CHAPITRE 3

Je ne sais pas combien de temps j'ai réussi à dormir mais j'émerge difficilement. Un œil sur le radio-réveil et j'apprends qu'il est 14h28. Ah ouais, quand même ! Je m'assois péniblement mais silencieusement sur le lit, Lucy est toujours endormie à mes côtés, je souris légèrement tandis que j'admire sa moue de petite fille, celle qu'elle a toujours lorsque le sommeil l'habite. Sa chevelure solaire s'étale sur nos draps blancs, son corps frêle mais terriblement féminin, est étendu dans une pose lascive qu'on croirait travaillée et qui lui est pourtant naturelle.

Dors ma chérie.

Je me masse le visage, souhaitant détendre mes traits que je devine tirés par les excès de la veille. Tout me revient en mémoire. La musique, la folie, la danse, l'alcool. Nos rires, nos cris, nos délires. Grey, Lisanna... Ma bouche est pâteuse et je peine à dessouder mes lèvres, je promène ma langue sur elles afin de les humidifier mais n'y parviens que partiellement. Quelle désagréable sensation que celle d'avoir du carton-pâte dans la bouche ! Où sont passées mes vertes années où je parvenais à enchaîner les nuits quasiment blanches et les journées de travail interminables sans que quiconque ne puisse deviner les folies qui me privaient de sommeil, toujours frais comme un gardon ? Là, j'ai l'estomac à l'envers, la tête dans un étau et une haleine de chacal !

Je m'extirpe malgré tout le plus discrètement possible, soucieux de ne pas éveiller ma douce mais, très vite, je ne peux que m'avouer vaincu. La position debout est encore pire que celle assise. J'ai les jambes en coton, le sol se dérobe sous mes pieds, limite j'ai le mal de mer. Je me précipite dans la salle de bain et prends bien garde à faire chauffer l'eau au maximum avant de prendre place sous la douche. Enfin, je m'y glisse et me délecte de la sensation brûlante, presque douloureuse. Sous le ciel de pluie, je me revigore, je frictionne mon corps, procède à un minutieux nettoyage. C'est dégueulasse, je me suis couché sans passer sous la douche, alors que j'ai transpiré comme un porc toute la soirée, et que Lucy et moi avons fait l'amour au petit matin. Pouah ! Je grimace mais me marre carrément aussi aux délicieux souvenirs qui m'assaillent. Quand on pense qu'aux débuts de notre relation, jamais nous ne nous serions touchés sans être récurés de fond en comble.

J'enfile vite un jean, un sweat, et quitte notre chambre, non sans avoir déposé un petit baiser au coin de la bouche de Lucy.

14 :52 Réveillée ? je peux passer ?

J'embarque les clés de voiture de Lisanna et quitte la maison, bien décidé à mettre un terme à l'ambigüité qui vient de s'installer entre nous et à faire retrouver un équilibre à notre relation. Dire que je me suis endormi entièrement envahi par elle, colonisé par elle devrais-je dire, alors que je tenais Lucy dans mes bras. Faiblesses indignes ! Chacune de mes pensées me ramenait à ses yeux, d'un bleu intense et profond, deux gouffres dans lesquels il me plairait de m'abîmer, comment le nier ? à son sourire, cette bouche immense lorsqu'elle se gausse avec inélégance et dont la saveur délicieuse s'est incrustée dans mes papilles; à ses expressions qui m'exaspèrent tout autant qu'elles m'attirent à ce contact qui ne cesse de m'électriser et que je recherche. Oui, j'ai eu envie de la toucher. Comment est-il possible que tout cela soit ainsi gravé en moi ? Avec tant de netteté, un sens du détail déroutant, une impossibilité pour moi d'y échapper. Je me rends bien compte que mes endormissements tournent autour de ma meilleure amie depuis une semaine déjà, et que chacun de mes réveils me rappellent à la raison, m'emplissent de bonnes intentions que je peine à concrétiser. Cette incapacité qui est la mienne me laisse perplexe. Je suis habituellement pragmatique, réfléchi, maître de mes émotions et de mes actes. Jamais, je ne fais preuve de faiblesse. Je sais ce que je veux ! Alors pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi, alors que tout va bien pour moi ? Que je suis heureux et épanoui auprès de Lucy. Et pourquoi Lisa ? Elle que je ne peux balayer d'un revers de main. Je me suis toujours dit, une aventure c'est possible. Non pas que je m'octroie ce droit, pas du tout. C'est dans l'absolu. Je pense qu'un accident peut arriver, une pulsion, un désir physique. Un seul coup, une seule fois. C'est arrivé à plus fort que moi. Et j'ai déjà vu tant de médiocrité chez l'être humain, même chez le plus admirable, que je n'ai pas l'audace de me placer au-dessus de la norme humaine. Non, je n'ai pas cette prétention. Pour autant, jusqu'à présent, même si souvent j'ai joué de mon charme, adorant voir naître le feu dans le regard féminin qui se pose sur moi, je ne me suis jamais octroyé la possibilité ne serait-ce que de verbaliser mon trouble. Trouble éphémère et sans conséquence donc. Je me satisfais d'œillades, de sourires, de mots faciles. Le besoin de séduire. Oui, c'est ça ! Le besoin de séduire.

