Voilà, j'ai rêvé de cette situation pendant mon emploi saisonnier de guide touristique à la Tour de Michel de Montaigne. Et je l'ai trouvée tellement cool qu'il a absolument fallu que je l'écrive.
Et comme le 1er novembre, c'est l'anniversaire de La Boétie, j'en ai profité pour terminer et publier ce texte. Étienne de La Boétie, sachez que je vous aime.
Univers Alternatif : Et si La Boétie n'avait pas été mort au moment où des Protestants reprennent son Discours de la servitude volontaire et le transforment en attaque contre le Roi, conduisant ainsi à l'interdiction dudit Discours ?
"Vous ne pouvez pas rester ici ! Vous devez partir ! C'est devenu bien trop dangereux pour vous !
-N'insistez pas, mon ami. Je suis le mieux à même de prouver que ces gens font fausse route en m'accusant de vouloir renverser le pouvoir royal. Si je suis là pour me défendre, ils s'apercevront rapidement qu'ils n'ont rien à me reprocher.
-Mais vous ne comprenez pas ! Ces magistrats sont complètement corrompus ! Et Lagebaston, qui nous a accusés il y a quelques années d'avoir comploté contre lui avec Monsieur d'Escars ! Il ne manquera pas cette occasion de vous évincer !"
La Boétie pinça les lèvres en ce geste d'entêtement que Montaigne connaissait si bien.
"Mon frère, insista le magistrat en lui prenant les mains, qu'il pressa avec une affection sincère. Nul ici ne vous aime plus tendrement que moi. C'est avec une préoccupation sincère que je vous dis cela : partez, mon ami. Après les émeutes qu'ont provoqué l'utilisation ignare et injustifiée de votre Discours, les magistrats et la Couronne ne vous pardonneront pas aussi facilement. Quittez cette terre de France, je vous en prie. Je... je redoute tellement ce qu'il pourrait vous arriver."
La Boétie sourit et serra les mains de son ami en retour.
"Mon frère. Je comprends votre inquiétude, assura-t-il. Mais la fuite n'est pas la bonne solution. Si je quitte le pays comme vous le suggérez, cela laissera plus d'occasions à tous les gens que vous avez cités pour me discréditer davantage. Je ne peux pas les laisser jeter le déshonneur sur ma famille. D'autant plus qu'ils pourraient ensuite décider de s'en prendre à vous, en raison des liens qui nous unissent.
-Mon frère, s'il vous plaît, plaida Montaigne, et la peur que son ami lut dans ses yeux le désarçonna. Vous devez m'écouter. Si jamais ils..."
Montaigne ne finit jamais cette phrase, car un lourd bruit de pas se fit entendre devant la porte d'entrée. Les deux hommes tournèrent la tête en même temps vers l'origine du son, et quand Montaigne regarda de nouveau vers son ami, l'anxiété dans ses yeux semblait s'être décuplée. Il pressa une nouvelle fois les mains de La Boétie et s'avança de quelques pas vers la porte, qui s'ouvrit sur une rangée de soldats. Son ami fronça les sourcils et le rejoignit.
"Puis-je vous aider, Messieurs ? s'enquit-il poliment.
-Monsieur de La Boétie, par ordre de notre bon roi Charles IX, vous êtes mis aux arrêts pour la rédaction d'un texte faisant outrage à la Couronne ! Veuillez nous suivre, s'il vous plaît.
-Mon texte n'avait nullement vocation à parjurer la Couronne, lâcha sèchement La Boétie. Mais puisqu'il faut que je me défende moi-même... Je vous suis.
-Attendez !"
Montaigne rattrapa son ami par la manche et le tira vers lui pour plaider à voix basse :
"Ne faites pas ça... La justice de ce Parlement est rarement impartiale, vous le savez bien !
-Ce sont des émissaires du Roi ! rétorqua l'incriminé sur le même ton. Je ne peux pas passer outre un ordre de Sa Majesté, mon ami. Ne vous tourmentez point pour moi. Et puis vous êtes le plus à même de savoir que j'ai comme principe de me conforter aux lois du pays dans lequel je suis né."
Montaigne poussa un petit soupir, d'amusement et de tristesse tout à la fois.
"Qu'aviez-vous besoin de ressembler autant à Socrate, mon très cher frère, murmura-t-il tandis que les envoyés de la Couronne séparaient les deux amis."
