Le Traque-Seigneurs s'adossa négligemment au mur délabré. Malgré tout, le combat avait été rude – le début surtout. Après avoir savouré une petite gorgée d'Estus, il s'intéressa au cadavre démesuré du monstre crucifié qui gisait à ses pieds – l'armure vide qui traînait plus loin était un mystère sur lequel il n'osait se pencher.
Ayant enfin pu se dégager de la tenaille, Hélios avait profité de sa liberté de mouvement pour contourner rapidement le chevalier qui peinait à extraire son espadon du sol et, avec précision, enfoncer sa lame de givre derrière le genou, faisant chuter l'armure creuse. La tête de celle-ci étant descendue à la portée du porte-braise, il avait pu exécuter le chevalier noir d'un coup de taille. L'autre adversaire, manchot et seul, n'avait même plus eu l'occasion d'attaquer.
Le guerrier solitaire s'interrogeait : la créature semblait ne rien avoir en commun avec les Veilleurs, alors pourquoi ses mouvements étaient-ils si similaires à ceux des Seigneurs ? En détaillant le corps bossu sous sa croix de bois, le revenant incandescent se fit la réflexion que les attributs monstrueux de la chose hurlante – dorénavant silencieuse – lui évoquaient un canidé. S'agirait-il d'un lycanthrope ? Le terme lui-même fit tiquer la Morteflamme. Un lycanthrope ; le Sang du Loup ; les Veilleurs des Abysses. Faucon Du-Breuil n'avait très probablement pas tout dit. Quelles atrocités les membres de la Légion avaient-ils subi pour que certains finissent ainsi ? Cela faisait une question de plus ; mais cette fois, le mort-vivant savait à qui il pouvait la poser et qu'il pourrait obtenir une réponse – quand il retournerait au Sanctuaire.
Quittant les ruines, Hélios revint dans la forêt inondée. Il espérait de tout cœur que le chemin qui menait à la cathédrale tant recherchée soit dans cette partie du marais. Quand bien même il y régnaient carcasses armées de pieux démesurés, crabes géants et énormes insectes cracheurs de poison, les Bois de la Crucifixion semblaient presque accueillants comparés à l'infâme marécage putride qui précédait les portes du Bastion de Farron. S'il le pouvait, le porte-braise ferait tout pour éviter de retourner dans les eaux infectées.
Afin d'entamer son exploration depuis un lieu familier, le chevalier embrasé était revenu auprès de l'échelle qui descendait vers la partie nauséabonde du marais. Lui tournant le dos, il avait avisé d'autres ruines que l'eau engloutissait peu à peu. Le rez-de-chaussée était noyé par le marais ; le premier étage accessible par un escalier envahi par la vase et les algues.
S'aventurant entre les murs sombres et couverts de mousse, Hélios évolua dans ce qu'il avait identifié comme une caserne – du moins, ce qu'il en restait. Aussi il ne fut pas surpris de trouver des carcasses en armure qui somnolaient ici et là. Il en occis même toute une troupe dans un petit hall.
Quand bien même les nuages servaient de plafond à la plupart des pièces, les restes d'un étage supérieur semblaient accessibles au détour d'un énième vestige de couloir où des lianes avaient remplacé la charpente. Le Traque-Seigneurs savait pertinemment que ce n'était pas à ce niveau qu'il trouverait de chemin vers la cathédrale, mais nombre des trouvailles qu'il avait amassées depuis le début de son périple étaient dissimulées dans en des lieux incongrus – comme l'anneau-serpent qui ne quittait jamais son doigt – ; c'est pourquoi il se risqua sur les marches de pierre poncées par les intempéries. Il n'oubliait pas l'urgence de sa quête, mais l'endroit était vétuste ; en faire le tour serait probablement rapide. Dans le cas contraire, il abandonnerait son exploration.
L'épéiste visita rapidement plusieurs petites pièces délabrées avant de pénétrer dans une salle plus grande, dont le plancher de pierre s'était, depuis longtemps, partiellement effondré sur le niveau inférieur – où patrouillaient d'autres carcasses –, ouvrant même par endroits des puits jusqu'au rez-de-chaussée noyé. Mais ce n'est pas ce qui surpris et attira l'attention du porte-braise.
Un camp de fortune avait été dressé dans le seul coin encore intègre de la pièce : un grand drap, supporté par trois poutres verticales adroitement disposées, servait de toiture à un bureau improvisé – de simples planches de bois jetées sur des caisses –, une chaise bricolée à partir d'une des croix de bois du marais, quelques étagères, cageots et vases. Le bureau croulait sous divers ouvrages reliés épais et poussiéreux alors que chacun des contenants débordait de rouleaux de papier, plus anciens et élimés les uns que les autres. Certains étaient étendus sur le secrétaire provisoire, éclairés par un unique chandelier et maintenus en place par une pile de livres d'un côté, divers outils de notes et de mesures de l'autre. Le plus surprenant restait l'homme aux cheveux sombres qui, dans une posture qui exprimait une réflexion intense, demeurait immobile en fixant ses parchemins ouverts. Comme l'inconnu n'avait pas réagi à sa présence, le Chercheur de Flamme cru que l'homme – grand et mince, les traits fins, vêtu si richement qu'il aurait pu passer pour un nanti si le tissu n'avait été si usé – ne l'avait pas perçu. Aussi, le chevalier s'étonna quand celui qui paraissait être un érudit lui adressa la parole sans daigner le regarder.
– Eh bien, voilà qui est inattendu. Je n'ai pas l'habitude de recevoir de la visite.
L'homme pivota enfin vers son interlocuteur ; son intonation était, malgré ses propos, parfaitement neutre.
– Que me voulez-vous ? Apprendre la sorcellerie, comme tant d'autres ?
La Morteflamme, prise de court, n'eut guère le loisir de répondre. L'autre repris presque immédiatement sans plus de délicatesse.
– Vous êtes ici au beau milieu de mon étude. Si vous n'avez rien de spécial à y faire, j'ai pour ma part de la lecture qui m'attend.
Ravalant les prémices de son agacement, Hélios approcha avec méfiance. Si l'homme n'avait pas l'air hostile au premier abord – bien que désagréable –, il restait potentiellement dangereux puisqu'il se prétendait sorcier. Mais s'il acceptait réellement d'enseigner son art, il pouvait devenir un allié précieux. Même si l'on ne se sentait aucune affinité avec la magie, il était stupide de refuser d'ajouter une corde à son arc. Le Chercheur de Flamme, ne pouvant attaquer qu'au corps à corps, se verrait grandement avantagé s'il pouvait engager le combat à distance. Mais, en toute logique, une telle faveur ne pouvait être accordée gratuitement ; aussi le guerrier s'enquit-il de la contrepartie. Un sourire un rien malicieux étira les lèvres fines de l'homme aux cheveux sombres.
– Comme c'est intéressant… Vous êtes plus sage qu'il n'y paraît.
Le porte-braise retint un soupir agacé.
– Avouez qu'il est rare qu'un individu qui se bat avec la force brute ait de l'esprit. Cependant, et malgré votre discernement, je crains de ne rien pouvoir faire pour vous.
Devant la surprise manifeste de l'épéiste, le sorcier se sentit obligé de poursuivre – sa voix prit alors un ton étrangement pédagogue.
– La sorcellerie, ce n'est pas pour tout le monde… Et il est inutile d'essayer de forcer le naturel. Vous avez des méthodes et des atouts qui vous sont propres, argumenta-t-il en désignant la lame glacée du regard. La sorcellerie n'a pas nécessairement sa place parmi eux.
Le Traque-Seigneurs fronça les sourcils sous son heaume. À peine avait-il entrevu la possibilité d'accéder à la magie qu'on la lui refusait.
– Pourquoi ? N'ai-je vraiment aucune chance de-
L'homme aux riches habits secoua la tête.
– Il n'émane rien de vous ; n'allez pas perdre votre temps pour rien. Mes enseignements ne seront d'aucune utilité si vous n'avez pas une once de magie en vous. Vous pourriez vous essayer à l'art des miracles, qui rassemble l'essence divine qui gravite autour de soi au lieu de puiser dans la source naturelle de l'utilisateur. Mais oubliez la magie.
Même s'il n'accordait aucune confiance à un individu – qui ne s'était d'ailleurs même pas présenté et dont le bureau trônait au milieu de ruines infestées de carcasses – le chevalier comprenait la logique de ses propos. Peut-être Irina ou la Gardienne du Feu pourrait-elle confirmer cette absence de magie ? Le sorcier tira le revenant embrasé de ses pensées.
– Je suis navré pour vous, mais j'aimerais reprendre mes études. Je vous laisse donc prendre congé. Vous êtes une Morteflamme, n'est-ce pas ? N'avez-vous pas une mission à accomplir ?
La rencontre avec le sorcier inconnu avait au moins eu un aspect positif : depuis l'étage où il se trouvait, le Chercheur de Flamme avait pu voir et attaquer par surprise quelques carcasses – dont deux mages. Les morts ambulants avaient levé leurs bâtons déformés et de l'extrémité en était sorti une petite comète bleue qui s'était écrasée contre le bouclier de fer du porte-braise. Ce dernier avait ressenti une secousse désagréable dans tout son corps, malgré sa garde parfaite. Une leçon de plus : la magie ne pouvait être complètement parée. Un savoir qui, il l'ignorait, allait vite s'avérer utile.
L'arche étonnamment haute s'ouvrait sur les restes d'une immense salle qui, d'après les quelques larges colonnes escaladées par le lierre ayant survécu aux âges, devait jadis culminer à plus d'une dizaine de mètres. Une forêt d'arbres morts et moussus cerclait la vaste pièce en ruines. Malgré le dallage épars et éventré par les mauvaises herbes, une certaine majesté se dégageait de l'endroit. Sans doute était-ce dû au soin porté aux bas-reliefs qui ornaient encore les pans de murs toujours debout, ou à cet espace – qui semblait prévu pour accueillir, si ce n'est un trône, au moins le siège d'un personnage important – sous les restes d'une alcôve.
Hélios, toujours méfiant, l'était d'autant plus dans ces espaces ouverts sans adversaire apparent. N'importe qui – ou n'importe quoi – pouvait se cacher derrière un des pans de mur délabré ou une des épaisses colonnes. C'est pour cela qu'il ne fut presque pas surpris de voir, comme surgir du sol dans un ample mouvement de cape, le Sage de Cristal – puisque tel était le nom qui lui était soudain apparu. C'était un être étrange vêtu de noir dont l'immense chapeau de sorcier laissait à peine entrevoir un masque évoquant un corbeau. Sans prévenir, le sage masqué brandit une boule de cristal qui s'illumina d'un violet malsain.
Comprenant instantanément que ce mage-ci ne serait pas plus disposé à la conversation que les carcasses abattues en chemin, le porte-braise se rua vers son adversaire.
Des météores de cristal s'abattaient sur le dallage fendu, martelant le sol d'aiguillons tranchants ; le porte-brais les esquivait tous. De grands cristaux effilés jaillissaient de terre ; le chevalier échappait toujours à l'explosion – dont il repérait les prémices. Quand le mage au grand chapeau invoquait un large cristal qui filait dans les airs en suivant maladroitement le guerrier incandescent, ce dernier s'abritait simplement derrière une des massives colonnes encore debout.
Hélios, puisqu'il pouvait se le permettre, prenait le temps de détailler son adversaire, d'étudier ses attaques, ses ouvertures. Si le sorcier anonyme qu'il avait croisé plus tôt avait dit la vérité, alors celui qu'il affrontait devait être redoutable pour lancer des sorts aussi puissants sans discontinuer. Mais même s'il maniait en plus une longue rapière blanche – avec laquelle il avait contré le premier assaut du revenant embrasé –, il était loin d'être invincible aux yeux de la Morteflamme. Celle-ci avait déjà affronté des ennemis autrement plus puissants, plus agressifs et plus impressionnants. Il suffisait de trouver le bon moment pour attaquer.
Hélios fronça les sourcils avant de reculer lentement vers un abri. Cette fois, le Sage de Cristal avait incanté plus longtemps avant de disparaître dans le sol – comme à chaque fois qu'il essuyait un coup depuis le début du combat –, au prix d'une entaille supplémentaire. Il préparait quelque chose, c'était certain.
Le chevalier incandescent cru que le cauchemar vécu contre les Veilleurs des Abysses se répétait quand des clones de son ennemi apparurent. Quatre Sages émergèrent du sol, levant au-dessus de leur tête masquée une boule de cristal chacun.
Le véritable Sage s'effondra au sol, disparaissant dans les volutes de sa cape, se dissipant en particules de cendres sous son large chapeau.
Les illusions – car ce n'étaient pas des duplicatas mais de simples mirages magiques – avaient été aisées à différencier de leur original : leurs sphères de pouvoir étaient d'un bleu limpide alors que celle du Sage était violette. Une discordance colorimétrique que le Chercheur de Flamme avait remarqué sur le champ. Le seul défi qui s'était encore imposé à lui avait été d'esquiver tous les sorts – car les copies aussi usaient de sorcellerie, certes moins puissante, mais bien réelle – qui avaient virevolté dans la vaste salle en ruines. Le grand sorcier était mort, comme beaucoup d'autres à présent, sous les coups du Traque-Seigneurs.
Ce dernier, le souffle encore agité par le combat, baissa le regard vers son épée de givre. Une confiance certaine commençait à l'envahir… et c'est ce qui l'effrayait. C'était sa prudence et sa peur de l'échec qui l'avaient poussé jusque-là. C'était uniquement en se raccrochant à sa mission qu'il avait eu le courage de poursuivre son cycle de vie et de mort contre les Veilleurs des Abysses. Il craignait de courir à sa perte en ne redoutant plus les embûches à venir.
Sa seule satisfaction fut de trouver, en lieu et place des restes du Sage, une braise – une si précieuse braise.
Sans aucune logique apparente, la grande salle débouchait sur un petit chemin de terre étonnamment tortueux longeant une haute paroi de roche. C'est tout juste si le revenant embrasé nota les ennemis qui se dressaient sur sa route tant il lui parurent faibles. Il s'intéressait bien davantage à son parcours : le sentier pentu, qui semblait s'éloigner des bois inondés, était plus étendu qu'il ne le pensait.
Le chevalier ne put retenir un sourire en apercevant un long et étroit pont de pierre. Avec un peu de chance, le grand escalier qu'il voyait au-delà de la passerelle, à travers les arbres centenaires, devait bien mener quelque part.
