Comme tous les jours depuis maintenant un mois, Sebastian arriva au magasin, se dirigea dans la salle de pause, mit son tablier, pris une grande inspiration et alla chercher sa caisse. Il salua Thomas, qui était déjà en train de ranger les articles en rayon. Non pas qu'il avait fait ami-ami avec ce jeune homme, mais il se trouvait qu'ils avaient tous deux exactement les mêmes horaires et se retrouvaient, par la force des choses, à souvent se côtoyer.

Thomas était un jeune homme brun de 22 ans, qui semblait avoir les baskets les plus confortables au monde. Si l'on tend un peu l'oreille, on peut entendre "I'm a single lady" dans ses écouteurs.

Mais, pour mieux comprendre leur relation, il serait bon de débuter au moment où ils se sont rencontrés.

1 mois auparavant.

C'était le premier jour de Sebastian à Naturalia. Par chance, le magasin n'était qu'à une vingtaine de minutes de l'appartement de Novembre…Enfin… Leur appartement désormais. C'est après un entretien avec le patron qu'il fut accepté en tant qu'employé du magasin. Il fut alors mis, pour son premier mois de service, sous la tutelle de Thomas, qui travaillait ici depuis déjà un an. Lorsqu'il arriva au magasin, le jeune garçon lui expliqua immédiatement les ficelles

- Alors, le matin, lorsque tu arrives, tu viens voir le responsable des ventes – ici c'est moi – pour demander la clef de ta caisse. Elle est dans le coffre-fort de la salle, là-bas. Quand tu n'as rien à faire à la caisse, tu ranges les articles en rayon, sinon tu encaisses. Dans tous les cas, tu dois avoir l'air de faire quelque chose, même quand il n'y a absolument rien à faire. Compris ?

- Compris.

- Lorsque tu pars, tu dois compter ta caisse. Si un.e client.e attend d'être encaissé.e alors que tu comptes, jusqu'à ce que t'aies fini, sinon t'es pas sortie parce que ça fout ton calcul à plat. De toute manière même si t'es en train de mourir derrière le comptoir, les gens continueront toujours à attendre d'être encaissés. C'est clair ?

- Compris.

- Très bien. Je te conseille dès maintenant de retenir chaque produit du magasin parce que quand une dame bourgeoise bien habillée viendra te demander où est le « Mielli » t'as intérêt à savoir de quoi elle parle, car personne ne viendra t'aider. Tu seras seul avec le démon.

- Compris.

- Très bien ! Je te laisse alors !

Sebastian alla donc aller chercher sa caisse pour la placer. Et commença une longue, longue journée de vente et de rangement. Vers la fin de journée, Sebastian fit un dernier tour dans les rayons avant de fermer sa caisse, lorsqu'il trouva Thomas, fermement occupé à ranger des gels à l'Aloe Vera. Ce dernier était accroupi au sol et semblait visiblement si prit par sa tâche qu'il ne sembla pas avoir remarqué le démon lorsqu'il lâcha un des plus gros pet que Sebastian n'ait jamais entendus. Une fois que le tonnerre fut passé, Thomas tourna la tête, son regard rencontra celui de Sebastian, immobile. Et entre les deux se forma aussitôt un lien implicite ineffable lorsque l'employé déclara :

- Tu n'as rien entendu.

Sebastian hocha la tête et repartie.

*Fin du flashback*

Nous étions dans la période de Noël, il n'y avait plus personne dans le magasin. Sebastian était très honnêtement à court de choses à faire. Il laissait son esprit vagabonder dans ses souvenirs. Il se souvenait de ses journées de quasiment 22 heures de travail par jour, sans aucune pause, à s'occuper d'un grand manoir habité par un enfant arrogant… Leurs aventures allant de crimes en crimes, de combats en combats… C'était décidément une sacrée aventure, ce contrat-là. Il se rappelait de cette sensation… Il s'était senti… Vivre. Et c'est assez exceptionnel pour être souligné car, lorsqu'on a une existence éternelle, la monotonie est très difficile à briser. Mais son ancien Maître lui avait apporté une raison, une volonté de répéter chaque matin les mêmes corvées. Se lever avant tout le monde. S'habiller en uniforme. Nettoyer. Préparer le petit déjeuner, aller réveiller son Maître. Lui proposer son petit-déjeuner… Tous les jours la même chose (si l'on excepte les fois où il se faisait enlever) et pas une fois il s'était ennuyé. Tout cela grâce à son caractère hors du commun pour un si jeune âge-

- Excusez-moi ?