La Boétie suivit les soldats avec droiture et dignité, et jeta un coup d'oeil en arrière vers son ami. Lequel le regarda partir avec anxiété et impuissance, captant comme derniers mots de la part de son frère d'alliance :
"Prévenez ma femme et dites-lui de ne pas s'inquiéter pour moi."
Montaigne acquiesça. C'était tout ce qu'il pouvait faire. La seule et unique chose qu'on l'autoriserait à accomplir pour son ami.
/
Montaigne dévala au pas de course les couloirs étroits et sombres qui menaient aux prisons. Normalement, il n'aurait pas dû pouvoir accéder à ces geôles, mais les membres de sa famille étaient nombreux au Parlement. Il avait assez de relations influentes pour pouvoir demander à descendre dans le ventre des prisons bordelaises, même si ce n'était que pour un court instant.
"Mon frère ? appela-t-il avec fébrilité, en se jetant pratiquement sur les barreaux de la cellule. Mon frère ?"
Un mouvement se devina au fond de la pauvre chambrette à peine éclairée par un jour faiblard. Une silhouette se redressa, s'approcha de la porte et posa une main sur les barres de métal qui séparaient les deux amis.
"Mon frère ? répéta la voix de La Boétie, une voix fatiguée mais non dépourvue de la force et de la constance que Montaigne lui avaient toujours connues.
-Mon frère ! souffla le jeune magistrat, immensément soulagé, en s'appuyant à moitié sur les barreaux. Comment vous sentez-vous ?"
Il saisit la main de son ami et la serra très fort, dans l'attente angoissée de sa réponse.
"J'ai connu des jours meilleurs, admit La Boétie en lui rendant affectueusement l'étreinte. Mais parlez-moi plutôt de vous, mon ami. Les détracteurs de mon Discours ont-ils également essayé de s'en prendre à votre nom et à votre famille ?
-Eh bien... pour ne rien vous cacher..."
Montaigne hésita. En effet, le pacte d'alliance fraternelle qu'ils avaient passé ensemble des années plus tôt lui avait apporté son lot d'ennuis depuis l'arrestation de La Boétie. D'ailleurs, ses relations au Parlement n'avaient presque pas été suffisantes pour l'autoriser à descendre dans les prisons royales et rendre visite à son ami. Pour tous les magistrats, il était désormais suspect. Ses fonctions avaient même failli être suspendues, jusqu'à ce que Charles IX intervienne, au nom des divers services que Montaigne lui avait déjà rendus. Mais ça n'était pas suffisant. Du côté des Catholiques, sa famille toute entière, tout comme celle de La Boétie, était désormais reléguée au rang d'agitatrice politique et, surtout, de partisane des Protestants.
"Mon frère ? insista La Boétie en fronçant les sourcils. Ne me tourmentez pas ainsi. Qu'en est-il de votre famille ?
-Eh bien, pour tout vous avouer, les choses n'ont fait qu'empirer depuis votre arrestation. Nos allées et venues sont toujours surveillées et les autres magistrats rejettent presque systématiquement nos décisions au Parlement. Je crains que, tant que les soupçons continueront de peser sur vous, nous ne serons plus vus que comme des traîtres à la solde des ultra-Protestants..."
Le regard de La Boétie se durcit et il serra, sans même s'en rendre compte, ses doigts autour des barreaux de sa cellule et de la main de son ami.
"Je suis désolé, mon frère, déplora-t-il avec une peine sincère. Vous ne devriez pas avoir à subir tout ça par la faute de quelques agitateurs de l'ordre publique.
-Ce n'est pas moi qui en ai le plus à souffrir ! rétorqua Montaigne, éberlué que son ami pense davantage à sa famille qu'aux siens. Voyez dans quel endroit ils vous ont enfermé ! Vous ne manquez de rien, n'est-ce pas ? À part de liberté, ajouta-t-il en même temps que son frère d'alliance.
-Non, ne vous tourmentez point pour moi, répondit La Boétie avec force et courage. Dites-moi plutôt comment se portent mon épouse et mon oncle.
-Eh bien, Mademoiselle de La Boétie votre femme fait tout ce qu'elle peut pour continuer la gestion de vos affaires, malgré l'état dans lequel vous vous trouvez. Elle est dûment assistée par Monsieur de Bouillonas je sais jamais comment ça s'écrit votre oncle, qui s'efforce comme il peut de faire savoir à tout le monde que vous n'avez rien à voir dans les troubles qui agitent actuellement le royaume.
