One-shot écrit dans le cadre de la cent-trente-neuvième nuit d'écriture du FoF (Forum Francophone), sur le thème "Coercition". Entre 21h et 4h du matin, un thème par heure et autant de temps pour écrire un texte sur ce thème. Pour plus de précisions, vous pouvez m'envoyer un MP !
Être magistrat n'avait jamais été une mince affaire. D'abord, parce que c'était difficile d'accéder à ce poste. Et ensuite, parce que le pouvoir qu'on détenait sur les condamnés était puissant et terrible. La Boétie faisait toujours en sorte que ses décisions soient le fruit d'une grande réflexion, en adéquation avec les lois du royaume mais aussi ce que dictait la morale, et enfin, il faisait toujours preuve de tolérance. Les peines trop dures et les mises à mort cruelles le répugnaient.
Cependant, aujourd'hui, alors qu'il tenait en main cette missive anonyme, griffonnée d'une écriture rageuse et menaçante, il avait bien envie d'envoyer l'impudent auteur du message au fond de la geôle la plus sombre et la plus humide qu'il pourrait trouver. Comment osait-il lui faire cet odieux chantage, penser qu'il réussirait à s'en tirer gracieusement avec cette coercition lâche et pathétique ?
« Je connais les grands torts de votre ami Montaigne, disait le message. Le plus récent de ses innombrables badinages pourrait lui occasionner bien des tracas, si d'aventure il parvient aux oreilles du président de notre cher Parlement de Bordeaux. Ou même de Sa Majesté Charles IX, qui sait ? Je ne saurais que trop vous conseiller, si son honneur et sa liberté vous sont chers, de remettre un jugement particulièrement magnanime au terme du procès que vous savez. Il serait regrettable que des soldats arrivent tout soudain devant sa porte, aux premières heures de l'aube, sans que personne d'autre que vous n'ait eu aucune raison de s'y attendre. »
Le problème, c'était que La Boétie ne doutait absolument pas qu'un tel scandale fût possible. Il avait pourtant répété à Montaigne, à toutes heures du jour, que son empressement auprès des femmes était un problème. Pas seulement à cause du côté éminemment immoral de la chose et de la distraction des affaires publiques et spirituelles que ça occasionnait, mais aussi parce que c'était dangereux. Vraiment dangereux, à cause des maris jaloux ou des répercussions d'honneur, comme il en était question dans ce billet ! Vraiment, à ce moment-là, La Boétie était sûr qu'il aurait assommé son ami de belles remontrances, s'il avait été là.
Sauf que Montaigne n'était pas à Bordeaux et que le joindre par courrier prendrait un temps considérable. Il fallait que l'aîné des deux magistrats prenne une décision seul, mais c'était de loin la plus difficile dont son âme avait jamais eue à débattre.
Couvrir Montaigne ? Laisser un coupable s'en tirer à bon compte, céder à cette lâche coercition ? Mais c'était faillir à son devoir, son rôle, la charge la plus importante qu'on lui avait confiée !
Mais passer outre et courir le risque de faire dénoncer son ami ? Manquer aux serments d'amitié éternelle qu'ils avaient passé ? C'était la pire trahison qu'il pouvait commettre ! Il n'y avait pas de prix aux liens de l'amitié.
La Boétie était encore en train de réfléchir à son dilemme, deux jours plus tard, quand Montaigne se présenta chez lui, plus insouciant et joyeux que jamais. L'aîné des deux magistrats lui lança un regard sombre, le premier qu'il avait jamais eu pour lui. Oui, il aimait tendrement cet homme, ce frère, en dépit de ses défauts, mais là, c'était trop !
« Avant que vous ne commenciez à me narrer vos aventures, l'interrompit La Boétie en le voyant sautiller vers lui, sachez que vous vous êtes mis dans un profond embarras ! »
Les yeux ronds, Montaigne l'écouta alors lui raconter comment une autre de ses amourettes risquait de se retourner définitivement contre lui.
« J'en suis navré, admit humblement le jeune magistrat comme rarement il y consentait. Si cette liaison est découverte, ça vous portera préjudice à vous aussi. »
La Boétie le fixa, le regard vide. Il n'avait absolument pas pensé au fait que, par son statut de frère d'alliance de Montaigne, il risquait de voir déborder sur lui la disgrâce de son ami. Le magistrat soupira. Ça n'avait, finalement, pas grande importance. Dans tous les cas, il aurait publiquement soutenu son ami jusqu'à la fin.
« Quand je vous dis d'être plus raisonnable, il faut que vous le soyez ! le serina-t-il quand même, toujours en colère.
-Pardon, répéta Montaigne en baissant la tête. »
Il avait vraiment l'air abattu de se faire morigéner de la sorte par son ami, alors La Boétie posa sa main sur son épaule et reprit d'une voix plus douce :
« Écoutez, ce qui est fait est fait et je veux que vous sachiez que jamais je n'entreprendrai quoi que ce soit qui puisse vous mettre en tort. Mon frère…
-Merci, mon frère, souffla Montaigne en redressant la tête et en posant sa main sur la sienne. Rendez votre jugement comme vous l'avez décidé. Ne tenez pas cas de ces menaces. Si l'auteur de ce message me tient dans sa main comme il le prétend, alors j'assumerai les conséquences de mes actions.
-En êtes-vous certain ? s'inquiéta La Boétie.
-Je le suis, mon ami.
-Très bien… Vous faites des progrès. »
Un sourire satisfait s'étira sur les lèvres du plus âgé des deux magistrats et il ôta sa main de l'épaule de Montaigne. Son ami sourit à nouveau.
« Vous m'avez manqué, dit-il en lui prenant la main.
-Vous aussi, mon ami, admit La Boétie. Vous aussi. »
Finalement, le billet de chantage ne s'avéra être qu'une menace sans consistance ni fondement. Les deux magistrats purent respirer. Mais, Montaigne étant Montaigne, ça ne le calma pas pour autant. Tout juste continua-t-il ses petites affaires en étant plus discret et La Boétie continua de le gronder.
