C'est à peine si le monstre sorcier tourna la tête vers Hélios quand celui-ci se rua sur lui pour l'exécuter d'un coup de taille précis. La créature s'effondra sans vie, telle une poupée de chiffon, et chût aux pieds de ses adorateurs. Ces derniers fixèrent sans bruit leur chef mort, avant de lentement lever leurs orbites vides vers le chevalier qui s'attendait à les voir se métamorphoser en écumant de rage. Ils ne bougèrent pas. Leur lames pointées vers le sol, ils demeurèrent passifs, comme s'ils attendaient que le guerrier embrasé se mette à prêcher à son tour.
Le fier chevalier se sentit décontenancé. Il venait d'abattre deux créatures qui ne l'avaient pas attaqué et qui ne s'étaient même pas défendues. Il venait de tuer deux monstres inoffensifs. Une part de lui se riait de cette oxymore, mais une autre – la même qui lui avait fait ressentir de la culpabilité en entendant les cris d'agonie des Ghrus sorciers – lui soufflait qu'il avait fait quelque chose de mal. Pourtant ce n'était pas la première fois qu'il abattait des ennemis "par sécurité". À Lothric déjà, il avait déjà fait le choix de se débarrasser des carcasses qui menaçaient de l'attaquer dans le dos ; il n'en avait pas été autant affecté. Sans doute parce qu'elles avaient tenté de se défendre – elles n'étaient donc pas si inoffensives que ça. Mais était-ce la seule raison ?
Les yeux vides des corbins le fixaient et le chevalier y voyait là un jugement. Son sentiment de malaise se renforça encore quand, n'ayant d'autre choix pour poursuivre sa route, il passa à côté du trio de démons oisifs. Ils ne se retournèrent même pas pour l'observer ; ils scrutaient le cadavre du sorcier, comme s'ils se demandaient ce qu'il allait advenir d'eux à présent qu'ils n'avaient plus de guide.
Penaud, le mort-vivant continua sur le chemin de terre pentu. Trop surpris par leur apathie pour s'interroger sur le "pourquoi" de cette passivité, il n'osait imaginer l'horreur dans laquelle il venait de plonger ces trois pauvres âmes. Lui-même, s'il n'avait de but, s'il ne devait quérir les Seigneurs, que ferait-il de son immortalité ? La passerait-il à fuir la réalité en se noyant dans le travail comme André ? La passerait-il à ruminer et à soupirer comme Du-Breuil ? Essaierait-il à tout prix de retrouver son identité passée ? De s'en forger une nouvelle comme il le faisait déjà partiellement ? … Ou, lassé de cette vie éternelle, chercherait-il un moyen de mourir définitivement, quitte à perdre les dernières bribes de son humanité en devenant – si cela était possible – une carcasse ?
Un bruit étrange le stoppa net dans ses sombres réflexions comme dans sa progression. Soudain en garde, Hélios réalisa qu'il avait avancé imprudemment. En proie à la panique, il tourna la tête de toutes parts, cherchant l'origine de ce grincement organique, de ce gargouillis indescriptible qui lui parvenait. Il n'y avait pourtant rien en vue. Retrouvant un semblant de calme, le guerrier embrasé s'approcha de l'à-pic qui bordait désormais un côté du chemin abrupte et risqua un œil en contrebas.
Trois hideuses créatures amphibiennes se tenaient là. Fins et souples, ces quadrupèdes à la peau grumeleuse rappelaient vaguement le têtard en cours d'évolution vers la grenouille – la poche qui se dessinait sous l'emplacement de la gueule ne faisait que renforcer cette image. Mais un têtard d'un bon mètre de long, dont la posture gauche évoquait celle d'un humain se tenant maladroitement à quatre pattes, et pourvus d'immenses yeux globuleux parfaitement dérangeants. L'un d'eux repéra Hélios et se précipita vers le pied de la falaise, comme s'il allait l'escalader. Le revenant recula d'un pas par réflexe, pavois levé et paré à porter une attaque. Des bruits d'éclaboussures firent vite comprendre au Chercheur de Flamme que son opposant ne parvenait à se hisser sur les grosses pierres. Sans baisser son bouclier, il approcha de nouveau le bord. Les trois créatures manifestement belliqueuses le fixaient, sans doute rageuses de ne pouvoir atteindre cet ennemi si près et pourtant inaccessible.