Totalement coupé dans ses pensées, Sebastian se retourna. Il trouva une dame richement vêtue, l'air très ennuyée.

- Oui madame ?

- Je ne trouve pas… Est-ce que vous auriez des piments végétariens ?

- …

De son côté, Novembre attendait impatiemment les fêtes de fin d'année pour faire une pause dans ses cours. C'était le dernier jour avant les vacances scolaires et il se trouvait en classe d'expression plastique à côté de sa meilleure amie, Justine. Leur professeur leur avait demandé il y a deux semaines que chacun ramène un légume de son choix, et qu'ils peignent et dessinent ce légume. La consigne : Pour chaque dessin, évoquer une émotion au légume.

Ainsi lorsqu'ils avaient commencé, on trouvait des « aubergines joueuses », des « oignons joyeux », des « persils fiers ». Mais après deux semaines à ramener le même légume dans une salle chauffée à 20 degrés Celsius, on trouvait non seulement des « radis désespérés », des « brocolis suicidaires », des « courgettes malades du cancer phase terminale », mais en plus une odeur nauséabonde planait dans la salle de classe. Personne n'avait songé à racheter de légumes frais, de peur que la professeure ne remarque une discontinuité dans la série des légumes. Alors, chacun avait laissé pourrir son légume petit à petit, sans rien pouvoir y faire.

Novembre était lui aussi perdu dans ses pensées, devant son fenouil qui prenait des intéressantes teintes marrons. Il avait oublié son écharpe habituelle à l'appartement, et, frileux, il remontait la capuche de son sweatshirt. Cela faisait environ un mois que Sebastian était arrivé dans sa vie. Il voyait bien que ce dernier essayait au maximum d'accomplir les termes du contrat... A sa manière.

Il avait, tout d'abord, nettoyé l'appartement de fond en comble. Jamais Novembre n'avait vu son lieu de vie aussi propre. Puis il s'était mis à faire les courses pour remplir le réfrigérateur qui était, il ne faut pas se le cacher, quasiment vide avant qu'il n'arrive.

Comment avait-il fait la soupe qu'il m'a offert ce premier soir ? Je n'avais même pas de légumes dans le frigo…

Novembre décida qu'il préférait ne rien savoir.

Puis Sebastian, voyant qu'un frigo plein ne motivait pas Novembre à faire des repas complets tous les jours, s'était mis à faire trois repas complets et équilibrés par jour. Le jeune homme avait cependant débattu pour qu'il se cuisine lui-même ses plats une fois sur deux. Bien sûr, le démon n'avait pas anticipé que son contractant était végan. Ils décidèrent tous deux de ne pas gâcher et d'aller donner la viande, le poisson, le fromage et les œufs aux sans-abris qui vivaient non loin de là. C'est avec un livre de recettes végétalienne que Sebastian apprit à cuisiner sans aucun produit animal. Cela intriguait le démon de savoir pourquoi son maître se faisait de telle privation.

- Monsieur… Pourquoi refusez-vous de manger des produits issus des animaux ?

Novembre s'était tut un instant et déclara en regardant le diable au fond des yeux

- Je sais ce que c'est, d'être discriminer pour ce que l'on est, et d'avoir moins de droits que les autres pour des choses que l'on n'a pas choisis. Moi je choisis, puisque je le peux, de ne pas reproduire ces discriminations sur des animaux qui n'ont pas demandé à naître pour être mangés.

Cela avait laissé le démon dans une sorte d'intense réflexion. Novembre ignorait s'il approuvait ou non. Il s'en fichait du moment qu'il ne commençait pas à lui sortir des discours carnistes. Mais après ça, l'affaire semblait être close et Sebastian lui préparait de délicieux plats végans.

Les choses avaient petit à petit commencé à déraper lorsque Sebastian s'était mis à lui ramener des bouquets de roses dans le salon. Puis du matériel de dessin extrêmement cher. La semaine d'après ce fut des liasses de billets. Et quelques jours après, une jeune fille aux formes généreuses attendait Novembre dans sa chambre.

