Hélios – dont l'œil scrutateur avait finement observé les Seigneurs – connaissait déjà par cœur le tempo des attaques de son adversaire, l'aisance avec laquelle le Veilleur pouvait enchaîner certains coups, la puissance de chacun de ces coups,… Ses diverses tentatives lui avaient donné au moins cet avantage.
De plus, quand le revenant entrait dans la salle, la danse était toujours la même. "D'abord, la charge." Au moment même où le Veilleur s'élançait, le chevalier bondit sur le côté. "Ensuite, le coup de taille." La dague de l'homme au chapeau de fer siffla près de son heaume. "Maintenant, le coup ascendant." L'espadon effleura le sol, faisant jaillir quelques étincelles, pour remonter en une large courbe vers la tête de la Morteflamme qui esquiva sans difficulté. C'était là que le combat commençait réellement, Hélios ne pouvant plus prédire les mouvements de son adversaire. Les yeux rivés sur son ennemi, il guettait la moindre amorce de mouvement, le moindre indice qui pourrait l'aider à prolonger sa vie de quelques secondes… ou à écourter celle de son opposant.
Les deux autres Veilleurs des Abysses se relevèrent. La bataille s'intensifia. Puis une cape s'écroula pour ne plus se relever. La Morteflamme se jeta presque sur le duo restant, interrompant leur duel. Elle n'avait qu'un temps limité avant qu'un autre membre de la Légion ne revienne à la vie.
Le guerrier faisait face au dernier Veilleur – le seul qui n'avait pas les yeux rouges. Un mélange d'appréhension, d'empressement et de fébrilité le gagnait. Il lui fallait faire vite, mais rester prudent. Il lui fallait être prudent, mais tout faire pour sortir vainqueur. Il lui fallait vaincre pour ancrer définitivement en lui cette confiance qui lui faisait tant défaut. Il avait besoin de cette confiance pour triompher des autres Seigneurs.
Hélios était si concentré qu'il en oubliait de cligner des yeux. Le combat l'avait plongé dans un état second, une véritable transe guerrière. Il suivait les armes de son opposant, guettant les attaques ; il suivait ses mouvements, guettant des ouvertures. L'homme au chapeau de fer balançait son bras en arrière ? Il fallait bondir de côté. Il levait sa dague au-dessus de sa tête ? Un simple pas en arrière suffisait. Il prenait son espadon à bout de bras, parallèle au sol ? Il allait donc faire une attaque d'estoc ; le revenant pouvait alors avancer, s'effacer au dernier moment, et porter un coup.
Comme il l'avait vu faire à chaque fois qu'il entrait dans la grande salle sombre, Hélios enfonça son épée de givre, jusqu'à la garde, dans le buste du Seigneur. Il entendit ce dernier suffoquer derrière son haut col de cuir. Menacée par la dague que l'homme à la cape n'avait pas lâchée, la Morteflamme se dégagea promptement. Elle regarda, presque sans comprendre, son ennemi s'affaisser. Le Veilleur des Abysses posa un genou à terre, puis le poing – toujours serré sur son espadon –, avant de s'effondrer tout à fait. Le chevalier, le souffle court et encore en garde, observa le corps inerte qui se perdait presque dans la marrée de cadavres déjà étendus au sol. Il n'arrivait pas à réaliser ce qu'il venait de se passer. Avait-il vaincu ? Il se redressa à demi, laissant sa lame glacée redescendre lentement vers les pavés souillés. Avait-il réellement terrassé un Seigneur des Cendres ? À lui seul ? Il allait laisser exploser sa joie quand il réalisa qu'il n'avait récupéré aucune âme. La sienne se comprima – son ennemi était donc toujours en vie.
Avant même que le Chercheur de Flamme ne puisse approcher pour irrévocablement achever le combat, des filets de sang constellés de particules luisantes montèrent de chaque cadavre affalé dans la salle sombre. Les fils grenats se rejoignirent rapidement pour former de larges torrents avant de fléchir vers le dernier corps tombé au sol. Le guerrier solitaire, effaré, regarda avec horreur les dépouilles de la pièce se vider de leur sang et le déverser sur son ultime adversaire. Dès que l'immonde flot cessa, l'espadon du Seigneur s'enflamma.
