Hélios avait du mal à échapper à toutes les attaques du chevalier aveugle tout en guidant ce dernier vers les obstacles de la pièce en ruines. Mais chaque fois qu'il parvenait à tromper son opposant et lui faire frapper la roche, il avait placé une attaque. Et le givre de sa lame faisait peu à peu effet, ralentissant progressivement son ennemi.
La Morteflamme avait tout de même essuyé quelques de coups quand, enfin, le chevalier noir s'effondra dans un grand bruit de ferraille. Le revenant embrasé regarda avec stupéfaction l'armure sombre s'étaler au sol, vide. Il ne s'attendait pas forcément à trouver un adversaire "vivant", mais il pensait au moins qu'il y aurait un corps. Seule une vague fumerolle noire, qui se dissipa rapidement, s'échappa de l'armure creuse. Le Traque-Seigneurs ignorait que ce chevalier noir, comme tous ses semblables, s'était offert en sacrifice au Feu avec son roi – Gwen, le premier Seigneur des Cendres –, il y avait déjà une éternité.
Le guerrier solitaire n'en avait cure. Il s'inquiétait bien davantage d'avoir été obligé de boire d'un trait son précieux liquide de soins pour se rétablir complètement. Cela estompait même sa joie d'avoir recouvré ses âmes perdues. Jusqu'où irait-il sans fiole d'Estus ? Pouvait-il se permettre de retourner, une fois encore, au feu pour la remplir ? En aurait-il le temps ? Et l'énergie ? Il n'avait pas oublié que deux crabes géants arpentaient le marais ; il les croiseraient forcément en voulant retourner au feu, car bien évidemment, le raccourci emprunté à l'aller… ne permettait pas de retour. La Morteflamme posa la main sur la sacoche qui contenait ses os du retour. Ne valait-il pas mieux les garder pour une situation plus critique ?
Hélios soupira. Avant de penser à revenir, il fallait avancer. Le chevalier noir vaincu, un chemin s'ouvrait entre les restes de murs de pierre. Seules les grandes arches et les colonnes qui les soutenaient avaient tenu bon malgré le poids des âges, laissant la pièce à ciel ouvert. Plusieurs de ces arcades donnaient vue sur l'autre partie du marais – observée un peu plus tôt depuis la fenêtre de la tour –, un pont immense et massif qui surplombait le marécage de plusieurs centaines de mètres et, au loin, l'imposant château de Lothric que des nuages d'un jaune blafard tentaient de dissimuler.
Quelques torches crépitaient sur leurs supports alors que le porte-braise descendait les marches sur lesquelles se tenait le chevalier noir un peu plus tôt. Elles menaient à un long couloir dominé par les restes d'étages qui paraissaient inaccessibles. Les muscles tendus en l'attente d'une éventuelle attaque, le guerrier solitaire ne remarqua pas immédiatement qu'il se dirigeait vers un cul-de-sac. Il y avait bien une grille, qui aurait dû permettre de circuler de ce corridor à une autre partie de la forteresse en ruines, mais un pan de mur s'était effondré en travers, interdisant l'accès à la porte de fer.
Hélios, vaguement frustré d'avoir inutilement anticipé un autre combat, allait faire demi-tour quand quelque chose attira son attention. Un petit objet émettait une faible lumière et ce n'est que grâce à cela que le porte-braise le décela dans les décombres. C'était un récipient cubique – encore serré dans les doigts décharnés d'un corps définitivement mort et sec depuis longtemps – dans lequel dansait une minuscule flamme orangée. Certain que l'objet était important – ou qu'au moins il rapporterait quelques âmes –, le Traque-Seigneurs s'empara du cube creux.

Le crabe géant avait beau être loin, à demi-masqué par les arbres, le chevalier incandescent ne le lâchait pas des yeux. Imitant involontairement les crustacés, il marchait de côté, guettant les alentours. Il y avait deux crabes dans le marais. N'en voir qu'un oppressait sérieusement Hélios. Il ne se détendit qu'en retrouvant la terre ferme, à l'opposé de la butte qui menait au feu. Les monstres aquatiques pouvaient très probablement s'aventurer sur le sol, mais ils chercheraient sans doute moins à poursuivre les intrus hors de leur élément naturel.
Le Chercheur de Flamme avait abandonné l'idée de retourner en arrière pour remplir sa fiole d'Estus. Il ne se sentait pas capable d'affronter à lui seul les crabes géants et l'armée de carcasses qui le séparaient de son lieu de repos – surtout sans soins. Et il possédait trop peu d'os du retour pour en gâcher un alors qu'il était encore en pleine forme. De plus, jusqu'à présent, le porte-braise avait régulièrement rencontré des feux de camps disséminés sur son chemin. Ces feux étaient même fréquemment établis non loin de lieux où s'étaient tenus de rudes combats ; Hélios espérait de tout cœur qu'il trouverait sous peu une lame torsadée enfoncée dans des cendres blanches.

