- Siegward ! Siegward ! s'époumona le porte-braise en se précipitant vers le trou béant.
Une dizaine de mètres plus bas, l'ascenseur avait reprit un rythme de descente normal, mais le chevalier à l'armure ronde n'était pas dessus. Avec une appréhension certaine, le Traque-Seigneurs risqua un œil plus bas encore, au niveau du sol. Personne. Perplexe, il retourna auprès du levier qu'il activa. Quand l'élévateur fut de nouveau à son étage, le mort-vivant monta dessus avec crainte. La planche semblait stable. Il actionna l'interrupteur central et il entama sa lente descente. Il n'avait pas fait cinq mètres que la voix grave du chevalier de Catarina résonna.
- Hmmm… soupirait-il de nouveau.
Au même instant, l'ascenseur passait sans s'arrêter devant une plateforme – comment avait-elle pu lui échapper lors de l'ascension ? – d'où semblait provenir la voix pensive. Hélios se jeta en avant, se réceptionnant de justesse sur le bord du ponton. Sa frayeur rétrospective d'une chute de plusieurs dizaines de mètres passée, il avança de quelques pas et trouva le chevalier Oignon assis au bord de la tour, visiblement en grande réflexion.
- Hmm… hmm… Ah ! Évitez de disparaître comme ça, plaisanta-t-il. Je commençais à me faire du mouron.
- C'est ma réplique ! s'amusa à son tour le Chercheur de Flamme.
Son interlocuteur haussa les épaules.
- Je ne suis pas certain de bien comprendre ce qu'il s'est passé. Quoi qu'il en soit, vous voyez ça ? Cette espèce de mastodonte ?
Hélios suivit le bras tendu de son comparse. Un monstre rocailleux incandescent, haut comme deux étages et tout aussi large, une hache à sa mesure dans les mains, tournait sur la place qui s'étalait plus loin.
- Je ne suis pas un lâche et je sais me battre, reprit-il, mais ce truc me fiche la chair de poule. Mieux vaut réfléchir deux fois avant de s'attaquer à ça.
Il se mit à marmonner pour lui-même dans son casque rond.
- Je pourrais peut-être essayer de le raisonner… Non, aucune chance. Il a l'air salement en colère. Allons… creuse-toi un peu la cervelle. Hmm... hmm…
Hélios analysa rapidement le décor du regard : les toits descendaient en escaliers vers le sol – il n'avait donc pas de soucis à se faire pour rejoindre la terre ferme. Mais comment pourrait-il esquiver le démon une fois en bas ? Les falaises escarpées ne permettaient pas de faire autrement que de traverser la place, et les maigres buissons ne pourraient le dissimuler aux yeux du monstre. Le revenant observait le cercle régulier que décrivait l'imposante créature. Peut-être serait-il possible de le suivre et de passer dans son dos sans qu'il n'en sache rien… Il n'y avait plus qu'à espérer que le bruit lourd de ses pas couvrirait le cliquetis de son armure.
Le porte-braise descendit prudemment vers le sol, se figeant dès que le démon lui faisait face, de peur d'attirer son attention de loin. Si le cœur du revenant était encore palpitant, il aurait battu la chamade tant le chevalier était anxieux.
Dès que le Traque-Seigneurs eut rejoint la terre ferme, le monstre incandescent se retourna vers lui – comment diable s'était-il rendu compte de sa présence ? – en poussant un hurlement sinistre, tirant Siegward de ses réflexions.
- Non ! Il ne fallait pas y aller ! s'écria celui-ci depuis la tour où il était toujours perché. Bon… il est trop tard pour reculer, maintenant.
Le chevalier rond descendit précipitamment de toit en toit pour rejoindre le porte-braise. Brandissant son espadon, il se mit en garde aux côtés d'Hélios alors que le démon arrivait sur eux au pas de charge.
- Foi de Siegward, pas question de vous laisser tomber, je le jure sur mon honneur de Chevalier de Catarina !
Son cri de guerre fut si puissant que le Chercheur de Flamme vibra ; Siegward lui transmettait la passion du combat. Les deux hommes s'élancèrent à l'assaut de la créature incandescente, armes au clair.
Malgré sa taille, le démon n'avait pas été un si grand défi pour les deux guerriers. Seules la stature inhabituelle et la résistance du démon avaient réellement posé problème – ses coups, bien que très puissants, étaient bien trop lents et prévisibles.