-Cela me plaît à entendre. Avisez-le cependant de ne point prendre trop de risques pour moi. Nous savons tous qu'il n'est jamais bon de prendre la défense d'un prisonnier du Roi quant on n'est pas magistrat...
-S'il ne peut plaider pour vous, je m'y emploierai de toutes mes forces, mon ami, affirma Montaigne avec fougue. Je ne laisserai pas ces gens continuer de mettre votre nom en pièces. Vous êtes la personne la plus admirable qu'ait vu notre siècle.
-Vous êtes un ami irremplaçable, mon cher frère, sourit La Boétie en lui pressant la main. Mais prenez garde à vous. Je préfèrerais souffrir mille morts plutôt que de vous voir prendre des risques insensés à cause de moi.
-Ne parlez pas de malheur, je vous en prie.
-Je ne vous connaissais pas si superstitieux, mon ami."
Ensemble, sans en parler, ils repensèrent à la triste fin qu'avait connu Anne du Bourg, l'un des maîtres de La Boétie à la faculté de Droit d'Orléans. Pendu et brûlé pour avoir offensé Henri II... Montaigne craignait, plus que tout, qu'un tel sort échoue à son ami si jamais le Parlement ou le Roi refusaient de reconnaître son innocence. Cette idée le terrifiait.
"Monsieur de Montaigne, le temps de visite qui vous a été accordé auprès de Monsieur de La Boétie est terminé, déclara un garde à l'autre bout du couloir. Veuillez regagner la sortie de la prison, s'il vous plaît !
-Ne le faites point attendre, murmura La Boétie en serrant une dernière fois la main de son frère d'alliance. Merci d'être venu auprès de moi, mon ami. Rien ne pouvait m'apporter plus de joie.
-Vous me remercierez une fois que je vous aurai sorti de là, répliqua Montaigne sur le même temps. Jusque-là, portez-vous bien, mon frère. J'essaierai de revenir vous voir.
-Ne prenez pas de risques inutiles, insista La Boétie. Je ne saurais me pardonner de vous avoir entrainé dans le malheur.
-Vous rencontrer n'aura jamais été un malheur, mon ami."
Les deux hommes se sourirent, puis Montaigne se retrouva contraint de quitter les lieux. Mais il s'en était fait la promesse, il ne laisserait pas tomber son ami.
/
"Monsieur de Montaigne, au vu des liens d'amitié très forts que vous entretenez avec Monsieur de La Boétie, le Parlement ne saurait être convaincu de la complète objectivité de vos propos. En conséquence de quoi, nous vous retirons le droit de vous exprimer en sa faveur jusqu'à la fin de cette affaire.
-Ah, quelle belle justice que celle qui nous interdit de défendre ce qui nous tient à coeur ! s'exclama Montaigne, outré mais guère surpris. Il serait peut-être bon que vous songiez à remettre également de l'ordre dans vos affaires, au lieu de vous préoccuper d'actes de justice et d'amitié dictés uniquement par la recherche d'une vérité qui vous fait défaut !
-Monsieur de Montaigne ! Nous vous sommons d'expliquer vos propos ! s'indigna le magistrat qui avait parlé.
-Je ne sous-entends rien de plus que ce que j'ai déjà dit, Messieurs les juges. Mais puisque ma présence n'est plus requise, et qu'il me faut attendre que le bon sens et la justice soient revenus dans ce Parlement, je me retire et vous laisse à vos délibérations !"
Dans un envol de robe noire et rouge, le magistrat quitta la pièce à grands pas. Tout cela était prévisible. En cette période d'incertitude et de guerre ouverte entre Catholiques et Protestants, tout le monde avait besoin de boucs émissaires sur qui rejeter les fautes et les conflits de leur temps. Leur seule chance, c'était que La Boétie était un magistrat réputé et respecté à Bordeaux et ailleurs, et qu'ils y songeraient sans doute à deux fois avant de le condamner pour quelque utilisation frauduleuse de son Discours. Mais, dans tous les cas, il fallait faire vite.
