LE DUC, LE DÉMON ET LA SORCIÈRE ROUGE

Partie 1

Par Myfanwi

Le verre de vin à moitié vide, Balthazar observait les convives à la recherche d'une future conquête pour la soirée. C'était l'occasion idéale. Pour une fois qu'ils pouvaient se reposer pour de vrai, il comptait bien en profiter.

Ce soir, les aventuriers étaient réunis pour fêter l'ascension d'un jeune homme qu'ils côtoyaient depuis quelques temps déjà. Entouré par les convives qui lui tournaient autour, Vendis souriait hypocritement. Âgé de seize ans, il était l'héritier du duc Ragnar, un vieil ami chez qui les voyageurs avaient l'habitude de passer l'hiver pour aider. Tous avaient un lien privilégié avec l'adolescent qu'ils avaient vu grandir et à qui ils avaient donné quelques conseils.

Grunlek von Krayn, nain issu lui-même de la royauté, l'avait aidé à s'adapter aux us et coutumes de la Cour. Il avait aussi tenu à lui transmettre la vertu de la tolérance, afin que le futur duc soit ouvert aux autres espèces, et pas seulement aux humains comme c'était bien trop souvent le cas. Il l'avait aussi entraîné au combat au corps à corps, sa spécialité.

Théo de Silverberg, inquisiteur et paladin, avait sans surprise accepté le rôle de maître d'armes. Épée, bouclier, lance, équitation, esquive, parade… L'entraînement était resté très terre à terre, comme au final tout ce que le bourrin faisait d'ordinaire. Il l'aurait bien converti à la Lumière, mais l'idée n'avait plu ni au duc, ni à ses amis.

Balthazar Barnabé Lennon, demi-diable et mage pyromancien, s'était occupé de l'éducation philosophique et morale du garçon au travers de longues discussions. Il lui donna également quelques bases magiques pour l'aider à ne pas faire de mauvais choix dans le futur. De manière beaucoup moins officielle, c'était aussi lui que l'adolescent venait voir pour parler de ses problèmes de cœur et de tout ce qui concernait la sexualité. Les conseils du demi-diable étaient… discutables, mais ça restait des conseils.

Shinddha Kory, enfin, archer et demi-élémentaire de glace, lui avait appris à utiliser la nature à son avantage, pour se défendre ou pour se protéger, à ne pas dépendre uniquement de ce que la ville avait à offrir. Il lui avait aussi enseigné le respect des animaux... Sauf pour les araignées et les loups, qu'il considérait comme de la mauvaise graine à éliminer.

Ce soir, ils étaient les invités d'honneur. Ils détonnaient au milieu des grandes têtes couronnées du royaume, mais il y avait du vin et de la bière, ce qui leur suffisait pour passer outre l'étiquette pour cette fois. Depuis quelques minutes maintenant, le duc Ragnar, monté sur une chaise, proclamait des remerciements. Il avait commencé par les personnalités politiques, mais ne tarda pas à finir par quelques mots pour les aventuriers.

« Je tiens à remercier mes quatre amis proches sans qui mon fils n'aurait pas eu toutes ces connaissances, sans qui il n'aurait pas aussi bien grandi. Je tiens à remercier Grunlek von Krayn, Théo de Silverberg, qui se tient un peu à l'écart, venez donc ! »

La bouche pleine de gâteau qu'il avait commencé à s'empiffrer lorsque le discours avait commencé, par ennui, Théo leva un pouce et fit briller un peu son armure de plates pour impressionner l'assemblée. Balthazar soupira. Le mage avait essayé de lui faire porter des vêtements plus adaptés, mais ce rustre avait préféré garder son armure crottée. Que voulez-vous, le social n'était vraiment pas son fort. Au moins était-il parvenu à lui faire prendre son bain du mois.

« Merci également à Balthazar… Arrêtez donc de courtiser ces demoiselles, voulez-vous ! Approchez-vous donc.

— Je ne courtise pas ! Je séduis, bougonna-t-il. »

L'assemblée ricana un peu. Le pyromancien adressa un clin d'œil charmeur à la foule.

« Merci à vous aussi, Shinddha. Même si je sais que les mondanités ne sont pas trop votre genre, j'apprécie que vous ayez fait l'effort de venir. Souhaitez-vous dire quelques mots ? Après tout, vous êtes ceux qui lui ont permis de devenir l'homme qu'il est aujourd'hui, c'est tout naturel. Qui souhaite prendre la parole ? »

Les aventuriers se lancèrent une œillade. Certains semblaient moins motivés que d'autres à cette idée. Puisque personne n'esquissait le moindre mouvement, Grunlek décida de se lancer.

