Même s'il avait eu assez confiance en lui pour vouloir affronter un Seigneur, Hélios n'aurait probablement pas pu esquiver l'attaque qui l'envoya, tête la première, contre le sol. Il avait vu le Veilleur se tasser sur lui-même, il l'avait vu lever son espadon loin derrière lui, mais il n'aurait jamais cru son adversaire capable d'un tel bon. Le Seigneur au chapeau de fer s'était propulsé sur presque dix mètres, filant comme une flèche, si bien qu'il avait paru voler. Il ne s'était arrêté que parce qu'il avait planté sa dague au sol, délogeant quelques pavés au passage et profitant de son élan pour envoyer son espadon avec force. Le chevalier incandescent venait de prendre l'attaque de plein fouet. Comme "réveillé" par le coup qu'il avait reçu, il reprenait enfin le contrôle de ses mouvements. Il se releva prestement, tout juste assez pour parer une dague en chemin vers sa gorge. L'assaut le déstabilisa néanmoins et il lui fallut reculer de plusieurs pas pour retrouver son aplomb. Distance que le Veilleur combla avec son espadon seul. La lourde lame s'abattit tel un couperet, manquant sa cible de peu. Hélios, encore terrorisé à l'idée d'affronter un Seigneur des Cendres, tenait bon malgré lui. La peur refoulait ses pensées, laissant le champ libre à ses réflexes de combattant aguerri.
Cependant, l'homme à la cape rouge était aussi rapide qu'agile. Le porte-braise n'avait même pas l'opportunité de contre-attaquer. Quand il parvenait à bloquer l'espadon, la dague trouvait toujours une faille dans sa garde ; quand il parait la dague, l'espadon menaçait toujours de l'écraser ou de l'embrocher. Tout cela quand le Veilleur, bien évidemment, ne reculait pas de plusieurs mètres, en un bond souple et gracieux, pour tourner autour du mort-vivant embrasé tel un chat jouant avec sa proie – des mouvements similaires mais plus maîtrisés que ceux du monstre à la croix de bois du marais.
Et c'est parce qu'il était trop occupé à suivre les évolutions vives de son adversaire qu'Hélios ne se rendit pas compte qu'il y avait un écho de plus, que le son n'était plus en accord avec les mouvements de l'homme au chapeau de fer. Ce n'est que lorsque le bruit fut tout près qu'il tourna la tête pour voir un second Veilleur fondre sur lui. Il n'eut même pas le temps de lever son bouclier. Le lourd espadon ébréché le cueillit dans le flanc, l'envoyant s'écraser dans une pile de cadavres.
Le temps que le porte-braise s'extirpe des corps sans vie, un troisième Veilleur s'était joint au conflit. Et le trio s'entredéchirait ; l'écho du choc des lames tonnait dans la vaste salle, les capes rouges virevoltaient au gré des assauts foudroyants, les dagues filaient tels des éclairs.
Le chevalier contempla la bataille avec autant d'angoisse que d'incompréhension. Pourquoi se battaient-ils entre eux ? Devait-il intervenir ? Lequel devait-il affronter et vaincre ? Celui qui l'avait salué ? Un des deux autres – qu'il ne différenciait déjà plus – ? Le trio tout entier ? Il parvenait tout juste à suivre les mouvements d'un seul Veilleur ; comment pourrait-il en affronter trois en même temps ? Alors que le désespoir gangrenait l'âme de la Morteflamme, les Seigneurs poursuivaient leur chaotique valse meurtrière. Le premier tenta d'empaler le second ; celui-ci esquiva pour attaquer le troisième alors même que ce dernier tentait d'agresser le premier d'un nouveau bond surhumain. La faible luminosité des lieux donnait l'impression que les gerbes de sang, qui s'envolaient avec chaque offensive, retombaient en une fine pluie noire. Bientôt, un des Seigneurs s'effondra, ajoutant sa carcasse à celles qui s'entassaient déjà ça et là. Et bien trop rapidement au goût du spectateur hagard, un autre corps se releva pour le remplacer. La lutte sempiternelle laissa le Chercheur de Flamme figé.
Trois Seigneurs des Cendres, trois monstres de puissance qui renaissaient éternellement. Depuis quand s'affrontaient-ils ? Et si un Veilleur se relevait à chaque fois qu'un autre tombait, cette bataille ne pouvait avoir de fin. En admettant qu'il puisse engager le combat, comment Hélios pourrait-il briser la boucle ? Accablé, le revenant ne songea même pas à boire un peu d'Estus, alors que les deux coups qu'il avait difficilement encaissés lui avaient brisé les côtes et presque fendu le crâne ; c'est tout juste s'il s'en rendait compte tant la peur lui écrasait l'âme.