Le Traque-Seigneurs reprit la route. Il se devait de laisser de côté ses cas de conscience. Il ne pouvait se permettre de se faire surprendre à nouveau et risquer de perdre son unique et dernière braise. Par chance, les monstres amphibiens l'avaient rappelé à l'ordre sans qu'il n'y ait de réel danger. Se forçant à remettre son débat intérieur à plus tard, le chevalier embrasé atteignit enfin le sommet de la colline et déboucha sur un plateau boisé. Là, un surprenant spectacle l'attendait : deux carcasses, vêtues de cuirasses couleur ébène, se battaient contre des Ghrus. Même de loin, il n'était pas difficile de voir qu'elles dominaient très largement leurs adversaires pourtant plus nombreux. Leurs épées longues et larges tranchaient sans retenue dans les boucliers de bois comme dans la chair, laminant les hommes-boucs sans une once de pitié.
Hélios regardait le massacre de loin, frémissant. Devait-il se jeter dans la bataille ? En profitant de la confusion, peut-être pourrait-il se débarrasser de tous ses opposants en une fois… Mais il y avait aussi la possibilité que les deux camps s'allient le temps de l'éliminer, lui, le porte-braise. Tout à ses réflexions, ce dernier se déplaçait lentement de côté, cherchant l'abri des arbres centenaires qui bordaient le chemin. Absorbé par le combat, le revenant remarqua tardivement – grâce aux dalles fendues et éparses qui marquaient un semblant de route – les ruines dissimulées par les larges troncs. Elles s'étendaient derrière lui, se prolongeant en un long couloir, similaire à celui où il avait affronté le chevalier noir. Hélios n'y aurait prêté que peu d'attention si, au beau milieu de ce corridor de pierre, il n'avait aperçu le blanc terne des cendres d'un feu éteint et la lame d'ébène plantée en leur centre.
Un nouveau dilemme pressant tenaillait le Chercheur de Flamme : devait-il tirer profit du chaos du combat qui faisait rage, ou devait-il prendre le temps d'allumer le feu ? Et s'il l'allumait, devait-il s'y reposer ? L'opportunité d'affronter des ennemis déjà affaiblis ne se représenterait peut-être pas. Il fallait prendre une décision rapidement.
S'arrachant au morbide spectacle, le chevalier courut vers l'épée torsadée – il n'aurait que trop besoin de cette zone sûre – et s'empressa d'étendre sa chaleur vers la poussière d'os. Il pris tout juste le temps de vérifier que les flammes montaient bien le long de la lame noire avant de repartir aussitôt.
La bataille s'était déjà déplacée ; à travers les bois, les cris perçants des Ghrus résonnaient. En s'aventurant au milieu des arbres pour rejoindre le combat, Hélios tomba nez à nez avec un homme-bouc. Aussi surpris que le chevalier, le monstre – qui semblait lui aussi vouloir rallier la lutte – ne pensa même pas à donner l'alarme. Il mourut, la gorge tranchée par un coup de taille porté par réflexe. Son bourreau demeura une poignée de secondes immobile, hésitant à se féliciter pour ses réflexes meurtriers, avant de filer à nouveau à travers la sylve.
Sur la route délabrée, à nouveau bordée de nombreuses lames de formes et de tailles variées, les deux êtres vêtus de noir égorgeaient leurs dernières victimes. L'une des deux carcasses se tenaient cependant plus en retrait, plus courbée également. En voyant les brutales secousses qui agitaient ses épaules, Hélios ne mit pas longtemps à comprendre qu'elle avait respiré le violent poison des Ghrus. Avec un peu de chance, il ne resterait plus qu'un seul cadavre ambulant à affronter s'il patientait quelques minutes. Mais sa droiture, autant que sa mission, l'empêchait d'attendre. Estimant qu'il profitait déjà bien assez de la situation ainsi, le mort-vivant embrasé quitta le couvert de la végétation pour avancer, déjà en garde, sur le chemin aux dalles fissurées. La pointe de son épée de givre encore vers le sol, il guettait l'instant où ses ennemis le remarquerait.