Le combat laissa néanmoins moins les deux hommes haletants. Reprenant lentement son souffle, le chevalier Oignon s'assit en tailleur à même le sol avant de se mettre à rire.
- Voilà ce que j'appelle un combat épique.
Hélios s'assit à son tour et hocha la tête en approbation. L'autre continua cependant sur un ton de reproche.
- Mais évitez de vous lancer comme ça dans l'action tête baissée. Une Morteflamme ne doit rien faire qui puisse compromettre sa mission.
Le Chercheur de Flamme se retint de protester. Il ne pouvait nier que c'était de sa faute si le démon s'en était pris à eux, mais il ne l'avait pas volontairement provoqué non plus ! Siegward reprit d'une voix joyeuse.
- Quoi qu'il en soit, pour le moment, nous avons une victoire à célébrer.
Le petit homme rond tira deux gourdes en forme de tonneau de sa ceinture, dont une qu'il tendit à Hélios.
- À votre bravoure, à ma lame… et à notre triomphe. Puisse le soleil briller éternellement !
Le porte-braise soupira doucement. La gaîté naturelle de son acolyte réchauffait l'âme. Les deux mort-vivants trinquèrent, s'accordant une brève halte dans leur longue et périlleuse quête.
- Bon, je vais aller faire un somme, informa Siegward dont le casque dodelinait déjà. C'est la meilleure chose à faire, après avoir dignement célébré une victoire.
À l'instant même où acheva sa phrase, un ronflement sonore s'éleva de son heaume. Le Traque-Seigneurs se surprit à rire. Le chevalier de Catarina n'était décidément pas banal. Hélios eut beau le secouer par l'épaule, rien n'y faisait : il dormait comme une souche.
Résignée, la Morteflamme encore éveillée se leva – laissant le tonnelet de siegbräu consommé au sol – avant de se tourner vers la place délabrée sur laquelle tournait le démon incandescent un peu plus tôt. Il fallait s'assurer que rien ni personne ne pourrait mettre en danger le chevalier assoupi.
Les habitations concassées avaient créé un improbable chemin à travers et sur les toits. Chemin parsemé d'ennemis divers qu'Hélios n'eut aucune peine à occire. En revanche, il fut bien embêté quand il se retrouva au sommet d'une tour sans possibilité d'en descendre. Les débris de pierre en contrebas témoignaient de l'existence d'un vieil escalier extérieur qui avait fini par s'effondrer, confirmant au porte-braise qu'il était bel et bien pris au piège. À l'intérieur, les étages de bois avaient disparu eux aussi, laissant la tour creuse. Le revenant osa un coup d'œil vers le bas ; il était à une vingtaine de mètres du sol, au bas mot. Il tourna de longues minutes, observant rageusement le toit de la bâtisse voisine – qui le surplombait de deux bon mètres – d'où il était venu, et pestant contre les escaliers écroulés. Il revint dans la tour : des résidus de plancher s'accrochaient encore ici et là sur toute la hauteur de la tour. Le Traque-Seigneurs aurait déjà sauté dessus s'il avait eu l'assurance que ces pontons providentiels n'allaient pas céder sous son poids. Il soupesa mentalement son armure et le reste de son équipement. Peut-être les planches tiendraient-elles s'il n'avait rien sur le dos ? Résigné à mourir bêtement s'il venait à rater un seul de ses sauts, le chevalier laissa choir son armure – seulement les parties lourdes qu'il pouvait retirer lui-même – au sol. Elle s'y écrasa dans un grand bruit de métal. Le mort-vivant patienta, s'attendant presque à voir un monstre quelconque – une carcasse, une autre évangéliste, des chiens morts, ou une de ces "cages sur pattes" pleines de carcasses – déboucher de la sortie qu'il distinguait grâce à la luminosité extérieure. Personne ne vint. Il inspira longuement, redoutant ses acrobaties à venir.
