Hélios, se relevant péniblement, ne savait pas si les tremblements qui le secouaient tout entier étaient dus à la faiblesse de ses membres lacérés ou à une soudaine terreur rétrospective.
L'abomination qu'il venait d'affronter – un improbable croisement entre un crocodile monstrueux et un chien décomposé, pourvu de trois paires d'yeux, haut comme deux hommes et long comme cinq chevaux – était littéralement apparue dans son dos, alors qu'il traversait paisiblement le pont vers la cité d'Irithyll. L'horreur putréfiée l'avait chargé sans crier gare, sa gueule ouverte – si grande que le revenant aurait tenu debout bras levés dedans – sur des rangées de crocs plus aiguisés que des lames de rasoir. L'épéiste n'avait même pas pris le temps de réfléchir, il avait réagi instinctivement : il s'était jeté contre la balustrade, échappant de peu aux funestes mâchoires.
Le monstre en décomposition s'était montré vif pour sa taille. Très vif. Toutefois pas assez pour le mort-vivant embrasé habitué, depuis les Veilleurs de Abysses, à affronter des ennemis plus rapides que lui. Le chevalier avait su prédire les mouvements de la bête, échappant à chaque fois de justesse à ses crocs acérés et profitant de chaque passage pour laisser une nouvelle entaille. Il ne s'était fait surprendre qu'une fois : quand l'immonde gardien du pont s'était servi de ses côtes – exposées par la décomposition et étonnamment tranchantes elles aussi – pour porter une ultime attaque. Le porte-braise avait failli perdre l'usage d'un bras et une de ses jambes avait été sévèrement touchée, mais la chose, vidée de son sang coagulé, s'était effondrée peu après.
Son flacon d'Estus encore à la main – car bien qu'il ai appris un miracle de soin auprès d'Irina, il n'avait pas encore le réflexe de l'utiliser –, le guerrier embrasé regardait la dépouille avec dégoût. S'il y avait déjà des monstruosités comme celle-ci avant même d'avoir pénétré la ville, quelles horreurs l'attendaient plus loin ? Le pas ralenti par l'appréhension, il continua sa route vers la place qui s'étendait sur l'autre rive.
Ce n'est que quelques pas avant de quitter la grande passerelle de pierre que la barrière magique qui protégeait la ville devint perceptible. Elle faisait onduler le décor, comme la chaleur au-dessus d'une flamme, mais plus lentement, presque paisiblement.
Les possessions de l'archidiacre à la main, Hélios passa nerveusement un bras à travers le mur translucide et mouvant ; son contact provoqua une onde, telle une pierre perturbant la surface lisse d'un lac. Après avoir patienté une poignée de secondes, le temps de s'assurer que rien de néfaste ne lui arrivait, le chevalier incandescent passa tout entier. De l'autre côté de la muraille opalescente, rien ne semblait différer de l'extérieur. Il y avait toujours une brise fraîche et persistante, la neige qui tombait en silence et l'étrange beauté presque hypnotisante des grandes et riches bâtisses dont les reliefs accrochaient les rayons argentés de la lune.
Presque inquiété par cette ambiance sereine, le porte-braise approcha prudemment du centre de l'esplanade, occupé par une grande fontaine sculptée. À son pied, sous le regard figé de ses statues bossues – aux expressions que l'on devinait torturées sous la couche immaculée –, une épée torsadée dans des centres blanches. Devant le feu éteint, un cadavre sec, assis en tailleur, le menton sur le torse. Le Traque-Seigneurs réprima un frisson. Cela ne l'étonnait pas de ne pas être le premier ; il savait qu'il avait eu nombre de prédécesseurs. Mais il était inquiet de voir que l'un d'eux s'était découragé alors même qu'il se reposait devant un feu.
Assis devant les flammes, le revenant en armure songeait à ses camarades supposés le rejoindre. Il se demandait si Anri et Horace pourraient tous deux pénétrer la ville avec l'unique poupée de fer qu'ils avaient trouvée. Dans la théorie, à présent qu'un camp était allumé au sein de la cité gelée, le guerrier n'avait plus besoin de la sienne. Priant pour qu'elle serve à ses compagnons, il fit rouler la statuette de l'écuyer – soigneusement enveloppée dans les robes de l'archidiacre – de l'autre côté de la muraille magique avant d'entamer l'exploration du domaine du seigneur Sulyvhan.
En parfait contraste avec le Camp de mort-vivants, la ville d'Irithyll était, malgré l'éclairage nocturne, d'une beauté éclatante. Les manoirs aux larges fenêtres miroitantes, tous plus majestueux les uns que les autres, dominaient la chaussée de plusieurs étages sans jamais oppresser le visiteur. Leurs hautes flèches invitaient à lever les yeux vers les lumières colorées qui parcouraient le ciel, entre les nuages paresseux qui se traînaient parfois devant l'astre sélène. Les rues vastes, propres et pavées, se réunissaient tels des affluents vers un unique boulevard. Ce dernier quittait la grand-place de la fontaine et remontait paisiblement vers la source que semblait être l'immense cathédrale, au sommet de la colline, que le chevalier incandescent avait vue depuis l'autre rive – et qu'il s'était fixé comme objectif.