« J'aimerais tout d'abord remercier notre hôte, Ragnar, pour nous avoir accueilli et pour ce ragoût délicieux. Je suis ravi que nos aventures nous aient mené dans ces contrées, car elle nous a permis de faire la rencontre de votre fils, Vendis, qu'on a vu grandir et qui, je l'espère, deviendra un très grand duc. Comme je le disais, dit-il à l'adolescent, ton ouverture d'esprit, ta ténacité feront de toi, je pense, quelqu'un de solide, quelqu'un de carré et de capable dans le rôle qui viendra. Merci à toi, tu m'as aussi appris des choses. C'est la première fois que j'enseigne à quelqu'un. Je te souhaite un long règne, et que tout se passe au mieux pour toi, Vendis. À ta santé et à ta famille ! »

Les convives levèrent leurs verres sous le commandement du nain. Vendis sourit timidement. Il ne savait pas comment réagir à tant de compliments. Les regards se tournèrent vers les autres aventuriers. Balthazar allait ouvrir la bouche, mais à son grand dam, Théo prit la parole le premier.

« Ce petit, je l'ai bien entraîné. Regardez. »

Sans prévenir, le guerrier saisit une poire sur la table la plus proche et la lança de toutes ses forces vers le visage du garçon, sous le regard consterné de ses compagnons, qui se demandèrent s'il venait vraiment de faire ce qu'ils croyaient qu'il venait de faire. Fort heureusement, Vendis vit la chose venir et rattrapa le fruit d'un mouvement de la main. Cependant, l'expression de son visage restait indescriptible. Théo se demanda s'il était agacé ou satisfait par cette petite mise à l'épreuve improvisée qui aurait pu se terminer en accident diplomatique.

L'adolescent croqua dans le fruit, tandis que Balthazar s'éclaircissait la voix, pour prendre à son tour la parole.

« Je tiens à dire de Vendis qu'en tant qu'élève, il était médiocre. Il aurait fait un très mauvais mage : trop de curiosité, trop vif, trop intelligent, certes, mais aussi beaucoup trop juste et beaucoup trop noble. Beaucoup trop droit.

— Mais ta gueule ! chuchota Théo de manière peu discrète. Tu veux ton argent ou tu veux qu'on se fasse exécuter ?

— C'est pour cette raison que je peux confirmer que, malgré le fait que nous ayons perdu un mage très honnête pour l'Académie, il fera cependant un excellent duc, conclut le pyromancien en l'ignorant royalement. »

Vendis, renfrogné au début de son discours, se détendit un peu. Un semblant de sourire sembla même illuminer brièvement son visage.

Assis sur le tapis, Shin sentit une pression grandissante sur ses épaules. Il adressa un regard furtif au gamin et lâcha un « Rappelle-toi de tout ce que je t'ai enseigné. Si tu arrives à faire tout ça, tout se passera bien. », sobre mais plein de sous-entendus. Le futur duc sourit franchement, et traversa la foule pour les rejoindre. Il regarda autour de lui, et se décida enfin à prendre la parole, pour la première fois de la soirée.

« Je… Je ne sais pas trop encore comment réagir. Je ne suis pas coutumier des soirées mondaines, même si mon père le voudrait. J'aimerais quand même vous faire part de toute ma reconnaissance, vous avez été si présents, même lorsque mon père était accaparé par ses affaires, et vous avez été aussi quelque part une part de lui. Je vous en serai éternellement reconnaissant, et j'aimerais en retour vous rendre la pareille si l'occasion se montre. »

Grunlek essuya une larme vagabonde au coin de son œil. Théo, plus impatient, se pencha à l'oreille de Balthazar pour demander une énième fois s'ils allaient être payés maintenant. Quelques légers applaudissements retentirent parmi les convives, émus par son discours. Très vite, chacun reprit ses activités.

Le nain se retourna vers le buffet où l'odeur de maïs grillé lui retournait le cerveau depuis plusieurs minutes maintenant. Théo le rejoignit après quelques secondes, et, alors qu'il allait saisir un biscuit, Grunlek lui bava sur la manche. L'atmosphère s'alourdit brusquement entre les deux aventuriers.