Hélios arriva au sol, bien amoché, mais en un seul morceau. Il avait manqué son dernier saut, mais plusieurs sacs de jute, pleins de grain, avaient amorti sa chute. Il était encore un peu sonné quand il se releva aussi prestement que possible pour remettre ses pièces d'armure ; c'est pourquoi il nota avec un certain retard le cadavre vaguement dissimulé derrière une caisse, non loin des sacs. Le corps sec et momifié était encore habillé d'une armure légère composée d'un plastron et d'épaulettes de fer noir, d'une chemise de lin, d'un pantalon et de bottes de cuir, le tout rehaussé par un fanion bleu porté à la ceinture. La Morteflamme ignorait qu'il s'agissait là d'une de ses consœurs ; une des rares femmes chevalier à avoir elle aussi entrepris une longue quête : Lucatiel de Mirrah.
L'armure féminine n'intéressa pas le porte-braise, en revanche il fut attiré bien davantage par le petit anneau vert qui ornait un des doigts gantés. Son instinct lui souffla qu'il y avait quelque magie renfermée là, et il avait raison. En une courte prière, il s'excusa d'ainsi piller un autre cadavre de Morteflamme avant de s'emparer de la bague qu'il enfila. Il n'en sentit pas immédiatement les effets mais n'en fut pas déçu. Il aurait tout le temps de comprendre à quoi il servait, comme les deux autres qu'il portait.
Il avait débouché sur la même avenue pavée où il avait vu et entendu les flèches du géant siffler au-dessus de lui. Ce constat lui arracha un soupir : ce n'était pas la première fois qu'il revenait sur ses pas, mais au moins avait-il la quasi certitude que les lieux ne grouillaient plus d'ennemis – il les avait tous abattus, certes, mais d'autres avaient très bien pu arriver entre-temps.
Se souvenant des âpres paroles du chevalier au marteau, il avait décidé de chercher l'entrée de l'église aperçue depuis la tour. Sans doute y en aurait-il une, même petite, près du cimetière au boulot blanc. Le chevalier Oignon lui-même avait dit vouloir passer par là, il y avait donc fort à parier qu'il y trouverait un chemin.
Il lui fallut passer par un dédale de rues et ruelles, s'aventurant jusque dans les égouts – où une grille verrouillée barrait un couloir qui semblait descendre dans les entrailles de la terre – pour enfin atteindre, avec un soupir de soulagement, un feu de camp établi non loin d'un petit pont en ruine. Alors qu'il en ravivait les braises, un léger brouillard s'installait, masquant lentement mais sûrement la visibilité et notamment le cimetière qui s'étalait plus loin, après une vétuste arche de pierre brisée. Le guerrier mort-vivant prit le temps de se reposer ; il avait bien compris sa leçon et savait que la précipitation ne le mènerait nulle part, si ce n'est à la mort. Il redoutait cependant bien plus le fait de perdre sa braise, son étincelle de Feu, s'il venait à mourir que la Mort elle-même. Après-tout, il ne faisait déjà plus parti des vivants, alors pourquoi craindre la Grande Faucheuse ?
Le géant de la tour était un fin tireur : alors qu'Hélios traversait le cimetière hérissé de ses flèches où nombre de cadavres étaient empalés, chacun de ses traits faisait mouche et abattait plusieurs carcasses d'un coup tant l'impact était violent. Ainsi protégé, le chevalier n'eut aucun mal à se promener entre les tombes. Il fut attiré hors de sa route par le blanc de cendres – ne servant visiblement pas pour un feu de camp – vaguement dissimulées derrière une tombe et qui perçaient à travers le brouillard qui se dissipait déjà. Le revenant embrasé ne compris qu'en arrivant devant la sépulture ce qu'il avait sous les yeux. Il ramassa précautionneusement la poudre d'os pour la fourrer dans une petite sacoche de cuir qu'il portait à la ceinture ; il se demandait déjà ce que la servante du Sanctuaire pourrait bien tirer de cette Cendre animique.
La seule sortie du cimetière passait par une maison délabrée. Il manqua de peu de s'y faire surprendre, par deux carcasses sorties de l'ombre des recoins de la construction branlante, avant de pouvoir atteindre l'étage dont un mur défoncé menait vers un autre bâtiment à l'aspect bien plus solide.
Quittant les menaçants arbres morts et les bicoques concassées, le Traque-Seigneurs pénétra dans un couloir rectiligne de pierre taillée envahi par les racines. Chaque colonne était finement sculptée, ornée de multiples motifs floraux que le corridor mettait en relief grâce à son éclairage dispensé par quelques torches et bougies. Devenu méfiant, Hélios brandit son bouclier avant de progresser lentement. Il s'étonna de pouvoir en atteindre l'autre extrémité sans qu'aucun piège ni qu'aucun ennemi n'ait fait son apparition. Le bout du couloir se divisait en deux ; d'un côté, une grande arche de l'autre, une double-porte close.