Hélios ne connaissait des Veilleurs des Abysses que ce que Faucon Du-Breuil avait pu lui en dire. Il ignorait tout de la sempiternelle lutte qu'ils menaient contre les Abysses, de leur loyauté envers un héros disparu – le chevalier-loup, Artorias – ou de leur échec qui mena à la contamination du marais qui entourait le Bastion. De même, il n'avait que vaguement entendu parler du Sang du Loup, sans savoir que cela représentait un culte, un dogme pour les membres de la Légion, que le Serment du Sang du Loup était l'héritage d'Artorias.
Hélios ne pouvait comprendre qu'à cet instant, le dernier Veilleur encore exempt d'impureté avait cédé aux Abysses pour l'affronter. Il ne savait pas que lui, une simple Morteflamme sans braise, venait de pousser un Seigneur des Cendres dans ses derniers retranchements.
Le chevalier ne savait que ce qu'il pouvait voir, et ce qu'il voyait ne lui plaisait pas : en accumulant les particules de braise disséminés dans les corps des défunts, le Veilleur des Abysses venait d'acquérir – ou plutôt de ré-acquérir – le pouvoir de la Flamme qu'il avait autrefois entretenue et qui avait fait de lui un Seigneur des Cendres. À l'instar d'un porte-braise, l'homme au chapeau de fer luisait, incandescent. Il remua, se redressa lentement, avant de se remettre en garde, bas sur ses appuis. Ses yeux aussi s'étaient allumés d'un rouge flamboyant et son regard incendiaire fit frissonner le Traque-Seigneurs. Ce dernier n'avait eu besoin que d'un coup d'œil pour voir que les blessures de son ennemi s'étaient complètement refermées. Le duel reprenait donc de zéro. Pire encore, le Seigneur était plus fort puisqu'investi du pouvoir du Feu et la Morteflamme dans une impasse, sa fiole de soin étant vide. Un mélange de frustration, de peur et d'abattement vint brutalement alourdir les membres du combattant mort-vivant. Lui qui croyait avoir touché du doigt la victoire regarda avec fatalité son opposant approcher calmement.
Assis devant l'épée sombre, Hélios regardait les flammes danser sans vraiment les voir. Il avait redouté autant qu'espéré que, en retournant dans la grande salle sombre, il retrouverait le Seigneur embrasé. Ce n'avait pas été le cas. Il y avait revu le Veilleur tel qu'il l'avait rencontré la première fois : en plein duel et sans braise.
Il avait affronté le grand homme, jusqu'à ce que ce dernier ne s'effondre et ne rassemble sa braise à nouveau. Pragmatique, le chevalier était resté sur la défensive pour observer au mieux les nouvelles capacités de l'espadon embrasé. Étincelles, traînées de feu, arcs de flammes et explosions étaient venues ponctuer la bataille, éclairant la pièce aux pavés noyés de sang d'une lumière à intensité variable.
Le mort-vivant avait aussi guetté le moment où un autre Seigneur incandescent se relèverait. Il n'y en avait pas eu. Le combat était resté un duel. Un duel qu'il avait perdu. Plusieurs fois.
Le Chercheur de Flamme inspira longuement. Ses progrès le laissaient pensif. Après avoir découvert que, quoi qu'il fasse, un dernier Veilleur se relevait toujours avec le pouvoir du Feu – et qu'il n'y en avait toujours qu'un à se relever –, Hélios avait tout tenté pour l'abattre. Un certain nombre de fois, le chevalier était parvenu à faire chanceler le Seigneur embrasé, il avait entraperçu la fin de la bataille, mais n'avait jamais pu porter le coup fatal. À chaque fois, trop pressé d'en finir, il avait manqué de prudence et l'avait payé d'une nouvelle vie. La frustration de frôler la victoire rendit le guerrier solitaire toujours un peu plus brusque, un peu moins raisonnable et bien moins patient. Au résultat, il ne parvenait même plus à vaincre le premier aspect du Veilleur des Abysses. Comme lors de ses premiers essais, il se faisait déborder par les "Seigneurs revenants", puis dominer par le chaos. Ce qui l'agaçait d'autant plus.