Balthazar, que l'alcool commençait à faire perdre la tête, chercha autour de lui pour la demoiselle qu'il avait laissé en plan pendant le discours. À la place, son regard s'arrêta brièvement sur Aledan, le cousin de Vendis. Il se tenait à l'écart, et applaudissait d'une manière assez peu convaincante. Shinddha l'avait remarqué lui aussi. Il avait surtout remarqué l'étrange fiole qu'il tenait dans les mains, dont il déversait le contenu dans son vin. Il vida le verre aussitôt, d'une seule traite.

Ragnar s'assura que les convives se portaient bien, puis s'approcha du mage, toujours perturbé par ce qu'il venait de voir. Il posa une main sur son avant-bras.

« J'aimerais me concerter avec vous et vos amis s'il vous plaît. Dans quelques minutes. Rejoignez-moi dans la salle arrière, j'ai quelques petites choses à vous dire. Pouvez-vous les avertir ?

— Oui, bien sûr.

— Merci. Comme l'a dit Vendis, je vous suis redevable, et j'aimerais bien concrétiser tout cela. »

Le pyromage s'exécuta. Il se rapprocha de Shin et lui fit part de la demande du duc. Shin hésita, et confia au mage ce qu'Aledan avait fait. Le pyromancien balaya son problème de la main, prétextant probablement une tentative d'alcooliser un peu plus son verre. Le noble n'était pas bien plus âgé que Vendis : il restait un adolescent instable et capricieux, peu importait son éducation. Malgré tout, l'archer préféra rester en arrière pour continuer à surveiller. Il demanda simplement au mage de lui trouver un arc de bonne constitution si jamais ils devaient recevoir une récompense.

« Messieurs, messieurs, messieurs, messieurs ! cria soudain Aledan, d'une voix légèrement alcoolisée. J'aimerais lever mon verre à mon cousin Vendis ! J'aimerais remercier ces quatre héros qui ont été grassement payés par Ragnar, le puissant Ragnar, mon oncle. Il a pu donner une bonne éducation à son fils, contrairement à la mienne. Mais bon, quand vos parents ont été assassinés, c'est un peu compliqué d'avoir une éducation tout court, alors Vendis a tout évidemment, alors qu'on l'entend jamais parler… Est-ce seulement réellement le plus méritant d'entre nous ? Franchement ? »

Un silence gêné pesait sur l'assemblée. Les yeux écarquillés, le duc, son fils et les aventuriers ne savaient pas comment réagir.

« Non, mais sérieusement ? Vous les avez vus ? Il y a un demi-diable ou je ne sais quoi, c'est même pas humain. Il y a un nain, c'est même pas la moitié d'un humain, rit-il. L'autre enflure engoncée dans son armure crasseuse qui pue la mort, on sait même pas s'il y a un corps en-dessous. S'il y en a un, c'est sûrement en décomposition. »

Théo poussa un long grognement. Balthazar posa une main sur son plastron pour éviter qu'il ne charge. Au moins, il n'avait pas insulté la Lumière. Le mage n'aurait rien pu faire pour l'arrêter si ça avait été le cas.

« Et puis il y a ce Shin… Shan… Shin… Shun ? Je sais pas quoi, continua le jeune homme.

— C'est raciste, monsieur, se contenta de répondre l'archer, plus amusé qu'autre chose.

— Je l'ai jamais vu tirer avec son arc. Je l'ai juste vu jeter des cailloux. Et mal en plus.

— Ça c'est pas faux, réagit Grunlek dans le coin de la pièce. »

Aledan tituba et se rattrapa de justesse à l'une des tables du banquet. Le duc fulminait. Parmi les convives outrés, toutefois, quelques discrets acquiescements semblaient approuver le discours du cousin de Vendis.

« Bien ! s'exclama Balthazar. Monsieur remet en cause nos compétences en matière d'éducation. Voudriez-vous une petite démonstration ? Mondaine, bien sûr, pour rester dans l'ambiance de la fête.

— Pourquoi ? grogna le jeune homme. Vous êtes magicien-illusionniste ? Vous allez faire sortir un lapin de votre chapeau pointu et partir en balai volant ?

— Je suis magicien, en effet. En revanche, si je sors un lapin, il sera en flammes et foncera droit vers votre royal fessier.

— Et puis, c'est quoi votre talent à vous exactement ? demanda Shin.

— Moi, quand je parle, on m'écoute.

— Non… Non, vraiment pas, intervint Grunlek. On subit pour le moment. On attend la fin, on se demande quand ça va se terminer. »

Le visage d'Aledan rougit furieusement. Il arrivait à son point de rupture, ce qui ne paraissait pas déranger outre mesure les aventuriers, ravis d'offrir un dîner-spectacle aux invités du duc.