Hélios, qui pensait pourtant s'être fermé à toute appréciation esthétique depuis le début de sa quête, par curiosité et admiration, aurait aimé traverser un des splendides castels. Il se retint sans grand effort d'entrer dans la moindre bâtisse ; il n'avait pas oublié qu'il était en territoire hostile et que des horreurs se cachaient peut-être à l'intérieur. Surtout que ces rues, vides et silencieuses au point d'en être troublantes, le rendaient nerveux.
Une silhouette haute comme deux hommes, filiforme, émaciée même, dont l'armure argentée scintillait à la lumière de la lune, une longue lame courbe à son côté, traversait lentement l'avenue. Sa démarche souple et leste évoquait un fantôme. L'image était encore renforcée par les tissus diaphanes qui ornaient l'armure, flottant dans la brise, et par le bruit ténu que produisait son pas calme sur le pavé.
Elle était loin, pourtant, le porte-braise s'en méfiait. Un seul soldat pour surveiller l'artère principale de la cité ? C'était peu probable. Ou alors il était au moins aussi dangereux que l'abominable gardien du pont.
Le milicien en armure n'avait pas été seul. Le Chercheur de Flamme ne l'avait vu que trop tard. Ses ennemis avaient chargé sans un cri, sans un mot, sans un souffle. Des carcasses, eux aussi. Si Hélios avait été peu serein à l'idée d'engager le combat contre trois adversaires à la fois, il l'avait été encore moins quand il avait vu que l'un d'eux restait en retrait pour lancer des miracles sinistres – des miracles interdits, des maléfices, le résultat prohibé d'expériences inhumaines – qui voletaient lentement mais sûrement vers lui.
Le porte-braise avait fui. Dans l'ombre d'une ruelle, il guettait ses poursuivants. Mais aucun ne semblait l'avoir suivi jusque dans le dédale des allées sombres. Pourquoi ? Les quelques chiens décomposés à visage humain qu'il venait d'éliminer avec dégoût ne représentaient certainement pas une menace pour les gardiens de la ville.
Un bruissement dans la neige le fit se retourner brusquement. Toujours rien, ni personne. Au premier coup d'œil tout du moins. Il lui fallut de longues secondes d'observation pour remarquer que deux points blancs – qu'il pensait d'abord être des flocons – demeuraient immobiles, comme en suspension dans l'air. La garde haute, le guerrier curieux et méfiant approcha lentement. Il n'était plus qu'à quelques pas quand, trahissant son camouflage, la créature attaqua. Son poignard, manié sans force de ses maigres bras décharnés, rebondit avec une étincelle sur le bouclier du Traque-Seigneurs qui se débarrassa de son opposant d'un simple coup de taille. Hélios ne releva même pas l'extraordinaire travail de réparation qu'André avait opéré sur son pavois pendant qu'il était absorbé par les contes miraculeux d'Irina. Il était bien trop occupé à scruter la dépouille de son ennemi : une carcasse aux cheveux sales et ébouriffés, vêtue de guenilles en toile de jute. Les fers qui ornaient ses poignets et ses chevilles la désignaient comme un esclave. Cet adversaire avait été aisé à abattre, mais une inquiétude certaine fit plisser le front de la Morteflamme. Si elle-même n'avait été si silencieuse et à l'affût, peut-être aurait-elle remarqué son agresseur trop tard. Mais ce qui l'effrayait surtout, c'était la condition sociale de sa dernière victime. Les esclaves étaient enrôlés en véritable légions dans les villes grandes et riches… comme Irithyll. Traquer du regard ces carcasses invisibles allait s'avérer éprouvant.
Sur les avenues, des contingents de grands chevaliers en armure d'argent ; dans les ruelles étroites, des meutes de chiens carcasses et des hordes d'esclaves camouflés. Le Traque-Seigneurs ne savait pas ce qu'il valait mieux affronter. Si les chiens et les esclaves étaient faciles à exécuter, leur nombre les rendaient dangereux. De l'autre côté, la milice putréfiée du Grand-Maître était bien entraînée et chaque soldat représentait une menace non négligeable à lui seul. D'ailleurs, tous ne se battaient pas avec une longue épée en croissant de lune. Certains possédaient une lance immense, surplombée d'une croix, qu'ils employaient pour libérer des colonnes et des explosions de flammes, quand ils ne s'en servaient pas comme d'un pieu de crucifixion. Parfois même, un de ces sorciers en armure était escorté par un petit groupe d'esclaves armés de lourds espadons, complexifiant encore le combat.