Mais aujourd'hui, ça n'est pas ça ! Lisanna n'est pas une femme que je veux séduire et je ne peux pas ignorer le trouble qu'elle induit en moi. Un trouble si intense qu'il me ravit raison, concentration, sagesse, qu'il me rend fou jaloux de mon meilleur ami. Et Lisa n'est pas éphémère dans ma vie, elle m'est plus qu'indispensable, je n'ai ni l'envie, ni la force de m'éloigner d'elle.

14 :55 Tu peux débarquer mais je ne suis pas très présentable … j'ai l'impression d'être passée à la lessiveuse.

Oui, elle m'est indispensable. Absolument ! Et c'est pourquoi je vais reconquérir ce jardin d'amitié dans lequel nous évoluons depuis plus de vingt ans. Dissiper le malaise dont je suis l'unique responsable. Il n'y a pas d'autre choix.

Pourtant, malgré ma farouche volonté, je me sens d'une coupable fébrilité. Petitesse. Je ne suis pas dupe… Hier, Lisanna ne m'a pas repoussé, elle n'a pas tenté de se soustraire à mon baiser; bien au contraire, elle y a répondu. Elle m'a laissé pénétrer en elle, découvrir sa langue et, à ce souvenir, mon ventre se contracte et réclame un nouvel échange. Oui, j'ai pénétré en elle et son souffle s'est évanoui, la fièvre s'est invitée, elle a tremblé. Je l'ai senti, je n'ai aucun doute. Et moi, à ce moment-là, tout à la constatation de cette merveilleuse réciprocité, j'ai chaviré. Irrémédiablement ? Vais-je pouvoir échapper à ce qui, je le pressens, me tend les bras ? Réussir à tout sauver malgré tout ?

Je souffle tandis que je me gare devant le café.

14 :57 J'arrive.

Je renonce à visiter Mirajane et Luxus. Je suis relativement impatient. De voir Lisa, de sonder son regard, sonder mon cœur, et puis me carapater chez moi si le danger guette, cette fichue tentation. Oui, très vite, je me carapaterai ! Je ne poserai pas. C'est décidé. Juste quelques mots.

- Salut ! me lance-t-elle tout sourire dans l'entrebâillement de sa porte.

- Hello.

- Oh, fait-elle, les yeux ronds. T'as la gueule des mauvais jours.

- Merci de l'accueil, toujours aussi aimable… Je ne suis pas rasé, c'est tout ! Et je te retourne le compliment, je réplique acide en entrant. Tu t'es regardée dans une glace ? C'est quoi ces fringues ?

Vieux jean, vieux tee-shirt, vieux chaussons pourris. Lisanna se retourne et me tire la langue mais se retient de toute remarque du style : de toute façon, j'veux pas t'plaire ! Ce leitmotiv qu'elle me sort à tout bout de champ et qui, aujourd'hui, après notre rapprochement d'hier, serait malvenu. Je devine de toute façon que le peu d'efforts qu'elle a mis à s'habiller est un message subliminal qui m'est destiné et que je capte facilement. Ce qui s'est passé entre nous n'a pas d'incidence, nous ne sommes pas dans une relation de séduction, je ne t'attendais pas, tout va bien, pas de souci. Mais waouh, là c'est le pompon de l'inélégance et du tue-l'amour ! Il n'y a qu'avec moi qu'elle ose s'exposer ainsi.