- Ça suffit !

Novembre était apparut devant la porte ouverte de la chambre de Sebastian, les bras chargés de crayons à 4 euros l'unité, de billets de banques et de pétale de rose. L'air très en colère.

- Sebastian, je peux savoir ce que tu essaies de faire avec tout ça ?

Le démon semblait confus.

- Monsieur, depuis des millénaires, j'observe que l'humain trouve la joie dans le sexe, la flatterie, les présents et l'argent. Entre autres. J'accomplit ma part du contrat. En tant qu' « ami » je ne souhaite que votre bonheur. J'espérais que vous trouveriez satisfaction dans ces présents.

- Donc, c'est pour ça qu'il y a une femme dans ma chambre ? Pour que je prenne mon pied et que je sois soudainement heureux ? Donc, pour toi, c'est cela qu'un ami doit faire ?

Novembre fulminait de rage.

- Je ne l'aurais pas décrit avec ces termes-là mais…Oui, en gros c'est cela.

- Sebastian…

- Ah ! s'écria Sebastian, ne ne vous inquiétez pas, cette jeune femme est tout à fait consentante ! Dit-il avec un grand sourire.

- Okay ! TROP C'EST TROP !

Le jeune humain laissa tomber toutes les affaires qu'il tenait dans ses bras, s'écroulant avec un gros fracas sur le sol, puis alla dans sa chambre, pris la jeune femme par la main et l'entraîna vers la porte d'entrée.

- Toutes mes excuses Madame, je crains que ceci soit un gros malentendu.. Euh.. Tenez.

Il lui tendit quelques billets qui étaient restés collés à son tee-shirt

- Pour compenser le désagrément. Bonne soirée !

Il claqua la porte aussi doucement qu'il put. Ce n'était pas la faute de cette jeune femme après tout. Non. C'était la faute de ce STUPIDE démon. Il marcha d'un pas brusque et revint dans la chambre de Sebastian.

- Toi. Dit-il avec une colère difficilement contenue, tu viens avec moi. On va parler tous les deux.

Il n'attendit pas Sebastian et se dirigea vers le salon, où il s'assit, suivi de son abruti de colocataire. Il se racla la gorge et pris la parole :

- Je… Comprends ce que tu essaies de faire, Sebastian. Il est…Vrai que beaucoup d'humain trouve de la joie, ou au moins de la satisfaction, dans le sexe, les cadeaux, la flatterie etc… CEPENDANT.

Il marqua une pause.

- Je crois que tu confonds bonheur et satisfaction. Autrement dit, ce n'est pas si simple. Tu ne peux pas acheter le bonheur. C'est l'individu lui-même qui doit le trouver. Et de toute manière, je t'ai demander d'être mon ami. Pas de me rendre heureux.

- Permettez-moi Monsieur, mais je crains d'être perdu, répondit Sebastian d'un air ennuyé. Que souhaitez-vous que je fasse, au juste ? Parce qu'en accomplissant votre souhait d'être votre ami, je dois indirectement vous rendre heureux, car c'est cela que les amis font, n'est-ce pas ?

Novembre eut un rictus.

- Je veux … Je veux que l'on apprenne à se connaître, à se faire confiance, à partager des choses, des moments ensemble. Je veux qu'on ait de longues discussions, des fous-rire, des engueulades, des instants de complicité. Je ne veux pas de la gloire, du pouvoir, du sexe, ni que tu me couvre de cadeau. Si c'est comme ça que tu comptais me rendre heureux, c'est que tu connais mal les humains. Je veux qu'on ait un lien spécial tous les deux. Et ça, c'est quelque chose qui ne peut être ordonné. C'est quelque chose qui se construit à deux.

- Au fond, continua-t-il avec un sourire amer, ce que je te demande, c'est la chose la plus humaine possible. C'est de l'Amour. Avec un grand A. De l'amour pur. Est-ce que tu comprends, Sebastian ?

Le démon garda le silence un instant

- Je ne sais pas… Si je peux vous offrir quelque chose comme ça Monsieur. Les démons ressentent des émotions différemment des humains. Je peux l'étudier, l'appréhender. Mais le ressentir ?