Rares étaient les moments où le guerrier embrasé n'avait besoin de lever sa lame bénie – il avait vite remarqué que son épée de givre affectait peu ses adversaires et l'avait rengainée au profit de la première qu'il avait ramassée, l'épée d'Astora.
Contraint de fuir l'artère principale et en quête d'un instant de répit, Hélios pénétra dans une grange, au détour d'une étroite ruelle. Désireux de masquer son passage, il referma soigneusement le battant de bois, plongeant la remise dans l'ombre. La lune n'éclairant que difficilement à travers les petites fenêtres, il faisait trop sombre pour progresser sans danger. Cependant, le chevalier embrasé ne porta même pas la main à sa torche. À peine s'était-il retourné pour faire face aux ténèbres qu'il ne songeait déjà plus qu'à repartir : d'innombrables points blancs circulaient dans l'obscurité, à quelques mètres de lui.
Si Irithyll n'était aussi peuplée que le Camp des mort-vivants, elle n'en était pas moins dangereuse car le Chercheur de Flamme ne pouvait en vider les rues de ses menaces. Et même si la cité était loin d'être aussi labyrinthique que les Catacombes de Carthus, à force de fuir les groupes armés, le porte-braise s'était perdu dans ses ruelles étroites. Il avait débouché, il ignorait comment, sur les rives du fleuve qui cerclait la ville. Mais plus il progressait plus il avait la certitude que le domaine gelé n'était peuplé que de monstres. Dans les eaux peu profondes du fleuve comme dans les égoûts qui s'enfonçaient sous la ville depuis le cours d'eau, des créatures hideuses – à mi-chemin entre une femme et un centipède, aux articulations cliquetantes et poussant d'ignobles cris perçants – hantaient la surface, se mêlant aux algues et à la vase. Plusieurs de ces choses étaient parvenues à le surprendre, et c'est avec un soulagement certain qu'il s'éloigna des berges pour pénétrer dans un grand manoir par la porte de service.
S'il se doutait qu'il allait croiser quelques quidam à l'intérieur des bâtisses, le revenant embrasé ne s'attendait pas à en trouver un amical. Dans la vaste cuisine, un individu à la familière armure arrondie semblait somnoler devant le feu.
- Siegward ? appela doucement l'épéiste en posant la main sur l'épaule du chevalier de Catarina.
Ce dernier eut un bref réflexe de défense. Il se détendit presque instantanément en reconnaissant la Morteflamme qui l'avait réveillé.
- Ah… Oh ! Pardonnez-moi, j'ai dû m'assoupir. Il fait plutôt chaud, ici, sourit-il en désignant la grande cheminée illuminée devant laquelle il était assis d'un petit mouvement de heaume. Eh bien, on peut dire que ça faisait un moment ! Content de vous revoir.
- Le plaisir est partagé, Siegward.
Le chevalier Oignon conta ses mésaventures : en passant par la Cathédrale des Profondeurs, un sombre individu était parvenu à le convaincre d'enlever son armure, pour s'introduire dans un passage étroit, et la lui avait alors subtilisée. Le chevalier de Catarina ne l'avait récupérée que grâce à un duo de Morteflammes qui venaient de découvrir que le Seigneur qu'ils traquaient s'était déplacé.
- Anri et Horace ?
- Ceux-là même ! Nous avons parlé de vous, d'ailleurs. De votre esprit de camaraderie dont beaucoup de nos comparses manquent cruellement. Un concours de circonstance a fait qu'eux et moi n'avons pu continuer ensemble, c'est pourquoi je voyage à nouveau seul. Mais au fait, reprit-il après un court silence, je n'ai pas encore eu l'occasion de vous remercier…
- Me remercier ? répéta le chevalier embrasé, incrédule.
- La poupée à l'entrée de la ville, c'était la vôtre, n'est-ce pas ?
- … Certes, mais comment…
- Il n'y a guère que vous, ou ce cher duo de nobles âmes, pour vous soucier du sort des autres. Quelque chose me soufflait que la Dame et le Muet n'étaient encore parvenus jusqu'à ces terres glacées. Aussi, il ne restait que vous.
Un sourire aux lèvres sous son casque, le guerrier hocha la tête, acceptant l'argument avancé.
- Sachez que la gratitude du bon Siegward de Catarina vous est acquise… Et voici une petite surprise pour en témoigner. C'est pour vous…
L'homme à l'armure arrondie tendit un parchemin granuleux sur lequel l'écriture blanche s'était affadie avec le temps. Le texte en était devenu presque indéchiffrable par endroits, mais le relief était, lui, intact. Un parchemin portant une nouvelle histoire pour la douce Irina, la conteuse de miracles.
