Sa stupéfaction l'avait figé moins d'une seconde ; bien assez pour laisser à Sulyvahn le temps de le toucher une seconde fois – écopant d'une plaie supplémentaire, plus profonde encore que les autres.
La mâchoire crispée, Hélios se débattait pour repousser sa mort prochaine alors que le Pontiff ne ralentissait pas. La Morteflamme refusait pourtant de s'avouer vaincue. Avec l'énergie du désespoir, elle se fendait, esquivait, parait de son épée bénie pour se dérober à nouveau. Elle savait son temps compté, sa défaite inéluctable. Pourtant, elle faisait tout pour prolonger ce sursis : plus le duel durait, plus le chevalier assimilait les mouvements de son ennemi. Il avait bien compris avec sa victoire sur les Veilleurs que le Savoir était une arme au moins aussi redoutable que son épée.
Cependant, son équilibre, altéré par l'absence de son bras, vint à trahir le guerrier incandescent. Une nouvelle blessure s'ouvrit en travers de son torse alors que, sûr de sa victoire, l'Héritier des Cendres ralentissait enfin.
À genoux face à son adversaire, Hélios leva péniblement la tête. Du bout des lèvres, il parvint à murmurer un mot. Le début de tant des questions qu'il aurait aimé pouvoir poser.

- … Pourquoi… ?

Ses deux épées levées en une croix au-dessus de la tête, le Seigneur Sulyvahn marqua un arrêt. Une seconde d'éternité, avant que les lames ne s'abattent, venant clore le duel.

Le Traque-Seigneurs s'assit péniblement. Il s'assura rapidement de son intégrité physique – et de l'entièreté de son équipement – avant de palper spastiquement les sacoches qui pendaient à sa ceinture. Mourir était une expérience très désagréable, mais le sentiment de faiblesse qui résultait de la perte de sa braise était autrement plus déplaisant. Avec empressement, le chevalier tira d'une bourse de quoi restaurer en lui le pouvoir du feu… et garda finalement la paume ouverte sur l'objet précieux, hésitant.
Le Grand-Maître Sulyvhan était puissant. De tout le combat, Hélios n'avait pu tenter qu'une seule offensive, avec un bras qu'il n'avait déjà plus. En l'état, il était certain que la Morteflamme perdrait à nouveau contre le Pontiff, avec ou sans braise.

Le revenant ferma les yeux. La décision de se priver de la douce chaleur du Feu était difficile. Logique, mais difficile. Il ne ferait que gâcher ses rares ressources. Il essayait toujours de s'en convaincre quand il laissa tomber, non sans réticence, l'objet de pouvoir dans le fond de sa poche. Il ne s'autoriserait à l'utiliser qu'une fois l'Héritier des Cendres vaincu. C'est pourquoi, en fixant distraitement les langues de feu qui léchaient la lame torsadée, Hélios prit le temps d'analyser son combat. Au plus vite il aurait passé cette épreuve – aussi curieux que cela pouvait être de reléguer le maître d'une contrée légendaire au rang "d'épreuve" –, au plus vite il pourrait se débarrasser du sentiment de faiblesse, de ce froid glacial qui lui broyait l'âme.

Le chemin jusqu'à l'Héritier des Cendres n'était pas aisé, mais au moins ne comportait-il plus aucune surprise. L'épéiste solitaire esquiva quelques ennemis, triompha rapidement d'autres, arrivant à destination presque sans une égratignure.
Debout face au mur de brouillard opaque qui barrait l'entrée de la cathédrale, le Chercheur de Flamme hésitait encore. Il s'était souvenu que la première attaque du Grand Maître avait été une charge fulgurante. Prendre de la distance n'était donc pas forcément une solution. Mais d'un autre côté, rester au contact et face à lui, c'était s'exposer à l'espadon en flammes ; et chercher à le contourner, c'était risquer un revers de l'épée nimbée de magie.
Il avait eu beau tourner et retourner le problème, le mort-vivant sans braise n'avait pas identifié la moindre faille dans le style combat de l'homme d'église. "Pas encore" essayait-il de se convaincre. Il ne pourrait trouver les faiblesses de son opposant qu'en l'affrontant… s'il avait réellement besoin de l'affronter. Le Seigneur Sulyvahn avait semblé sensible au questionnement de la Morteflamme. Peut-être, pour la première fois depuis le début de sa quête, l'épéiste pourrait échanger autrement que par la violence.