Des cendres noirâtres et des armures. C'était tout ce qu'il restait au sol des deux individus qu'Hélios devinait sans mal abattus par Anri et Horace. L'emplacement des entailles et des tâches de sang sur les protections abimées correspondaient bien aux méthodes de combat du duo. Ses compagnons d'arme ne lui semblaient pas assez malveillants pour s'en prendre à n'importe qui sans raison. Les deux qui gisaient là – leurs restes tout du moins – avaient dû se montrer agressifs dès le départ. Des carcasses envieuses de leur condition de Morteflamme, sans doute.
Hélios demeura pensif quelques minutes devant les restes poussiéreux. Les carcasses étaient coupées de tout lien avec le Feu Primordial et n'avaient plus une once d'humanité. Elles pouvaient mourir. Définitivement. Mais comment devenait-on une carcasse ?
S'arrachant à sa morbide contemplation – la tentation d'échapper à cette quête impossible s'insinuait doucement dans son esprit –, le Traque-Seigneurs scruta les alentours. Il pu aisément deviner la raison du combat quand il découvrit une échelle qui s'enfonçait dans ce qu'il pensait être le sous-sol de la forteresse. Les morts en étaient probablement les gardiens. Avant de s'aventurer sur le premier barreau, Hélios préféra s'assurer qu'il n'y avait personne pour le suivre en contournant le trou. Le pas lent et le pavois levé, il se rendit vite compte qu'il progressait dans une autre voie sans issue : il n'eut aucun mal à reconnaître l'autre côté de la grille défoncée par le bloc de pierre qui en barrait l'accès. Dans une certaine mesure, cela le rassurait, car il avait donc exploré tout ce qui pouvait l'être de ce côté-ci des ruines. En revanche, le fait de n'avoir croisé aucun ennemi depuis "si longtemps" le rendait nerveux.

Au sommet de l'échelle, une petite lanterne éclairait faiblement les premiers barreaux. Le reste s'enfonçait dans les ombres ; impossible de voir jusqu'où cela descendait. La Morteflamme hésitait à lancer sa torche ; cela l'aiderait autant à savoir où s'arrêtait l'échelle qu'à déterminer si un ennemi ne l'attendait pas quelque part sur le trajet vertical. Le chevalier embrasé se sentait bien moins assuré sans Estus, et sa méfiance s'en trouvait décuplée. Il se ravisa tout de même, accrocha tant bien que mal son bouclier dans son dos, et descendit les barreaux, sa source de lumière à la main, jetant fréquemment des regards vers le sol qu'il ne distinguait pas encore. Il n'avait cependant pas besoin de voir pour comprendre qu'il rejoignait un autre marais fétide ; l'infecte effluve qui emplissait ses narines l'incommodait malgré son faible odorat.

Au final, la descente avait été longue, mais sans danger. Cependant, l'absence d'adversaire étonnait de plus en plus le guerrier incandescent. Son épée de glace dans une main, sa torche dans l'autre, il avançait prudemment vers la lumière gris sale émanant de l'unique sortie – une arche encadrée par d'épaisses colonnades ciselées, qui semblaient trapues et sans élégance comparées à l'architecture magistrale de la forteresse.
La vision d'un marécage poisseux s'offrit à lui. Quelques buttes dépassaient ici et là d'une eau boueuse – des reflets irisés tirant sur le violet dansaient sur la surface opaque – dans laquelle pataugeaient d'immondes limaces de la taille d'un sanglier. D'immenses arbres au feuillage noir et sec étendaient leurs larges branches – où pendaient parfois des poches organiques inidentifiables et boursouflées –, masquant le ciel, ne laissant passer que quelques maigres rayons de lumière. Des croix de bois – identiques à celles de la Route des sacrifices –, dispersées sur les rares émergences terrestres, brûlaient, faisant danser les ombres menaçantes des troncs moussus et ruines éparses. À ce tableau répugnant s'ajoutait l'odeur abjecte des nénuphars pourris, celle des chairs putréfiées qui alimentaient certains braseros, et les gargouillis ignobles des limaces avoisinantes.
Le guerrier poussa un long soupir. Ses derniers espoirs de rejoindre Anri et Horace s'envolaient. Où que se portait son regard, il ne voyait que cette étendue d'eau putride. L'endroit était trop vaste ; jamais il ne pourrait les retrouver. Il lui faudrait donc poursuivre comme il avait commencé : seul.