Je réalise effectivement être le seul à la connaître sous ce jour-là. Certes, elle choisit toujours un style décontracté lorsque nous nous retrouvons dans notre cercle, trop peu souvent apprêtée. Mais elle dégage une certaine aura, qu'on ne peut nier, et dont nous sommes tous conscients, un rayonnement que je lui ai toujours connu et qui, aujourd'hui, me consume. Ce fameux charme dont elle se croit dépourvue. Mais, vêtue de ces vieilles frusques, elle ressemble davantage à un nécessiteux miteux et je peine à distinguer, sous cet amas informe, les courbes modestes mais tout de même féminines de ma meilleure amie.

- Kéfir ? me propose-t-elle en me tendant un verre empli d'un liquide ambré et pétillant. Ou préfères-tu un café ? Ou que je te ramène tout de suite ?

- C'est quoi du kéfir ?

- Hum, ma nouvelle lubie ! s'enthousiasme-t-elle. Une boisson santé que je fais fermenter avec du citron, de la figue et du sucre.

Je regarde avec une moue dubitative le contenu du verre.

- C'est bon ? je demande en plissant les yeux d'un air suspicieux.

- C'est très bon et c'est surtout excellent pour la santé. C'est une boisson probiotique qui va te débarrasser de la gueule de bois en un rien de temps et aussi améliorer ton transit.

- Il va très bien mon transit, dis-je en rigolant. Vas-y toi, bois !

- Transit, immunité, ton microbiote quoi, explique-t-elle en buvant une gorgée dans mon verre. Que des bonnes bactéries. Je ne tente pas de t'empoisonner abruti ! Sois courageux, goûte voyons.

Je trempe précautionneusement mes lèvres dans son breuvage soi-disant miraculeux. Et elle de me détailler les bienfaits de cette boisson millénaire, qui aurait des origines caucasiennes et qui pourrait sauver l'humanité. Elle se perd en palabres et je l'observe pulser tandis qu'elle tente de me convaincre. Ah oui, j'oubliais… un autre de ses chevaux de bataille, une autre de ses obsessions, la médecine naturelle, l'aromathérapie, la physiothérapie, les recettes de grand-mère. Ses ennemis désignés et honnis : la médecine allopathique, l'industrie pharmaceutique, les médecins soi-disant ignorants. Je me garde bien, évidemment, de lui confier que j'ai dans mon portefeuille-clients le plus grand laboratoire pharmaceutique du pays.

- C'est bon, hein ?

- Pas mauvais, j'avoue, approuvé-je de bonne foi. Mais je veux bien un café après ça si tu es disposée à m'en faire un.

- Vu tes petits yeux explosés, je serai prête à te l'injecter en intraveineuse… Vous vous êtes couchés à quelle heure ?

- Il devait être huit heures.

Elle se tourne vers moi et lève les sourcils.

- C'est raide ! Mais ça en valait la peine… Qu'est-ce qu'on s'est marré ! Une soirée inoubliable Natsu ! Une soirée qui nous rappelle à quel point notre amitié est essentielle.

- Hum, réponds-je en savourant sa réplique dans le même temps que la boisson rafraîchissante. Cela signifie-t-il que tes doutes concernant ta place au sein de notre groupe se sont envolés ?

- Parfaitement ! Je me suis sentie merveilleusement bien au milieu de vous tous. Je me suis sentie importante, il semble que j'en avais besoin. En fait, j'ai retrouvé toutes les sensations et émotions positives qu'on partageait quand on était ado. Quel bain de Jouvence !

- Ah, c'est génial ! Je suis content.

- Bon, arrêtons de parler de moi, ce n'est pas pour moi qu'elle était organisée cette fête de dingue. Mais bien pour le couple le plus glamour du monde !... Vous êtes heureux et satisfaits ? Tout s'est passé comme vous voulez ?