Il franchit le voile cendreux. De nouveau immobile à la croisée du transept, le Grand-Maître d'Irithyll semblait ne pas avoir remarqué l'entrée du guerrier solitaire. Ce dernier avança d'un pas hésitant. S'il voulait pouvoir ouvrir un dialogue, il fallait se montrer le moins agressif possible ; mais se présenter désarmé face à un ennemi si puissant était un vœux de mort.
Il opta pour une solution à mi-chemin : le bouclier devant lui et la main sur la garde de son épée au fourreau, Hélios avança d'un pas en même temps qu'il élevait la voix – son écho résonna dans la cathédrale toute entière.

- Mon Seigneur, je ne désire nullement vous affronter, mais ma mission me mène par-delà votre domaine…

Il n'osa poursuivre en voyant les armes du Pontiff s'illuminer. Ce dernier se mit à avancer, comme lors de leur premier affrontement. S'il suivait la même stratégie, alors sa charge fulgurante ne tarderait pas à arriver. Le chevalier se tassa derrière son bouclier, tirant lentement sa lame bénie et guettant l'attaque.
L'Héritier des Cendres s'arrêta un instant, comme si les propos de la Morteflamme l'atteignaient enfin. Il inclina lentement sa tête couronnée sur le côté, semblant saisir peu à peu le sens des mots prononcés. Mal assuré, Hélios tenta de reprendre.

- C'est le Seigneur Aldrich, le Dévoreur des dieux, que je cherche.

Voyant le Pontiff se redresser, l'intérêt manifestement piqué, il continua avec un peu plus d'assurance.

- Vous devez déjà le savoir, mais le Feu se meurt. Si les Seigneurs ne rejoignent pas leurs trônes-

Il s'interrompit brusquement. Un battement de cil et il aurait manqué l'impulsion de l'assaut foudroyant de Sulyvahn. Le revenant dégaina juste à temps, contrant à grand mal, de son épée et de son bouclier, la tenaille acérée que formaient les armes enchantées. Résister au poids des lames du Grand-Maître était une véritable épreuve de force, mais c'est la voix rauque et gutturale de ce dernier – si grave qu'elle en paraissait puissante, d'autant qu'il s'exprimait d'une voix lente – qui faillit déstabiliser Hélios.

- … Laissez le Feu Primordial se consumer… La nouvelle ère ne pourra commencer… qu'une fois qu'il aura disparu…

Trop estomaqué pour répondre, le guerrier solitaire préféra s'évader, avec peine, de l'étreinte funeste des lames qui se rapprochaient peu à peu. Il s'étonna plus encore de constater que son adversaire ne le pourchassait pas comme la première fois. Plus encore, il semblait attendre. Il avait tourné son illisible faciès vers le chevalier, comme s'il guettait une réaction, ou mieux, une réplique.

- … Mais… balbutia le Traque-Seigneurs.

Le maître des lieux pivota tout entier, ramenant son espadon devant son buste, son épée tenue à bout de bras – il reprenait sa posture initiale. Sa voix profonde retentit de nouveau.

- L'âge des Ténèbres, … l'ère des Hommes viendra… Il est grand temps de mettre fin… à ce cycle absurde.

Sidérée par ces propos, qui allaient à l'encontre de sa raison même d'exister, la Morteflamme laissa la pointe de son épée retomber vers le dallage poli. La voix grave résonnait dans sa tête, chaque mot tonnant comme le bourdon d'une cathédrale.
Jamais Hélios, le Chercheur de Flamme, n'avait remis son but en question.
Jamais il n'aurait cru qu'il existait des individus dont la quête était strictement opposée à la sienne.
Ô grand jamais il n'aurait pensé que l'on puisse souhaiter la fin du Feu. Que l'on désire les Ténèbres. Que l'on aspire à la fin de tout.
"La fin de tout" ? Le Pontiff lui-même venait d'évoquer "l'ère des Hommes"... Pouvait-il donc y avoir quelque chose après le Feu ? Non, c'était absurde… Si une telle chose était possible, la Gardienne du Feu le lui aurait dit. Pourtant, l'Héritier semblait sûr de ce qu'il avançait… et il n'était pas n'importe qui. Mais alors… qui détenait la vérité ? Les autres – Morteflammes et habitants du Sanctuaire – ignoraient-ils aussi cette potentialité d'un "après" ? … Ou lui avait-on menti depuis le début ?

