One-shot écrit dans le cadre de la cent-quatorzième nuit d'écriture du FoF (Forum Francophone), sur le thème "République". Entre 21h et 4h du matin, un thème par heure et autant de temps pour écrire un texte sur ce thème. Pour plus de précisions, vous pouvez m'envoyer un MP !


Étienne de La Boétie n'avait jamais rechigné au travail. C'était grâce à son esprit brillant, sublimé encore par une détermination et une érudition sans pareilles, qu'il avait obtenu sa licence de magistrat au Parlement de Bordeaux, et avec une dispense du Roi, trois ans avant l'âge légal ! Il y avait de quoi être fier.

Même si, bien sûr, il n'avait pas été le seul à se retrouver distingué de la sorte. Son ami Michel de Montaigne, de presque trois ans son cadet, avait obtenu le même privilège. Quand ils disaient qu'ils étaient deux moitiés d'une même entité !

Mais, si jamais c'était le cas, alors le partage avait été assez inégal sur certains points, surtout en ce qui concernait l'ardeur au travail. Bien sûr, La Boétie n'aurait jamais eu la mauvaise foi de dire que Montaigne était fainéant, mais...

"Mon ami, soupira-t-il sans essayer de cacher la pointe d'impatience qui transparaissait dans sa voix, n'étiez-vous pas censé m'aider à traduire cette République de Platon ?

-À quoi bon, mon frère ! s'exclama Montaigne avec nonchalance. Vous êtes un bien plus brillant helléniste que je ne le serai jamais !"

Assis sur un fauteuil dos à la cheminée, dans un coin du bureau de son ami, le jeune magistrat buvait avec décontraction un verre de vin, tout en feuilletant un ouvrage latin à l'aide de son autre main. Des papiers jonchaient le sol à ses pieds et il avait abandonné sa plume par terre. La Boétie, qui se démenait sur ce texte depuis plusieurs heures, se frotta les yeux à deux doigts, clairement dépité par la mollesse de son ami.

"Le travail ne peut pas avancer quand vous vous dispersez comme cela, mon ami, le gronda-t-il en sa qualité d'aîné. Si vous n'êtes même pas assidu dans vos travaux domestiques, qu'en est-il de vos fonctions au Parlement !

-Ne vous mettez pas martel en tête, mon frère, répondit Montaigne en souriant. Ce n'est qu'une distraction savante qui nous occupe là. Il vous faudra apprendre à jouir du peu de bon temps qui vous est accordé, sans quoi vous vous rendrez malade bien avant l'âge !

-C'est au contraire quand nous avons encore la pleine possession de nos capacités qu'il faut nous démener."

Guère impressionné, Montaigne se contenta de rependre sa lecture là où il l'avait laissée. Dépité, La Boétie baissa de nouveau les yeux sur les papiers griffonnés de notes qui parsemaient son bureau. Certes, il aurait très bien pu se sortir de cette traduction tout seul - son ami avait raison, le grec ancien était son point fort, pas celui de son cadet. Cependant, il avait à coeur de sortir un peu Montaigne de la nonchalance et de l'absence de sérieux dans lesquelles il plongeait un peu trop volontiers. Alors, il s'humecta les lèvres et lâcha mine de rien :

"Mon cher ami, si vous ne souhaitez pas m'aider, c'est votre bon droit, mais dans ce cas...

-Oui ?

-Je vais devoir demander assistance à votre sœur Jeanne de Lestonnac. Elle est une helléniste de talent, dit-on. N'a-t-elle pas déjà rabroué en grec un ami de son époux qui, dans cette langue qu'il pensait inconnue d'elle, avait proposé à Monsieur de Lestonnac une escapade galante ?"

Montaigne se figea et dévisagea son ami, les yeux ronds.

"Vous n'oseriez pas ! s'indigna-t-il en se levant pratiquement du fauteuil.

-Allons, mon frère. Vous me connaissez assez pour savoir que je ne dis pas ce genre de choses à la légère, se moqua La Boétie. Votre cadette me semble tout indiquée pour me prêter assistance. Cela vous délivrerait du tourment que vous éprouvez à rester prostré dans ce bureau. Je devrais peut-être même demander à Monsieur votre beau-frère s'il ne veut pas aussi travailler avec nous. Il n'est certes pas aussi doué que vous, mais...

-Ça ne sera pas nécessaire ! l'interrompit aussitôt Montaigne en récupérant au quart de tour sa plume et ses papiers par terre. Ménagez-moi donc une place sur votre pupitre ! Ce n'est pas cette République qui vous fera douter de moi !"

Satisfait, et sans faire l'effort de cacher son petit sourire victorieux, La Boétie poussa ses notes et laissa Montaigne s'installer à côté de lui. Son ami se mit à griffonner avec frénésie sur sa feuille de papier. L'aîné ignorait si c'était l'idée d'être dépassé par sa sœur cadette, ou bien de se voir préférer la compagnie de Richard de Lestonnac, magistrat comme eux, qui avait motivé Montaigne. En tout cas, son frère d'alliance avait l'air bien parti pour travailler toute la nuit. Pour l'en remercier, La Boétie posa la main sur son bras et assura, pour la centième fois :

"Rassurez-vous, mon bon ami Montaigne, vous jaloux de tout, je suis autant fidèle à mon épouse qu'à vous-même."

Et Dieu savait à quel point La Boétie était épris de Marguerite de Carle, sa chère semblance. Montaigne prit le temps de s'interrompre dans son travail pour lui sourire.

"Merci, mon frère, dit-il avec affection, et ils se remirent à plancher sur ce texte."

En fait, ce n'était pas autant remettre son ami au travail qui avait motivé La Boétie. C'était surtout qu'ils se divertissent de leurs problèmes du quotidien ensemble.