Hélios, les chevaliers de la cathédrale sur les talons, descendait à vive allure vers une immense porte grise. Non, pas une porte.
Un mur de brouillard.
Le même que celui qui était apparu à l'entrée du Bastion de Farron après son premier décès sous la lame d'un Veilleur. Comment ? Pourquoi ? Il n'était pourtant jamais entré dans la Cathédrale des Profondeurs ! Jamais encore il n'avait affronté le Seigneur Aldrich ! Y avait-il donc déjà une Morteflamme dans la chapelle ? Ou une à nouveau en chemin après avoir péri une fois ? Le porte-braise n'eut guère le temps de se poser davantage de questions : les chevaliers lancés à sa suite menaçaient de le rattraper. Il franchit la brume cendreuse, aussi anxieux qu'étonné, évitant par là même un coup d'espadon.
Le Chercheur de Flamme s'éloigna promptement de l'encadrement, redoutant d'être pris en étau entre le Seigneur et ses serviteurs en armure lourde. Fort heureusement pour lui, ses poursuivants semblaient incapables de passer le mur. S'il en avait eu le temps, le revenant embrasé se serait demandé pourquoi ; il préféra se tasser derrière son bouclier, s'attendant à voir le Dévoreur des dieux le charger. Rien ni personne ne vint. Il n'était pas seul pour autant.
Au pied d'un pavé monumental de pierre gravée, une trentaine de carcasses de diacres – chacune un luminaire à la main, en robes usées, tantôt carmin, tantôt bleu roi, et les orbites illuminées d'une lueur rouge malsaine – incantaient d'une voix d'outre-tombe, créant un cauchemardesque chant dissonant. Au milieu de cette foule perturbante, un individu attirait l'attention. S'il ne différait pas de ses confrères par son attirail, il émanait de lui une aura vermeil pernicieuse qui le détachait de la masse.
L'épéiste demeura une poignée de secondes immobile. Aucun de ces vestiges d'hommes de prière ne pouvait être le Seigneur Aldrich. Le titre qui s'imposait dans son esprit le lui confirma : il affrontait les Diacres des Profondeurs. Alors où ? Où était ce Dévoreur de dieux ? Se cachait-il quelque part dans la vaste pièce aux nombreuses et hautes colonnes ? Dans les hauteurs qui se perdaient dans les ténèbres ? Derrière l'immense bloc de pierre central peut-être ?
Une boule de feu vint interrompre les réflexions du chevalier. Un des diacres avait levé son candélabre, chanté une nouvelle litanie, créant une sphère de flammes qu'il avait envoyée avec précision. Fort heureusement pour lui, le guerrier solitaire avait pu l'éviter sans mal. Cependant, un frisson d'appréhension le parcouru quand il vit d'autres bras se lever.
Le porte-braise se démenait, se débattait au milieu des lentes carcasses. Dès qu'il en voyait une former une sphère de feu, il se jetait sur elle, l'interrompant immanquablement. Mais si les cadavres ambulants qui l'encerclait n'avaient aucun avantage en vitesse, ils l'avaient largement en nombre. Pire encore, dès qu'un corps tombait, il était relevé par le chant de ses camarades. Et Hélios ne pouvait mettre un terme à tous ces oratorios discordants en même temps.
Presque par hasard, le guerrier embrasé abattit sa lame de givre sur le diacre nimbé de lumière vermeil. Un autre coup de taille plus tard, la carcasse s'effondra… et ne se releva pas. En revanche, son aura se résorba en une sphère de lumière éthérée qui quitta le corps en un bruit strident, presque un cri. Au même instant, le rouge qui illuminait les orbites creux des autres morts-vivants vacilla. La lueur ne se raviva que quand la boule de lumière délétère trouva refuge dans un nouvel hôte. Le chevalier n'avait rien manqué de l'événement, mais il lui était difficile de cibler un ennemi particulier dans cet infernal cortège ecclésiastique.
