Chapitre 2

Des retardataires arrivent encore. On vient me saluer, me congratuler, m'accoler. Lucy est comme un poisson dans l'eau, elle accueille à mes côtés, s'affiche souriante, heureuse, épanouie, se montre affable. Elle est prête pour le mariage, m'a glissé Rog en haussant les sourcils d'un air entendu. Il est con ! Sans le savoir, il accentue mon malaise. J'observe ma douce tornade et ne peux que me ranger à l'avis général, elle est à l'aise avec les convenances, ne craint pas les effusions publiques, maîtrise les usages et rend ma mère raide dingue d'admiration pour sa bru. C'était son idée de mêler amis et familles, je n'y étais pas favorable, moi je voulais juste une fiesta simple et bien arrosée avec mes potes de toujours. Rien de guindé ou de semi-officiel. J'espère que nos parents ne s'éterniseront pas et qu'on pourra se lâcher tôt. Répétition générale du mariage, assène Reby tout sourire en passant près de moi avec Erza. Ils font tous chier ou quoi ? Pourquoi me sens-je si étranger à l'affaire ? Je ris jaune mais ris quand même. Je donne le change. À bien observer le bar de Mirajane, je me détends quelque peu. Il est à notre image, c'est notre lieu de rendez-vous de prédilection, on s'y sent à l'aise, comme chez nous. J'ai quand même quelques suées pourvu qu'on ne nous ait pas préparé ces horribles surprises incommodantes et graveleuses. Je n'ai vraiment pas envie de me donner en spectacle ce soir, commenter des photos ou subir une chanson collective, jouer à un jeu débile, faire une déclaration pathétique. Juste envie de m'amuser, de picoler, d'oublier...

Je m'approche de l'entrée du bar, sors quelques instants, espérant croiser celle qui déserte toujours. Mais il n'y a que Luxus et Rog qui fument une cigarette. Je ne m'attarde pas et retourne à l'intérieur où je renonce à rejoindre Grey et Jubia en pleine conversation avec Lucy.

J'ai enfoncé mes mains dans mes poches, tente ainsi d'échapper à l'angoisse montante. Je suis certain que ma tronche affiche la tension qui s'est emparée de mon corps depuis cet après-midi, depuis que j'ai cédé à l'envie folle. Une semaine que je me débats avec elle, que j'essaie de la modeler, de la repousser, de la nier. Mais elle est plus forte que moi, elle perturbe mon sommeil, grignote ma concentration, m'engourdit dès que je lui offre un peu de ma capacité réflexive. Putain, est-il possible que je me laisse habité ainsi ? Envahir, annexer, coloniser ? Moi qui ai toujours vanté la supériorité de l'esprit sur le corps, qui me suis toujours targué d'agir avec intelligence et mesure, je me sens humilié, dans l'incapacité mordante d'ôter de mes mains le désir qui s'y est glissé. Malgré moi ? Et pire que tout, cet après-midi, j'ai dérapé. Merde, merde. Je fais tout pour ne pas y penser, ne pas laisser libre cours à mon imaginaire qui n'a qu'une envie, déguerpir d'ici et rejouer la scène de l'après-midi, dans le salon de Lisanna. C'était aussi délicieux que monstrueux. Il aurait été salvateur que la saveur goûtée se révèle âcre ou amère mais, tout au contraire, elle fut extatique. Douce, sucrée, acidulée. Assurément destructrice. Assurément addictive.

Mais je suis à notre fête d'anniversaire. Dix ans. Dix ans que l'on s'aime et qu'on construit une relation unique, complice. Relation basée sur la confiance et le respect. Putain j'ai merdé ! Sur toute la ligne.

Et si Lisa ne venait pas ? C'est sûr que ça paraîtrait étrange à tout le monde mais ça n'est pas ce qui me contrarierait le plus. Non, ce qui me contrarierait, c'est ce que cela renseignerait sur son état d'esprit. Je me suis carrément enfui de chez elle tout à l'heure. Sans mot, sans excuse, sans explication. Lâche ! Je ne suis pas fier. Comment a-t-elle vécu notre échange ? Ses yeux étaient si troublés, son corps tremblait, j'en étais désorienté. Est-elle en colère ? Triste ? Perdue ? Déçue ? Un peu tout ça j'imagine… Il faut qu'on parle. Qu'on se voit au moins, qu'elle m'offre son regard, que je puisse y lire… je sais pas exactement quoi, que je ne lui ai pas fait de mal, qu'elle me pardonne. Oui, qu'elle va me pardonner. Et puis il y a Lucy, elle que je me refuse à considérer dans cette affaire. Obstinément. Stupidement. Coupablement. Comme un diable, je me démène avec cette idée sordide : je viens de la trahir, je viens de mettre un coup de couteau dans notre histoire, c'est dégueulasse, écœurant, décevant, je suis qu'un pauvre type qui a embrassé une autre le jour-même de nos dix ans.

Pourtant, j'ai beau m'accabler, m'insulter, je n'ignore pas que je n'ai pas encore cerné toutes les raisons qui m'ont amené à transgresser la règle élémentaire et tacite de notre union : la fidélité. Bien sûr, celle avec qui j'ai fauté et qui a infiltré mon ventre n'est pas étrangère à l'affaire, Lisanna n'est pas une femme comme les autres. J'ai pour elle un attachement sincère et plus encore, j'aime son sale caractère, ses manies, ses emportements. Elle m'est indispensable, au même titre que Lucy ou Grey. Mais de désir, il n'en avait jamais été question jusqu'à vendredi dernier ou alors ne s'était-il simplement jamais exprimé ? S'était-il tapi dans un repli de mon cœur ? Étrange refuge s'il en est. Attendait-il d'être révélé ? Grey m'est apparu éminemment dangereux, je l'ai même détesté un moment. Couardise supplémentaire que je peine à admettre. L'idée qu'il se rapproche de Lisa m'est tout simplement insupportable, ça me retourne le bide et le crâne. Pour autant, je ne doute pas des sentiments qui me lient à Lucy. Elle, plus que quiconque, est la raison de mon bonheur, elle est mon désir le plus ardent, mon sourire le plus éclatant, elle est ma crainte monstrueuse aussi, le malheur ou la maladie jamais ne s'abattront sur elle. Je suis son gardien. Elle est mon amour absolu.

Et puis je fais aussi preuve d'une minable pleutrerie, me complais à croire qu'embrasser n'est pas tromper pathétique illusion qui ne leurre même pas ma conscience.

Mais, dans mon dos, j'entends ma mère s'esclaffer de joie, un regard vers Grey pour constater son trouble et bingo, j'ai la certitude qu'elle vient d'arriver. Vite, je fais volte-face et découvre ma génitrice étreignant Lisanna avec tendresse, comme toujours elle voit encore en elle la petite fille qui débarquait chaque jour à la maison. Ainsi sont mes parents, à leurs yeux, Lisa sera toujours une écolière et moi, je serai éternellement leur bébé…

C'est un coup rude que j'encaisse tandis que je te détaille enfin. Je me fustige de te trouver si belle et croule sous le soulagement de te voir. Tu es venue ! Tu es magnifique Lisa ! Il est si rare de te voir femme… Enfin, j'entends par là que, rarement, tu fais l'effort d'être féminine, apprêtée. Là, tu es vêtue d'une robe en lamé rose, style années folles, du plus bel effet une coupe sobre, un joli décolleté, longueur au-dessus du genou. Je fais l'inventaire de ta tenue, une première pour moi, j'en rirais si mes yeux ne couraient pas ainsi sur toi, aimantés. Tu as mis des escarpins rose poudré assortis à ta robe. Non Lisa, toi, des talons ?

Mais tu lèves ton regard, accroches le mien, quelques secondes passent. Notre complicité n'explose pas comme à l'accoutumée, un sourire ne conquiert pas notre face mais une chaleur incommodante m'envahit, tes sourcils se contractent. Une gêne ?

Vite, il faudra vite que nous échangions. Que je m'excuse, que je dédramatise, que j'invoque mon essentiel : Lucy, que j'expose mon incompréhension de ce ridicule élan. Je ne voulais pas te blesser Lisa, je ne veux pas que notre amitié pâtisse de cet instant coupable et stupide. Est-il possible de le gommer ? de faire comme si rien ne s'était produit ?

Tu accroches un large sourire à tes lèvres et te diriges vers Lucy en ouvrant les bras. J'approche lentement, soucieux de ne pas t'interrompre ou te distraire.

— Joyeux anniversaire Luce, glisses-tu amicalement aux oreilles de mon amoureuse tout en l'embrassant.

— Merci Lisa, répond simplement la blonde le rose aux joues.

Déjà, tu t'es tournée vers moi, sans te déparer de ton sourire, tu t'approches doucement et m'accoles avec tendresse puis me pinces gentiment la joue.