L'impression d'avoir régressé avait laissé l'épéiste dépité. Après autant d'essais infructueux, il lui avait fallu faire une halte, pour se calmer, pour relativiser. C'était déjà un grand progrès que de ne plus redouter un duel contre un Seigneur des Cendres ; un exploit que d'être parvenu à vaincre son premier aspect – surtout à plusieurs reprises et sans braise. Mais, aveuglé par son exaspération et rendu aigri par la sensation d'être toujours plus faible, Hélios ne pouvait que ruminer sa médiocrité. À cet instant plus que jamais, il aurait aimé avoir le pouvoir du Feu. Sans le réaliser vraiment, il passait machinalement les doigts sur la bourse qui contenait les orbes rouges. Maintenant qu'il savait à quoi s'attendre, il n'avait besoin que d'une braise pour avoir la certitude de mener le combat à son glorieux terme. Oserait-il aller prendre cette braise qui lui faisait défaut à un autre ? Briserait-il un orbe rouge pour devenir un voleur et un assassin ?
Non. Non, il ne le ferait pas. Malgré son statut de Morteflamme, il était et resterait un fier chevalier, un homme de principes qui faisait passer son devoir avant tout. C'était en plaçant une foi absolue dans sa mission qu'il était allé aussi loin. Mais… sa mission ne serait-elle pas plus simple avec le pouvoir du Feu ? Après tout, la Flamme Primordiale menaçait de s'éteindre ; tous les moyens étaient bons pour parvenir à ses fins, non ?
C'est en imaginant chacune des autres Morteflammes qu'il connaissait céder à la tentation que le guerrier pu mettre fin à son dilemme. Même le lâche Du-Breuil ne s'abaisserait probablement pas à commettre une telle ignominie – probablement.
Hélios se releva presque précipitamment. Les mots du déserteur lui étaient revenus une fois de plus : "nous ne leurs arrivons même pas à la cheville". Ces mêmes mots, qui à plusieurs reprises avaient plongé le revenant dans le doute et l'hésitation, lui faisait à présent l'effet d'un coup de fouet. "Même pas à la cheville" ? Il avait manqué de peu de vaincre les Veilleurs de Abysses ! Et s'il y était parvenu à maintes reprises, ce n'était pas dû au hasard. Avec ou sans braise, il était capable de triompher. Il le devait. Il le pourrait. Il suffisait de s'en convaincre. Le poing serré sur la garde de son épée mais en restant étrangement serein, le guerrier solitaire reprit le chemin du Bastion.
Le Seigneur incandescent virevoltait au milieu du brasier créé par son espadon enflammé. Ses coups ciblaient toujours les points vitaux, mais la Morteflamme, les ayant déjà vu cent fois, pouvait lire – voir même prédire – la plupart des assauts mortels. Et heureusement, car ni son bouclier ni son armure ne pouvaient le protéger intégralement de la chaleur infernale de la longue lame.
S'il en avait eu le temps, Hélios se serait sans doute fait la réflexion que la traînée de flammes à laquelle il venait d'échapper dessinait un gigantesque serpent ardent, mais il était bien trop préoccupé par l'évolution du combat pour le remarquer. Ses erreurs lui avaient coûté cher : l'épaule déchirée par la dague effilée et le mollet brûlé jusqu'à l'os par une explosion, il guettait l'instant où il pourrait enfin porter sa fiole de soin à ses lèvres. Il avait trop besoin de son bouclier et de sa mobilité pour se soustraire aux attaques vives et incessantes.
Le moment avait été mal choisi. À l'instant même où les dernières gouttes d'Estus glissaient dans la gorge du guerrier, le lourd espadon vint s'écraser sur son épaule en une gerbe de feu. Instinctivement, le Traque-Seigneurs contre-attaqua avec l'énergie du désespoir, taillant une large diagonale dans le buste de son adversaire. Celui-ci, surpris par la riposte, recula de quelques pas en titubant. Il n'eut pas le temps de baisser les yeux vers sa blessure. Le revenant – qui n'avait plus rien à perdre depuis longtemps déjà –, poussé dans ses derniers retranchements, se rua sur lui en hurlant, de rage comme de terreur.