Quand il sortit du Parlement, Montaigne se dirigea sans attendre vers la grande maison qu'il occupait avec son épouse, leur fille et leurs domestiques. Son coffre de voyage fut préparé en quelques minutes. Sa monture et celle de ses valets, également. Il enfourcha rapidement son cheval et adressa à sa femme ces recommandations :
"Madame, je vous confie la bonne gestion de notre logis. Prévenez Monsieur de Bouilhonnas et Mademoiselle de La Boétie que je monte à Paris pour rencontrer le Roi. Si c'est là le seul moyen de plaider pour la cause de Monsieur de La Boétie, que vous savez être ce mien cher frère et compagnon inviolable, alors je ferai le voyage aussi souvent qu'il le faudra.
-Faites bonne route, mon ami. Que Dieu vous garde, répondit laconiquement Françoise de La Chassaigne."
Leur fille Léonor salua également son père, et Montaigne se mit en route. Il était un bon ami du Roi. Et l'un de ses conseillers. S'il lui expliquait la situation, il comprendrait.
/
Étienne de La Boétie était assis dans sa cellule, le dos appuyé contre le mur humide, comme toujours depuis qu'il avait été enfermé dans cette geôle. Il s'était défendu comme il l'avait pu, avec toute l'éloquence et la conviction dont il était capable. Et il savait fort bien que ses co-Parlementaires étaient convaincus, pour la plupart, de sa bonne foi. Seulement, il fallait des boucs émissaires pour calmer la vindicte populaire... La Boétie se pencha en avant et prit son visage dans ses mains, fatigué.
Il pensa à Montaigne. Son ami devait sûrement se démener pour le sortir de là. Il espérait simplement qu'il ne prenait pas trop de risques. Sa place au Parlement pouvait être définitivement compromise si jamais il prenait trop farouchement position pour lui, et même si le domaine dont il hériterait à Montaigne serait largement suffisant pour lui permettre d'assurer sa subsistance, il ne voulait pas que son frère d'alliance soit renvoyé par sa faute.
Il pensa ensuite à sa femme, Marguerite de Carle. Il espéra qu'elle ne se faisait pas trop de souci pour lui. Il connaissait sa tendance à envisager toujours le pire quand il s'agissait de lui. Quelle épouse attentionnée elle faisait, sa semblance ! Il devrait peut-être composer de nouveaux sonnets pour elle lorsqu'il sortirait d'ici... s'il sortait d'ici.
La Boétie se frotta les yeux. Oui, il fallait s'attendre à tout... Peut-être serait-il condamné comme l'avait été son mentor, même si ça relèverait de la plus profonde des injustices. Mais, si jamais ça devait arriver, il ferait face... comme Socrate, leur maître spirituel. Oui, si jamais il lui fallait...
Mais finalement, le magistrat n'eut pas l'occasion de se tourmenter davantage. Des gardes s'approchèrent de sa cellule et déverrouillèrent la porte. La Boétie se leva rapidement. Il savait qu'ils ne sauraient rien lui expliquer de ce qui l'attendait, alors il les suivit sans poser de questions. Rapidement, ils remontèrent les escaliers des prisons et gagnèrent l'extérieur, puis ils marchèrent jusqu'au Parlement. La Boétie supposa très justement qu'on allait conclure son procès aujourd'hui, et, malgré toute sa dignité, il avait le coeur serré en redoutant ce qui allait lui arriver. Il s'efforça cependant de ne pas le montrer et c'est la tête droite qu'il pénétra dans la chambre du Parlement.
"Monsieur de La Boétie, lança, en guise de bienvenue, le juge en charge de son procès. Les charges qui étaient retenues contre vous ont été examinées par les hauts magistrats de ce Parlement. Votre défense a également été entendue, et Sa Majesté Charles IX a personnellement décidé de se porter garant de votre bonne foi.
-Comment ? Charles IX en personne ? laissa échapper La Boétie, abasourdi.
-En conséquence de quoi, poursuivit le magistrat sans prêter attention à lui, votre libération a été prononcée. Votre Contr'un, ou Discours de la servitude volontaire, comme vous l'avez nommé, sera définitivement interdit de parution et vous encourez une amende de trois mille livres tournoi pour trouble involontaire à l'ordre public."
L'accusé fut sur le point d'objecter quelque chose, mais il savait que ça serait vain. Sans l'intervention du roi, il aurait sans doute eu de gros ennuis. De toute façon, son Discours n'était, à l'origine, qu'un exercice de philosophie rédigé dans l'année de ses dix-huit ans. Il n'aurait même pas dû être publié, alors l'interdire ne changeait pas grand chose...