À l'instant même où le cinquième corps toucha le sol, la cacophonique mélopée gonfla encore, devenant presque insoutenable. Perçant la lancinante litanie, un cri poussé par une voix brisée, rongée par la putréfaction, résonna dans toute la salle. Une carcasse plus petite, plus rachitique, plus décomposée encore que les autres, venait de recevoir l'orbe lumineux. Une carcasse dont le long manteau blanc brodé d'or et la haute couronne blanche attestait de son rang : un archidiacre. Pourtant, il serait passé inaperçu si son sceptre – un grand bâton de fer noir surmonté d'un saphir – n'émergeait tant de la foule.
Le guerrier embrasé pensait que le nouveau réceptacle serait plus aisé à éliminer que ses prédécesseurs, d'après sa stature. Mais encore fallait-il pouvoir l'atteindre. Comme dans un unique mouvement de masse, les diacres s'étaient placés autour de leur supérieur, le protégeant de leurs corps. Ce n'est qu'en s'éloignant pour éviter une énième boule de feu que la Morteflamme remarqua que certains de ses ennemis formaient un cercle, dressant leurs chandeliers vers le plafond. Les flambeaux dorés émettaient chacun des flammes noires qui s'envolaient pour aller graviter, au centre de la ronde, autour du sceptre de l'archidiacre. Bien vite, une énorme sphère de feu ténébreux, parcourue de flamèches d'un blanc malade, fut formée. D'un mouvement étonnamment souple et fluide, l'archidiacre projeta l'immonde globe de mort droit sur le porte-braise. Ce dernier n'eut que le temps de se terrer derrière son bouclier.
Hélios avait bien cru que le combat n'aurait jamais de fin. En plus de ne pouvoir approcher son adversaire, les diacres en robes bleu avaient commencé à s'agenouiller ici et là dans la foule, invoquant des miracles de guérison qui venaient refermer les quelques entailles hasardeuses qu'il était parvenu à faire. Son bouclier enfoncé, défoncé, brisé par la boule de feu noir, le chevalier n'avait plus pu rester sur la défensive. Son épée de glace fermement tenue à deux mains, il s'était jeté dans la mêlée, presque en désespoir de cause. L'archidiacre et ses subalternes avaient continué de faire fuser flammes rouges et noires… ce dont le mort-vivant en armure avait profité. Parce qu'il avait feinté une percée, une sphère avait incinéré une carcasse qui, en tombant dans la foule compacte, avait embrasé ses voisines. Rapidement, ce fut le chaos. Un chaos dont le Traque-Seigneurs put profiter pour se glisser dans le dos de la tête couronnée et la passer au fil de l'épée. Dès que la petite carcasse fut tombée, toutes les autres suivirent, le silence avec.
Le souffle court, le Chercheur de Flamme encore aux aguets pivota vers l'entrée. Le mur de brouillard disparu, il s'attendait à voir les chevaliers arriver au pas de charge. À son grand soulagement personne ne vint. Il n'avait cure de ce qu'il était advenu des gardiens de la cathédrale ; il n'était plus en état de livrer un autre combat – il peinait à maintenir sa garde alors que son armure calcinée ne tenait plus que par les quelques lanières de cuir qui n'avaient pas brûlé.
Au milieu des robes fumantes, dont les propriétaires étaient devenus cendres et poussières, le chevalier incandescent ramassa ce qu'il restait de son pavois démoli. Se faisant, il remarqua une lueur près des effets étonnamment intacts de l'archidiacre. Avec satisfaction, il s'empara de la braise. Tout près de cette dernière, un autre objet, bien plus incongru : une sorte de figurine en fer. La poupée argentée représentait un homme – probablement un écuyer, à en juger par son apparence –, les mains au repos sur la garde de son épée plantée à ses pieds, se tenant droit devant un croissant de lune. Intrigué par la présence d'un tel objet dans l'attirail de l'archidiacre, Hélios s'en saisit. Alors qu'il approchait la statuette de son visage pour l'examiner, il cru entendre murmurer. Le chevalier se redressa brusquement, alarmé. La figurine dans une main, son épée dans l'autre, il demeura figé, guettant une attaque.
Rien. Personne.
Les sourcils froncés, son regard revint vers l'objet qu'il tenait en main. Lentement, il approcha à nouveau la statuette de fer de son visage. Les chuchotements émanaient d'elle. Il lui fallut cependant tendre l'oreille de longues secondes pour comprendre ce qu'elle répétait tout bas : "Où que tu ailles, c'est Irithyll que la lune éclaire quand elle se lève, et où que tu sois, Irithyll est ton foyer". Le porte-braise resta perplexe un instant. Ce n'était pas tant le fait que la poupée puisse parler – il avait déjà vu bien plus étrange – que ce qu'elle disait qui le laissait songeur. Si l'archidiacre était vraiment le propriétaire de la figurine, venait-il de la cité du Grand-Maître Sulyvahn ? Que faisait-il dans la Cathédrale des Profondeurs alors ? Encore une fois, ses réflexions trouvèrent un écho dans les mots de Du-Breuil. Ce dernier avait averti que "seuls les élus du Pontiff pouvaient se frayer un chemin au travers de la barrière magique qui entourait sa cité". Et si la statuette était plus qu'une simple effigie ? Et si, en réalité, elle représentait un insigne ? Qu'elle prouvait que son porteur pouvait aller et venir de la ville glaciale ? L'idée avait beau être farfelue aux yeux du chevalier, il n'avait pas de meilleure piste pour franchir la muraille enchantée – qu'il n'avait même pas encore vue. Dans le doute, il constitua également un petit paquetage avec les robes et la coiffe de l'archidiacre. Si celui-ci était bien un élu du seigneur d'Irithyll, alors ses effets eux-mêmes pourraient peut-être servir de passe droit.
Le Traque-Seigneurs ne s'attarda pas davantage. Il quitta la chapelle et la Cathédrale des Profondeurs dans un nuage de poussière, le poing fermé sur un "os du retour" brisé.
Le hululement du vent passant dans les vieilles pierres du Sanctuaire était devenu synonyme de quiétude pour le chevalier revenant. Il n'y avait guère que là qu'il pouvait se détendre, baisser sa garde. C'est pour cela qu'il sursauta presque en apercevant, près du trône du Seigneur Ludleth, deux silhouettes en armure.
- Oh, comme on se retrouve, fit l'une d'elle.
Hélios, malgré son état, se surprit à sourire. Il reconnaissait sans mal la voix féminine de la Morteflamme d'Astora. Cette dernière, sortant de l'ombre des trônes, commença à descendre vers lui, suivie de son acolyte.
- Anri ! Horace ! Quel plaisir de vous revoir !
- Contente de vous retrouver en un seul morceau, ironisa gentiment la jeune femme en inspectant son interlocuteur des pieds à la tête.
Le muet émit un grognement moqueur alors que le Seigneur de Courland laissait échapper un court rire. Même la Gardienne, assise sur les marches non loin du trio, retint difficilement un sourire. Seule la réaction apathique du déserteur de la Légion manquait, l'homme étant étrangement absent.
Le petit groupe de Morteflammes s'était rassemblé auprès du feu, laissant la plus mal en point bénéficier de son effet curatif. À peine remis d'aplomb, le Traque-Seigneurs avait été chaleureusement félicité pour sa victoire contre les Veilleurs des Abysses ; mais bien vite, le ton était redevenu grave.
- Nous sommes parvenus à rallier la Cathédrale des Profondeurs, partagea Anri, mais nous y avons trouvé le cercueil d'Aldrich vide.
Le vainqueur des Veilleurs, satisfait d'apprendre que ses camarades l'avaient bel et bien devancé – et qui appris peu après que les diacres n'étaient pas présents lors de leur passage –, avoua ne même pas avoir aperçu ledit cercueil. La jeune femme informa son comparse que le Seigneur était supposé reposer dans l'immense bloc de pierre qui trônait au centre de la chapelle axiale. Le Chercheur de Flamme en resta interdit. Certes, Du-Breuil l'avait décrit comme énorme, mais il ne pensait pas à ce point ! Le fameux cercueil devait mesurer dix bons mètres de long, pour la moitié de large et autant de haut. Si Aldrich l'occupait en entier, il devait être, en effet, vraiment gigantesque. Comparé à un homme tout du moins. Il restait moins imposant que le haut seigneur Wolnir qu'Hélios avait déjà affronté et vaincu.