Le mort-vivant – profondément ébranlé – en était là de ses réflexions quand il réalisa que l'homme d'église progressait lentement vers lui. Son attitude était claire : il attendait la décision du chevalier et selon celle-ci, ils devraient à nouveau croiser le fer.
Le guerrier sans braise hésitait. Si le Pontiff disait vrai, alors il aurait tué d'innombrables carcasses, collecté autant d'âmes, combattu de redoutables adversaires, vaincu des Héritiers des Cendres et même triomphé d'un premier Seigneur… pour rien ? Pire encore : sa mission, la volonté qu'il en avait puisé, même le nom qu'il s'était choisi, jusqu'à l'identité qu'il se forgeait… Tout, tout serait vain.

Non. Il refusait. C'était impossible. Le Grand-Maître d'Irithyll devait se fourvoyer. Il ne pouvait que se tromper. Il fallait qu'il se trompe. Sinon, à quoi bon tous ces efforts ? Toute cette souffrance ? Le gantelet de la Morteflamme se resserra sur la garde de son arme. Le mouvement, infime, fut suffisant pour le Seigneur de la Vallée Boréale.
L'épée nimbée de magie violacée laissa une estafilade sur le plastron du chevalier. Il était parvenu à esquiver, instinctivement ; mais l'espadon le faucha dans la ligne des épaules, l'envoyant s'écraser dans les bancs de bois. Il ne s'était pas encore relevé que son ennemi était déjà sur lui. Usant de ses deux bras pour soutenir son bouclier, Hélios encaissa difficilement la nouvelle attaque de l'espadon. Et c'est bien parce qu'il résistait de toutes ses forces, qu'il luttait pour ne pas être écrasé, mais surtout parce que ses deux mains étaient déjà prises, qu'il ne pu réagir en voyant l'autre lame arriver. Elle le perça de part en part.

Devant les flammes dansantes du feu de camp, le sans braise se redressa soudain. Il hésitait à remercier sa condition de mort-vivant : ainsi, il n'avait ressenti aucune douleur quand le Pontiff avait fait pivoter sa lame dans la plaie, avant de brusquement tirer vers le haut, emportant chair et os dans son sillage.
L'horreur de sa mort n'effaçait pourtant pas les mots du Grand-Maître. "Laisser le Feu Primordial se consumer" ? Il en était hors de question. La Morteflamme le refusait pour deux raisons. La première était que sa mission consistait justement à quérir les Seigneurs afin qu'ils l'entretiennent et ainsi éviter que le monde sombre dans les Ténèbres et ne prenne fin. La seconde, parce que cela reviendrait à renier sa raison d'être. Ce second motif prenait presque le pas sur l'autre.
Le chevalier se releva. Il ne voulut même pas inspecter son attirail. Même si le Feu faiblissait, son pouvoir était infaillible. Il devait le croire. Il voulait s'en convaincre. Comment continuer sinon ?

Revenu face au mur de brouillard, le revenant s'arrêta un instant. Son regard descendit vers sa lame bénie : elle tremblait imperceptiblement, au rythme du poing qui la tenait fermement. Lui-même ignorait si c'était de la peur – celle de répéter l'infernal cycle d'essais et de décès comme contre les Veilleurs – ou une colère sourde – une rage profonde pour cet ennemi qui venait chambouler le peu qu'il comprenait du monde. Les deux, sans doute. Beaucoup des deux.
Hélios redressa les épaules. Il ne fallait pas qu'il se laisse dominer par ses émotions. Il lui fallait être concentré, attentif, pour percer à jour les faiblesses du Pontiff – il fallait bien qu'il en ait – et le vaincre.
Il franchit le voile cendreux. Derrière, à la croisée du transept, le Seigneur Sulyvahn se tenait debout, immobile, sa silhouette dessinée par la lumière tranchante de la lune qui tombait sur ses épaules à travers les vitraux.
Le sans braise s'apprêtait à faire un pas dans sa direction ; un questionnement soudain l'arrêta. Le maître des lieux se rappelait-il de leurs précédentes rencontres ? Lorsqu'il l'avait affronté, le premier Veilleur l'avait salué à chaque duel, mais ce dernier avait semblé assez à cheval sur l'étiquette pour répéter son salut autant de fois que nécessaire. Le Pontiff, lui, se souvenait-il de la décision du chevalier mort-vivant ? Si la réponse s'avérait positive, alors Sulyvahn ne montrerait aucune hésitation, et même sans doute plus de hargne encore que lors de leur tout premier affrontement.
Hélios préféra laisser de côté cette délibération inutile – peu importait, après tout : il devait le vaincre – et se mettre en garde, reprenant son avancée sur le long tapis usé qui assourdissait le bruit de ses pas. Malgré sa résolution, sa main tremblait toujours. Il ne parvenait à faire taire la peur et la colère mêlées qui le secouaient tout entier.

