Hélios manqua de peu de s'empaler sur la garde de l'épée torsadée tant il était mal en point quand il s'écroula dessus. Parmi les hommes-boucs-champignons – les Ghrus – certains étaient capables de cracher un poison similaire à ceux des démons-corbeaux ; et les violentes quintes de toux provoquées par leur toxine laissaient le chevalier au bord de l'asphyxie. Effondré sur la garde noire, ce dernier cru respirer pour la première fois quand le Feu le soulagea de ses maux.
Plus jamais il ne s'aventurerait en terrain inconnu sans fiole d'Estus. Il avait appréhendé le moindre de ses pas dans l'eau putride, angoissé à la seule vue d'un ennemi, craint le moindre combat, même contre des adversaires isolés. Il ne se sentait pas prêt à ajouter le poids d'un autre échec sur ses épaules ; sa quête pressante lui pesait déjà bien assez.
La tension des dernières heures retombait peu à peu. Le mort-vivant embrasé avait trouvé la seconde flamme, non loin de la première. Son alcôve était, elle, ornée de squelettes en grand nombre – en référence à Nito, le Premier des Morts, un autre fondateur de l'ère du Feu. Le Chercheur de Flamme, ignorant tout de la réelle signification des bas-reliefs, avait préféré n'y accorder que peu d'attention, allant jusqu'à mettre en doute le bon goût du décorateur.
Le porte-braise inspira longuement avant de resserrer son poing sur la garde de l'épée torsadée. Le vent qui chuintait dans le Sanctuaire lui semblerait sans doute presque accueillant après cette expérience dans le marais empoisonné.
À peine la brume dorée avait-elle disparu que le revenant remarqua que l'autre Morteflamme, le dénommé Faucon Du-Breuil, avait retrouvé sa place sur les marches. Affronter Vordt avec Albert, vaincre le démon incandescent avec Siegward ou traverser le bois inondé avec Anri et Horace avait permit au chevalier de goûter à un confort au combat dont il avait cruellement manqué dans le bourbier empoisonné. Il avait besoin d'un allié, fusse-t-il une Morteflamme récalcitrante – comme semblait l'être ce Faucon Du-Breuil. C'est pourquoi Hélios l'approcha d'un pas vif. L'autre le regarda venir d'un œil morne ; un petit sourire narquois se dessinait néanmoins au coin de ses lèvres.
- Oooh, je vois que vous n'avez pas renoncé à servir votre cause… railla-t-il avant même que le porte-braise n'ouvre la bouche.
L'incantation de la Gardienne du Feu, comme la fusion des âmes, venaient de se terminer. Le Traque-Seigneurs éprouva cette fois aussi sa force nouvelle ; le sentiment grisant de puissance grandissante était pourtant tempéré par le doute. Les mots du guerrier à l'espadon résonnaient encore dans son esprit.
- Que savez-vous vraiment des Seigneurs des Cendres, ces "fameuses" légendes ? avait-il questionné avec arrogance. Prenons Aldrich, par exemple. C'était un clerc tout ce qu'il y a de plus respectable, avant de prendre la fâcheuse habitude de dévorer ses semblables. Il en a englouti tellement qu'il a commencé par bouffir comme un porc qu'on engraisse, avant de se transformer en une masse informe qu'on a enfermée dans la Cathédrale des Profondeurs…
La fameuse Cathédrale dont Hélios essayait désespérément de se rapprocher et vers laquelle se dirigeaient aussi Anri et Horace.
- Et on a fait de lui un Seigneur des Cendres, avait repris Du-Breuil sans attendre de réponse. Un titre qui récompense plus sa force que sa vertu ou sa bonté d'âme. Il en va ainsi des Seigneurs, j'imagine…
Il avait lancé un regard indéchiffrable vers le Seigneur Ludleth – qui n'avait pas bougé de son siège de pierre – avant de reprendre.
- … mais je me permets de poser la question sans détour : avons-nous la moindre petite chance contre lui ?
Le porte-braise n'avait osé répondre. Il avait pleinement conscience de pas encore être de taille face à un Seigneur – il peinait trop contre de simples créatures dispersées pour prétendre le contraire – mais il progressait. Pour preuve : il était parvenu à traverser le marais empoisonné sans source de soins et il avait ramené nombre d'âmes cette fois encore – des âmes qu'il venait d'absorber pour gagner en force. Il commençait à caresser le doux espoir d'acquérir suffisamment de puissance pour, peut-être, survivre à un échange de lames avec un Seigneur. Mais le pourrait-il vraiment ? Sa quête, manifestement solitaire, n'allait-elle pas avoir raison de lui ? De son esprit si facilement corrompu par le doute ?
