- À votre bravoure, à ma lame… et aux idéaux qui sont les nôtres. Puisse le soleil briller éternellement ! avait ri Siegward.
Le chevalier Oignon avait tenu à fêter leurs retrouvailles avec un de ses fameux tonnelets de siegbräu et une soupe d'Estus – pour cela, il s'était servi sans hésiter en ustensiles et dans les rares reliquats de provisions de la cuisine déserte. Pourtant, Hélios ne ressentit pas le même enthousiasme chez son camarade que lors de leur première rencontre. Le porte-braise, craignant d'accentuer le mal-être qu'il percevait, n'osa interroger son confrère. Il n'en eut nul besoin.
- Vous êtes au courant ? avait finalement demandé le chevalier de Catarina d'une voix grave après de longues secondes de mutisme.
Le regard fixé sur la lueur du foyer, il continua sans même se tourner vers son interlocuteur.
- Quelque part ici-même, à Irithyll, se trouve un donjon abyssal bien dissimulé. Et plus encore dans les profondeurs, siège la Capitale profanée. C'est le foyer de Yhorm, le Seigneur géant solitaire.
Le Chercheur de Flamme se souvint rapidement du trône immense qui lui était réservé au Sanctuaire.
- Tout ça me rappelle à une promesse des plus solennelles… que je me dois de respecter…
L'engouement habituel de Siegward semblait avoir complètement disparu. Les épaules basses, il paraissait plus que jamais plongé dans ses pensées – de sombres réflexions, bien loin de ses coutumières planifications farfelues. Hélios respecta son silence ; lui-même s'était déjà égaré plusieurs fois dans une introspection, souvent aux forts accents défaitistes. Par compassion, le chevalier embrasé posa son gantelet sur l'épaulette de son compère. Ce dernier tressauta presque.
- Oh, désolé… J'ai peur que mes préoccupations n'aient légèrement appesanti l'ambiance.
Le chevalier Oignon tenta de se redonner contenance, riant doucement alors qu'il posait son tonnelet à son côté.
- Bon, eh bien je crois que c'est l'heure de la sieste… C'est la meilleure chose à faire, après avoir porté un toast.
Le Traque-Seigneurs quitta la vaste cuisine – sécurisée pour le sommeil de la Morteflamme de Catarina –, pensif à son tour.
Tous. Ils avaient tous un passé. Un passé, dont ils se souvenaient plus ou moins bien mais qu'ils n'avaient pas complètement oublié, et qui les liaient chacun à un Seigneur. Du-Breuil avait déserté la Légion des Mort-vivants de Farron ; Anri et Horace paraissaient entretenir une haine féroce et personnelle à l'encontre du Seigneur Aldrich ; Siewgard venait quant à lui d'avouer qu'il était lié au Seigneur Yhorm par un serment. Hélios, lui, n'était lié à rien ni personne. Il avait même dû se trouver lui-même un nom.
Cette douloureuse constatation aurait pu laisser le guerrier solitaire découragé s'il n'avait aperçu, en pénétrant dans un vaste hall, un chevalier à la cuirasse d'argent. Le porte-braise se remit immédiatement en garde ; sa survie – et la préservation de sa braise – passait bien avant ses questionnements. Dans sa posture fière comme dans l'aspect global de son armure, le chevalier d'argent qui lui tournait le dos n'était pas sans rappeler l'armure noire des bois inondés. Armé d'une simple épée longue, l'ennemi paraissait perdu dans la contemplation d'un des nombreux tableaux qui ornaient les murs du hall. Une occasion de l'attaquer par surprise s'offrait peut-être… à moins que cette inattention ne soit feinte.
Hélios pénétra dans une petite et sombre église délabrée, aux portes et vitraux absents, le souffle rauque et l'épaule perforée par une immense flèche. Heureusement, sa condition de mort-vivant lui avait permis de ne pas succomber à une éventuelle hémorragie, mais son état n'en restait pas moins critique.
Le Traque-Seigneurs avait eu raison de se méfier. Il avait bien compris qu'à nouvel environnement, nouveaux dangers – plus ou moins retors. Il n'avait cependant pas envisagé qu'il pourrait y avoir trois chevaliers d'argent, dont un archer qui envoyait des traits épais comme la paume d'une main.
Contournant des vestiges de chaises et quelques candélabres rouillés, la Morteflamme s'écroula dans un coin où s'entassaient plusieurs statues religieuses – non sans avoir rapidement inspecté les environs – pour se débarrasser de l'énorme flèche, puis savourer une longue goulée d'Estus amplement méritée.
La lumière tranchante de la lune ne pouvant éclairer l'intérieur de l'église, Hélios ne remarqua le feu éteint qu'après avoir allumé sa propre torche. Il ne prit pas le temps de s'asseoir devant les flammes ; mieux valait ne pas s'arrêter et prendre le risque de plonger dans une nouvelle introspection. Mais surtout, il ne voulait pas que tous les soldats du Pontiff, chiens carcasses, esclaves invisibles, sorciers de feu, chevaliers à la lame courbe et autres armures d'argent difficilement abattues en chemin ne reviennent à la vie.