Hélios avait tout juste quitté l'abri de la forteresse qu'un message au sol, luisant faiblement à quelques pas de lui, attira son attention. "Éteignez les trois flammes et ouvrez la porte menant au Sang du Loup". Le Traque-Seigneurs demeura un instant figé devant les écrits incandescents. Trois flammes ? Quelles flammes ? Il leva les yeux vers le marais. Des croix brûlaient sur chaque morceau de terre émergée ; comment était-il supposé différencier les "bonnes" des "mauvaises" flammes ? Et qu'était supposé désigner le "Sang du Loup" ? En avait-il besoin pour poursuivre sa quête ?
Laissant de côté ces questions sans réponses, il se fit la réflexion qu'il valait mieux avoir une porte ouverte qu'il n'aurait besoin d'emprunter que de se trouver face à une porte close qu'il devrait franchir. Le chevalier se mit donc en tête d'éteindre les fameuses flammes.
Le Traque-Seigneurs posa un pied dans l'eau opaque… et le retira aussitôt. Il s'y enfonçait bien plus qu'il n'avait estimé, mais aussi et surtout, l'eau s'infiltrait dans les interstices de son armure et était désagréable au contact. Très désagréable. S'il avait pu encore sentir la douleur, ç'aurait été un picotement vif, irritant, agressif. L'eau n'était donc pas seulement boueuse, poisseuse et odorante, elle était aussi empoisonnée. Le corps du porte-braise n'était plus sensible à la douleur, mais cela ne l'empêchait pas de se dégrader au contact du liquide infecté.
Hélios parcourut le marécage des yeux, soudain très inquiet du chemin à emprunter. Il lui faudrait forcément passer par l'eau s'il voulait atteindre l'escalier de pierre qu'il entr'apercevait au loin et qu'il s'était fixé comme objectif. Il espérait que, de son sommet, il verrait une différence notable entre les feux, qu'il y distinguerait les fameuses trois flammes du message.

Il sentait encore la brûlure du poison sur sa peau quand il atteignit le haut des marches. Rendu anxieux par sa fiole d'Estus vide et méfiant par l'agressivité des gastéropodes géants qui peuplaient le marais, Hélios avait déjà le bouclier levé quand un nouvel ennemi se rua sur lui. La chose – aussi haute que maigre, uniquement vêtue d'une cape déchirée et armée d'une lance aussi rudimentaire que son bouclier de bois – semblait être l'improbable mélange d'un homme, d'une chèvre et d'un champignon. Sa posture humanoïde, debout sur ses longues jambes courbes aux sabots fourchus, ne rendait que plus menaçant son visage torturé et dévoré par la prolifération d'une moisissure aux formes évoquant des cornes. Même son cri rappelait celui d'un bouc.
Le combat fut court. Le monstre, bien qu'assez rapide, n'était pas parvenu à surprendre le chevalier aux aguets. Ce dernier, si concentré qu'il en avait trouvé les attaques prévisibles, avait paré et contre-attaqué aussi vivement que son adversaire s'était fendu en avant. Hélios observa rapidement le cadavre : il était également pourvu d'une queue et des moignons émergeaient des omoplates.
Le revenant sonda rapidement les alentours – cette nouvelle créature lui rappelait un peu trop vivement les démons corbeaux de la Route des Sacrifices. La chose vivait-elle en groupe éparpillé aussi ? Son cri d'agonie avait-il attiré d'autres ennemis sur lui ? Y avait-il quelque chose de dissimulé dans les buissons qui le cernait ? Les muscles tendus et l'oreille dressée, le Chercheur de Flamme patienta de longues secondes avant de s'autoriser à baisser la garde. Il voulait être certain d'être en "sécurité" – une sécurité tout relative, le danger rôdait partout – pour s'approcher des ruines qui subsistaient là.
La haute tour d'à peine deux mètres de diamètre était enflammée à son sommet, laissant à penser qu'il s'agissait davantage d'une cheminée. Était-ce celle qu'il avait vue plus tôt ? Hélios l'ignorait. Elle y ressemblait beaucoup, mais il ne pouvait avoir aucune certitude. Son regard descendit vers le pied de l'édifice. À en juger par les dalles éparses au sol, l'endroit avait jadis été une pièce fermée et couverte. Le seul pan de mur qui avait survécu aux éons était celui qui passait de part et d'autre de la cheminée. Ce mur était, d'un côté, percé d'une arche envahie de plantes grimpantes – sans doute une porte autrefois – qui menait vers un chemin incertain ; de l'autre, une petite alcôve abritait une flamme dans une coupelle. Le motif taillé dans la pierre au-dessus de la petite lumière évoquait un arbre monstrueux devant lequel se tenait une femme encapuchonnée. La femme, les mains jointes, paraissait tenir du feu au creu de ses paumes.
Jamais l'épéiste ne saurait qu'il avait devant lui un fragment de l'Histoire du monde. Jamais il ne saurait qu'étaient représentés là la sorcière d'Izalith et le Foyer du Chaos qu'elle avait créé par accident, donnant naissance au berceau des démons.
Le chevalier n'était pas insensible à ce morceau d'Art qui avait traversé les âges, mais il n'avait guère le temps de s'interroger sur la signification de la gravure. La flammèche qu'elle surplombait était d'une importance certaine et c'est tout ce qu'il en retenait – car cette flamme-ci était bel et bien différente des braseros qui éclairaient le marais fétide.
Le message incandescent en tête, Hélios écrasa la larme de feu entre deux doigts de son épais gantelet de fer. Levant la tête, il vit rapidement les hautes flammes qui brûlaient au sommet de la cheminée s'atténuer, faiblir, avant de s'éteindre tout à fait dans une épaisse fumée noire. Le cœur du porte-braise balançait entre un sentiment d'accomplissement et d'appréhension. Que pouvaient bien dissimuler les portes – qu'il n'avait pas encore vues et qu'il essayait pourtant d'ouvrir – pour qu'un autel soit dédié à chacune des flammes qui en assurait la fermeture ?