« Alors, de demi-chose… menaça Aledan.

— Oh ! Oh quelle insulte ! cria Grunlek de manière exagérée. C'est d'un niveau tellement… Tellement outrancier que je crois que je me meurs.

— Fais lui une quenelle avec ton bras mécanique ! encouragea Shin.

— Bon, et si on se calmait un peu ? reprit Balthazar. Je crois qu'on a tous un petit peu bu et il serait préférable qu'on aille prendre l'air sous les étoiles, n'est-ce pas ? »

Des éclats de voix déçus éclatèrent parmi les convives qui auraient voulu voir le lapin de feu de Balthazar botter les fesses du neveu du duc. Profitant du retour au calme et de la reprise de la fête, Ragnar s'approcha de Balthazar et posa une main sur son épaule. Il lui indiqua la salle arrière. Maintenant que les choses étaient calmées, il voulait profiter de la diversion pour s'entretenir avec les aventuriers.

Alors que Balthazar continuait d'encourager les convives à sortir pour leur laisser de l'intimité, Ragnar se dirigea vers Aledan et posa une main sévère sur son épaule.

« Aledan, tu fais honte à ta famille. Reprends-toi. »

Il le laissa planté là, et ordonna aux aventuriers et à Vendis de le suivre dans une pièce plus reculée. Après un dernier remplissage de bol pour Grunlek, ils obtempérèrent et l'accompagnèrent sans broncher.

Après quelques minutes à traverser les couloirs du palais, ils arrivèrent à destination. Ils furent accueillis dans une grande véranda fleurie au sol dallé de pierres. L'atmosphère qui se dégageait de l'endroit était nettement plus accueillante et relaxante que dans la salle des fêtes qu'ils avaient quittés quelques minutes plus tôt. Un garde en faction aux couleurs de la maison du duc les salua brièvement d'un signe de tête. Quelques serviteurs erraient ici et là pour s'occuper des plantes de la serre, silencieux.

Pourtant, il y avait aussi quelque chose de lugubre dans cet endroit. Les aventuriers ne tardèrent pas à comprendre d'où leur provenait cette impression. Plus loin, d'autres serviteurs s'occupaient d'une énorme pierre grise sur laquelle des noms étaient gravés. Le mur le plus renfoncé était composé de casiers où des urnes noires étaient entreposées. Ils se trouvaient dans le tombeau familial du duc Ragnar.

Le regard de Balthazar fut immédiatement attiré par un gros chat qui se prélassait au sol. Il se baissa pour lui caresser la tête. Les félins étaient les rares créatures à ne pas craindre sa nature, sans doute parce qu'ils gardaient de toute manière les morts de ce tombeau. En tant que représentant des Enfers, il côtoyait ce monde régulièrement.

« Merci d'être venus, dit Ragnar d'une voix calme. Si je vous ai fait réunir en ce lieu, c'est pour vous demander un service. Bien sûr, ce que vous avez fait jusqu'à présent pour mon fils n'est pas oublié et j'aimerais concrétiser ce que je vous dois, ce que nous verrons plus tard. »

Le duc s'approcha d'une plante et caressa ses pétales, pensif.

« J'aimerais que vous emmeniez Vendis rencontrer quelqu'un d'important. Il y a quelque chose que beaucoup de monde ignore au sujet de mon fils. Quelque chose qui pourrait même toucher certains d'entre vous. Mon fils, Vendis, est mort à l'âge de huit mois. »

Théo se tourna vers Vendis, et le pointa du doigt pour bien montrer au duc que ce qu'il disait était complètement idiot. Le duc se tenait à côté de lui, et il était bien vivant. Instinctivement, la main du guerrier se posa sur son épée. Si le fils du duc était mort, mais qu'il était vivant quand même, ça sentait l'hérésie et ça ne lui plaisait vraiment pas.

Seul Shinddha se tendit légèrement. Il avait déjà compris où cette discussion allait les mener.

« Sans vouloir vous offenser, votre Altesse, intervint Balthazar, qui est donc le Vendis qui se tient dans cette pièce ?

— C'est toujours Vendis, répondit le duc avec un sourire. Il a été touché par la grâce divine. Tout comme votre ami, Shinddha, l'a été à un point donné de son histoire. Nous pensons que les demi-élémentaires sont des êtres qui ont résisté à la mort et en ont été bénis par les Élémentaires. Le problème, c'est qu'il est revenu à la vie, mais nous ne savons pas de quelle nature exactement il répond. »

L'archer se sentit trahi. Le garçon ne pouvait lui avoir cacher cela pendant tout ce temps. Il l'aurait senti.