Au prix de quelques déviations et combats, la Morteflamme rejoignit la grande avenue qui remontait la colline, retrouvant ainsi son objectif de vue. Bien plus près qu'il ne l'aurait espéré, d'ailleurs.
Une immense et massive arche de pierre délicatement ouvragée semblait faire office de mur d'enceinte à la grande cathédrale. L'ouverture donnait sur une somptueuse placette éclairée par d'innombrables chandeliers de pierre, chacun si finement décoré qu'il paraissait fait de dentelle. Les gracieuses sculptures – pour beaucoup semblables à l'écuyer de la statuette de l'archidiacre – et élégants motifs qui parcouraient les hauts murs jouaient de leurs reliefs pour accrocher au mieux la chaude lumière mouvante des flammes comme celle, froide et tranchante, de la lune, sublimant par le contraste le spectacle déjà saisissant. Seules dénotaient quelques herbes folles givrées perçant le pavé lisse, ici et là.
La perspective permettait également de voir, comme chapeautant le majestueux décor, les titanesques portes ouvertes de la cathédrale. L'immense église semblait défier la gravité, ses flèches paraissant toucher les couleurs irisées qui parcouraient le ciel, alors que des vitraux plus démesurés les uns que les autres rivalisaient de finesse avec les innombrables sculptures qui ornaient la façade.
L'ensemble était gardé par quatre serviteurs du Seigneur Sulyvahn. Deux chevaliers, deux sorciers. Un groupe qu'Hélios se savait incapable de défier de front – quand bien même seul un des trois pouvait le remarquer, les autres lui tournant le dos. L'épéiste se refusait pourtant à tourner les talons ou à chercher un énième détour. Il faisait nuit en ces lieux ; impossible de suivre l'évolution de la couleur du ciel. Et il avait peur, très peur, que le temps qu'il avait passé dans la cité gelée ne soit plus important qu'il ne l'estimait. S'il avait mis la priorité à sa sécurité afin de mener sa mission à bien, l'urgence de ladite mission ne l'avait jamais quitté et lui pesait toujours autant.
Le Chercheur de Flamme tâtait encore ses poches – à la recherche des insolites trouvailles amassées depuis son départ, en espérant que l'une d'elles pourrait lui servir – quand, parachevant un rituel inconnu, l'un des sorciers leva haut son pieu enflammé, comme signalant le départ d'une lente procession. Le mage, flanqué des deux soldats, se mit à descendre la placette, se dirigeant paisiblement vers l'arche d'où observait le porte-braise. Ce dernier, sachant qu'il ne pourrait toujours pas gagner le combat, préféra s'esquiver.
D'interminables minutes plus tard, les trois serviteurs arpentaient la grand-rue, sans avoir remarqué le chevalier embrasé. Ce dernier pénétra alors sur la petite place, affrontant et triomphant du sorcier restant. Toujours plus aux aguets alors qu'il remontait un long escalier vers la cathédrale, Hélios abattit deux esclaves et un chevalier à la lame courbe de plus. Un dernier adversaire était posté devant les larges portes ouvertes, celui-ci armé d'une faux. L'arme peu commune avait d'abord désarçonné le porte-braise, qui dû consommer une petite partie de sa flasque d'Estus pour se remettre du combat.
Quittant les pavés enneigés, le Traque-Seigneurs posa le pied sur le carrelage lustré de la cathédrale. La grandiose construction, bien que nettement plus modeste que la Cathédrale des Profondeurs, imposait tout de même le respect et le silence par son seul aspect. Un silence que même le vent, qui soufflait sans discontinuer à l'extérieur, ne semblait vouloir perturber, son sifflement ne franchissant pas les portes ouvertes.
Malgré les grands vitraux, massifs chandeliers et autres candélabres démesurés, qui dispensaient une lumière aussi vive que le jour, les hauteurs de la nef se perdaient dans les ombres. Les larges colonnes qui soutenaient la structure étaient parées de lourdes tentures d'un rouge passé, et reliées entre elles par des arches subtilement travaillées. La même application avait été apportée aux bancs, finement ciselés, qui s'alignaient jusqu'à la croisée du transept. Dans tout l'édifice, la pierre était si polie qu'elle en était brillante, égalant presque l'éclat des ornements dorés qui ponctuaient les murs à intervalles réguliers. Depuis le fond, d'immenses vitraux filtraient la lumière crue de l'astre sélène, éclairant les statues hautes comme deux étages qui entouraient le déambulatoire*.
Mais avant cela, le regard s'arrêtait à la croisée du transept sur une silhouette sombre à la mesure du décor : immense. La Morteflamme fronça les sourcils, détaillant au mieux l'imposant personnage qui se dressait là – à cette distance, la large pointe qui émergeait de son épaule avait peu de sens. Plus méfiant que curieux, le porte-braise approcha lentement, pavois levé, remontant progressivement les lignes de sièges. Ce n'est que lorsqu'il dépassa une énième rangée que l'individu démesuré sembla noter sa présence.