Le chevalier avait abandonné l'idée de recruter Faucon Du-Breuil. Il avait besoin d'un allié, de quelqu'un pour l'épauler, pas d'un sinistre individu qui ne ferait que lui rappeler son impuissance ou de le plonger dans les affres du doute. Néanmoins, le lugubre guerrier semblait en savoir infiniment plus que lui. D'abord, il paraissait bien au courant quant à l'origine de certains Seigneurs, de ce qu'ils avaient fait pour atteindre ce rang. Ensuite, quand bien même il avait cessé de pourchasser ceux qui devaient raviver la Première Flamme, Du-Breuil avait démontré qu'il connaissait le chemin emprunté par le porte-braise – il avait nommé les ruines que le revenant avait traversées "Le Bastion de Farron", comme l'avait indiqué Anri – et savait même pour des flammes à éteindre.
- Pour être admis au sein de la Légion, il y a un protocole à suivre, avait-il expliqué. Dans sa forteresse, vous trouverez trois autels. Éteindre les flammes qui y brûlent vous ouvrira la porte permettant d'accéder au Sang du loup.
Hélios ne comptait aucunement intégrer la Légion et prêter serment au "Sang du Loup", quoi qu'il puisse être, mais il savait d'Anri que la Cathédrale des profondeurs se trouvait au-delà du Bastion. Il avait donc eu raison de commencer à éteindre les flammes. Et dans une certaine mesure, malgré les acides remarques de l'autre Morteflamme, cela l'avait rassuré. Il progressait dans la bonne direction, et cela le gonflait d'une assurance nouvelle – encore fragile, mais présente.
La fusion des âmes lui en ayant laissé quelques unes, le mort-vivant s'approcha de la servante. Lors de ses précédentes visites, il avait remarqué des plantes sur l'étal translucide. Peut-être y aurait-il de quoi atténuer les effets du poison. Sa curiosité fut néanmoins attirée par autre chose.
- C'est quoi, ça ? demanda-t-il en pointant un petit tas de cailloux colorés et luisants.
- Des pierres de prismes.
- Des quoi ?
Pour une fois, Hélios était particulièrement satisfait de ses achats. Il savait d'ores et déjà que les cristaux qu'il venait d'acquérir allait lui servir. Leur luminescence lui permettrait à la fois de baliser son chemin – dans le marais ou ailleurs – et d'estimer la profondeur du marais, si toutefois les cailloux parvenaient à émettre leur lumière jusqu'à la surface de l'eau boueuse. Et, sa mémoire s'étant montrée juste, il avait aussi pu se procurer des touffes de lichen violet qui, d'après la servante, permettaient de repousser temporairement les effets du poison, quel qu'il soit. Le chevalier n'appréciait toujours pas la vieille femme, pas plus qu'il ne lui faisait confiance, mais il sentait émaner des plantes cette odeur particulière du remède aussi infect qu'efficace.
Durant ses pérégrinations dans le marais fétide, non loin d'une ruine, Hélios avait trouvé un fragment d'Estus. Fragment qu'il confia au forgeron qui lui rendrait, après un moment de labeur, une flasque un peu plus grande.
Le temps qu'André s'occupe de sa fiole d'Estus, le chevalier rendit visite aux autres habitants du Sanctuaire – presque autant par courtoisie que par nécessité. Il puisait en eux une force qui consolidait son sentiment de progression et surtout le sentiment de ne pas être qu'une Morteflamme amnésique de plus.
Il n'avait pas complètement abandonné l'idée de savoir qui il était – ou plutôt, qui il avait été – mais il ne se demandait plus comment ni pourquoi il était mort depuis qu'il savait qu'il était une Morteflamme, un de ces êtres dont le Feu avait refusé le sacrifice. La question était davantage de savoir "quand". Seulement, l'épéiste avait compris que les questions tournant autour de son identité passée ne pouvaient se conjuguer avec sa mission. Alors, plutôt que de se résigner à attendre la fin de sa tâche, il avait préféré s'accrocher au nom temporaire qu'il s'était donné et faire de sa quête des Seigneurs son unique but, sa raison d'être. Et c'était à travers ceux qu'il rencontrait, qu'il rassemblait autour de lui, que cette quête prenait du sens, de la profondeur. Il allait les voir, leur parler, étayant son identité de Chercheur de Flamme grâce au miroir de leurs regards. Il se définissait grâce à eux. En abattant des carcasses inconnues et des monstres sans nom à tour de bras, il n'avait que davantage ressenti le besoin de se différencier de ces choses.