En esquivant un énième coup de taille, l'un des Seigneurs se retrouva à portée de la lame de givre du guerrier embrasé. Celui-ci, dans la panique, leva son bouclier au lieu de saisir l'opportunité. Le grand homme à la cape ne le regardait même pas quand il fendit l'horizon devant lui, stoppant net la course d'un autre Veilleur et frappant Hélios presque par inadvertance. Le dernier membre de la Légion se jeta sur le groupe, abattant sa longue lame sur le pavé, là où un de ses confrères se tenait moins d'une seconde plus tôt. Le choc souleva autant de poussière qu'il ne fit jaillir d'étincelles, achevant de terroriser le porte-braise.
Il ne pourrait pas gagner. Il le savait. Il lui fallait une échappatoire, et vite. Mais, de nouveau plongé au cœur du combat, le chevalier n'avait guère le loisir de chercher du regard la porte par laquelle il était entré. Il n'eut même pas le temps de cligner des yeux. Alors qu'il guettait la dague du Veilleur qui lui faisait face, il sentit une morsure froide à la base de son cou. Puis, presque immédiatement, les ténèbres l'engloutirent.
Le feu crépitait doucement au milieu des ruines. Hélios se redressa, encore glacé d'effroi. Il passa machinalement les doigts sur sa nuque, palpant maladroitement son cou à travers son gantelet, comme pour s'assurer que sa tête était bien rattachée au tronc. Passé son instant de panique, son bras retomba mollement.
Il était mort. Pour la deuxième fois.
Ce qui le contrariait le plus, ce n'était pas tant d'avoir perdu ses âmes que d'avoir été dépossédé de sa précieuse dernière braise. Il se sentait si fragile sans le pouvoir du Feu… Un besoin presque irrépressible de récupérer ce pouvoir montait en lui. Hélios savait pertinemment qu'il n'avait plus de braises – en tout et pour tout, il n'en avait trouvé qu'une, et il l'avait déjà utilisée – mais fouilla tout de même ses sacoches, une à une, aussi posément que sa sensation de faiblesse le lui permettait. Il lui fallait vérifier qu'il ne restait pas quelques miettes qui pourraient l'aider. Et quand il s'en fut assuré, il put presque sentir un voile de marasme envelopper son esprit. Il était faible, et il allait le rester.
Le chevalier solitaire leva un regard morne vers la forêt qui précédait le Bastion. S'il n'avait pu toucher les Veilleurs des Abysses avec une braise, que pouvait-il faire sans ? Et même avant cela ! Serait-il seulement capable d'affronter les nombreux Ghrus qui gardaient la porte ? Et les esprits sombres qui erraient sur le chemin ? Le mort-vivant vacilla ; sa soudaine impuissance l'assommait, le clouait sur place. Le comportement de Du-Breuil lui semblait d'un coup plus clair, presque logique. Il n'arrivait, en effet, "même pas à la cheville" d'un Seigneur alors qu'il avait déjà tant progressé depuis son réveil dans le Cimetière des Cendres. Que pouvait-il faire alors ? S'acharner sur des ennemis plus faibles et amasser assez d'âmes pour pallier à sa force manquante ? Il ne pourrait jamais en réunir assez avant que la Flamme Primordiale ne s'éteigne. Capituler, comme Faucon ? C'était tentant, mais il ne pouvait s'y résoudre. Il préférait encore attendre là qu'une autre Morteflamme veuille affronter les Veilleurs des Abysses et se joindre à elle…
Alors que ses mains cherchaient toujours frénétiquement ses poches à la recherche d'un résidu de braise, les doigts du guerrier trouvèrent les orbes rouges fissurés. Il en prit un dans la paume et le scruta longuement, en silence. La tentation était grande. L'œil de la sphère semblait l'hypnotiser. Il sentait, là, juste au creux de sa main, un chemin vers une braise. Une braise si belle, si chaude… mais qui ne lui appartenait pas. Hélios ferma presque douloureusement les yeux. Résister à cet appel, à cette invitation au massacre pour obtenir le pouvoir du Feu, était difficile. Il avait tant besoin de cette force…
Il leva la main vers la lame noire torsadée. Mieux valait encore qu'il se débarrasse de ces objets de chaos ; la servante saurait probablement quoi en faire – car il était toujours hors de question de les laisser là et que quelqu'un ne cède à la tentation à sa place. Il avait déjà saisi la garde de l'épée et s'apprêtait à en activer le pouvoir quand une réflexion le fit s'interrompre.