Et tout s'éclaira d'un coup, dans l'esprit du guerrier comme sous ses yeux. L'homme – si tant est qu'un être si grand pouvait encore être qualifié "d'homme" – n'était autre qu'un Héritier des Cendres, le Pontiff Sulyvahn, le Grand-Maître d'Irithyll, le Seigneur de la Vallée Boréale en personne. Ses armes, des lames aussi disproportionnées que leur porteur – qu'il tenait l'une en travers de son buste et l'autre à bout de bras –, venaient de s'illuminer : l'espadon du rouge des flammes et l'épée du violet insidieux de la magie.
L'idée d'engager la conversation plutôt que le combat fut vite repoussée. L'homme d'église, qui jusque-là avançait d'un pas lent sur le tapis usé, venait de s'élancer. Sans sommation, il mordit l'air glacé de son arme embrasée, décrivant une funeste lune de flammes. Le guerrier solitaire esquiva presque machinalement, habitué par ses innombrables combats à percevoir les impulsions de ses ennemis. En revanche, il manquait cruellement de pratique face à des adversaires maniant deux armes – son unique expérience étant le duel répété contre les Veilleurs. C'est pourquoi l'épée imprégnée de magie du Grand-Maître, bien plus longue que la dague des membres de la Légion, passa elle beaucoup plus près que le large espadon ; beaucoup trop près. L'épaulette du chevalier incandescent vola, arrachée, laissant son cou exposé.
Comme si sa taille imposante n'avait aucune influence sur son agilité, Sulyvahn se déplaçait avec une aisance déconcertante. Et malgré la force qu'il déployait, qui se percevait autant dans la célérité de ses lames que dans les sourds grognements d'efforts qu'il produisait parfois, le maître de la Vallée Boréale restait noble dans sa posture, le dos toujours droit et la tête haute, sa cape de prière élimée s'envolant à chacun de ses brusques déplacements. Même son front cerné d'une haute couronne ne trahissait la moindre intention ; son visage tout entier, rongé par des racines dorées, demeurait indéchiffrable.
Le porte-braise n'avait guère le temps de s'attarder sur ces détails ; il avait trop besoin de suivre le moindre mouvement de cet adversaire qui faisait deux fois sa hauteur – une différence de taille qui rendait le combat rapproché extrêmement complexe. Les lames enchantées du Pontiff tournoyaient en une valse mortelle au rythme effréné. Un tempo qu'Hélios ne parvenait à tenir : s'il pouvait suivre les épées du regard, son corps ne réagissait pas assez vite pour les éviter complètement tant les arcs qu'elles décrivaient étaient larges. Il était bien trop près pour cela.
Il voulut prendre de la distance. Il butta dans un banc. Il esquiva l'attaque verticale du Grand-Maître d'un rien. Ce dernier coupa le massif siège de bois en deux, aussi nettement que s'il avait été de papier. Prédisant la courbe de l'espadon qui ne pouvait que suivre, la Morteflamme prit le risque de se jeter en avant, droit sur son adversaire. Tirant avantage de leur différence de gabarit, le revenant passa de justesse sous le bras de l'homme de prière et profita de son élan pour s'éloigner. Juste assez pour éviter l'épée nimbée de magie. D'un mouvement souple, l'Héritier des Cendres s'était retourné, balayant l'espace derrière lui et manquant de peu de faire sauter une tête.
Malgré tous ses efforts, Hélios ne parvenait à prendre la distance qu'il espérait salvatrice. Son opposant conservait sans effort son avantage, comblant d'une unique enjambée plusieurs des pas du chevalier. Ce dernier, suivant à grand peine le rythme du combat, ne parvenait à adapter sa garde, à déplacer assez vite son bouclier pour parer les puissantes attaques. Sur son armure, les sillons apparaissaient, toujours plus nombreux. Chacun d'eux était profond ; chacun d'eux ajoutait à sa peur – l'éternelle crainte de perdre sa braise –, une peur qui ouvrait dans sa garde des brèches plus béantes que ses plaies.
Une entaille de plus fit gicler son sang sombre sur le tapis. L'épéiste ne prit même pas le temps d'estimer sa blessure. Escomptant briser la cadence des assauts du grand homme, le guerrier incandescent voulut lancer son bouclier en avant, visant le genou. Son coup ne partit même pas. Surpris, il ne pu esquiver que de justesse l'espadon brûlant qui menaçait de le trancher en deux. C'est là qu'il vit, au sol, derrière le Pontiff, un bras tenant un bouclier. Son bras.
Déambulatoire : dans une église, le déambulatoire désigne le "couloir" qui permet de contourner le chœur (et qui est donc souvent en arc de cercle).