Pourtant, échapper à l'anonymat ne l'exemptait pas du poids de la solitude. Une solitude qui pesait toujours plus lourd sur les épaules du revenant qui enviait toujours un peu plus Anri et Horace. À tout moment, ils pouvaient s'aider psychologiquement et physiquement, eux.
Combien de temps Hélios passa-t-il à éviscérer des limaces, à abattre des Ghrus – certains semblaient d'ailleurs moins évolués que d'autres, se déplaçant à quatre pattes comme des chiens –, à fuir d'autres Ghrus dotés, eux, de magie noire ou de manquer de peu de mourir contre la même carcasse en armure ténébreuse, il l'ignorait. Ce dont il était certain en revanche, c'était que la fameuse porte du "Sang du Loup" restait close car il n'avait toujours pas trouvé la dernière flamme.
Combien de fois le Traque-Seigneurs revint au feu, autant par erreur d'orientation que pour remplir sa fiole d'Estus, il n'avait pas compté non plus. Les prismes brillaient certes jusqu'à la surface mais n'étaient pas visibles d'assez loin pour être utiles – pas dans le marais tout du moins.
Toutes ces pérégrinations avait néanmoins servi : le chevalier avait ainsi découvert plusieurs faits importants. Le premier, que se reposer au camp restaurait les créatures mais aussi leur emplacement et leur vigilance initiales. Il avait ainsi pu se débarrasser d'un groupe de Ghrus qui le poursuivait simplement en s'asseyant devant les braises. Le second fait, directement lié au premier, était que le feu perdait de son éclat et demeurait sans effet si un ennemi s'en trouvait trop proche – chose qui avait failli lui coûter une vie alors que la carcasse ténébreuse l'avait suivi jusqu'à l'épée torsadée. Le troisième élément que le guerrier nota était qu'il conservait ses âmes, peu importait combien de fois il utilisait le feu. Il avait donc la possibilité de faucher autant de fois qu'il le désirait les immondes gastéropodes belliqueux et récolter leurs quelques âmes au passage.
La Morteflamme voulu repousser l'idée de tuer encore et encore les mêmes faibles ennemis pour engranger facilement de petites quantités âmes… et au final, l'appliqua malgré lui. À revenir sans arrêt sur ses pas pour se reposer et prendre le moins de risques possible, le mort-vivant incandescent finissait par connaître par cœur l'emplacement des limaces et s'en débarrasser sans même les regarder – par deux fois il avait eu le malheur de les épargner et d'être aspergé de poison dans le dos. Le trio de Ghrus qui gardaient le pont, non loin du feu, lui donnait à peine plus de mal.
Hélios avait beau aller et venir, explorer, se perdre dans le marais infecté – il avait même trouvé des zones où il s'enfonçait tant qu'il pouvait à peine y avancer –, la dernière flamme demeurait introuvable. Estimant qu'il ne devait pas perdre davantage de temps en recherches infructueuses, le Chercheur de Flamme, las et dépité, revint au Sanctuaire. Faucon Du-Breuil pourrait peut-être l'aiguiller. Et même si ce n'était pas le cas, le chevalier était presque sûr de posséder assez d'âmes pour une nouvelle fusion, quand bien même il n'avait pas progressé d'un pouce.
Sentir sa puissance s'accroître sans avoir passé "d'épreuve", comme cela avait toujours été le cas jusqu'à présent, lui laissa un goût vaguement amer. Il avait la sensation de ne pas mériter cette force nouvelle. Du-Breuil balaya vite cette morosité passagère.
- Toujours pas renoncé ? Vous êtes plus téméraire que je ne l'imaginais, comme garçon.
La pointe d'admiration qui se cachait dans ces quelques mots toucha Hélios bien plus qu'il ne voudrait jamais l'avouer. Le guerrier à l'espadon reprit sur un ton plus neutre.
- Le Bastion de Farron… Ce n'est pas moi qui vous y accompagnerait, maintenant que je leur ai tiré ma révérence…
- À qui donc ?
- À La Légion, répondit platement l'autre Morteflamme.
- Du Bastion ?
L'autre lâcha un vague rire sans force.
- La Légion de Farron est un groupement de Mort-vivants itinérants, expliqua-t-il. Ils ont juré sur le Sang du loup de lutter contre l'essor des Abysses et sont prêts à raser un royaume entier au premier signe suspect.
Il releva lentement la tête vers le porte-braise.
- Une sacrée bande de joyeux lurons, vraiment.
Hélios n'osa demander pourquoi son interlocuteur avait choisi de devenir un déserteur – il n'était pas certain de vouloir connaître la réponse. En revanche, autant pour changer de sujet que pour obtenir un renseignement devenu primordial, le revenant posa enfin la question pour laquelle il était venu : où se trouvait la troisième et dernière flamme du marais ?