Il portait sur lui la marque de son échec ; tous verraient qu'il n'était plus incandescent. Supporterait-il le poids du regard de ceux qui croyaient en lui ? Il n'avait cure de ce que penserait la vieille femme, mais… André l'avait encouragé, Irina – bien qu'aveugle, elle sentirait très probablement le changement – avait même fait le serment de l'aider, la Gardienne du Feu se montrait toujours douce en lui apportant un soutien indéfectible… Il ne voulait pas les décevoir. Pas plus qu'il ne voulait donner raison au dépressif Du-Breuil et encore moins au pédant Eygon – quand bien même celui-ci ne l'attendrait pas, comme les autres, au Sanctuaire.
Avec un soupir de détermination, il relâcha l'épée sombre et refoula l'orbe au fond de sa poche. Son orgueil lui interdisait tout retour en arrière. Il ne pouvait que continuer, apprendre et progresser. Il n'avait pas le choix. Avec un sourire aussi triste que fataliste, il se dirigea vers la forêt. Qu'avait-il de plus à perdre à présent ?
Hélios n'avait plus ni âmes ni braise à protéger, mais l'habitude d'être méfiant s'était déjà ancrée en lui. C'est pourquoi il préféra attendre, cette fois aussi, que les esprits sombres tuent les Ghrus à sa place. Mais contrairement à son premier passage, les deux carcasses étaient presque indemnes en arrivant devant les portes du Bastion – ce qui ne manqua pas de dérouter la Morteflamme. Postées là, elles semblaient faire le bilan de leur tuerie. Le chevalier approcha alors, lame au clair.
Les esprits sombres semblaient moins hargneux depuis qu'il avait perdu sa braise, mais ils restaient de redoutables adversaires. Le Traque-Seigneurs sorti vainqueur du combat, mais il dû consommer une grande partie de son précieux liquide de soin pour s'en remettre. Le tier d'une fiole ne serait bien évidemment pas suffisant pour affronter les Veilleurs. Le mort-vivant leva tout de même les yeux vers les larges portes – d'où s'échappait l'écho de l'éternel combat des Seigneurs –, et s'étonna de les trouver toujours ouvertes. Cependant, il ne pouvait voir au-delà car un rideau de brouillard, si épais qu'il semblait fait de cendres, masquait intégralement l'intérieur du bâtiment. Tout ne revenait donc pas à son exacte place initiale à sa mort. Comment ? Pourquoi ? Il ne le savait pas, mais espérait toujours un peu que quelqu'un lui expliquerait un jour. Prenant note de cette singularité, il resta un instant immobile. Valait-il mieux retourner au feu de camp remplir la fiole – et risquer de se retrouver précisément dans la même situation –, ou franchir le brouillard pour observer au mieux – pour le peu de temps qu'il survivrait – le style de combat des Seigneurs ? Le vacarme des lames s'entrechoquant lui donnait envie de fuir. Il ne voulait pas y retourner ; il ne voulait pas mourir à nouveau. Avec ou sans braise, il n'était pas de taille. Et toujours, le pouvoir du Feu lui manquait terriblement…
Il inspira profondément. Son devoir de Morteflamme, son honneur de chevalier étaient plus forts que sa crainte. Ou du moins, il fallait qu'il s'en persuade. Avec appréhension, il avança lentement avant de passer la main au travers du mur de brume.
Comme la première fois, le Chercheur de Flamme assista à la fin sanglante d'un duel. Et comme la première fois, le vainqueur le salua avant d'engager le combat. Les dents serrées, Hélios se terra derrière son bouclier, maintenant la plus grande distance possible entre lui, son adversaire et les nombreux cadavres qui les entouraient. Il ne savait pas quand, mais il était certain que l'un d'eux se relèverait à un moment donné.
Le Seigneur à la cape rouge, cette fois aussi, effectua une ruée ahurissante. Mais le chevalier connaissait déjà cette attaque. Il la savait parfaitement linéaire et terminée par un coup d'espadon circulaire. Aussi, dès que son ennemi s'était ramassé pour bondir, il avait commencé à se déplacer latéralement et pu esquiver l'offensive. Il était si surpris d'y être parvenu qu'il regarda, sans réagir, venir l'attaque suivante.
La Morteflamme avait déjà vidé sa fiole d'Estus quand le troisième Veilleur se releva. Le mort-vivant tentait de garder ses distances, mais les mouvements erratiques et les décisions irrationnelles de ses adversaires rendaient la bataille imprévisible. Tantôt les Seigneurs semblaient vouloir s'en prendre à lui de concert, tantôt il avait plusieurs secondes pour rétablir sa garde. Et, bien qu'ils semblaient tous les trois utiliser les mêmes techniques, le guerrier ne parvenait plus à suivre tant le combat était devenu chaotique. Cela lui coûta une vie de plus.