Le chevalier embrasé s'inquiéta rapidement de savoir où le Seigneur avait pu se réfugier. La femme en armure répondit à nouveau, d'une voix plus dure qui laissait transparaître partiellement sa colère – une colère sourde en parfait décalage avec la nature ordinairement calme de la Morteflamme.
- Ce monstre mangeur d'hommes a dû regagner sa véritable demeure. C'est ce que m'a dit la petite poupée qui se trouvait au fond du cercueil.
- Une poupée ? Semblable à celle-ci ? s'enquit l'épéiste en dévoilant sa trouvaille.
Anri confirma d'un hochement de tête.
- Une parfaitement identique.
Elle reprit avec son habituelle intonation didactique.
- Aldrich viendrait d'Irithyll, une cité légendaire nichée dans la Vallée boréale. Un pèlerin m'a dit qu'elle se trouvait par-delà le Bastion de Farron… Et c'est là que nous allons devoir nous rendre…
Le porte-braise bomba involontairement le torse, une pointe de fierté dans le regard. Il avait déjà trouvé la ville gelée et même allumé un feu non loin du pont qui en permettait l'accès. Il pensait ainsi pouvoir éviter à ses compagnons le fastidieux périple jusqu'à la Vallée. Hélas, une fois de plus, la jeune femme lui appris une autre restriction du monde régit par un Feu mourrant : seul celui qui avait embrasé l'épée torsadée pouvait s'y déplacer librement. Les autres Morteflammes devaient parcourir le monde par elles-même pour les allumer à leure tour – raison pour laquelle il y avait si peu d'entraide malgré leur but commun. Anri et Horace étaient donc condamnés à se rendre par eux-mêmes à la cité enneigée.
Si les épaules du chevalier s'étaient affaissées en comprenant qu'il ne pourrait reprendre son voyage avec ses camarades – le temps était précieux, il ne pouvait se permettre de les accompagner –, il se redressa promptement. Il connaissait le chemin ; les pièges qu'il avait rencontrés, les horreurs qu'il avait affrontées… il pouvait au moins épargner ces mauvaises surprises à ses amis. Et plus vite ces derniers progresseraient, plus vite ils pourraient à nouveau unir leurs forces.
Hélios détailla au mieux le parcours qui attendait dorénavant le duo, s'aidant parfois de l'épaisse couche de cendres qui couvrait le sol pour dessiner une carte succincte.
Ses comparses partis pour les Bois inondés – en quête de l'échelle menant au fétide marais du Bastion de Farron – le Traque-Seigneurs, après un arrêt auprès du forgeron, alla trouver Irina. Il n'avait pas oublié les propos du sorcier rencontré dans les ruines et voulait s'assurer qu'il ne lui avait pas menti. La jeune aveugle, un sourire contrit aux lèvres, avoua ne pas assez maîtriser la magie pour en ressentir ses émanations. En revanche, elle pouvait aisément enseigner les miracles, qu'elle communiquait sous forme de contes.
Le Chercheur de Flammes hésita. D'un côté, sa mission le pressait et c'était pour cette raison qu'il n'accompagnait pas les deux Morteflammes jusqu'à la Vallée Boréale. De l'autre, cette mission serait probablement plus aisée s'il pouvait manier plus que son épée, comme il s'en était déjà fait la réflexion face au sorcier.
C'est le regard d'Irina qui le décida. Il y voyait le reflet de son propre regard : celui d'une solitude profonde. Sa quête, loin d'être terminée, devenait de plus en plus ardue, non pas à cause de ses adversaires – ou du moins, pas uniquement à cause de cela – mais parce que son moral s'étiolait. La joie de retrouver ses compagnons était retombée dès qu'il les avait quittés. Et s'il pouvait bénéficier de la compagnie de la douce Irina en plus d'acquérir un nouveau savoir, sans doute cela en valait-il le temps – un temps qu'André pourrait mettre à profit pour entretenir son bouclier.
Avec un sourire que son interlocutrice ne pouvait voir, il s'assit à côté d'elle avant de lui signaler qu'elle avait toute son attention.