Les adversaires s'étaient fendus simultanément d'une attaque d'estoc. Le givre avait croisé les flammes ; les deux lames s'étaient frôlées, mais une seule avait fait mouche. Avec à l'élan de la course, l'épée glacée d'Irithyll s'était enfoncée aussi aisément dans l'armure de cuir souple que dans la chair du Seigneur. Ce dernier, immobile, perdait lentement de son éclat. La vie le quittait, sa braise s'éteignait. Le dernier Veilleur des Abysses chancela, avant de s'effondrer et de disparaître en particules de cendres. Ces mêmes cendres qui vinrent soudain se coller à l'armure et à la peau du vainqueur exténué, faisant renaître en lui le pouvoir du Feu. Moins d'une seconde plus tard, un grand nombre d'âmes trouvaient refuge en leur nouveau maître.
Hélios, le souffle rauque et les yeux écarquillés d'incompréhension, demeurait figé, comme assommé par la suite improbable des événements. Comment avait-il pu encaisser le dernier coup de son ennemi sans fléchir ? Comme il n'avait pas senti la bague bleue – l'anneau de Greirat – activer son pouvoir de protection, il restait perplexe. Pourquoi, à l'inverse, l'homme à la cape avait-il été autant affecté par les derniers coups du mort-vivant ? Avoir pris son épée à deux mains les avaient donc rendu si lourds ? Le chevalier ne réalisait pas vraiment non plus que sa nouvelle braise, à l'instar du Seigneur, avait soigné ses blessures. Il arrivait encore moins à comprendre qu'il avait enfin vaincu. Reprenant lentement son souffle, il balayait la salle des yeux, s'attendant à ce qu'un autre membre de la Légion prenne la relève.
Il attendit de longues secondes dans la salle sombre. Le silence qui régnait était presque aussi surprenant que le vacarme du combat qui tonnait encore quelques minutes plus tôt. Rien ni personne ne bougeait. Encore incrédule, la Morteflamme laissa son regard descendre sur ses membres : tels des braises chaudes, ils rougeoyaient de nouveau. Le Chercheur de Flamme était redevenu un porte-braise en terrassant un Seigneur des Cendres. Encore tendu par la bataille, le guerrier enfin victorieux ne parvenait à exprimer sa joie. Il avait simplement la douce sensation que le feu qui brûlait de nouveau en lui le parcourait des pieds à la tête en crépitant de bonheur.
La Gardienne avait dit que les Seigneurs devaient "êtres ramenés de gré ou de force". Il fallait donc ramener quelque chose ; raison pour laquelle Hélios était si ennuyé : celui qu'il avait vaincu s'était consumé, et il ne pouvait décemment pas ramener chacun des cadavres qui jonchaient l'endroit au Sanctuaire – la tâche serait aussi fastidieuse qu'inutile.
En détaillant les lieux en quête d'une solution, la Morteflamme remarqua enfin les urnes qui ornaient le pourtour de la pièce, abritées par de larges alcôves et éclairées par des bougies presque entièrement fondues. La mousse et les herbes qui étaient parvenues à s'infiltrer dans la bâtisse achevaient de donner à l'endroit un air vétuste, quasiment décrépi. Pour un peu, le revenant embrasé se serait cru dans une crypte.
À l'opposé de l'entrée du Bastion, le guerrier s'était approché d'un monticule blanc qui semblait émerger du sang sec qui peignait le sol pavé. Non loin de ce qu'il avait rapidement identifié comme de la poudre d'os – et donc comme les bases d'un feu de camp, bien qu'il y ait eu beaucoup plus de cendres que d'ordinaire –, il avait trouvé la si familière lame torsadée. Confiant, le mort-vivant encore euphorique de sa victoire n'hésita pas une seconde : il saisit l'épée noire et l'enfonça dans les cendres blanches.
Soudain, avec un grondement assourdissant, l'autel qui semblait clore la pièce se mit à trembler. Vibrations et tremblements allaient croissants alors que la table de prière s'enfonçait dans le mur, dévoilant un escalier descendant aux marches inégales.
Hélios, surpris par le mécanisme dissimulé, s'était brutalement remis en garde. Bien décidé à conserver la braise qu'il venait d'acquérir, il progressa lentement vers les degrés de pierre, le pavois levé et sa lame de givre au clair.