Le Chercheur de Flamme s'éveilla de nouveau, suffoquant, à côté du feu. Décidément, mourir n'était pas une expérience agréable – autant psychologiquement que physiquement. Heureusement qu'il ne ressentait aucune douleur ; son moral était déjà bien assez affecté comme ça. Après une courte inspection réflexe de son intégrité physique, la mâchoire crispée, il se dirigea de nouveau vers la forêt au pas de course. Il ne fallait pas qu'il s'attarde ; il devinait sans mal que plus il se pencherait sur ses états d'âmes, plus il hésiterait à repartir au combat, plus il se rapprocherait du désespoir qui avait déjà englouti ses prédécesseurs. Son devoir devait rester le plus fort. Il le fallait.
Hélios mourut près d'une dizaine de fois dans la grande salle sombre. Mais à chaque fois, il avait un peu moins peur, il survivait un peu plus longtemps, il était un peu plus serein pour observer et comprendre la méthode de combat de ses adversaires – car les trois Veilleurs employaient bel et bien tous le même registre de techniques. Le revenant appris à craindre ses adversaires bien davantage pour leurs capacités que pour leur statut de Seigneurs. Sans le réaliser, il comblait sa faiblesse avec du savoir.
Pourtant, ce n'est que parce qu'il était poussé par un sentiment de progression qu'il pu retourner affronter les Veilleurs des Abysses, encore et encore. Sans cette évolution – lente mais présente –, il se serait probablement déjà embourbé dans la détresse que lui inspirait ce combat ardu. Une détresse qui s'intentsifiait à chaque décès et qui venait amplifier encore un peu l'envie d'abandonner cette quête immensément difficile, tout comme – de façon parfaitement contradictoire – celle de retrouver une braise qui lui permettrait de plus nets progrès. Heureusement, l'épéiste avait fermement clos le petit sac contenant les orbes rouges cyclopéens.
Ce n'est que lors du septième essai qu'il avait remarqué un détail qui lui servit les fois suivantes : deux des trois grands hommes avaient les yeux d'un rouge vif, presque lumineux. Depuis sa première rencontre avec les membres de la Légion des Mort-vivants, le guerrier solitaire n'avait pu vraiment observer leurs pupilles, le regard de ses ennemis lui ayant toujours été dissimulé par le haut chapeau de fer qu'ils portaient tous bas sur le front. C'est cette particularité colorimétrique qui permit au chevalier de différencier les "Seigneurs revenants" de celui qui le défiait à chaque fois qu'il pénétrait dans la grande salle sombre. Hélios douta un moment que pouvoir les identifier l'aiderait à mieux appréhender la bataille tant ils étaient vifs et agiles, mais remarqua de façon certaine que le comportement des uns et des autres variait selon la couleur de leurs iris.
Les deux Veilleurs aux yeux rouges s'en prenaient à quiconque se trouvait à portée, alors que le dernier visait d'abord la Morteflamme et ne s'en détournait que lorsqu'il n'avait pas le choix. Fort de cette information, le chevalier modifia son approche et pu – enfin ! – voir un des Veilleurs aux iris carmin tomber sous sa lame. Hélas, les deux autres réduisirent rapidement cet exploit à néant. Le mort-vivant se redressa cependant près du feu gonflé d'une assurance nouvelle et avec bien davantage de courage.
Cette fois, le Traque-Seigneurs prit le temps de réfléchir avant de repartir. Il savait depuis longtemps que seuls quelques Ghrus – qu'il pouvait facilement occire – le remarquaient s'il longeait un certain chemin au milieu des arbres. De même, il n'avait nul besoin de se frotter aux esprits sombres pour atteindre le Bastion. La conjugaison de ces deux savoirs lui permettait d'arriver indemne face aux Seigneurs. Pour ces derniers, le combattant mort-vivant avait aussi remarqué que, bien qu'il paraissent tous monstrueusement forts, ceux qui avaient les pupilles rouges étaient plus faibles que le troisième. Leurs coups étaient moins lourds et un rien plus lents. Ils étaient également moins résistants.
La question était donc de savoir s'il valait mieux essayer de se débarrasser des gêneurs avant de s'en prendre au "vrai" Veilleur, ou s'il valait mieux ne pas quitter ce dernier des yeux et ne frapper que lui.
Il se posait encore la question quand il franchit, une nouvelle fois, l'épais mur de brouillard. Derrière, selon le geste presque rituel que le chevalier connaissait à présent si bien qu'il aurait pu l'exécuter lui-même, le premier Veilleur des Abysses le salua après avoir achevé un de ses compères.