- Évidemment ! Comment ne pas l'être ? Mais c'est vrai que le temps passe super vite. La prochaine fois, on organise carrément un week-end. Histoire de profiter un maximum…

- Oh YES ! Vivement le mariage alors !

Une crispation m'envahit. Lisanna rit de bon cœur en constatant mon malaise.

- Allez Natsu, j'rigole ! Détends-toi…

Je ne réponds rien et m'éloigne de la cuisine. Je suis crevé et j'ai envie de m'installer au salon, me faire servir comme un pacha.

- Il faut aussi féliciter Lucy pour l'organisation, rebondit-elle joyeusement. C'était topissime ! Elle peut sans problème se reconvertir dans l'événementiel.

- J'y suis aussi pour quelque chose, pourquoi personne ne me complimente moi ? m'offusqué-je en m'affalant dans son canapé.

Lisanna glousse et déblatère quelques faussetés à mon encontre, glorifie celle que j'ai élue. J'abonde dans son sens concernant Lucy mais feins l'indignation quant à ma prétendue inaptitude à l'organisation. Nous plaisantons gentiment et je savoure cette chaude complicité qui est nôtre, cette bienveillance à mon égard que je devine sous la tendresse des défauts qu'elle me prête. Jeu auquel nous nous adonnons souvent avec la meilleure mauvaise foi du monde !

Je termine mon verre de kéfir et m'allonge de tout mon long sur le canapé. Le silence nous enveloppe. C'est délicieux ! Je constate avec soulagement que notre rapprochement de la veille ne laisse aucune séquelle. Tout du moins, Lisa et moi œuvrons dans le même sens, animés de la même volonté : reconquérir l'intimité amicale qui a toujours été nôtre. Zéro tabou, zéro concession, confiance absolue… Oublié le trouble ? Effacée l'erreur ? Peut-être, certainement… Elle et moi faisons en tout cas comme si rien ne s'était passé. Est-ce seulement le bon chemin ? C'est, quoi qu'il en soit, celui que nous décidons d'emprunter, d'un tacite accord.

Pourtant, une question est née sur ma langue curieuse et venimeuse, s'insinue dans mon esprit tordu, me presse d'être posée.

- Rien de spécial avec Grey hier soir ?

Comme Lisa ne répond pas immédiatement, que le silence perdure entre nous, je relève légèrement la tête pour pouvoir surprendre une attitude que je pourrais analyser.

- Tu as faim ? demande-t-elle, toujours affairée à me préparer mon café. Tu veux des gâteaux ?

- Oui maman, avec plaisir, réponds-je sans parfaitement parvenir à masquer ma contrariété de devoir patienter encore avant qu'elle ne daigne me répondre. Quand vas-tu passer à la machine espresso ? Tu t'obstines avec ta cafetière d'un autre âge.

- Le meilleur café, ignorant, se fait dans les cafetières italiennes ! Il est pas bon mon café ?

J'acquiesce. Inutile de m'engager sur ce terrain, Lisanna et ses certitudes; certitudes qui touchent souvent à des sujets bien plus profonds que le café. Je pourrais sans problème la qualifier de réac. Toutefois, si une réflexion de ce genre s'échappait de mes lèvres, je serais assassiné sur le champ. Incompatibilité entre son cœur à gauche et sa rigidité décriée, croit-elle.

Ma miteuse vient s'installer au salon, dans l'un de ses confortables fauteuils, les mains encombrées d'un plateau sur lequel trônent café et pâtisseries.

- Je croyais que le sucre était un poison, jubilé-je en pointant du doigt les viennoiseries et en la mettant face à l'une de ses contradictions.

- Tiens-toi correctement, se fâche-t-elle en fronçant les sourcils. Et oui c'est un poison, mais je suis incapable d'y résister. Je suis foutue !

Je lui décoche un sourire ravageur tout en me redressant dans son canapé. Y a-t-il un sens caché à sa réflexion ? Mon sourire la déstabilise quelque peu, ses épaules se contractent et ses yeux me fuient. