Milo

J'ai fini par perdre la notion du temps passé enfermé dans cette prison dorée. Je crois que Kanon tient le décompte d'une manière ou d'une autre. Je suppose que nous sommes là depuis un bon moment. Mon bras cassé a fini par guérir, même si je sens une bosse à l'endroit de la fracture. Il faut croire que les os ne se sont pas aussi bien ressoudés que je le pensais.

Je ne vois toujours pas mais en tendant mon cosmos, je parviens à ressentir les obstacles. L'ennui, c'est que je ne peux pas le maintenir aussi longtemps que je le voudrais. Lorsque j'en abuse, ça se termine par d'horribles migraines.

Alors, à la place, j'apprends à me servir de mes autres sens.

Les combats à l'aveugle avec Kanon ont bien servi à nous remettre un peu en forme. Et, surtout, à lutter contre les crises de panique. Je n'en fais pratiquement plus… Sauf après quelques cauchemars plus éprouvants que les autres. À présent, je suis tellement habitué à sa présence que je me sens… comment dire…

Désemparé ?

Oui… c'est ça. Je me sens désemparé, vulnérable, perdu quand il n'est pas là ! Et je déteste cette sensation !

Parfois, je hais l'infirme paumé que je suis devenu avec une intensité qui me donne envie de hurler.

Je regrette la perte du dard du Scorpion. Parfois, j'ai envie de me blesser, de me faire saigner.

D'évacuer cette rage et cette terreur qui se le disputent en moi.

Mais Kanon est là. Il reste présent, s'arrange pour que je ressente sa présence d'une manière ou d'une autre. Là, je l'entends s'escrimer contre la table, je n'ai aucune idée de ce qu'il fait et ça me rend fou.

Ça fait des mois que je tâtonne. Je devrais avoir l'habitude.

Mais non !

Je n'y arrive pas. Je voudrais tant pouvoir… faire autre chose que ressentir le soyeux de ses cheveux ou de goûter le sel de sa peau. Je veux voir ses mèches châtain, la couleur de ses yeux. Je veux voir l'expression de son visage, ses émotions passer sur ses traits…

Je me lève.

J'en ai assez !

Le tissu de mon pantalon glisse contre mes cuisses. On nous a enfin autorisés à porter des vêtements. Le coton est doux contre ma peau. La tunique que je porte est tout aussi légère et à chaque mouvement, je la sens m'exposer, onduler.

Kanon s'est arrêté, je ne l'entends plus gratter contre la table. Je laisse un filet de cosmos filtrer pour le repérer. Il se trouve assis devant la table, un couteau émoussé à la main.

— Milo ?

Sa voix est prudente. Inquiète.

Ça aussi, j'en ai assez !

— On part aujourd'hui.

Il se lève, j'entends le tissu de ses vêtements bruisser, m'indiquer qu'il se déplace. Puis, son odeur iodée m'envahit. Sa main se pose sur ma joue, ses cals me sont devenues tellement familiers. Je laisse ma joue peser contre sa paume.

— Milo… Ce n…

L'hésitation dans sa voix me frappe de plein fouet et je me recule, balaie sa main de la mienne. La colère m'envahit à nouveau.

— Assez ! je crie. Assez ! Arrête de faire ça !

Je le sens blessé mais tant pis ! J'en ai assez d'attendre d'être guéri, de voir si mes yeux vont se remettre. Je suis toujours plongé dans le noir, je suis malade d'attendre une hypothétique ouverture que je ne pourrai de toute façon pas voir !

— Je ne suis pas cassé ! Je peux me battre ! Si on ne se décide pas maintenant, on ne le fera jamais !

— Je ne…

— Est-ce que tu as peur, Kanon des Gémeaux ?

Je l'entends inspirer brusquement. Puis, en deux pas, il est sur moi, m'embrasse brutalement. Je ne m'y attends pas, j'essaie de reculer. Le lit frappe derrière mes genoux et je bascule en arrière. Kanon suit le mouvement, plaque mes poignets de chaque côté de ma tête.


Kanon

— Est-ce que tu as peur, Kanon des Gémeaux ?

Putain ! Qu'est-ce qu'il est beau, mon Scorpion ! Même avec ses yeux blancs et aveugles !

Qu'est-ce qu'il est con aussi !

Tu crois quoi crétin ? Que je n'ai pas envisagé de fuir cet endroit, moi aussi ?

Je voudrais crier ! Lui hurler que je ne pourrai pas le protéger, que nous sommes seuls face à une horde !

Mais il n'en a que faire ! Je le sens bien bouillir d'impatience. Cette attente le tue !

Ce monde est en train de nous tuer !

Moi, j'attends une ouverture qui ne se présente pas. Lui, il attend que je lui donne le signal pour casser la baraque !

J'ai peur.

Peur qu'il se fige et ne se fasse tuer !

Peur qu'il ne sente pas un coup… et qu'il se fasse tuer !

Peur de ne pas pouvoir le protéger. De l'envoyer à la mort !

Mais ça, je peux pas lui dire ! Je ne peux pas lui assener cette réalité. Il ne comprendrait pas.

Alors, à la place, je fais le con : je me rue sur lui et l'embrasse à pleine bouche. Il se raidit, recule. Le lit termine l'action que j'ai commencée. Nous tombons sur le matelas. Je l'écrase de tout mon poids et le sens se raidir sous moi. Ses yeux aveugles s'écarquillent. Je bloque ses poignets de chaque côté de sa tête. Sa crinière blonde s'est étalée en corolle sous lui et ses lèvres tremblent un peu.

Je me rapproche de son oreille et chuchote :

— Et toi, Milo du Scorpion ? As-tu peur ?

Il inspire brusquement avant de tourner la tête vers moi. Même si je sais qu'il ne peut pas me voir, j'ai l'impression qu'il me foudroie du regard.

— Moins que toi, souffle-t-il.

Il n'a pas bougé d'un iota mais j'ai l'impression de me prendre une tarte dans la tronche. Il a raison. C'est moi qui crève de trouille à l'idée de ne pas me montrer à la hauteur.

Mais Milo… C'est un chevalier d'or, bordel ! Pas quelqu'un que je dois protéger. Il est peut-être aveugle mais il est capable de se battre, de se protéger lui-même.

Je suis un putain de crétin des îles !

Un sourire gagne mes lèvres un peu malgré moi. Je lâche ses poignets et l'embrasse. C'est pas un roulage de patin en règle.

Je me ramollis mais, bordel ! Je crois bien que je l'aime, mon Scorpion ! Si jamais on retrouve les deux autres, Camus va me tanner le cul.

En cet instant, je n'en ai rien à battre. Milo est chaud et fort sous moi, il me rend mon baiser avec fougue et je ris entre ses lèvres. Puis, je me recule un peu et détache une mèche collée contre sa joue.

— T'as raison. J'ai la trouille. Mais c'est fini. On dégage !

Le sourire qui illumine son visage est contagieux et je me retrouve béat comme un crétin.

Puis, l'univers répond à notre décision et, dehors, le monde explose.