L'arche donnait sur une grande cour pavée, parsemée de pierres tombales – agrémentées de bougies illuminées – et de fleurs mauves dont les pétals virevoltaient dans la brise. Quatre arbres immenses occupaient les angles de la place, s'appuyant largement sur la bâtisse. Devant l'un d'entre eux – le plus grand de tous – une demi-douzaine de carcasses priaient ; tantôt en se prosternant, tantôt les mains jointes vers le ciel. Des éboulements et des racines avaient condamné les entrées du monument ; sans doute était-ce la raison pour laquelle les carcasses priaient un simple arbre en extérieur plutôt qu'une effigie quelconque à l'intérieur.
Aux yeux du porte-braise, ce n'était qu'un vaste cul-de-sac sans lien avec l'église qu'il recherchait. De plus, les monstres étaient loin ; Hélios n'avait aucune raison d'aller leur chercher querelle. Aussi, il tourna les talons, se disant que la suite de son aventure ne passait pas par là. Il ne saurait jamais que l'arbre géant maudit – l'objet du culte du village – renfermait un trésor dont il aurait pu avoir besoin : un Foyer de Transposition.
Poussant sur la double-porte, il ouvrit un passage qui l'amenait à une route qui lui était à présent familière. Pour la troisième fois, il se retrouvait sur la grande avenue pavée menant à la tour du géant.
Avec un soupir las, il longea la route, s'interrogeant sur son parcours. Le lieu de culte des carcasses n'était pas une église, quand bien même affronter tous les monstres qui s'y trouvaient devait bien être une épreuve en soit. Et à bien y penser, Siegward – dont la compagnie lui manquait déjà – avait dit avoir subi les attaques du géant en passant par le cimetière, mais pas qu'il avait fait demi-tour pour cette raison. Le chevalier Oignon avait dû trouver moyen de passer, mais ne voulant pas renouveler sa mauvaise expérience, il s'était mit en tête de toucher deux mots à l'archer. Sans doute le Traque-Seigneurs avait-il mal interprété ses propos. Mais quel chemin lui restait-il à explorer ? En dehors de cette mystérieuse porte grillagée – et verrouillée – qu'il avait vu dans les égouts, il avait dû parcourir l'ensemble du village. Il ne manquait plus que le sous-sol de la tour du géant – accessible grâce à ce double ascenseur de malheur.
La planche de bois s'arrêta au palier souterrain avec un craquement sinistre qui incita Hélios à en descendre promptement. Non sans jurer une dernière fois contre le mécanisme douteux, le chevalier progressa dans une grande salle étonnamment vide. L'endroit était vaste et haut de plafond ; tout comme la pièce dans laquelle était apparu Vordt, sans doute était-ce un espace de transit et d'échange, il y avait des lustres de cela.
Le mort-vivant s'arrêta à l'entrée de la salle suivante. Il y faisait plus frais. Devenu méfiant, le porte-braise s'attendait presque à voir un autre Vordt apparaître entre les larges colonnes qui soutenaient le plafond élevé. Et d'une certaine manière, il n'avait pas complètement tort : en faisant quelques pas, il pu apercevoir la haute silhouette longiligne d'un éclaireur d'Irithyll.
Il était à quatre pattes – et malgré cela, il dépassait déjà Hélios d'un bon mètre –, une épée longue et droite à la main qui semblait investie du pouvoir de la glace. De l'arme s'échappaient de petits flocons et des traces de givre qui tournoyaient autour de la lame. Un nuage blanc s'échappait du heaume étroit de l'éclaireur d'où brillaient, à l'instar de Vordt, deux yeux d'un bleu électrique.
Rampant lentement vers le porte-braise, il faisait lui aussi racler son épée contre le sol. Pavois levé, dents serrées et étreint par l'angoisse, Hélios le regarda venir.
Beaucoup de texte assez serré cette fois... Désolée !
Pour ceux qui connaissent bien le jeu (et qui ont eu le courage de lire jusqu'ici XD), notez que j'ai préféré laisser de côté les fragments d'os de mort-vivants qui auraient inutilement compliqué la narration.
