Ludleth… ? appela la Gardienne qui suivait ce début de conversation.

La voix de la jeune femme sembla ramener le petit homme couronné à la réalité.

- Mes excuses ma Dame, s'amenda-t-il.

Il reporta son attention sur le chevalier, le sourire compatissant et le regard las.

- Je me nomme Seigneur Ludleth de Courland. Vous aurez peut-être du mal à le croire, mais sachez que je suis devenu Seigneur des Cendres après avoir entretenu le Feu, voilà bien longtemps de cela.

Hélios ne pu s'empêcher de détailler le petit homme de la tête aux pieds. Pieds qu'il n'avait plus.

- Si vous doutez de ma parole, jeter un œil aux marques que les flammes m'ont laissées. Ma pauvre carcasse, gémit-il en se massant les cuisses. Allons, pas la peine de jouer les timides, venez donc voir ça de plus près…

Le petit rire qui s'en suivit était dénué de toute énergie et s'éteignit en un soupir las. Pendant de longues secondes, le doux crépitement des flammes et le murmure du vent furent les seuls sons audibles. Le couronné reprit, après un court soupir, sans plus de vigueur.

- Je crains que vous ne deviez faire route seul pour le moment.

Comme réalisant soudain un fait évident, il continua doucement.

- Ah et… ne vous inquiétez pas, je ne risque pas de bouger d'ici. Je porte le titre de Seigneur, et ma place est sur mon trône.

La brume dorée s'estompa rapidement. Hélios était de nouveau près de la herse.

Le village, survolé par des nuées de corbeaux, était en triste état. Les masures, éventrées par le temps, avaient prit des formes peu engageantes, s'emboitant les unes dans les autres, créant des ruelles impossibles et des passages improbables au cœur même des sombres baraques. S'ajoutaient à ce décor déprimant des corps infestés de mouches – certains se balançaient lentement au bout de leur corde, d'autres étaient empalés ou crucifiés – diffusant une âpre odeur de pourriture. Le craquement du bois, le sifflement du vent et les geignements des carcasses alentours rendaient les lieux plus sinistres encore.

Certaines maisons étaient si branlantes que le Traque-Seigneurs n'osait s'en approcher. Il préférait attendre que les carcasses – qui faisaient office d'habitants – sortent pour les éliminer. Il fut surpris plusieurs fois par l'allonge des fourches de ses opposants et dû esquiver de nombreuses grenades de terre cuite. Ces monstres étaient plus réactifs et plus habiles que ceux du Cimetière, mais ils n'offraient pas beaucoup plus de défi au porte-braise solitaire. Le seul réel danger était leur nombre. Hélios pensait ne jamais en voir le bout. Heureusement, la maison indiquée par Greirat ne devait plus être loin.

La baraque, une des rares à avoir conservé ses quatre murs approximativement intacts, était sombre. Hélios avançait le pavois levé, et grand bien lui en prit. Tapis dans les ombres des combles, un esclave attendait son heure pour bondir sur le guerrier. L'agresseur se trahit au dernier moment : une de ses chaînes buta dans dans une poutre pendant sa chute. La hachette de l'esclave encapuchonnée rebondit sur le bouclier, laissant au chevalier le temps de riposter. Mais la petite carcasse était agile et bien plus rapide que tous les adversaires rencontrés jusque-là ; l'épée d'Astora l'effleura à peine, ne laissant qu'une estafilade sur son torse nu. Le petit monstre chargea à nouveau, agitant sa hachette en tous sens. Hélios, dominant son opposant de plusieurs têtes, profita de leur différence de gabarits pour ne pas prendre de risques : il écrasa l'esclave contre un mur et l'acheva d'un coup net qui sépara la tête du tronc. La Morteflamme demeura une poignée de secondes immobile face à sa dernière victime avant de resserrer sa prise sur son épée. Un autre bruit de chaîne venait du plafond.