La porte du Sang du Loup se trouvant peu après le feu de camp, Hélios pensait la dernière flamme quelque part entre le message incandescent et la lame torsadée. Il pensait que la première qu'il avait trouvé n'était peut-être pas la première tout court. Heureusement pour lui, son heaume dissimulait son expression aussi affligée qu'exaspérée à son interlocuteur – Du-Breuil ne se serait probablement pas privé d'une autre remarque acide en voyant la déconfiture de son confrère. Le chevalier savait à présent où se rendre. Et il avait cherché partout, sauf le long de la muraille qui prolongeait la porte qu'il désirait ouvrir.
Faucon n'avait étonnamment montré aucune réticence à partager ses informations. Avait-il réellement la bonté d'âme d'aider son prochain, quand bien même il avait lui-même abandonné tout espoir d'achever sa quête ? Ou trouvait-il un plaisir morbide à voir d'autres combattants échouer et désespérer à leur tour ? Le porte-braise penchait pour la seconde solution. Le guerrier, lugubre et ne tenant jamais un propos positif, aurait du mal à le convaincre du contraire. Surtout quand il arborait son petit sourire mi dépité, mi sournois comme c'était le cas à cet instant. Ce rictus allait jusqu'à mettre en doute la véracité de ses informations. Hélios se jura d'être plus prudent que jamais pour se rendre au lieu supposé de la troisième et dernière flamme.
Et grand bien lui en prit. L'endroit indiqué par Du-Breuil se trouvait là où le marais devenait plus profond, là où il était impossible de se déplacer à sa guise et où tout combat devait instantanément plus complexe pour cette raison.
Hélios, ayant déjà tenté d'y aller, savait quelles créatures l'y attendaient : ces Ghrus géants – haut comme trois hommes, si vieux qu'ils en étaient enveloppés d'un manteau de lichen, armés d'un tronc déraciné en guise de massue et doués de magie noire – qu'il avait essayé d'affronter une fois. Une seule fois ; et cela s'était limité à l'essai. Il avait provoqué une des créatures malgré lui, en s'approchant de trop près, et avait eu tout le mal du monde à la fuir, se débattant dans l'eau lourde, tout en évitant les crânes translucides qu'elle avait lancés à sa poursuite. Il estimait avoir eu doublement raison de fuir quand, en jetant un rapide coup d'œil par-dessus son épaule, il avait vu que le deuxième Ghru ancestral l'avait aussi pris en chasse.
Immobile sur une petite émergence de terre, le chevalier incandescent observait les monstres de loin. Il ne pourrait passer sans livrer bataille ; l'eau était trop profonde pour ne serait-ce qu'essayer de courir. Mais comment combattre ? Ils étaient deux ; il était seul. Ils marchaient sans encombres dans le marais pestilentiel ; il devait lutter pour faire un pas dans cette zone-là. Il y avait bien, ici et là, comme partout dans le marécage, quelques ronds de boue perçant la surface, mais ils étaient trop petits pour un combat contre des adversaires si grands. Certains de ces monticules étaient même déjà occupés par un brasier en leur centre.
Cette observation amena de Chercheur de Flamme à réaliser que ces Ghrus, si anciens qu'ils en étaient couvert de mousse, devaient craindre le feu. Il eut un sourire amer. Il portait en lui la puissance du Feu ; il n'était pas pyromancien pour autant. Peut-être sa torche aurait-elle de l'effet ? Il se voyait pourtant mal rengainer son épée, surtout au profit d'une simple torche. Devait-il laisser son bouclier de côté alors ? Aucune des deux options ne lui convenait, et il restait là, avec le sentiment de plus en plus impérieux qu'il lui fallait agir.
Rassemblant son courage, il fit un pas dans l'eau empoisonnée.
Hélios se jeta à plat ventre dans le liquide infecté, échappant de justesse à une ultime attaque du Ghru géant en flammes. Ignorant au mieux les intenses picotements, le Traque-Seigneurs se releva, aussi promptement que possible, pour fuir son adversaire et s'enfoncer plus loin encore dans le marais.