La Morteflamme avait supposé, au vu des tenues similaires, que les carcasses qui se tenaient devant lui possédaient une panoplie d'attaques semblable à celle du mort-vivant qu'il avait affronté, à de nombreuses reprises, dans le marais. Et le chevalier ne s'était pas trompé. Les trois créatures maniaient toutes une épée longue, large, à double tranchant, et employaient une sombre magie. Leurs sorts leurs permettaient tantôt d'extraire leur propre sang, de le solidifier et le façonner de telle sorte qu'elles s'en servaient comme d'un bouclier, tantôt de drainer la vie de leur opposant à travers leurs paumes devenues luisantes.
Sans doute cachaient-elles encore d'autres répugnantes arcanes, aussi, Hélios préféra rester méfiant face à ses deux adversaires – affronter un duo était suffisamment complexe pour ne pas vouloir prendre de risques supplémentaires. D'autant que l'épéiste supposément touché par la toxine des Ghrus se battait avec autant de hargne que son acolyte, malgré sa toux. Maintes fois forcé à reculer, le porte-braise parait, contrait, esquivait, et ne parvenait à se débarrasser de l'un ou de l'autre de ses opposants. Sa lame glacée n'avait toujours pas le moindre effet sur le bouclier de sang et les deux carcasses, bien qu'attaquant avec férocité, agissaient en tandem, laissant toujours à l'une ou à l'autre le temps d'attaquer ou de se défendre.
Le chevalier commençait à perdre le rythme quand une véritable convulsion secoua la carcasse intoxiquée, ouvrant sa garde en grand. Le revenant incandescent s'engouffra dans la brèche, embrochant l'épaule de son opposant. Il n'eut guère le loisir de faire plus, l'autre combattant en armure sombre arrivant en le menaçant de sa poigne vampirique. De nouveau à distance raisonnable, Hélios scruta ses ennemis : celui qu'il avait touché ne pourrait plus manier son épée, mais son bras intact pouvait toujours lancer des sorts ; et l'autre revenant semblait insensible à la fatigue. Les dents serrées, il se tassa un peu plus derrière son pavois.
Après une gorgée d'Estus, le Chercheur de Flamme se baissa vers les deux corps étendus à ses pieds. Le combat s'était accéléré après qu'une des deux carcasses se soit trouvée manchotte, mais il n'était pas devenu aisé pour autant. Il lui avait fallu prendre le risque d'emboutir son adversaire indemne – la carrure du chevalier autant que le poids de son armure en avaient fait un bélier puissant qui avait sérieusement déséquilibré la carcasse – pour se créer l'opportunité d'attaquer l'autre mort-vivant. Désarçonnée par cette charge risquée, la créature estropiée n'eut pas le temps d'invoquer son bouclier de sang. Sa tête avait roulé sur le sol, l'éclaboussant d'un sang noir et visqueux.
La carcasse restante s'était, peu après, écroulée à son tour sous les coups de l'épéiste, baignant elle aussi dans son sang coagulé. Malgré sa hargne et ses coups retors, elle n'avait pu infliger que de légères blessures au porte-braise déjà habitué à ses méthodes de combat.
Ce dernier examinait les corps avec curiosité. Il s'était déjà posé la question en affrontant le revenant en armure sombre du marais, mais n'avait pris le temps d'y répondre : comment des membres aussi fins pouvaient-ils manier, aussi aisément, des épées si larges ? Les lames étaient-elles plus légères qu'elles n'y paraissaient ? Il voulu en saisir une pour la soupeser, mais son regard fut attiré par un autre objet. D'une petite sacoche, éventrée par la bataille, s'échappait une sphère incomplète couleur carmin… et pourvue d'un œil. Passé l'instant d'effroi, le chevalier tendit lentement la main vers la boule brisée dont l'iris figé fixait le lointain. À peine son gantelet entra-t-il en contact avec la sphère qu'il se sentit aspiré vers un autre monde, un monde où brillait une flamme similaire à celle qui pulsait dans sa poitrine, le monde d'un autre porte-braise. Hélios relâcha précipitamment la boule fracturée avec dégoût. Il avait compris ce que c'était : un orbe d'œil rouge fissuré, un objet de chaos qui permettaient de traquer les Morteflammes embrasées. Ces deux carcasses n'étaient donc pas de simples mort-vivants, elles étaient aussi deux spectres sombre en quête de braises ; raison pour laquelle elles avaient montré tant d'agressivité au combat. Craignant que le pouvoir de l'orbe ne s'active de lui-même s'il venait à le briser, le Chercheur de Flamme renonça à détruire cet objet qui lui inspirait haine et répulsion. Il l'empocha tout de même, refusant que la chose ne tombe entre d'autres mains – et espérant secrètement que la servante du Sanctuaire pourrait lui en donner un prix correct.
