One-shot écrit dans le cadre de la cent-vingt-troisième nuit d'écriture du FoF (Forum Francophone), sur le thème "Motif". Entre 21h et 4h du matin, un thème par heure et autant de temps pour écrire un texte sur ce thème. Pour plus de précisions, vous pouvez m'envoyer un MP !
La Boétie regarda son ami partir en poussant un soupir, mais son exaspération était feinte : il n'arrivait même pas à gommer le sourire sur son visage.
Montaigne était vraiment intenable. Il n'était pourtant pas un mauvais magistrat s'il avait pu entrer à la Cour des Aides de Périgueux, dont la dissolution l'avait conduit au Parlement de Bordeaux. Mais il ne cessait de se disperser, dès qu'il avait décrété que l'effervescence et le travail de juge le lassait. Et c'était à La Boétie de couvrir son absence -même si Montaigne ne le lui avait jamais demandé- et de récupérer son uniforme de magistrat, que son frère d'alliance venait de lui lâcher dans les bras, accompagné d'un sourire innocent, avant de disparaître il ne savait où. Pas voir une femme, espérait-il, parce que le volage magistrat se doutait bien qu'il l'étriperait pour ça. En attendant, La Boétie se demandait bien ce qu'il allait pouvoir faire de sa longue robe rouge et noire à col de dentelle, brodés de motifs à la fois sobres et élégants.
Pour la première fois, s'autorisant un instant de distraction, il observa les ornements qu'il portait lui aussi, mais auxquels il n'avait jamais prêté plus d'attention que ça. Lui qui appréciait pourtant les belles choses et les détails, c'était un honteux manquement. Et puis, comme les autres magistrats continuaient d'entrer et de sortir autour de lui, et jetaient des regards perplexes au paquet de linge qu'il portait dans les bras, La Boétie résolut de cesser là sa contemplation. Il replia l'uniforme de son ami et le déposa sur la table où il travaillait, puis se saisit aussitôt de sa plume pour reprendre là où il s'en était arrêté. Il ne vit pas les heures s'écouler et sursauter presque quand un souffle chaud lui chatouilla le cou et que deux mains se posèrent sur ses épaules.
"Que faites-vous encore dans cette pièce austère et confinée alors que la journée de travail est terminée ? s'enquit la voix joyeuse et taquine de Montaigne juste à côté de lui. Vous devriez rentrer chez vous ! Profiter de vos quelques heures de liberté !
-Nous n'avons pas tous le luxe de nous octroyer des heures de plaisir quand bon nous semble, rétorqua La Boétie sans lui faire la faveur de se retourner. Vous ne progresserez jamais si vous vous obstinez à laisser s'alanguir les qualités dont vous êtes doté, mon ami.
-Vous ne pourrez plus progresser si vous vous tuez à la tâche, rétorqua Montaigne en souriant. Allez, venez donc chez moi, ce soir ! Je demanderai aux cuisinières de nous préparer du magret.
-Si vous faites appel aux sentiments..., finit par céder le jeune magistrat en étouffant un léger rire. Mais vous devez me promettre une chose..."
Il se tourna enfin vers son frère d'alliance et le menaça du bout de sa plume, encore bleuie par l'encre.
"Vous devez cesser de vous éclipser à chaque fois que j'ai besoin de vous. Ces dossiers ne vont pas s'examiner tous seuls.
-Je vous le promets, répondit solennellement son ami, avant de reculer pour qu'il ait la place de pousser son siège. Ah, vous avez plié mon uniforme ! s'exclama-t-il ensuite en avisant les vêtements rouges et noirs. Merci, je ne sais pas ce que je ferais sans vous !"
La Boétie se contenta de rire et de lui poser une main dans le dos quand ils se dirigèrent vers l'extérieur.
Des années plus tard, alors qu'il faisait ses adieux à ce Parlement où il avait travaillé toute sa vie, Montaigne repensa à cette scène, en vrac avec des dizaines d'autres. Cet uniforme à motifs sobres mais élégants, il ne le porterait plus. Il n'appartiendrait plus à ce monde, et même s'il était, plus que jamais, fatigué par l'esclavage de cette fonction, il avait la cruelle impression de dire adieu à un morceau de lui, en abandonnant cette robe. Un morceau de lui dans lequel résidait encore, vivace, comme la petite flamme d'un éternel souvenir, toute la joie et l'allégresse qui l'habitaient à cette époque-là. Il était jeune, il débordait d'enthousiasme, d'amour pour l'art de plaire, et surtout, il vivait entièrement cette plénitude conférée par l'amitié véritable, l'amitié du coeur et de l'âme qu'il avait eu la chance inouïe de trouver. Il croyait encore voir La Boétie, parfois, au détour de ces couloirs en grosses pierres blanches du Parlement. Il croyait pouvoir rattraper le pan rouge de sa robe, ses longs cheveux noirs, et croiser son regard qui s'efforçait d'être réprobateur, mais dans lequel dansait une lueur d'affection et de joie.
"Vous êtes encore en retard, mon frère, dirait-il d'un air sévère. Tenez, examinez donc ces dossiers ! J'ai gardé les plus exaltants pour vous."
Il revoyait encore son sourire... Mais, comme toutes les autres fois, ces visions n'étaient que des souvenirs. Il y avait des années que La Boétie était mort, terrassé par la peste qu'il avait attrapée en Agenais. Montaigne s'était retrouvé seul au Parlement. Sans personne pour couvrir ses escapades. Pour rire de ses plaisanteries en affectant un air réprobateur. Pour lui rappeler à quel point il était un homme brillant, un homme plein de promesses.
"Prenez soin de vous, mon frère, murmura une dernière fois la voix de La Boétie dans ses souvenirs. Et gardez-vous bien de toutes ces femmes dont vous prisez tant la compagnie ! Je vous le répète, c'est dangereux pour vous."
Montaigne ferma brièvement les yeux, en proie à une soudaine vague de douleur. Il avait un peu l'impression de trahir son frère d'alliance en partant. Mais il savait, aussi, que La Boétie voudrait, et avait toujours voulu, le meilleur pour lui.