Le revenant avait finalement opté pour une attaque de front, avec son épée dans une main et sa torche de l'autre. Mais, plutôt que d'approcher au risque de capter l'attention des deux monstres à la fois, il n'en avait attiré qu'un en utilisant une lance – une lance subtilisée à un Ghru plus petit occis pour l'occasion. Le Ghru magicien ainsi visé n'avait pas mis longtemps à trouver l'origine de l'attaque et à se diriger vers son agresseur. L'agresseur en question, s'assurant d'abord que l'autre monstre géant n'avait rien remarqué, l'attendait de pied ferme à l'abri du poison. Le chevalier savait que les sorts de son adversaire avaient une portée limitée et en avait profité pour se préparer au mieux. Il avait également remarqué que son opposant ne s'encombrait pas de ce qu'il y avait sur sa trajectoire : il était si massif qu'il avançait droit vers son ennemi, peu lui importait ce qui se dressait sur sa route. Le revenant avait donc disposé sur son chemin quelques morceaux de bois sec – prélevés sur les croix qui n'étaient pas déjà en feu – et une grenade incendiaire au centre. Le Ghru ne vit pas le piège, écrasa l'urne en terre cuite qui explosa en une gerbe de flammes, et s'embrasa en une poignée de secondes. Le monstre sorcier, trop large et imposant pour basculer de lui-même, ne pouvait profiter de l'eau – bien qu'infecte, c'était toujours de l'eau – dans laquelle il pataugeait pour s'éteindre.
Quand bien même il se consumait sur place, le Ghru avait continué d'attaquer, tantôt par un sort, tantôt en balayant l'espace devant lui avec l'arbre déraciné qui lui servait de massue. Il avait poursuivi ses assauts, devenus désordonnés, jusqu'à n'être plus qu'un bûcher hurlant de douleur. Hélios s'était contenté d'esquiver tout au long du combat, déjà parce qu'il se refusait à approcher le brasier ambulant qui lui servait d'adversaire, mais aussi et surtout parce que les cris de ce dernier l'horrifiait. Et ils l'horrifiait bien davantage parce qu'il était responsable de la douleur intense qu'ils communiquaient. Jusque-là, ses ennemis n'avaient poussé qu'un gargouilli infâme ou un court cri d'agonie quand ils les avaient abattus. C'était bien la première fois que le guerrier se trouvait affecté par le mal qu'il infligeait. Ravalant difficilement sa compassion, il avait approché le second Ghru sorcier avec l'intention de lui faire subir le même sort.
Les escaliers qu'Hélios s'était fixés pour objectif n'étaient plus qu'à une dizaine de mètres ; pourtant, ils lui semblaient être à des lieues tant il progressait lentement dans l'eau trouble. Il n'avait pas encore mit le pied sur la première marche qu'il avait déjà sorti une touffe de lichen violet. Après une rasade d'Estus – qu'il avait estimée nécessaire pour retrouver le complet contrôle de ses jambes – et une profonde inspiration, le porte-braise leva son bouclier, qu'il avait repris en main, et commença à gravir les degrés de pierre.
Au sommet, il n'y avait personne. Personne en vue tout du moins. Méfiant, le Traque-Seigneurs fit le tour de l'autel, qui abritait bel et bien la dernière flamme, avant de s'y intéresser – étonnamment, Du-Breuil avait dit la vérité.
Si l'on passait outre le fait qu'il y avait là tant de croix de bois qu'elles semblaient en obstruer la suite du chemin, ce dernier autel était identique aux deux autres : seule la cheminée enflammée et un pan de mur – dans l'exacte même disposition – subsistaient. L'autel lui-même était décoré de gravures également, mais représentaient cette fois quatre personnages couronnés au-dessus de la petite arche qui abritait la flamme. N'ayant toujours ni le temps ni la connaissance pour s'attarder sur les gravures, Hélios approcha la coupelle.