Les armes du Grand-Maître Sulyvahn s'illuminèrent à l'instant même où il aperçut la Morteflamme. Cette dernière savait parfaitement que, dès que son ennemi serait au contact, elle serait emportée par le rythme soutenu de la bataille et vite acculée, comme lors de leur premier combat. Et il était hors de question de laisser ce schéma se reproduire. Le revenant tira une urne explosive de sa ceinture. S'il voulait gagner, il lui fallait imposer sa cadence.
Connaissant à présent la célérité de son ennemi, Hélios lança son explosif alors même que le Grand-Maître s'élançait. Le Seigneur d'Irythill interrompit son assaut pour repousser la grenade d'un large mouvement de bras, manifestement surpris par le projectile. S'engouffrant dans la garde ouverte, le mort-vivant fut presque étonné de pouvoir toucher son opposant – il ne pensait pas sa stratégie si efficace. Il dû immédiatement se ressaisir en voyant l'épée nimbée de violet s'élever pour décrire une courbe mortelle.
Le Chercheur de Flamme, devenu fin observateur depuis son éveil dans le Cimetière des Cendres, lisait de mieux en mieux les évolutions de son adversaire. Contre les Veilleurs, il lui avait fallu presque une dizaine de combats pour saisir pleinement les techniques de ses ennemis. C'était son deuxième réel duel contre le Pontiff, et déjà, il pouvait prédire certains de ses mouvements. Et quand le rythme de la bataille n'était plus en sa faveur, une grenade jetée à la hâte – le blessant lui-même souvent – lui accordait la seconde nécessaire pour retrouver son aplomb et rétablir sa garde.
Il savait cependant que cela ne suffirait pas. Il avait fait mouche cinq fois, mais ce n'était pas assez. Le Seigneur Sulyvahn en semblait à peine affecté. Il lui fallait frapper plus fort, et ce avant qu'il ne tombe à court d'urnes explosives. Les dents serrées par l'appréhension, il prit le risque de prendre son épée à deux mains, jetant son pavois au sol, faute d'avoir le temps de le placer dans son dos. Le grand homme suivit le bouclier du regard, clairement étonné par la manœuvre. Le revenant bondit sur l'opportunité inespérée : sa lame bénie s'enfonça dans le flanc de son ennemi, teintant son manteau sacré de pourpre.
Avec un grognement à mi-chemin entre douleur et indignation, le Pontiff repoussa brutalement le guerrier solitaire pour s'agenouiller. Le Traque-Seigneurs en aurait volontiers profité pour frapper la tête de son adversaire – pour une fois à portée de lame – si la posture de l'Héritier des Cendres n'avait tant transpiré le danger. Son instinct le poussa même à reculer.
Le chevalier sans braise ne prit qu'une seconde pour féliciter son intuition. Une vague noire, une véritable explosion d'aura ténébreuse, pulvérisa tout dans un rayon de plus de dix pas autour du maître des lieux. Le tapis rouge, déchiqueté par la déflagration magique, retombait encore en lambeaux épars sur le dallage morcelé quand Sulyvahn se redressa, déjà en garde.

De son dos avaient jailli deux excroissances sombres, deux grandes branches noires aux ramifications infinies, dont le dessin évoquait des ailes. Malgré leur taille, ces ramures ne devaient pas pouvoir porter le Grand-Maître – Hélios, qui avait continué de reculer, l'espérait de tout cœur. L'homme d'église émit un nouveau grognement, presque moqueur cette fois, avant de changer de posture : inversant sa garde, il porta le manche de son épée devant son visage, laissant son espadon redescendre vers le sol. Rapidement, il fut enveloppé d'une aura violine. Une aura translucide qui se détacha de son possesseur… pour prendre vie. Sous le regard effaré du Chercheur de Flamme, le Grand-Maître d'Irithyll venait de créer un double.