« Mon fils est de plus en plus instable, continua Ragnar. Lorsqu'il est revenu à la vie, nous sommes allés voir la Sorcière Rouge, qui nous a demandé de la retrouver lorsqu'il aurait atteint l'âge adulte, période où les pouvoirs de Vendis commencerait à réellement se manifester. Elle a dit qu'il aurait besoin d'aide pour accepter sa nature élémentaire.

— La Sorcière Rouge ? demanda Balthazar, peu convaincu. Où habite-t-elle ?

— En dehors de la ville, à quelques lieues de là.

— Pourquoi vous voulez qu'on l'emmène voir une folle ? intervint Théo, que le terme « sorcière » avait suffi à rendre méfiant. Et pourquoi vous n'y allez pas tout seul ?

— Pourquoi a-t-il besoin de cette femme pour accepter sa nature élémentaire ? surenchérit Shin. »

Ragnar tendit les mains devant lui pour les inviter à poser leurs questions de manière plus calme. Balthazar profita du silence pour reprendre la parole.

« Nous escorterons Vendis avec plaisir, c'est notre élève à tous. Mais toutefois, ai-je raison de craindre que cette mission ne se passe pas sous les meilleurs hospices ? Quelqu'un est-il déjà au courant de la nature élémentaire de votre fils ? Vous craignez qu'il fasse partie de ces disparitions mystérieuses, n'est-ce pas ?

— Tout à fait, grogna le duc. »

Il sortit un papier de sa poche et le tendit au mage.

« J'ai reçu une lettre de menaces dernièrement. Dedans, il est indiqué qu'il ne mérite pas d'être héritier.

— Mais donc personne ne sait que c'est un demi-élémentaire ? demanda Shinddha.

— Non, je crains que ce ne soit son comportement qui l'ai trahi, répondit le demi-diable. Il est étrange, distant, et cela pourrait expliquer pourquoi ses opposants pensent qu'il est faible.

— Mais ça ne répond pas à ma question. Pourquoi aller voir la Sorcière Rouge pour l'aider ? Je n'ai pas eu besoin de tout ça.

— Parce que tout le monde ne vit pas cela de la même façon, répondit Ragnar. Elle a des talents spécifiques qui peuvent l'aider.

— Et ça va nous coûter combien cette histoire ? demanda Théo. »

Grunlek lui donna un coup de pied dans la jambe pour lui demander de se taire. Le nain décida de poser à la place une question plus pertinente pour leur voyage.

« Est-ce qu'il a des ennemis ? Comme Aledan. Pourrait-il être à l'origine de la lettre de menaces ?

— Aledan est âgé de quelques années de plus que Vendis. Si Vendis venait à disparaître, il serait celui qui reprendrait le flambeau. Son implication n'est donc pas à sous-estimer. Ceci étant, aussi aigre est-il, Aledan respecte les traditions familiales. Il n'y a jamais eu de véhémences, d'offensives directes envers son cousin. Il a toujours été très subtil. À part ce soir, bien sûr, vous avez pu le constater. Il y a également Rick Ferm, un commerçant. Il était là tout à l'heure, mais vous n'avez pas été introduits. Il n'a pas de lien dynastique avec la politique, mais il a toujours montré qu'il avait les dents longues et une ambition démesurée. Il ne m'a jamais avoué ce qu'il voulait, mais je pense qu'il a quelque chose derrière la tête. »

Théo, que la passivité commençait à fatiguer, proposa de se mettre en route immédiatement.

« Non, répondit Balthazar. Il serait mieux d'utiliser la ruse. Partir de manière trop précipitée pourrait attirer l'attention. Peut-être que si l'on part de nuit ou que l'on répand des rumeurs…

— J'aime pas la ruse, grogna Théo. »

Il n'eut malheureusement pas le dernier mot, Shin et Grunlek approuvant vigoureusement le plan de Balthazar.

« C'est une bonne idée, maître mage, approuva Ragnar. J'ai justement un passage secret par lequel vous pourrez vous échapper sans être remarqué. Vous devrez faire un détour par les souterrains, mais je suppose que cela ne vous dérange pas vraiment. Je lancerai une diversion avec le carrosse familial, qui limitera tout risque.

— En effet. Annoncez qu'il doit se rendre dans une église proche pour parler des affaires du duché, nous organiserons la suite.