Novembre se redressa sur le canapé et soupira. Puis demanda d'une voix douce

- Sebastian. Tu m'as dit que tu avais vécu des milliers d'années. J'ai du mal à croire que, pendant tout ce temps, tu ne te sois jamais attaché à quelqu'un. Que tu n'ai jamais développé de lien spécial avec qui que ce soit. Il y a forcément, au moins une personne.

Le visage de Sebastian était insondable pendant un moment, lorsque ses traits se contractèrent imperceptiblement et une lueur vient allumer son regard. C'était le plus proche que Novembre avait vu le démon… Triste.

- Il y a, dit doucement le démon, peut-être quelqu'un… Avec qui j'ai développé… De l'attachement. C'était il y a longtemps maintenant. Mais je crois…

Le démon semblait avoir vraiment du mal à trouver ses mots, comme si c'était un sujet qu'il n'avait jamais abordé avant. Il reprit :

- …Je crois que j'aimais bien cette personne. Et je crois qu'elle m'appréciait en retour.

Novembre respecta le silence. Il savait qu'il venait peut-être de mettre à jour un point sensible de Sebastian. Il répondit précautionneusement :

- Tu sais… Ma mère me disait souvent que, lorsqu'on vit quelque chose de positif, on doit s'y accrocher très fort. Savourez et se rappeler de quel goût ça a. Et elle disait également que, si on s'y accrochait suffisamment fort, ce sentiment positif pouvait revenir.

Il laissa passer une respiration

- Je crois que si tu as expérimenté cela une fois Sebastian, tu peux l'expérimenter une deuxième fois.

Les deux se regardèrent. Sebastian avec une lueur de vulnérabilité dans ses yeux. Mais l'instant d'après, cette lueur avait disparu, remplacée par un masque parfaitement lisse d'émotion. Ce dernier se leva.

- Je vois Monsieur. Je ferai de mon mieux. Si vous le voulez bien, je vais aller nettoyer ce que vous avez laissé devant la porte.

Sa voix ne trahissait aucune émotion. Il se retourna et marcha en direction de sa chambre.

- Sebastian !

Il se retourna

- Cherche « Comment être un meilleur ami » sur WikiHow. Ça te fera peut-être gagner de l'inspiration.

- Très bien Monsieur.

La sonnerie des cours ramena Novembre à la réalité. C'était enfin les vacances de Noël ! Il remballa vite autant que faire se peut ses encres, sa peinture et son légume moisi et se dirigea vers la sortie de l'école. Jouant des coudes avec les autres étudiants, il atteint la sortie.

Il neigeait.

Souriant doucement, il ajusta à grande hâte ses mitaines qu'il portait quasiment tout le temps et alla rejoindre Justine qui l'attendait accoler contre une rambarde. Les deux amis s'apprêtaient à faire le chemin ensemble jusqu'au métro lorsque que…

- Monsieur ?

Les deux amis se retournèrent

- Sebastian ?!

En effet, son démon était là, tout sourire, habillé d'une longue parka noire au col haut.

- Vous avez oublié ceci.

Il lui tendit son écharpe bleue et noire habituelle et reprit :

- Il serait dommage que vous attrapiez froid par un temps pareil.

L'écharpe en main, Novembre regarda Justine, qui regardait Sebastian.

- Ohhh ! C'est donc lui le fameux Sebastian ! Il est tout l'inverse de ta précédente coloc !

- Euh, oui c'est vrai haha

Novembre regardais intensément Sebastian

Qu'est-ce que tu fais ici ?!

- Dis Novembre, vous vous vouvoyer entre vous ou … ?

- Euh non ! Enfin oui ! Enfin c'est son habitude ! Il vouvoie tout le monde haha ! N'est-ce pas Sebastian ?

- Tout à fait ! J'accorde une grande importance à la politesse. Monsieur, mettez votre écharpe s'il vous plaît.

- Oh ! Il t'appelle carrément Monsieur !

Mettant son écharpe à la va-vite, Novembre répondit

- Ah ça c'est parce qu'il a perdu un pari ! Il doit m'appeler « Monsieur » pendant une semaine.

- Oh d'accord. En tout cas c'est sympa de t'avoir apporté ton écharpe, c'est vrai que sans tu attrapes vite froid.

- Oui… Merci Sebastian… On y va ?

- Certainement.

Et ils marchèrent jusqu'au métro, sous les flocons de Paris.