La route dallée débouchait sur un édifice imposant qui semblait aspirer la vie autour de lui tant la végétation devenait éparse et sèche à son abord. Enjambant les cadavres de Ghrus, le guerrier solitaire se rapprochait avec une appréhension croissante du grand bâtiment – le fameux Bastion de Farron, sans nul doute – dont il ne distinguait encore que de lourdes portes de bois renforcées de fer, engoncées dans une arche de pierre à multiples colonnades. Anri comme Du-Breuil avaient parlé d'une "Légion". Combien d'adversaires attendaient à l'intérieur ? L'endroit semblait vétuste, mais si Faucon était toujours "en vie", il y avait à parier que les lieux ne seraient pas abandonnés non plus.
Le pas du Traque-Seigneurs ralenti malgré lui : à mesure qu'il approchait, il discernait de plus en plus clairement un bruit sourd, un écho étrange de métal que l'on malmène. Il n'était plus qu'à une vingtaine de mètres quand il comprit que c'était là le retentissement du fer contre le fer, d'une lame contre une lame. Un combat. Il se précipita alors vers la double-porte. Qui se battait ? Une autre Morteflamme ? Anri et Horace ? Non, impossible, puisqu'il avait ouvert lui-même l'accès au Bastion. Espérant tout de même trouver un compagnon à soutenir, Hélios poussa de toutes ses forces sur les battants renforcés, pénétra dans la pièce sombre… et se figea.
Des marres de sang noyaient le pavé usé par le temps ; quelques bougies et torches éclairaient difficilement le vaste espace sombre ; des dizaines de cadavres – tous habillés de la même armure de cuir légère, couverts par une cape rouge et coiffés d'un même casque de fer haut et pointu – jonchaient le sol, entravant presque le chemin. Au fond de la pièce, deux grands individus, portant le même uniforme que les corps inanimés qui les encerclaient, s'affrontaient avec les mêmes armes : un espadon et une dague. L'un des deux paraissait cependant à bout de forces. Les coups lourds de son opposant menaçaient de le faire chanceler et bientôt, un ultime coup de dague brisa ses dernières défenses. L'autre, presque calmement, l'attrapa par l'épaule pour lui enfoncer brutalement son espadon dans le ventre jusqu'à la garde. Lentement, la vie quitta le perdant, qui glissa le long de la lame émoussée avant de s'effondrer sur le sol dans un bruit mat. L'écho du choc avec le pavé souillé frappa Hélios comme une massue. Statufié par cette joute mortelle – quand bien même il n'avait assisté qu'à la fin –, il regarda le vainqueur se tourner lentement vers lui. Se redressant de toute sa hauteur, l'homme à la cape rouge pointa tout aussi tranquillement le porte-braise de son espadon, posant le poing – qui serrait toujours sa dague – contre son épaule. Le chevalier n'avait pas besoin de le connaître pour comprendre qu'il s'agissait là d'un salut, d'une invitation au duel, que c'était l'Étiquette de la Légion.
Pétrifiée, la Morteflamme ne parvenait à esquisser un mouvement. Le nom de son adversaire brûlait dans son esprit et il se souvenait sans mal que ce nom était inscrit sur l'un des trônes du Sanctuaire : les Veilleurs des Abysses. Le revenant embrasé allait donc affronter un Seigneur des Cendres – ou même plusieurs ? Après tout, le titre était au pluriel. Si tôt ? Il n'était pas prêt ! Il pensait qu'Aldrich serait le premier, et qu'il aurait encore le temps de progresser avant de l'atteindre ! Le souffle coupé, il resta immobile à regarder son adversaire arriver au pas de course.
