Ça y est, Milo a tourné la carte !
Je le regarde sans plus protester. Ses grands yeux aux iris blanchis fixent le vide devant lui. Sans le voir.
Il ne verra jamais plus rien…
Pourtant, il continue de tourner le regard vers moi lorsque je lui parle. L'illusion qu'il va bien dure jusqu'à ce que je constate les dégâts causés par le venin du singe poilu – un kuris qu'ils appellent ces sales bestioles dans le coin.
Je peux pas imaginer ce qu'il doit ressentir. Pourtant, il a tout encaissé sans se plaindre. Sans faiblir. Bon sang ! Hier, il nous a sauvé la mise à tous les deux ! Y a pas, faire ça en public… C'est comme quand je dois pisser : si on me regarde, y a rien qui sort !
Il a posé les mains sur mes oreilles.
— Regarde-moi… Juste moi. Oublie-les. Ils comptent pas !
Puis, il m'a embrassé et m'a laissé le guider, me préparer. C'est la première fois que je couche avec un homme… Non, c'est pas vrai. C'est la première fois que je me laisse prendre par un homme. C'est pas comme ça que j'imaginais… la chose. Je suppose que lui non plus.
À vrai dire, depuis les arènes, ma libido en a pris un sacré coup. J'ai envie de tout péter et… Bordel, pourquoi il sourit maintenant ?
Je me redresse et je vais pour le saisir aux épaules et le forcer à se tourner vers moi, à me regarder – aveugle ou pas : m'en fous ! – lorsque je vois la sphère liquide léviter devant le lit.
— J'ai réussi, Kanon, murmure-t-il. J'ai compris comment… Oh !
Sa concentration s'est altérée et l'eau retombe au sol, nous éclabousse au passage. Il sursaute, perd l'équilibre. Je l'attrape par le bras pour le soutenir, plus brutalement que prévu. Il se raidit soudain, toute couleur déserte sa peau mate.
Merde !
J'ai envie de me foutre des baffes. Je le sais pourtant : ne pas le prendre par surprise ! Ne pas le forcer…
Milo inspire un coup bref, sa respiration devient hachée. Il lutte. Parce qu'il refuse de céder aux crises de panique qui lui volent sa dignité. Je peux rien faire, juste lui parler, l'aider à s'ancrer dans le présent.
— Désolé… J'suis désolé. C'est moi. C'est Kanon.
J'ose pas le toucher de peur d'empirer les choses. Sa peau luit de sueur pourtant, il tremble. Je vois ses lèvres se déformer comme il essaye de parler. Les mots sont trop lourds, trop grands pour passer par sa gorge. Alors, c'est moi qui cause :
— Pardon, pardon. Ça va aller, on va se casser d'ici. On va trouver un moyen, Milo ! Regarde… ce que t'as réussi !
Regarde… Non mais vraiment ! J'ai envie de me mettre une droite. Crétin !
Il s'est entouré de ses bras, comme pour se protéger. Je ne pense pas qu'il s'en soit aperçu. Je ne suis même pas sûr qu'il m'entende. Tout ce que je peux faire, c'est le regarder lutter contre lui-même, contre ce que ces salopards lui ont fait. J'essaie de pas penser aux pauvres gars que j'ai rencontrés dans les arènes. J'essaie de ne pas songer à ce qu'ils endurent de leur côté. J'essaie de ne pas évoquer la honte qui est la mienne, à ma douleur. Je n'en ai pas le droit.
Pas alors que Milo est en train de crever à petit feu devant moi !
J'attrape le drap et je le couvre. Lui offre une barrière – dérisoire – à dresser entre lui et le monde. Sa respiration devient peu à peu moins hachée, il essaie de se redresser. Vacille à nouveau. Lutter pour reprendre le contrôle, ça lui bouffe plus d'énergie qu'il ne voudra jamais l'avouer.
— Là… Là...
Je ne fais pas attention à ce que je dis, je le préviens juste de ma présence… que c'est moi avant de le toucher. Je glisse mon bras autour de ses épaules pour le stabiliser, prêt à reculer si je provoque plus de mal que de bien. Il ne me repousse pas, se laisse attirer contre mon torse. J'embrasse sa tempe. Ses cheveux trempés sont collés à sa peau.
— Eh, je murmure.
Plus pour me faire entendre, le rassurer. Me rassurer.
— Ça va, murmure-t-il pour la seconde fois de la nuit.
Menteur.
Je le dis pas tout haut. Je le pense juste très fort. À la place, je souffle :
— On va s'en sortir.
Et, cette fois, je le pense vraiment. Milo a réussi à dompter son cosmos, à l'utiliser dans ce monde qui a transformé notre univers intérieur. Je me concentre sur son exploit, l'encourage à y penser.
— Comment t'as fait, au fait ?
Je commence à avoir une petite idée mais je laisse mon compagnon y réfléchir. Ça vaut mieux que de faire remonter à la surface des souvenirs qui vont le terrasser.
— Quoi ? Tu n'as pas déjà compris ? me lance-t-il.
Sa voix tremble encore un peu mais s'il me balance des vannes, c'est qu'il reprend le dessus.
— Pourquoi ? Tu me prends pour un génie ?
— ... dit l'homme qui voulait conquérir le monde.
— Et tu as vu comme ça s'est bien terminé !
Il rit. Ce n'est pas l'un de ses grands éclats de rire mais, contre moi, il se détend enfin. Sa respiration s'est calmée. Je reprends :
— Alors, c'est à ça que nos cosmos jouaient. Ils se planquaient ?
Milo hausse les épaules. Son bras cassé est toujours bandé mais il se remet très vite. Je suppose que les gusses qui viennent nous inspecter régulièrement n'y sont pas étrangers. Les Maîtres voulaient que Milo soient opérationnel pour me recevoir. Je ricane intérieurement : ils ont dû être déçus ! J'essaie de ne pas penser aux hautes silhouettes encapuchonnées qui sont entrées hier pour nous reluquer comme des bêtes de foire. Elles sont presque aussi hautes que les trolls mais bien plus fines, presque longilignes. Je n'ai rien vu dépasser de leurs capes. Je n'ai même pas vu leurs yeux et cependant, je sais que... ces choses ne rataient rien du spectacle.
À y repenser, je suis presque content que Milo soit aveugle. Au moins, il n'a pas eu à supporter leur regard, à sentir leur avidité...
— Non... Mais ce n'est pas le même monde, je suppose qu'ils se sont modifiés pour s'y adapter. Du coup, nos éléments respectifs prennent plus d'importance...
Je ne réponds pas. Il a raison... Voyons si sa théorie fonctionne. C'est pas si évident que ça, en fait. Milo finit par s'assoupir contre mon épaule. Il cligne des yeux lorsqu'une brise vient jouer dans ses cheveux.
— Kanon ? C'est toi ?
Je ne suis pas peu fier de moi.
— Ouaip !
Il sourit avant de refermer les yeux. Il est crevé. Je nous allonge sur le lit, les bras passés autour de ses épaules et de sa taille. Nous avons réussi mais c'est pas avec un petit vent et une boule d'eau qu'on va aller bien loin. Va falloir qu'on s'entraine sans que nos gardes-chiourmes ne s'en aperçoivent...
Ça y est... Je suis prise de folie ! Et un nouveau chapitre, un ! ^^;
Hemere : Contente que ces deux chapitres t'aient plu ! :) Oui, les goldies reprennent un peu la main dans ce chapitre ^^
Sea-Rune : Disons surtout que c'est la version de leurs cosmos, la manière de l'utiliser dans ce monde...