— Bon anniversaire toi ! Déjà dix ans, c'est incroyable, je n'ai pas vu le temps filer.

Je caresse légèrement tes épaules, te souris, mais ne suis pas dupe. Notre échange n'a rien de sa complicité habituelle, nous prenons bien soin de garder une distance de sécurité. Les autres s'en rendent-ils compte ? Tu m'échappes rapidement pour saluer Jubia et Grey. Tu sautes littéralement dans les bras de la bleue, cela fait si longtemps que vous ne vous êtes vues, certainement a-t-elle beaucoup à raconter. Toutes les deux vous vous éloignez en riant, bras dessus, bras dessous, ricanant au possible, et je respire enfin. J'envisage Grey dont le regard braqué sur moi depuis quelques instants est indisposant. Sombre et impénétrable.

— Quoi ? prononcé-je plus inamicalement que je ne l'aurais souhaité.

— Fais gaffe, me lance-t-il énigmatique avant de se diriger vers le bar.

Je reste perplexe et le suis des yeux, j'admire malgré moi sa carrure athlétique, sa stature puissante et néanmoins fuselée il est impressionnant, attire les regards féminins sur son passage, ne semble pas s'en émouvoir pour autant. Je grimace tandis que j'essaie d'analyser sa mise en garde. Une menace ? M'en veut-il encore pour Jubia ? Est-il question de Lisanna, a-t-il deviné ? je suis si fébrile, peut-être mon trouble est-il lisible ? Ou bien est-ce une allusion à Lucy ?

Lucy ? Je la vois s'extasier plus loin, une coupe de champagne à la main, sur les talons improbables de Wendy qui se dandine devant elle. Ma blonde irradie de bonheur, m'en éclabousse dans le même temps, son sourire est magnifique et je réalise enfin ma folie. Je renonce à analyser davantage les états d'âme de mon ami, les miens, mon erreur de l'après-midi, j'ai un anniversaire à fêter dignement et pas des moindres. Je me dois de faire honneur à ce que nous avons mis des semaines à organiser, à vivre pleinement cette soirée de dingue qui s'annonce.

Je deviens toréador, passe près de la sono, pousse le volume de manière très significative de sorte que tous se tournent vers moi, interpelés et goguenards, devinant le début des hostilités. Je me place au milieu de la piste, fier et arrogant, le torse bombé. Je n'ignore pas n'avoir rien à envier à mon meilleur ami concernant les avantages de mon physique et me soumets donc avec vanité à l'admiration de ma personne, jouant du regard et du sourire enjôleur. D'un geste péremptoire et séducteur, j'invite Lucy à me rejoindre. Ma princesse obtempère, glisse sa menotte impressionnée dans la mienne, me gratifie d'un sourire conquis. Je la fais tournoyer afin qu'elle échoue dans mes bras grâcieuse et légèrement grisée par l'ambiance et l'alcool, elle me laisse la guider et nous entamons un rock endiablé. Pour une fois, je ne regrette pas les cours de danse qu'elle m'a contraint à suivre il y a deux ans de cela et dans lesquels j'ai été insupportable, râleur et maladroit. Je sais qu'elle et moi on en jette à ce moment, parfaitement coordonnés, nos pas sont complexes et nos figures maîtrisées. Lucy se lâche, elle est solaire, concentre les regards admirateurs. D'autres nous ont rejoints sur la piste et on se déchaîne comme des gamins. Le rock est terminé. Pour le final, ma blonde s'est blottie dans mes bras, je me perds dans ses prunelles caramel puis mes yeux accrochent ses lèvres essoufflées, gonflées par l'effort, entrouvertes. Terriblement sexy. Je saisis la tension sexuelle qui émane de notre tête-à-tête mais ceux qui nous entourent sont invisibles, le son ne parvient plus distinctement à mes oreilles. Nous sommes seuls au monde. Lucy plisse ses yeux tout en les dardant sur moi avec une expression licencieuse. N'y tenant plus, j'unis nos bouches, nos langues, nos souffles, sous la liesse générale. Tous nous entourent et nous huent à tue-tête, nous célèbrent. L'ambiance s'embrase lorsque résonnent les premières notes d'un pogo. Et la testostérone prend possession de nous en un millième de seconde. On saute comme des illuminés, invoquant le dieu de la virilité – les filles ont pris soin de s'écarter, bien leur en a pris – on se rentre dedans, on chante comme des rugbymen, quelques coups se perdent. Je savoure cette communion avec mes potes. Potes de beuverie, de drague, de concours de rots, de celui qui pisse le plus loin… Tant d'histoires rocambolesques, tant d'épisodes grotesques ou fantastiques nous lient. Notre jeunesse et nos déboires sont des souvenirs précieux je suis ému mais n'en montre rien, je me contente de sourire crânement et d'emboutir tous les pectoraux qui passent à ma portée. Je bondis comme un dératé sur Grey qui me saisit au vol. On atterrit presqu'enlacés, il accroche ma nuque, colle nos fronts avec brutalité et nos yeux se sondent, combattent. Rivalité. Un sourire lumineux apparaît bientôt et élargit nos bouches. Ce connard en profite pour me coller un smack. Putain ! Et tous de siffler et de crier comme des demeurés autour de nous.

Les titres s'enchaînent et tous se déchaînent. Les parents sont partis depuis longtemps, renonçant à assister à la débâcle de leur progéniture. L'alcool a eu raison de notre dignité, beaucoup d'entre nous sont en pan de chemise, quelques joints circulent. Seules les nanas, par souci d'élégance et de contenance, se déhanchent avec une classe toujours égale, même si certaines semblent bien atteintes quand même.

Mais voilà Scorpions et son slow mémorable Still loving you qui nous fige d'excitation… comme des adolescents prépubères nous nous projetons dans un corps-à-corps sensuel, l'occasion de peloter. Douces réminiscences de nos premiers émois sexuels nos sourires excités, nos œillades complices m'indiquent que nous sommes tous sur la même longueur d'onde. Lucy m'a vampirisé à la barbe de Mirajane qui, vexée, se rabat sur son Luxus, j'entraperçois Grey monopolisé par Jubia et en souffle de soulagement. Petitesse sur laquelle je ne m'appesantis pas. En un regard circulaire, je repère Lisanna aux prises avec Sting. Le blond jubile et fait mine de la draguer lourdement, Lisa est dans un tel fou rire qu'elle se tortille entre les bras de son cavalier. Je la couve un instant d'un regard satisfait, la savoir apprécier cette soirée me rassure, m'allège. Nous voilà tous à nous lover sous les lumières artificielles. Certains s'embrassent, se caressent et fleurtent avec l'indécence. Vive la désinhibition de l'alcool ! L'ambiance s'échauffe. Lucy me caresse la nuque, effleure mes cheveux, nos bouches se cherchent, nos langues se captent, puis se perdent, nos yeux se défient. Mes mains jouent dans son dos, elles gagnent petit à petit en hardiesse, jusqu'à empaumer ses fesses, les pincer doucement. Nos corps fusionnent presque, nos jambes s'entremêlent, nos intimités se perçoivent, sa poitrine plantureuse s'écrase contre mon torse, aggrave un peu plus le désir qui se répand en moi. Je ris en me projetant à la fin de la chanson, devant me séparer d'elle et apparaître avec un pantalon légèrement tendu.

— On calme le jeu, susurré-je à l'oreille.

En guise de réponse, un haussement de sourcil provocateur.

Je me détache de mon amoureuse, tout sourire, positionne mon visage au-dessus de son épaule et balade mon regard sur nos amis enlacés. Aussitôt, c'est celui de Lisanna que je croise. Complètement ceinte par le blond hirsute, elle a enroulé ses bras autour de son cou, ils sont très collés mais ne se regardent pas, Sting a visiblement stoppé ses balourdises. Lisa a posé sa joue sur l'épaule enchemisée et fixe sur moi ses prunelles sombres. Je suis décontenancé. Elle a dû suivre mes embrassades, mes caresses avec Lucy en est-elle contrariée ? C'est la question qui me brûle les lèvres tandis que je soutiens l'abîme de ses yeux. Une tension nous envahit, je la ressens, je ne lutte pas pour l'amoindrir. Au contraire, je l'entretiens par l'impassibilité de mon visage et le maintien de notre contact visuel, troublant.

C'est elle qui abdique, très vite, lorsque nos rotations respectives nous obligent à nous séparer. Une légère frustration s'insinue dans ma gorge, je déglutis. Par la suite, à aucun moment jusqu'à la fin de la chanson, elle ne m'accordera le moindre regard. Mon désir inconvenant s'est envolé très vite finalement, je me sens groggy.

C'est un peu plus tard dans la soirée, lorsque je vais me prendre une bière, que je retrouve Lisanna. Elle prend le chemin de la sortie.

— Lisa, l'appelé-je pour qu'elle se retourne vers moi. Tu fais quoi ?

— Je vais mettre mes baskets. J'en peux plus de ces chaussures.

— Tu as tes baskets ?

Dois-je vraiment halluciner ?

— Dans mon coffre, avoue-t-elle, ses talons à la main, les pieds nus.

— Je t'accompagne, lancé-je tout de go, voyant là l'occasion d'avoir ce fameux échange tant convoité.

Elle semble vouloir protester mais en une seconde, je la kidnappe dans mes bras, la soulève et l'entraîne à l'extérieur. Elle éclate de rire. Je savoure cet instant de complicité, celle qui est nôtre. Qui restera nôtre…

— Non mais je rêve ! Tu fais un poids de voleur, m'esclaffé-je en simulant un quasi-effondrement sous la charge.

— Hé, j'te permets pas… Tu fais le costaud mais en fait c'est que de la gonflette, j'le savais, m'assène-t-elle désabusée.

On se sourit. Elle a noué ses bras dans mon cou je réassure ma prise sous ses genoux en la faisant sauter un petit peu et me dirige vers sa voiture. Elle ouvre le coffre, toujours dans mes bras, et je l'assois à l'intérieur. Elle enfile des chaussettes et sort ses baskets blanches, celles dont elle ne se sépare jamais.

— Sérieux, tu mets des chaussettes ?

— Elles se verront pas, t'inquiète pas.

— Lisa, en fait je ne pense pas qu'il faille s'inquiéter pour les chaussettes, tes vieilles baskets pourries suffiront à détruire tout le charme de ta tenue. Pour une fois que t'es belle !

— Je t'emmerde, prononce-t-elle d'un ton implacable et extrêmement calme, qui donne à sa déclaration une intonation solennelle.

Je croise ses yeux habilement maquillés, hausse les sourcils, atterré. Elle ne s'attarde pas et noue ses lacets défraîchis.

— Pour une fois que je te fais un compliment, je m'en rappellerais.

— Décidément, réplique-t-elle, plus acerbe que jamais, c'est la journée des premières fois.

Là, le malaise s'installe vraiment. Je ne peux croire que la remarque n'est pas préméditée, tout du moins réfléchie, sortie à un moment des plus opportuns. Je souffle plus fort que je ne le souhaiterais et pose les yeux sur ses épaules qui m'ont rarement paru aussi frêles. Dans son coffre, Lisanna me semble vulnérable. Fragile ? Elle a fui notre échange visuel et semble ralentir à l'extrême ses mouvements. Nul doute que ce contre-temps est volontaire.

— Merci Natsu, j'ai presque fini. Je vous rejoins à l'intérieur, souffle-t-elle en évitant mon regard, m'enjoignant à m'éloigner sans elle.

— Lisa… il faut qu'on parle.

Elle souffle puis renonce à ralentir ses gestes pour se débarrasser de moi mais lace au contraire rapidement ses baskets.

— Non, répond-elle en sortant du coffre. Il n'y a rien à évoquer. Je te rassure, la situation ne me semble pas ambigüe le moins du monde. C'était un dérapage, une erreur, une connerie que je mets sur le dos de ta fébrilité concernant vos dix ans. Une connerie qui ne porte pas à conséquence. N'est-ce pas ?

Elle m'offre un sourire sincère et désarmant. Je secoue négativement ma caboche continuellement échevelée.

— Je ne voulais pas te faire mal, osé-je en caressant légèrement son menton.

Lisanna me regarde toujours dans les yeux, elle ne cille pas, ne vacille pas malgré mon geste quelque peu abusif, malvenu je le concède, mais j'ai cédé à une impulsion sortie de je ne sais où. Un léger malaise m'étreint tandis que la blanche reste imperturbable, à me regarder. Elle semble si forte à cet instant et moi, je lui suis si reconnaissant n'est-elle pas en train de dédramatiser courageusement l'épisode malencontreux de l'après-midi ?

— Moi je ne veux pas te perdre, assure-t-elle d'une voix bienveillante qui ne tremble pas. Je ne veux pas que cette histoire entache d'une quelconque façon ce que l'on est l'un pour l'autre.

— Ça n'arrivera jamais, la rassuré-je. Je tiens à notre amitié autant que toi.

— Je sais, dit-elle en posant sa main sur la mienne restée sur sa joue. Je comprends que tu sois chamboulé par tout ça. Cette soirée officielle, c'est comme un cap que vous passez.

Elle a raison, oui elle a raison, je n'avais pas envisagé les choses sous cet angle. C'est évident ! Aussi, bien vite… trop vite ?... je me range à son analyse, la creuse, j'ai vraiment l'impression que Lucy et moi avons franchi une étape ce soir. La dernière avant l'Engagement ? Ai-je la trouille d'aller plus loin ? Est-ce que je cherche à faire dérailler notre histoire malgré moi ?

— En tout cas, ajoute Lisa, réattirant mon attention, ce que je peux te dire c'est que tous les deux vous êtes magnifiques et qu'il n'y a aucun doute sur l'évidence que vous êtes faits l'un pour l'autre. Et ça, je le sais depuis dix ans. Vous êtes absolument bien assortis, merveilleusement assortis je dirais. Natsu, cesse de te mettre la rate au court-bouillon concernant ces dix ans, profite de ce bonheur sans nuage que tu as et, surtout, laisse-moi en dehors de tout ça !

Je reste interdit, j'ai envie de la serrer dans mes bras, la remercier de ce qu'elle vient de me dire exactement ce qu'il fallait dire. Tous mes tourments la concernant viennent de s'envoler, ma culpabilité de l'après-midi tout autant. Alors, certes, peut-être est-ce trop facile, trop basique, j'occulte de mauvaise foi le sens caché de ses paroles qui pourtant résonnent étrangement en moi. Et puis, n'était-ce pas à moi de la rassurer, à moi de faire amende honorable ? Mais je n'ai nulle envie d'intellectualiser davantage l'affaire. Cette échappatoire que Lisa me propose convient parfaitement à ma petite conscience. Je me fustige de tant de faiblesse, bien sûr, mais ce soir, c'était tout ce dont j'avais besoin.

Nous avons repris le chemin du bar, il me semble m'être allégé d'une tonne.

— Et puis franchement, lance-t-elle à moitié hilare, qu'est-ce que t'embrasses mal !

— Quoi ? m'exclamé-je en l'attrapant par le cou et faisant mine de l'étrangler.

Je passe sa tête sous mon aisselle en guise de suprême punition à son audace et, soyons honnête, son manque de pertinence. Puis avance en la gardant prisonnière, mon bras enroulé autour de son cou.

— Et dire que moi je trouvais que tu t'en sortais pas mal ! Non mais… Vieille folle… Je crois que tes critères en la matière sont à revoir entièrement.

C'est donc dans une grande allégresse que l'on rejoint nos amis. À peine libérée, la blanche saute tel un marsupilami et se précipite sur la piste pour rejoindre ses copines. C'est vrai que ses baskets rendent sa tenue légèrement grotesque mais je sais Lisanna indifférente aux remarques concernant son physique ou son allure. Du moins l'a-t-elle toujours clamé ! Elle se met à se dandiner en rythme, à gesticuler les bras au-dessus de sa tête immaculée. Je souris tandis que je me pose un instant pour la suivre dans son improbable chorégraphie. Elle a cela de délicieux, « belle à sa manière » dirait Lucy, acide, lorsqu'elle cède à la jalousie que lui inspire Lisanna. Jalousie qu'elle nie toujours, mais qui persiste dans son cœur mal assuré.

Les heures s'égrènent dans la chaleur de nos déhanchements, de notre joie, de notre communion. Je fais souvent le show sur la piste, ma grande spécialité car je suis moi aussi vacciné contre le ridicule. Chacune de mes amies a son instant de gloire dans mes bras, à leur grande joie ou à leur grand effarement. Nos gosiers deviennent secs à force de chanter, à force de céder à l'alcool qui assèche plus qu'il n'hydrate. L'eau commence à couler à flot et les bouteilles circulent de bouche en bouche. Je rejoins Grey qui, accoudé au bar, semble en grande conversation avec lui-même. Taciturne quoi, comme toujours.

— C'est cool hein ? questionne-t-il tout de même, soucieux visiblement de s'assurer de mon adhésion à la soirée. Tu es content ?

— Carrément ! J'adore… Je voulais que ça se passe comme ça. Sans chichi ni prise de tête.

— Eh bien, c'est réussi.

— Grey…, en fait pour Jubia…

— C'est rien, coupe-t-il en soufflant, communiquant son léger agacement. Je comprends qu'elle soit là, elle a autant sa place que moi mais j'aurais juste aimé être mis au courant que j'allais la croiser, c'est tout.

— Tu en pinces encore un peu pour elle ? osé-je.

Il semble réfléchir un instant et un petit sourire naît à la commissure de ses lèvres. Il se tourne vers moi et m'offre la sincérité de ses orbes sombres.

— Non. Elle et moi c'est fini depuis un bout de temps mais je ne peux pas nier être troublé quand je la vois. On a partagé beaucoup.

— Et elle est sacrément bien carrossée, lancé-je avec grossièreté, encouragé par mon taux d'alcoolémie.

— Pppffff, répond-il tout en levant les yeux au ciel. Elles sont presque toutes super bien carrossées si on se penche sérieusement sur la question.

Je scrute les silhouettes féminines qui se trémoussent avec une énergie qui ne faiblit pas.

— Oui c'est vrai.

— Luce est en transe, observe-t-il.

— Hum, elle profite… Mais je ne vois pas ce qu'elle vient faire dans notre conversation là tout de suite, dis-je en teintant ma voix de feinte fâcherie. Il est évident que je t'interdis d'évoquer la carrosserie de ma femme.

— Évidemment, glousse-t-il.

Nous sommes tous les deux dos au bar, tournés vers la piste où mon amoureuse pulse admirablement au rythme de l'électro, sa musique de prédilection. Ses mouvements d'une grâce céleste, sa chevelure longue, soyeuse et solaire volant autour d'elle, rendent la vision enchanteresse et divine. Je suis fou d'elle. Sa robe ne dissimule rien de la perfection de ses courbes et je n'ignore pas la chance qui est mienne de jouir de ce corps parfait, de ce cœur qui m'est entièrement dédié. Je t'aime Luce. Je souris certainement béatement là, perdu dans les nimbes de mes désirs profonds. Le sexe avec ma moitié est toujours épanouissant, nous ne connaissons pas encore les travers qui, paraît-il, attendent tous les couples. Ma blonde continue aujourd'hui encore de me surprendre. Certes, je connais les ressorts de son plaisir, les secrets de son sexe, je sais la mettre au supplice, mais, à chaque fois, son extase est nouvelle, ses yeux se teintent de nuances inédites, ses cris gagnent en emphase ou, au contraire, en étouffements. Elle a sur mon corps un pouvoir absolu, non moins connaisseuse de mes plaisirs, de mes faiblesses, de mes exigences aussi. Je raffole de certaines pratiques, elle me laisse sur elle un accès total, s'accorde à mes volontés, a cédé à mes initiations. En retour, elle sait m'acculer à la folie, aime à flirter avec ma mise à mort, s'amuse parfois à me mettre K.O. avant même que je n'ai eu le temps de m'occuper d'elle. Ses baisers sont de miel et chaque partie de mon anatomie en est friande, ses seins des tentateurs à nul autre comparables, son ventre accueillant et libérateur. Perdu dans les méandres torves de mes fantasmes, je ne fais plus attention à celui qui est à mes côtés. Toutefois, son silence m'interpelle et me ramène à la réalité. Je l'observe du coin de l'œil.

Grey ne quitte pas des yeux la bleue. Jubia, consciente d'être admirée avec trouble, persiste dans ses mouvements lascifs, soucieuse d'attirer la convoitise de celui qu'elle ne parvient pas à oublier. Une certaine tension relie les deux ex-amoureux.

— Je sais que je pourrais finir la nuit avec elle, avoue-t-il d'une voix rauque, elle me le fait bien comprendre.

Une certaine surprise s'allume en moi. Je le croyais pincé de Lisanna ?

— Tu en as envie ?

Il fait la moue.

— Si j'étais certain que ça ne prête à aucune confusion, je le ferais sans hésiter je crois. J'ai trop bu et là j'ai juste envie de ne pas rentrer seul. Mais je crains que Jubia ait envie d'autre chose que de juste s'envoyer en l'air avec moi. Le réveil risquerait d'être sacrément compliqué à gérer.

— Ouais, ne fais pas ça Fullbuster ! réagit une voix dans notre dos.

On se retourne et on découvre, ahuris, ma Lisa allongée de tout son long sur le comptoir. Visiblement au bout de sa vie, elle trouve quand même la force de fusiller Grey du regard et de l'invectiver.

— Ça serait le plus sûr moyen de la blesser, et te blesser aussi par la même occasion. Ne crois pas que l'expérience serait pour toi inconséquente ! Et tout ça parce que tu as envie de tirer un coup ? Pitoyable si tu veux mon avis. T'as pas le numéro d'une nana qui pourrait faire « office de » pour la soirée ?

Grey s'est figé sous la tirade, il en a perdu le sens de la répartie, en a perdu de sa superbe. Je n'en mène pas large non plus, mes exactions du jour se rappelant à moi de la plus violente des façons. Je tente de faire diversion.

— Si Mirajane te surprend sur son comptoir, tu vas dérouiller sévèrement.

— Je suis sa sœur, j'ai certaines prérogatives, se défend-elle, oubliant à notre grand soulagement, le précédent sujet de conversation.

— Tu es complètement saoule, lâche Grey.

— Ah, les ravages de l'alcool, renchéris-je.

— Nan, j'suis juste fatiguée, balance-t-elle en battant l'air de ses mains, indifférente à ma provocation. Je vais faire un petit somme et ça ira mieux après.

Elle se pelotonne comme une enfant, en chien de fusil, tournée vers nous, replie un bras sous sa tête en guise d'oreiller. Elle est mignonne, j'en ai conscience, complètement craquante je pourrais ajouter. Et ressurgit en moi la pulsion de l'après-midi, ce besoin indomptable de la toucher, de l'embrasser. Qu'elle soit à moi ! Mais ses yeux croisent les miens et j'ai la furieuse impression que mon désir transparaît sur ma face. Lisa me fixe, m'indispose, j'ai l'impression d'être pris en faute certainement percé à jour.

— Tu as compris Natsu ce que j'ai dit à Grey ?

— Oui, murmuré-je.

J'envisage mon ami un instant qui me dévisage tout en plissant les yeux, devinant un sens caché derrière les paroles énigmatiques.

— Grey ?

Lisanna vient de l'interpeller en posant une main sur son bras, attire son attention. Il lui sourit affectueusement et pose sa main libre dans ses cheveux. Une douleur mordante s'attaque à mon estomac tandis que je saisis la tendresse avec laquelle il les caresse, y insère ses doigts.

— Je suis carrossée comment moi ? Est-ce que je suis le presque du presque toutes ?

— Toi ? demande-t-il, étonné au même titre que moi qu'elle ait surpris aussi cette partie-là de notre conversation.

Il me jette un œil noir et je devine qu'à cet instant il aimerait que je disparaisse, se retrouver seul avec elle, la rassurer, la complimenter certainement, user de son charme ; je ne suis pas dupe mec ! Évidemment, je n'ai aucune intention de lui laisser le champ libre. Ma jalousie est ressuscitée.

— Voyons Lisa, tu sais bien que tu es la plus belle de toutes, interviens-je en forçant mon intonation pour la rendre la moins crédible possible.

Je me veux acerbe, désire briser l'enchantement que je crois voir naître entre eux deux. Ainsi Lisanna n'échappe pas à la règle, la voilà suspendue aux lèvres de Casanova, attendant qu'il la gratifie d'un compliment certainement rebattu. Mon intervention ne trouve écho chez aucun d'eux et j'enrage d'être celui qui se situe à la hauteur de son bassin et que Grey, lui, soit au niveau de son visage, en plein cadre de son regard, en tête-à-tête avec elle.

— Lisanna, lance Grey d'une voix que je ne lui connaissais pas, je te trouve vraiment très jolie…

Quoi, c'est tout ? Jolie ?... La montagne accouche d'une souris là, j'ai envie d'exploser de rire, je ricane. Dis-donc Grey, je t'ai connu bien plus inspiré quand il s'agit d'embobiner une femme ! Je jubile intérieurement. Pourtant, un sourire illumine maintenant l'adorable frimousse de ma meilleure amie dont le regard reste vissé à celui du brun ténébreux. Bien sûr ! Lumière… La révélation me foudroie. Me fracasse plutôt. Il ne s'agissait pas pour Grey d'être baratineur, de jeter ses filets face à la blanche, l'enjeu était ailleurs : la sincérité. Et quoi de plus touchant pour une femme sensible et intelligente comme Lisa, que le semi-aveu simple et tendre que Grey vient de lui abandonner, les yeux dans les yeux. L'obscurité règne mais je devine les joues de la blanche rosies d'émotion.

— Allez, vous trois, photo ! nous interrompt une tornade blonde.

Nous nous tournons simultanément vers Lucy qui nous a rejoints, armée de son polaroïd.

— Natsu, place-toi de l'autre côté du bar, ordonne-t-elle, une photo de vous trois, c'est rare ! Vous êtes magnifiques mes chéris !

J'obtempère, quelque peu morose. Nous obtempérons tous. Chacun de nous sait que personne ne résiste à Lucy lorsqu'elle s'est mise en tête de mitrailler. Lisa roule sur elle-même pour se mettre sur le ventre, pose son menton sur ses poings, relève ses jambes derrière elle et sourit à l'objectif. Grey et moi l'entourons. Je pose ma main dans le creux de son dos d'une manière possessive. Je la sens tressaillir tandis que nos chaleurs fusionnent. Je contracte mes doigts sur le tissu de sa robe pour accentuer son malaise, je perçois clairement la chair de ses reins, en retire un trouble certain. Le brun, quant à lui, se contente de poser la main sur le comptoir mais penche légèrement son corps vers Lisanna. Nous prenons la pause, nous laissons gagner par l'immobilité. Cette seconde se fige singulièrement en moi, comme un instant d'éternité, de flottement étrange : nous trois réunis, sous l'objectif de Lucy. Le calme avant la tempête ? La fin d'une certaine insouciance ?

— Ne bougez pas, j'en fais trois exemplaires, prévient ma douce.

Évidemment, les clichés sont magnifiques. Nous voilà tous les trois croqués à la perfection, de manière différente d'ailleurs je n'avais pourtant pas perçu nos changements d'attitude, les sourires qui s'ébauchent plus ou moins, les regards qui pétillent avec plus ou moins d'audace. Et tous trois de nous ébahir de ce moment figé pour l'éternité avec tant de talent et de tendresse.

— Vous savez que je vous aime, nous lance Lucy avec un sourire merveilleux et l'œil humide, tout en s'éloignant à reculons. Toi plus que tout au monde !

Ce disant, ma blonde me pointe du doigt dans le but affiché de réaffirmer son territoire. Je peine à réfréner une grimace, me tourne malgré moi vers Lisanna, la trouve décomposée. Elle semble avoir complètement désaoulé et ses joues sont blêmes. Impossible de croiser son regard. Me fuit-elle ?

— Je vais appeler un taxi, je veux rentrer chez moi, annonce-t-elle tout de go.

Grey la dévisage avec étonnement, il était prévu que Lisa dorme chez Mirajane ce soir.

— Il est bientôt 6 heures et je suis épuisée, se justifie-t-elle.

— Je te ramène alors, annonce-t-il d'un ton péremptoire.

— Tu as trop bu toi aussi, interviens-je. Hors de question que tu conduises.

— J'ai prévu un Sam, je dois l'appeler pour qu'il vienne me chercher. Je dépose Lisanna en chemin. Ça te convient ?

Que puis-je trouver à redire ? Qu'il est hors de question qu'elle parte avec lui ? Lui et sa quéquette de conquistador ! Lisanna m'apparaît proie idéale pour le prédateur qu'il sait être. Un trouble dérangeant où impuissance et désespoir se mêlent s'épand en moi, telle une flaque visqueuse et poisseuse. Pas très reluisant, je le concède. Je hais cette sensation de vertige qui entrave mon raisonnement. Est-ce donc ce sentiment minable qui me gouverne désormais en ce qui concerne ma meilleure amie ? La jalousie ?

Mais, rapidement, tout s'enchaîne. L'annonce d'un départ en précipite d'autres et c'est l'organisation même des retours qui est au centre des discussions. Certains dorment sur place, c'est même la majorité, Mirajane a mis des lits à disposition dans deux dortoirs, ce qui promet une ambiance de folie pour encore un bon bout de temps. Mais quelques-uns souhaitent regagner leurs pénates.

— Dis-moi Grey, ça ne te dérange pas de me ramener à mon hôtel, interroge Jubia, légèrement nerveuse.

— Bien sûr que non, répond le concerné avec un grand sourire.

— On dort pas là nous ? me souffle Lucy à l'oreille, les yeux inquiets. Je veux profiter de ma courte nuit avec toi.

— Bien sûr, j'ai prévu un taxi, réponds-je moi aussi en chuchotant et en lui caressant la joue.

Il faut bien plus d'une demi-heure pour tous nous bécoter, nous remercier, nous féliciter encore, nous étreindre. L'émotion est là, encouragée par les vapeurs d'alcool qui colorent nos joues et font briller nos yeux. On s'embrasse donc avec feu et excès, comme si nous partions en croisade, sans espoir de retour. Quand vient le tour de Lisa, mes bras s'enroulent instinctivement autour de ses épaules et je la serre. Longtemps. J'ai envie de la titiller comme je le fais souvent, la railler, lui chiffonner ses cheveux courts elle déteste ! Mais je n'en fais rien. Je la perçois encore trop tendue.

— Donne-moi tes clés, je te ramène ta voiture demain.

— Oh mais non, refuse-t-elle, je peux très bien m'en charger, ou Mirajane et Luxus, ce sera plus facile pour eux.

— Donne-moi tes clés, je passerai dans l'après-midi.

Je tends la main et indique par là qu'il n'y a pas de protestation possible. Combien de fois a-t-on procédé ainsi ? Pourquoi changerait-on ? Qu'est-ce qu'elle me chante là ?

— Tu n'as rien de mieux à faire le lendemain d'une fête comme celle-ci ?

— Allez ! râlé-je. On ne change pas les bonnes habitudes.

Lisanna me confie ses clés en soufflant, je lui décoche un sourire éblouissant et victorieux qui lui fait plisser les yeux.

— Pas trop tôt hein ? Demain je dors ! prévient-elle.

— Je t'appelle avant.

Je lui claque une bise sur la joue et me détourne pour étreindre Erza dont le chauffeur vient d'arriver. L'effervescence de fin de soirée s'éteint quelque peu, les groupes s'organisent. J'observe Grey et les deux femmes qui l'accompagnent je dois avouer être soulagé par la présence de Jubia mais connais l'art de la manœuvre de mon pote, il est redoutable lorsqu'il s'agit de conquête amoureuse. Il pourrait très bien…

Je l'attrape par la manche au moment où il quitte le bar. Il se retourne avec surprise et nos prunelles acérées se croisent.

— Pas de connerie hein !

— Pppfff, me répond-il avec dédain en libérant son bras de mon emprise. Pour qui tu me prends ?

Il rejoint alors les deux femmes dehors sans un regard supplémentaire à mon endroit. Je souffle, il faut vraiment que je me maîtrise, que je ne m'expose pas ainsi, que je vienne à bout de ce malaise incommodant. Qu'est-ce qui m'arrive ? Merde. Mais alors que je me mords la lèvre inférieure tout en me retournant, je croise les iris inquiètes de Lucy, braquées sur moi. Un instant, je me fige. Mais, très vite, un grand sourire balaie le vide que j'ai cru distinguer et qui m'a glacé.

— Ça va ma chérie ?

— Oui, c'est juste que j'ai adoré cette soirée et que j'ai du mal à réaliser que c'est déjà du passé. Tu comprends ? On s'investit, on projette, on prépare, on vit chaque instant en essayant de savourer au maximum et puis pshiiit, c'est déjà fini. Ça me rend un peu triste, c'est tout.

— Hum, acquiescé-je tout en l'enlaçant.

Puis je la soulève, ce qui la surprend, et la fais tournoyer, telle une princesse de conte de fées.

— Des soirées spéciales comme celles-ci, il y en aura d'autres ! Je peux te promettre.

— Ah, glousse-t-elle de plaisir. Et pour quelles occasions ?

— Ohhhh, ben ce sera à nous de les provoquer, on verra bien ! Nos trente ans pour commencer.

— Pour commencer ?

Un rire fait vibrer ma gorge. Je sais que le mariage est un sujet qui lui tient particulièrement à cœur. Mais j'avoue ne ressentir aucune urgence à considérer la question. Ni envie, ni pas envie. Notre vie me satisfait pleinement, un autre engagement, officiel de surcroît, me semble sans intérêt. Presque dangereux.

oOo

06 :53 Bien rentrée ?

Message envoyé à Lisa peu avant de monter dans notre taxi. Il est sept heures, elle doit avoir regagné ses pénates depuis pas mal de temps déjà mais je veux m'en assurer. Nouvelle petite faiblesse à laquelle je n'ai pas su résister, le temps qui passe réactivant mes craintes concernant Grey. Il suffirait d'un regard, d'un silence qu'il interpréterait mal et tout pourrait s'emballer, déraper. Des images monstrueuses de leurs corps enlacés m'assaillent sans relâche alors que nous sommes en route pour chez nous. Leurs souffles saccadés. Leurs mains impudiques. Je me sens peu à peu perdre pied et mords mon index pour tenter de garder contenance devant Lucy.

Lorsque nous pénétrons notre vestibule, ma main est brutalement saisie et tirée vers les escaliers que nous gravissons dans la liesse. Tout me ramène à la réalité. Quitter mon fantasme. Le noyer. L'enterrer. L'atomiser.

Notre chambre. Je mets toute mon énergie à me fondre dans notre univers. À le réinvestir. Je redécouvre avec toute la concentration dont je suis capable cet antre merveilleux qui protège notre amour chaque nuit que nous partageons. La décoration est l'œuvre de ma blonde. Nous nous sommes partagé les tâches lorsque nous avons emménagé à moi la gestion des travaux, l'agencement des espaces, le choix des matériaux à Lucy de créer les atmosphères, d'harmoniser les énergies comme elle se plaît à expliquer. J'aurais opté pour des murs blancs partout, voilà que notre chambre s'est parée de motifs floraux de couleurs pourpres et lilas sur un côté, un crème mat au-dessus de notre lit, pièce maîtresse et centrale, et des tentures anciennes, toujours florales à l'opposé. J'ai craint que ça ne soit chargé, mais le résultat est bluffant, Luce a réussi à créer un cocon rassurant, une ambiance toujours chaude et sereine. Je m'y sens bien. Le linge de lit est toujours dans les tons beige et caramel, de grande qualité de multiples coussins y sont disposés en plus des oreillers le rendant accueillant et moelleux. La tête de lit est simplissime, épaisse, recouverte de tissu, de couleur chocolat foncé. Au sol, l'ancien parquet, restauré, fait son effet et quelques peaux de bête achèvent de rendre chaleureux le repaire de notre amour. Les luminaires sont nombreux et variés et diffusent une lumière tamisée qu'il me plaît à insuffler ici. Par commodité, un unique interrupteur les commande tous au grand dam de Lisanna qui voit là un crime écologique. Très peu de meubles, tous minutieusement chinés par la maîtresse de maison, d'essences de bois différentes, ont trouvé leur place dans cette pièce immense. J'aime être ici, tout me rappelle celle que j'ai élue. Son goût pour le beau, cet instinct de l'esthétique, qui est sa marque, ont trouvé ici de quoi s'exprimer magnifiquement.

Les parcelles de mon cœur semblent s'assembler à nouveau, tel un puzzle, sous l'effet régénérant qu'a sur moi le retour au bercail, le climat familier et rassurant qui m'enveloppe. Je retrouve ma sérénité.

Lucy a disparu dans la salle de bain attenante et je m'attends à tout instant à la voir reparaître, vêtue d'une nuisette tout autant sexy que chic et élégante. Je ne résiste pas à l'envie de consulter mon portable dans ce laps de temps. Pour l'éteindre, me rassuré-je. J'ai deux messages :

07 :08 Et fatiguée. Et couchée. Et voudrais dormir. Bonne nuit papa !

07 :11 C'était génial

Je ne peux retenir un soupir de soulagement. Ma bouche s'étire d'un sourire alors que ma blonde revient vers moi. Je contemple sa beauté lumineuse tout en prenant soin d'éteindre mon portable. Je le pose sur ma table de nuit. J'attrape la main de Lucy et l'attire précautionneusement sur le lit. Nous y échouons tous les deux, face à face. Je prends appui sur l'un de mes bras et caresse son visage fatigué. Écarte quelques mèches qui m'empêchent de profiter complètement de ses traits.

— Dix ans, murmuré-je. Dix ans que je t'aime.

Je vois son regard s'allumer, des étoiles scintillent dans ses iris ambrées. Luce raffole des déclarations d'amour, cela a le don de calmer ses craintes de petites filles. Malgré ses multiples talents, je la sais nerveuse, manquant de confiance en elle parfois.

Elle lance ses doigts sur mon front, suit la ligne de mes sourcils avec légèreté, presque évanescence. Puis elle s'aventure sur les ailes de mon nez, descend vertigineusement vers ma bouche, écrase légèrement ma lèvre inférieure. Puis remonte en papillonnant vers mes yeux. Je les ferme, accueille avec frémissement les caresses emplies de tendresse et de délicatesse. Ma respiration est désormais profonde et apaisée.

— Natsu Dragnir, murmure mon ange.

Et tandis que mon nom tinte délicieusement à mes oreilles, je soupçonne l'heureuse propriétaire de cette voix sucrée de succomber au plaisir de me contempler.

Un baiser doux conquiert bientôt mes lèvres. Oui, deux lippes viennent de franchir la dernière distance et manœuvrent habilement contre moi. Je me délecte de cette saveur, cette texture, que je connais par cœur et dont je raffole. J'entrouvre mes lèvres, me laisse pénétrer et en retire un début d'excitation. Sensuellement, ma blonde se rapproche, colle ses courbes contre moi, lance ses mains dans ma chevelure. J'affermis ma prise sur ses hanches. Notre étreinte est sage et douce la passion ne pulse pas, le temps est à la tendresse, aux cajoleries, pas à l'effusion. J'aime ces moments de communion où le sexe n'est clairement pas le but de nos caresses, où nos esprits fusionnent, où notre amour surgit dans ce qu'il a de plus beau.

— Lucy Heartfilia, prononcé-je à voix basse, comme si je craignais être surpris par je ne sais quelle oreille indiscrète.

— Oui ?

— Je suis éminemment chanceux.

Nos regards s'enchevêtrent.

— Natsu Dragnir, renchérit-elle, je suis éminemment chanceuse.

Nous nous contemplons et savourons ce moment de pure félicité. Une impulsion s'invite en moi, j'empoigne alors Lucy avec énergie et la contraint à s'asseoir, me positionne, assis également, face à elle. Elle me dévisage avec stupeur et sourire et moi je lui offre le visage le plus sérieux qui soit.

— Quoi ? ose-t-elle, quelque peu impressionnée.

— Chérie, j'aimerais que toi et moi figions cette soirée pour toute notre vie.

— Oh, dit-elle les yeux ronds.

— Toi et moi, poursuis-je en lui prenant les mains, allons créer un point de restauration système.

— Un point de restauration système ? En voilà une idée romantique ! raille ma moitié, tout sourire.

— Lucy Haertfilia, prononcé-je avec solennité, la rappelant à l'essentiel, je veux que tu te souviennes toujours.

Je la perçois se tendre, son corps adorable se statufie, son attention se porte entièrement sur ma personne, sur ma bouche particulièrement, bouche dont elle ne rate aucun sursaut.

— Tu m'as offert dix années de bonheur. Je constate aujourd'hui que l'homme que je suis est le fruit de tout ce que nous avons partagé. Je me sens fort, invincible, aimé, adoré même, soutenu, compris…

— J'en ai tout autant…

— Chut… imposé-je en effleurant ses lèvres des doigts. Lucy, tu es si extraordinaire, si forte et en même temps si fragile. Belle, désirable il est si simple de t'aimer. Et il n'y a pas une journée qui échappe à cette règle !

Luce déglutit, meurt d'envie de s'épancher aussi mais je ne veux pas être interrompu. Non, je ne le veux pas. Elle le ressent… et respecte ma doléance muette, se tait et m'écoute religieusement. J'éprouve un besoin violent de confier mon sentiment profond, mon désarroi peut-être.

— Tu me rends heureux. Terriblement heureux… Lucy, on ne peut pas savoir ce que l'avenir nous réserve, rien n'est écrit encore et c'est ce qui fait le sel de la vie, mais je veux que tu saches, et que tu te souviennes toujours qu'aujourd'hui, samedi 12 octobre 2019, ça fait dix ans que je t'aime, que je t'aime de tout mon cœur. Grave ça dans ta mémoire mon Ange. Grave ça et ne l'oublie jamais, n'en doute jamais !

— Pourquoi voudrais-tu que j'en doute ? lance-t-elle dans le même élan que son corps.

Je l'accueille dans mes bras, elle enfouit son visage dans le creux de mon épaule et murmure :

— Point de restauration effectif mon amour.

Je souris, prends une grande inspiration, puis la couche précautionneusement à mes côtés. Je saisis au vol la seconde miraculeuse où je découvre, étendue et fragile, la femme que j'aime dans toute sa beauté, le visage confiant, le corps abandonné, inconsciente encore de ma prochaine voracité. Mes yeux courent sur elle, apprécient ce qu'ils découvrent, ces trésors dont j'ai tant de fois profité. Un éclair, pourtant, zèbre à cet instant le ciel bleu de ma conscience. Je lutte pour repousser cette autre qui souhaiterait s'inviter dans mon cœur. Mes yeux se scellent, vite, et je me précipite sur Lucy, tremblant et brûlant, cherchant dans son contact à me perdre entièrement. À lui appartenir sans restriction aucune.

oOo

Elle s'est endormie sur mon épaule, ses jambes se sont enchevêtrées aux miennes comme chaque soir.

Je ne parviens pas à trouver le sommeil, mon esprit et ma raison m'échappent. Dans ma caboche, se rejouent et se réorchestrent les scènes de la journée et de la soirée. Et elles concernent toutes Lisanna ! Nos regards, nos sourires, nos contacts, tout semble s'être gravé en moi, douloureusement. De la plus infime sensation à la plus fulgurante. La plus fulgurante, le baiser partagé cet après-midi. Le baiser… Je voudrais ne plus y penser, gommer non seulement le geste, mais aussi les sensations le plaisir, l'ébranlement de mon être, les palpitations, la chaleur inconfortable. Ça veut rien dire ! Je sais que ça ne veut absolument rien dire. Clairement non, ça ne veut rien dire. C'est Grey ! Il fait chier ! S'il ne l'avait pas regardé, s'il n'était pas aussi baiseur, si je ne craignais pas tant pour elle. Je grimace tandis que mon ventre se tord d'appréhension. J'en crèverais de les voir ensemble. J'en crèverais qu'il la touche. Je souffle, cache mes yeux derrière mon avant-bras, me mords les lèvres. C'est horrible. Ça fait mal, merde !

Me recentrer. Me reprendre. Demain, je lui ramène sa voiture, je reprends mon rôle de meilleur ami, on oublie tout le reste. C'est décidé ! On se retrouve. La complicité, la bienveillance, nos taquineries, nos confidences. Tout, on retrouvera tout. Mais alors que j'oblige mon cerveau à entrer dans la minuscule case de la sagesse, que je le comprime, le condense avec efforts, les images de l'après-midi m'assaillent sans relâche, me lèchent implacablement de leur langue râpeuse.

oOo

Cet après-midi…

Il est bientôt quatorze heures trente quand Lucy remet sur la table le malaise de Lisanna de la semaine précédente, et s'enquiert de ma conversation avec elle sur le sujet. Mais je n'ai pas contacté Lisa de la semaine elle m'habite trop ces derniers jours et je me débats avec l'étrange sensation qui est née vendredi dernier. Cet instant ténu où ma meilleure amie a revêtu à mes yeux l'habit de l'amante potentielle. Crime de lèse-majesté !... Mais Luce n'en démord pas, et revient sans relâche à l'assaut. Pourquoi ma blonde est-elle si empathique ? Pourquoi me pousse-t-elle vers Lisa quelques heures à peine avant la soirée ? notre soirée… Parce qu'elle se soucie de mon amie, parce qu'elle espère pour tous une fête heureuse et détendue une pleine adhésion. Ainsi est Lucy. Je le sais. Elle serait bien capable de ne pas pouvoir profiter pleinement elle-même si elle savait Lisa sur la réserve. Que puis-je faire d'autre sinon obtempérer ?

Étrangement, je ne ressens aucune appréhension lorsque je me gare devant chez Lisa, aucunement l'impression de me jeter dans la gueule du loup. Mes idées sont claires, je suis déjà en projection de la soirée de fous qui nous attend. J'aime toujours ces grands moments de communion qui renforcent nos liens d'amitié, et je sais que la fête pour nos dix ans n'échappera pas à la règle.

Lisa m'accueille avec le sourire, ce qui m'ôte déjà un poids. Son sale caractère peut parfois être compliqué à gérer.

— Qu'est-ce qui t'amène ? demande-t-elle tandis qu'elle nous prépare un thé.

— Rien de spécial, je passais pas loin, j'ai voulu te faire un petit coucou.

— C'est sympa ! lance-t-elle sans même me jeter un œil. Tout est prêt pour ce soir ? Vous n'avez besoin de rien ?

— Non, non… Tu sais on a beaucoup délégué. Contrairement à Lucy, je n'aime pas ce genre d'organisation. Elle finit la déco cet après-midi avec ta sœur mais on ne s'occupe de rien d'autre. Traiteur, sono, nettoyage, on laisse ça aux professionnels qui feront bien mieux que nous. Nous n'aurons donc ce soir qu'à nous amuser, et demain qu'à nous reposer.

— C'est cool, je sens qu'on va bien s'éclater.

Je souris et la couvre d'un regard protecteur qu'elle ne peut heureusement pas surprendre. Elle déteste mon côté paternaliste. Je détaille sa silhouette, sa tenue. Grande et svelte, toujours fichue d'un jean et de baskets, les cheveux qui n'en finissent pas de raccourcir à chaque passage chez le coiffeur, un langage qui jure parfois avec celui des autres femmes du groupe. Lisanna occupe une place à part parmi celles-ci : la moins féminine, la moins séductrice à mes yeux, loin d'être la moins séduisante. Célibataire endurcie malgré, je ne peux le nier, bon nombre d'aventures, un goût que je devine pour les affaires sexuelles, la bagatelle. Elle n'est pas une oie blanche. Mais les sentiments sont pour elle, je ne sais pas comment dire, difficiles ? compliqués ? ingérables ? J'ai toujours été très curieux des hommes qu'elle nous présentait, observateur, suspicieux même pourrais-je dire. Je les trouvais pour la plupart inconsistants, incapables de toute façon de la satisfaire intellectuellement. Ses choix ont toujours paru déroutants, ses prétendants sans charme, sans charisme, sans talent. De plus, Lisa se refuse à sortir avec des collègues, c'est un principe qu'elle crie haut et fort et auquel elle ne dérogera pas. Elle se lie facilement d'amitié mais sait admirablement, dans le même temps, se rendre inaccessible, faire mine d'ignorer les tentatives d'approche. Quelques-uns, parmi des enseignants qui la côtoient, s'y sont cassés les dents. Il n'y a guère que ce fichu prof de physiques, Monsieur André, qui a atterri dans son lit. Cette histoire, je l'avoue, j'ai eu du mal à l'avaler, elle fut pour moi incompréhensible. Mais, heureusement quelque part, je n'en ai eu connaissance que quand elle fut terminée. Liaison remarquablement éphémère. Une erreur, me plais-je à penser. Une revanche, m'a confié Lisanna un jour.

Je me promène dans la pièce principale joliment aménagée. Lisa loue une maison dans un quartier populaire et très vivant de la ville. Elle y a noué des relations amicales fortes, que je rencontre parfois, mais que je connais peu. Elle n'aime pas mélanger les cercles. Nous sommes ses plus anciens amis, les plus précieux à n'en pas douter, du moins me plais-je à le croire… mais j'ai parfois la crainte que le destin nous éloigne, qu'elle m'échappe. L'épisode de la semaine passée n'est pas fait pour me rassurer.

— Tu as digéré ton embrouille avec Gajil ?

— C'était pas une embrouille, se défend-elle. Juste une divergence d'opinion.

Elle se retourne vers moi et me décoche un sourire. Me tend une tasse fumante.

— Donc oui, c'est digéré ! Oublié même. Je dois apprendre à gérer mes émotions, à ne pas me laisser emporter… Je ne t'ai pas blessé au moins ?

Les mots durs échangés sur la terrasse me reviennent en mémoire.

— Tu ne me blesseras jamais.

Pourquoi suis-je saisi d'un curieux pressentiment lorsque cette phrase jaillit de ma bouche ? On ne se blessera jamais. Est-ce une promesse que nous nous faisons ?

— Alors tchin ! blague-t-elle en présentant sa tasse. À nos divergences !

— À nos convergences aussi ! souris-je en heurtant nos tasses.

Je goutte le thé. Délicieux, comme toujours. Lisanna s'éloigne et va s'asseoir sur son canapé. J'adore son salon petit, cosy, chaleureux. Le vert est la couleur qu'elle a choisie de mettre à l'honneur, son canapé est en tissu, d'un vert qui n'est ni printanier, ni profond. Un joyeux vert, je dirais ! Les deux fauteuils clubs, eux-aussi en tissu, sont harmonisés, des arabesques du même vert, avec quelques touches de turquoise, courent sur un fond blanc cassé. Je m'installe dans l'un d'eux, face à mon amie et nous dégustons son thé dans un silence qui ne nous embarrasse pas. J'admire le tableau qui trône au-dessus de son canapé. Peinture sur métal, moderne, irisé de bleu, de vert, de gris, d'un artiste en vogue, cadeau que je lui ai offert il y a deux années de cela pour son anniversaire.

— Je n'aime pas quand tu m'avoues ne pas te sentir à ta place avec nous tous, lancé-je sans préambule. J'ai beaucoup repensé à tout ça. Non pas à l'embrouille hein, mais à ton sentiment de te sentir différente.

— Natsu, m'interrompt Lisa. Je ne vais pas te mentir, et tu ne dois pas te mentir non plus. Si on s'observe tous avec lucidité, on ne peut que constater que je dénote largement.

— T'exagères.

— Non, j'exagère pas ! Regarde ma maison, ma voiture, mon mode de vie, mes loisirs, …

— Du matériel.

— Mes convictions.

— À ranger dans le même tiroir que les croyances et les idéologies. De l'intime.