Avec appréhension, le mort-vivant incandescent étouffa la petite flamme, et comme pour les deux précédentes, la cheminée s'éteignit à son tour. Le chevalier n'avait pas encore bougé qu'un grondement résonna dans tout le marais. Un mugissement – écho de grincements d'engrenages et de crissement de chaînes massives – si puissant que le sol en frémissait. Hélios n'avait pas besoin de les voir pour comprendre que les imposantes portes de pierre s'ouvraient enfin. Cependant, il n'osa faire un pas avant que roulement lourd ne s'arrête complètement et que le silence ne retombe sur le marécage putride.
Au pied de la cheminée, dorénavant éteinte, l'arche était fermée par des croix de bois. Elles ne cachaient cependant pas les escaliers qui se trouvaient derrière. Le guerrier solitaire aurait très probablement pris plaisir à découper le bois sec d'un large coup de taille s'il n'avait remarqué un Ghru femelle – qu'il se refusait d'approcher – un peu plus loin. Elle était assise, juste en haut des marches, dos au Chercheur de Flamme. Et malgré l'avantage indéniable qu'il aurait en la surprenant – en admettant qu'elle n'entende pas le chevalier se frayer un chemin au milieu des croix –, il ne voulait pas risquer un combat contre elle. Il n'en avait vu qu'une seule autre dans le marais et avait eu suffisamment de mal à l'abattre pour préférer éviter soigneusement les membres féminins depuis. Plus hautes que les mâles, ces Ghrus femelles étaient capables de bonds ahurissants de plusieurs mètres de haut qui venaient s'ajouter à des mouvements si désordonnés qu'ils en devenaient imprévisibles.
Le porte-braise n'hésita pas longtemps : il avait déjà ouvert les portes du Bastion et il connaissait le chemin pour revenir au feu le plus proche ; il n'avait aucune raison de se mettre inutilement en danger. Comme l'avait si bien dit Siegward, "une Morteflamme ne doit rien faire qui puisse compromettre sa mission". Notant tout de même dans un coin de son esprit qu'il laissait là un énième chemin inexploré, le chevalier incandescent tourna les talons.
Les immenses battants de pierre étaient bels et bien ouverts. Hélios ne mit pas longtemps à remarquer que le troisième des braseros qui précédaient la porte s'était allumé. Quand il avait trouvé le passage clos la première fois, il avait bien vu les deux coupes de feu, mais n'avait pas fait le lien avec les deux autels qu'il avait déjà visités. Le guerrier s'interrogea quelques secondes sur le mécanisme – il devait y avoir de la magie à l'œuvre – qui se cachait derrière ce système de flammes, avant de se diriger lentement vers l'ouverture.
Le Traque-Seigneurs se tenait à présent au début d'une longue allée. Elle était bordée de part et d'autre par une série de pierres plates empilées, qui servaient de support à des bougies illuminées, et qui dessinait une vague clôture derrière laquelle épées, lances, espadons, haches et autres lames étaient enfoncées dans le sol. Il était fort probable que chaque pierre soit une stèle pour un membre de la Légion tombé au combat – et les armes ainsi disposées celles qui avaient été maniés par ceux honorés là. Et comme si la vie avait retrouvé son chemin de ce côté-ci des portes, de grands arbres au feuillage vert et abondant venaient renforcer l'ambiance solennelle qui baignait les lieux, inspirant un profond respect.
Le sentier montait en virage, aussi, la Morteflamme se fit prudente… et s'arrêta net dès qu'elle aperçu un démon corbeau prostré devant une des tombes – celle-ci posée au milieu du chemin –, après avoir franchi le coude. Pavois levé, le chevalier avança lentement. Le monstre lui tournait le dos. Une chance.
La créature, malgré le poignard qu'elle avait en main, n'avait même pas cherché à se défendre. Perplexe, Hélios observa le cadavre quelques secondes. Levant les yeux, il remarqua, à une vingtaine de mètres, au milieu des arbres, un trio de démons corbeaux prosterné devant un quatrième monstre au plumage noir – un bâton en main, il semblait prêcher dans une langue infâme – qui dominait ses congénères depuis un surplomb de pierre. Se souvenant sans mal du poison que ce sorcier corbin pouvait générer et surtout du cri strident qu'il pouvait pousser, le Chercheur de Flamme se mit en tête de l'abattre le premier.