N'empêche, il en ressentit une certaine amertume, même lorsqu'il salua les magistrats avec beaucoup de dignité et qu'il quitta le Parlement, la tête haute, officiellement gracié. Il lui sembla étrange de fouler les marches du Parlement en toute liberté, d'avoir la possibilité d'aller où il voulait. C'était la première fois depuis plusieurs mois, après tout...
"Mon ami ! Mon ami ! l'appela aussitôt une voix dans la foule."
Une silhouette, pas très grande, mais que La Boétie reconnut au premier coup d'oeil, toute vêtue de brun et de jaune, fendit la masse compacte des passants et courut vers lui. Le magistrat n'eut même pas le temps d'ouvrir la bouche que deux bras se retrouvaient autour de son cou.
Allons bon. Voilà que son frère d'alliance l'étreignait devant tout le monde. Les passants les dévisagèrent avec étonnement, mais la plupart d'entre eux avait d'autres priorités que de regarder deux magistrats se tenir l'un à l'autre devant l'entrée du Parlement.
"Mon frère, c'est une réaction démesurée que vous avez là, déclara La Boétie en lui tapotant le dos.
-Démesurée ? Imaginez-vous seulement la peur que vous m'avez faite ? s'indigna Montaigne en reculant pour le regarder. J'ai cru, mon frère, que pour un peu nous ne parviendrions jamais à vous tirer de ces geôles, ou du moins pas en un seul morceau !
-Mon ami ! le gronda son aîné, qui préférait éviter de s'imaginer brûlé ou pendu. Vous avez là de biens macabres pensées. D'autant plus que j'en suis exempté, et cela, c'est grâce à vous, n'est-ce pas ?
-C'est plutôt le Roi qu'il vous faudra remercier, répondit Montaigne en souriant."
Il prit son ami par le bras et l'entraina loin du Parlement pour le raccompagner chez lui, où sa famille pratiquement au grand complet l'attendait.
"J'écrirai au Roi sitôt arrivé chez moi pour le remercier, assura La Boétie tout en marchant. Mais je sais que c'est à vous que je dois ce soudain retour en grâce."
Montaigne entendit clairement une pointe d'émotions assez difficiles à définir, un mélange peut-être d'amertume, de frustration et de douleur, résonner dans sa voix. Le magistrat s'arrêta dans la rue et saisit la main de son frère d'alliance, le regardant droit dans les yeux avant de lancer :
"Mon ami... ne vous tourmentez point ainsi. Je suis peut-être intervenu auprès du Roi pour vous gracier, mais Sa Majesté avait déjà l'intention de vous libérer. Il connaît votre valeur. Nous la connaissons tous, mon frère.
-Dans ce cas, sauriez-vous m'expliquer pourquoi il a fallu tout cela pour que mon Discours soit lavé de tout soupçon, et encore !, interdit de parution sous prétexte que des gens l'ont mal utilisé ?
-Les gens sont crédules, vous le savez, murmura doucement Montaigne en lui pressant les doigts. Il suffit qu'on leur raconte une histoire pour qu'ils y croient tout de go. Quant aux magistrats... ils ont besoin de coupables, vous le savez.
-Sans doute..., répondit La Boétie à contrecœur.
-Croyez-moi, mon frère. Vous êtes le meilleur homme de notre temps, et tel que notre siècle n'en a connu de meilleur, de plus docte et de plus parfait.
-Vous me flattez, mon ami, répliqua le magistrat, en souriant, cette fois.
-Allez, venez. Vous avez besoin de vous sustenter pour reprendre des couleurs, ajouta Montaigne avec enthousiasme."
La Boétie se laissa entrainer vers son frère d'alliance. Oui, à quoi bon broyer du noir pour des choses qu'il ne pouvait, de toute façon, pas maîtriser. Son ami n'était pas le seul à l'assurer de son soutien indéfectible, et à lui affirmer qu'il était un homme de talent, qui mériterait de figurer au milieu des grands penseurs et poètes de leur siècle.
Ce que La Boétie espérait, surtout, c'était que leur amitié passerait à la postérité et qu'ils figureraient, un jour, parmi les amis célèbres.
Marguerite de Carles est le nom de la femme de La Boétie; elle est appelée Mademoiselle de La Boétie par Montaigne (et sans doute par tout le monde) parce que c'est le nom donné aux dames nobles mais non titrées.
