Greirat savait que tout le village ou presque s'était changé en carcasse. C'est pourquoi il avait prévenu que l'endroit grouillerait d'esclaves – de pauvres ères qui espéraient encore pouvoir acheter leur liberté, à des maîtres qu'ils n'avaient plus, s'ils parvenaient à réunir assez âmes. Heureusement qu'il avait été averti, car Hélios frissonna à l'idée de ce qui lui serait arrivé s'il ne s'était pas méfié autant.
Quatre cadavres gisaient maintenant dans la pièce. Un cinquième occupait l'unique lit de la maison. Un macabé sec, presque momifié, les mains croisées sur la poitrine, portant les haillons décrits par le voleur. Le guerrier s'en doutait depuis qu'il était entré : Loretta était décédée. Comme le gredin du Sanctuaire en avait toujours parlé avec une certaine déférence, le Chercheur de Flamme préleva un os sur le corps desséché, espérant que cela suffirait pour un enterrement. Il ne pouvait se permettre de transporter le corps entier.

Sur une sorte de place, un arbre mort était en feu. À son pied et tout autour de lui, une assemblée de carcasses priait. Parmi elles, une imposante évangéliste, tenant un livre à la main, psalmodiait en une langue inconnue du chevalier. La situation était délicate : aucun chemin ne semblait faire le tour de la place, il était impossible de traverser sans attirer l'attention et les ennemis réunis là étaient bien trop nombreux pour les affronter tous en même temps.

Pourquoi diable y avait-il des barils de poudre explosive, bien groupés, à proximité de cette foule de cadavres ambulants ? Le porte-braise ne se posa même pas la question. Il se contenta de tirer une grenade de sa ceinture et d'ajuster son tir. Il n'avait droit qu'à un seul essai. La déflagration des tonneaux ou de sa petite urne en terre cuite auraient tôt fait de révéler sa présence. Il soupesa une dernière fois la grenade avant de la lancer.
Presque une dizaine de carcasses furent touchées ; six périrent sur le coup. L'évangéliste se leva calmement, prit le temps de remettre son large chapeau de cuir avant saisir l'énorme masse à pointe posée à son côté. Ainsi armée, elle s'avança vers Hélios qui luttait déjà contre quatre adversaires. Sans crier gare, elle faucha l'air devant elle. Le chevalier parvint à esquiver, mais le sang noir et gluant d'une carcasse gicla jusque sur lui ; la créature décapitée s'effondra sur le sol dans un écœurant bruit spongieux. Un rire sinistre s'échappait du masque en fer au sourire dément de la femme de prière.

Il ne restait plus qu'elle. Cette femme énorme qui semblait prendre plaisir à affronter le Traque-Seigneurs, à chercher à le démembrer d'un coup de masse ou à l'immoler d'une embrassade mortelle. L'attaque la plus effrayante aux yeux du revenant était sans conteste cette nuée grouillante qu'elle tirait de son grimoire. Un essaim noir comme de l'encre qui poursuivait sa cible jusqu'à ce qu'il meurt d'épuisement. La Morteflamme avait tout le mal du monde à s'en débarrasser, ce qui ne lui laissait guère le loisir de s'en prendre à l'invocatrice.

Le combat fut le plus long que le guerrier ai eu à disputer – en solitaire – jusque-là. Il en sortait victorieux, mais salement amoché. Il se réfugia dans une bicoque le temps de reprendre haleine mais poussa un juron quand, en essayant de prendre appuis sur une caisse, celle-ci bascula à travers le plancher pourri, emportant avec elle l'infortuné chevalier – il eut tout juste le temps de se faire la réflexion que chercher un abri était stupide, puisqu'il n'aimait pas combattre en espace réduit.

La chute fut courte. Il était tombé un étage plus bas, dans une cuisine sombre dont l'unique éclairage était prodigué par les braises du foyer. Le Chercheur de Flamme se releva péniblement, se mit en garde de crainte d'être agressé, avant de finalement regarder autour de lui : si l'on mettait de côté l'obscurité de la pièce, la poussière accumulée depuis des lustres et le corps inerte accoudé à la table, la cuisine était on ne pouvait plus normale. Des casseroles et des poêles s'entassaient ici et là, une infinité de contenants aux tailles et formes variées étaient entreposés sur les étagères et un large four était jouxté par une grande cuisinière sur laquelle un chaudron fumait. Hélios s'approcha de ce dernier et y trouva une soupe aux reflets orangés et au parfum familier. Il eu le temps de souffler sur les braises – des braises de charbon de bois, bien loin d'égaler la chaleur dispensée par les Cendres d'os – et de ressusciter ainsi la lumière des lieux avant de réaliser que c'était de la soupe d'Estus. Il but à même le chaudron.

