Montagne - 160 mots
Depuis ce petit promontoire où son domaine avait été bâti, il pouvait surveiller toute la contrée. Les domestiques dans la cour, sa mère dans la maison forte, sa femme dans la tour parallèle à la sienne. Qu'il soupçonnait toujours de l'avoir trompé avec son frère Arnaud, d'ailleurs. Oui, c'était vrai qu'il ne pouvait pas tout surveiller tout le temps, du haut de sa montagne, mais il aimait bien se tenir au courant de ce qui se passait dans sa maison. Non, en fait, il adorait ça.
Montaigne soupira. Il aurait tellement aimé avoir quelqu'un à qui raconter tous ces ragots. Vingt ans plus tôt, ça aurait été le cas. Il imaginait fort bien La Boétie levant les yeux au ciel quand il lui conterait par le menu tout ce qu'il avait remarqué dans son domaine. Cette pensée le fit sourire et lui causa beaucoup de chagrin, aussi. C'était long, vingt ans, quand vous aviez perdu la moitié de votre âme.
/
Regrets - 165 mots
Dans le regret d'une tête si chère, y aurait-il de la honte, y faudrait-il de la modération ?
Montaigne attendit un instant, la plume en suspens, puis la reposa sur le bureau. Il leva les yeux vers les poutres gravées de sa "librairie", juste au-dessus de lui, pour essayer de faire redescendre ses larmes dans sa gorge. La seule mention, la seule pensée de La Boétie lui faisait terriblement mal. Normalement, un secrétaire aurait dû se trouver ici avec lui pour écrire ce qu'il lui dictait, mais il n'avait pas pu se résoudre à confier ces mots à quelqu'un. Ils étaient trop profonds, trop intimes. Trop douloureux. Montaigne se cala de nouveau dans le fauteuil et reprit sa plume.
Ô mon frère, qui m'a été malheureusement enlevé ! Avec toi ont péri toutes les joies que nourrissaient ton doux amour durant ta vie.
"Avec toi, murmura-t-il d'une voix douce et brisée, notre âme toute entière a été ensevelie."
C'était dur de ne subsister qu'à moitié.
/
Avenir - 142 mots
L'avenir s'annonçait trouble et tumultueux. Ce n'était pas la peine de se voiler la face, les troubles qui agitaient la France depuis quelques années n'étaient pas près de se calmer. Évidemment, cela désolait Montaigne, mais plus encore, ça déprimait complètement La Boétie. De plus en plus, le jeune magistrat s'inquiétait de l'abattement de son ami, surtout depuis que celui-ci lui avait dédié un poème latin, à lui et à un autre de leurs amis, exprimant son désir de partir en Amérique. Il fallait vraiment que La Boétie fût malheureux pour leur proposer une telle chose.
"Mon ami, vous ne devez pas vous laisser abattre, assura Montaigne en lui prenant fermement la main. Ce n'est pas comme ça que nous aiderons la monarchie."
Son frère d'alliance lui rendit l'étreinte, mais ne se dérida pas. Au moins, pour le moment, ils étaient toujours ensemble.
/
Lit - 181 mots
La Boétie entra sans frapper et s'avança jusqu'au lit de son ami. C'était sans doute dû à l'éclat des chandelles sur la pénombre de la pièce, mais il ne lui semblait pas très en forme. Les traits tirés, les épaules basses, la peau pâle... Lui qui était d'un naturel si joyeux et bon vivant, il devait être dépité par sa maladie, non seulement parce qu'il souffrait mais en plus, parce qu'il ne pouvait pas aller et venir à sa guise.
"Mon frère ? l'appela Montaigne d'une voix enrouée lorsqu'il l'entendit s'approcher. Mon frère, tenez-vous auprès de moi."
La Boétie sourit et s'approcha, lui prit la main et s'assit sur le bord du lit.
"Mon frère, vous voilà en bien piteux état, remarqua-t-il sans parvenir à cacher son sourire -il savait que si son ami était malade, c'était d'avoir trop batifolé dans la Dordogne.
-Alors restez un moment avec moi, répliqua Montaigne. Votre compagnie me fait oublier ces satanés sursauts de la maladie."
La Boétie lui pressa la main en souriant. Il savait que son ami ferait la même chose pour lui.