— Ou alors, j'ai une idée, intervint Théo. »

Grunlek pouffa. Le paladin lui adressa une œillère meurtrière.

« Pourquoi tu ris, toi ?

— Je ne ris pas, répondit Grunlek. Je suis terrifié.

— On t'écoute, Théo, soupira Balthazar, peu convaincu.

— Un de nous escorte un gamin qui lui ressemble dans un sens, les autres se cassent avec le vrai de l'autre et on se retrouve plus tard.

— Ça pourrait fonctionner si ses ennemis n'étaient pas des gens aussi proches de lui, répondit le mage. Aledan s'apercevrait immédiatement de la supercherie, c'est son cousin. C'était un beau plan, mais ça ne marchera pas.

— Mais c'était un bon plan, enchérit Grunlek. Je te donne un encouragement. »

Le paladin siffla un « Eh bah allez vous faire » peu gracieux et leur tourna le dos, les bras croisés. Après quelques discussions houleuses, le plan de Ragnar fut voté à la (presque) unanimité.

Cependant, un évènement inattendu attira les regards des aventuriers et du duc. Les chats qui erraient dans la pièce s'étaient soudainement approchés de Vendis. Le jeune duc se tenait courbé, le regard vide. Il était pâle, beaucoup plus que quelques minutes auparavant. Il y eut un silence, alors que les chats gonflaient le dos, de plus en plus agités.

Et puis le fils du duc hurla. Il hurla à pleine voix, les mains sur la tête. Ses genoux ne réussirent pas à le maintenir plus de quelques secondes debout avant qu'il ne s'effondre sur les pavés froids.

Grunlek ne perdit pas de temps et s'élança vers le garçon. Il lui encercla la taille de ses bras pour essayer de l'immobiliser. Dans son bras mécanique, les gemmes de pouvoir se mirent à vibrer sous la puissance magique de Vendis. Balthazar vint le rejoindre pour l'aider, mais des voix étranges pénétrèrent dans sa tête de force, tentant de le faire lâcher prise.

Théo, persuadé que l'attaque était la faute des chats, chargea un des animaux et lui envoya un coup de pied dans la truffe. L'animal vola en arrière dans un cri de peur, douleur et colère mêlée qui encouragea les autres félins à déguerpir en vitesse pour lui échapper. Ses compagnons lui adressèrent un regard choqué. Si Grunlek n'avait pas les mains si occupées, il aurait rendu la pareille d'un coup de bras métallique dans le ventre du paladin.

Shinddha s'approcha de Vendis et s'accroupit à son niveau, pour l'avoir yeux dans les yeux.

« Vendis, c'est Shin. Tu dois te calmer. Moi aussi, je suis passé par là. Je sais que tu as peur. Souviens-toi de ce que je t'ai appris. Souviens-toi de ce que je t'ai enseigné sur la nature. »

Le fils du duc plongea à son tour ses yeux dans ceux du demi-élémentaire, qui frémit. Ce regard était froid, haineux, et reflétait quelque chose d'autre. Quelque chose qui n'était pas Vendis et qui ne tarda pas à s'adresser à eux à travers sa voix.

« Tu n'es pas mon égal. »

Vendis sembla s'apaiser, mais une impulsion magique descendit vers le sol à toute vitesse. Les pavés sur lesquels l'adolescent se tenait se fissurèrent d'un seul coup. Et puis plus rien. Les aventuriers restèrent silencieux un moment avant que Grunlek ne prenne la parole, suspicieux.

« Vendis ? Vendis, est-ce que c'est toi ? Je peux te lâcher ?

— O… Oui. C'est… Pourquoi vous me tenez ? »

Grunlek, soulagé, relâcha la pression sur le jeune duc pour lui laisser un peu plus d'espace. Collé contre le mur, Ragnar suait à grosses gouttes. Il se redressa lentement.

« Vous… Vous voyez ce que je veux dire ? demanda-t-il lentement.

— En effet, répondit Balthazar. Je crois qu'on a une bonne idée de ce qui vient de se passer et du problème à présent.

— Si vous voulez mon avis, ça ne sent pas bon du tout, approuva Shin.

— Nous partons ce soir, confirma Balthazar au duc. De nuit, si possible quand la nuit sera la plus noire possible. Je vous conseille aussi de trouver un tapis pour cacher cette fissure. »

En attendant le départ, les aventuriers décidèrent d'un commun accord de retourner au festin. Le cri de Vendis et la secousse magique avaient dû être perçus par les convives, et le voir vivant et en bonne santé limiteraient les soupçons. Pour l'instant.