Repu et remit d'aplomb, le chevalier s'intéressa alors au macchabée qui paraissait récent. Son analyse lui permit de comprendre qu'il s'agissait là d'une autre Morteflamme, qui avait sans doute profité des lieux pour se reposer et n'avait jamais eu l'énergie de repartir. La soupe d'Estus était probablement son œuvre. Une médaille dorée se détachait sur son plastron de cuivre maculé de sang. Par curiosité, le porte-braise s'en saisit et se mit à la faire tourner entre ses doigts. Un soleil faisait relief de chaque côté. Se disant que le propriétaire n'en ferait plus usage, le chevalier empocha la médaille après une courte prière pour son compatriote, espérant que la servante lui en donnerait un bon prix – il n'aimait pas se sentir pillard, mais il avait trop besoin d'âmes pour refuser le moindre butin qui s'offrait à lui.

Le village était labyrinthique et le Traque-Seigneurs revint sur ses pas sans s'en rendre compte. Il le comprit en entrant de nouveau sur la place de l'arbre enflammé, jonchée des cadavres de ses victimes. Dépité, il emprunta le seul pont de bois qui sortait de la place, en enjambant un des gouffres béants qui séparaient le village en multiples îlots. Au moins, le revenant était certain de ne pas avoir déjà essayé ce chemin. Après avoir passé une écurie – où il se fit agresser par des paysans qui faisaient mine de dormir dans les box réservés aux chevaux – et plusieurs bâtisses au toit bas, il arriva en vue d'une autre place. À en juger par les outils de torture exposés sur l'estrade de bois, il était facile de comprendre que c'était là qu'avaient lieu les exécutions. Deux carcasses, prostrées au sol et la tête dans les mains, gémissaient à l'autre extrémité d'un petit pont de pierre qui séparait le porte-braise de la place. Hélios ne voulait pas prendre de risque : mieux valait abattre les créatures avant qu'elles ne remarquent sa présence, ou pire, qu'elles l'attaquent dans le dos s'il avait la bonté de les épargner. Il leva son épée au-dessus d'un des monstres mais interrompit son mouvement. Son regard venait de se poser sur les trois barils de poudre à quelques mètres de lui. Il eut tout juste le temps de lever son pavois en apercevant une grenade fuser vers les tonneaux. Le souffle de l'explosion le propulsa dans le gouffre, au-dessus du vide.

Il n'avait pas eu le temps de crier. Le poids conséquent de son armure et une corniche salvatrice l'avaient empêché de voler et d'aller s'écraser, comme les deux carcasses, plusieurs centaines de mètres en contrebas. Malheureusement, les grenades incendiaires continuaient de pleuvoir. Il lui fallait fuir, au risque de prendre sur la tête l'une de ces urnes explosives lancées à l'aveugle. Les membres brisés par la chute, le chevalier incandescent se traîna, rampa comme il pu à l'abri, sous une providentielle cabane qui avait fusionné avec la roche, sous la falaise. Au centre de l'unique pièce, une lame torsadée.

Hélios prit le temps de rassembler ses idées. Il avait eu énormément de chance jusqu'à présent : pouvoir invoquer Albert, avoir été transporté sans encombres jusqu'au Camp, tout comme il avait eu la chance de trouver cette soupe d'Estus, de tomber sur cette corniche qui lui avait évité une mort certaine ou encore la présence d'un feu de camp en ce lieu reculé… tout cela il le devait à Dame Fortune. Et il avait bien conscience que cela faisait beaucoup en peu de temps. Beaucoup trop. Dorénavant, il lui faudrait faire davantage attention, observer minutieusement les lieux avant d'avancer, au risque de se faire tuer par un ennemi ou un danger environnemental qu'il aurait pu voir venir. Il avait trop compté sur sa force nouvelle. Elle ne lui servirait plus à grand-chose une fois le nez dans la poussière.

La seule sortie était un escaliers menant au toit. Pavois levé, le chevalier embrasé grimpa juste assez de marches pour avoir vue sur l'extérieur. La toiture de chaume était praticable, aussi avança-t-il prudemment jusqu'au rebord. Un arbre, dont les branches mortes s'étendaient au-dessus de la toiture, permît à Hélios de descendre sans encombres et suffisamment loin d'une carcasse massive. Si le porte-braise avait opté pour une acrobatique descente plutôt que de profiter de son altitude pour porter un coup surprise, c'était bien parce que cette carcasse semblait redoutable. Armée d'un grand pot en fonte, c'était surtout la large planche de bois qui couvrait son dos qui ennuyait le chevalier ; lui qui s'était vite rendu compte que feinter son adversaire pour porter une attaque dans le dos se montrait toujours efficace.


Un chapitre "court" où il ne se passe pas grand-chose... mais ce n'est que de la transition ! Promis, le suivant est plus intéressant.