— Mon travail.

— Admirable, à plus d'un titre.

— Même mes histoires d'amour sont différentes des vôtres. Je suis la seule du groupe à ne pas en avoir vécue une seule, à n'avoir jamais été en couple.

— Ben ça, tu n'as qu'à t'en prendre qu'à toi Lisa, accepte que des hommes bien s'approchent de toi et laisse-leur une chance.

— T'as réponse à tout !

— Lisanna, tu as tout à fait le droit d'être différente sur tous les points que tu évoques, et d'autres encore. Autant que tu veux ! Cela ne change absolument rien au fait qu'on tienne à toi, qu'on sera toujours là pour toi. Que tu fais partie de notre groupe. Au même titre que Gajil, Lucy, Reby, ou moi. Ou n'importe lequel d'entre nous.

— Natsu, balbutie-t-elle, visiblement émue par ma tirade.

Une douce chaleur envahit le salon, nos regards s'entrecroisent et je lis dans les prunelles habituellement belliqueuses tout l'attachement qui nous lie. Je sonde le regard de la blanche avec application, tente de m'infiltrer en elle, dans sa tête, dans son cœur. Qu'en est-il de ces sentiments qu'elle éprouvait avant ? Cet amour tout autant dérangeant pour elle que pour moi. Inopportun, incommodant. Non réciproque.

— N'interprète pas mal ce que je t'ai dit tout à l'heure, précisé-je après l'avoir délestée de mon regard. Je te dis pas de coucher avec le premier qui passe hein !

— Voyons, ça je le fais déjà ! surenchérit-elle avec bonheur.

Je rigole franchement à sa connerie tout en secouant bêtement la tête.

— Ouais c'est vrai, en rajouté-je une louche… Tu as quelqu'un en ce moment ?

— Nan ! avoue-t-elle avec une légère réticence qui ne m'échappe pas. Je n'en ai pas forcément envie non plus.

— Ah ?

— Bon allez ! Je te mets pas dehors Natsu mais je te rappelle qu'on a une occasion spéciale à fêter ce soir. Faut que tu te fasses beau, tu as du pain sur la planche !

Ce disant, elle se lève. J'avale mes dernières gorgées de thé et la rejoins au milieu du salon.

— Ouais, je ne sais pas lequel de nous deux a le plus de boulot pour se faire beau ! persévéré-je dans notre fight habituel.

— La vache Natsu ! se fâche-t-elle faussement. C'est comme ça que tu comptes me donner confiance ?

— Oh parce que tu as besoin de confiance ?

— Une femme a toujours besoin de confiance ! déclame-t-elle avec une grandiloquence peu crédible.

— N'importe quoi !

Je lui frictionne affectueusement la tête comme je sais qu'elle n'aime pas, la décoiffe. J'ai envie de la toucher, c'est étrange comme je ne peux résister à cette soudaine doléance de mon corps, juste la sentir sous mes doigts. Évidemment, la réaction ne tarde pas, elle tente de repousser ma main et râle avec inélégance.

— Arrête, je supporte pas qu'on me touche les cheveux !

— Râleuse ! lui lancé-je goguenard tout en persévérant. Mets de l'eau dans ton vin, les mecs adorent caresser les cheveux de leur nana.

— Ils ne les caressent pas comme ça ! La délicatesse Monsieur… Et t'es pas mon mec !

— Dieu merci, soufflé-je.

— Gggrrrrrr, grogne-t-elle comme un alligator tout en se débattant comme une furie.

J'ai stoppé mon manège et la contemple avec un air moqueur. Elle lève les yeux vers moi, furibonde, ses cheveux immaculés en bataille. J'aime sa bouille fâchée, ses yeux fâchés, sa bouche fâchée; je sais que cette fâcherie n'est que façade et, qu'intérieurement, elle est comme moi, elle jubile de notre complicité.

Lisanna, certainement n'as-tu aucune conscience de la fracture qui vient encore de s'élargir ? de l'impériosité nouvelle qui m'accable. Là, maintenant. Te prendre dans mes bras. Calmer ta respiration furieuse. Effacer ton sourire. Insinuer le trouble en toi. Risquer le vide… Te goûter. Oserais-je te goûter ? Une déflagration explose dans mon ventre tandis que tu essaies de remettre de l'ordre dans ta chevelure. Tu vas t'échapper d'un instant à l'autre. Te précipiter devant un miroir, te recoiffer. Je me fiche de ça Lisanna. Je me fiche de ça. Mais voici l'impulsion que je craignais : tout en grommelant et en me maudissant, tu ébauches un demi-tour, t'apprêtes à mettre de la distance entre toi et moi. Non ! Non. Je t'ai retenue par le poignet. Un éclair blanc voile mes yeux, mon souffle vient de me quitter alors que tu hoquètes de surprise et que tu te retournes prête à entamer un nouveau combat contre moi. Mais de combat il n'est pas question. Du moins pas celui que tu projettes. Tes yeux rencontrent les miens et tu te figes de peur. Quelle est donc mon expression pour que tu réagisses ainsi ? Suis-je si lisible ? Comprends-tu enfin ce que je vais faire d'ici quelques secondes ? Sans douceur aucune, de crainte que l'idée d'une fuite ne t'effleure, je t'attire vers moi. Tu ne freines rien, ne m'opposes rien, entièrement paralysée de stupeur. Nous nous faisons face. Ma main gauche agrippe ta taille et je resserre mon étreinte, te contrains à t'approcher encore, presque collée contre moi. Sentir la chaleur de ton corps. Instinctivement, tu as posé tes deux mains sur mon torse, y appliques une résistance destinée à me faire garder mes distances. Ridicule tentative. Je ne maîtrise plus rien de mon visage, de mon regard, et je perçois très bien ton incompréhension, tu me scrutes craintivement.

— Natsu, réussis-tu à prononcer.

— Chut, t'intimé-je d'une voix caverneuse. Tais-toi !

J'ai lancé ma main droite dans ta nuque, t'accroches avec brutalité. Je verrouille ma prise, refuse que tu envisages de te rebiffer, suis prêt à beaucoup, beaucoup trop, pour que tu me cèdes. Quel est donc ce feu qui me dévore tandis que je t'oblige à être plus près encore, que mes doigts imposent à ton visage de fondre vers le mien ? Contre toute attente, tu ne te rebelles pas, tu capitules au contraire. Ne pas considérer ou analyser cette inattendue reddition. Tes mains quittent ma poitrine, glissent sur mes épaules pour se nouer dans mon cou. Nos yeux s'entremêlent merveilleusement, tant et si bien que je peux distinguer les nuances indigo et Majorelle qui se dissimulent dans la profondeur de tes iris. Je déglutis. Un regard sur ta bouche. Ma main quitte ton cou pour trouver refuge sur ta joue, mon pouce caresse ton menton, t'accompagne jusqu'au premier contact. Mes yeux se sont scellés quand enfin j'ai accès à ce bout de toi. Tes lèvres. Douces, timides, impressionnées. Mes bras t'enlacent complètement et je persévère dans ma conquête. Ma main remonte vers ta nuque et, une fois encore, je te veux plus près, plus fort. T'écraser contre moi. Ma bouche se fait vorace, la tienne collabore mais reste prudente. Nos souffles se découvrent. Mes narines se gorgent de ton odeur. Mes papilles en veulent plus. Je sollicite davantage. Ne desserre pas mon étreinte. Pas encore. Ta langue, enfin, consent à découvrir la mienne qui faisait le siège de tes lèvres. Nos bouches s'ouvrent et le baiser devient profond. Je gémis sans retenue, je te sens te détendre. Et notre baiser dure. Encore et encore. Ton souffle Lisanna. Ton souffle, ton corps qui palpite entre mes bras, ta bouche insatiable et désormais fantasque. Tout m'indique que toi et moi partageons le même plaisir, le même désir, le même…

Mes lèvres viennent de se figer, mes mains de se contracter. Ton corps, Lisa, se met à trembler. J'ouvre les yeux. Je réalise. Tu réalises. Le baiser est rompu désormais mais je reste à un souffle de toi, dans cette même position, le visage obliqué, nos nez presque en contact; seuls quelques millimètres séparent nos bouches. Nos prunelles sont, elles, encore enlacées, mais la gêne est là. Palpable. Dérangeante. La honte. Le remords.

— Désolée, lâche-t-elle en me repoussant doucement et en cachant sa bouche de ses mains.

Je reste immobile. Silencieux et coupable. Le cœur et la raison mortifiés.

Incapable de plus, submergé d'émotions contradictoires, je parviens à tourner les talons au prix d'efforts surhumains, et à m'enfuir lâchement.

Le soleil d'automne m'accueille à l'extérieur et m'offre un bien pâle réconfort. Un seul visage occupe mes pensées désormais, une seule personne m'importe.

Lucy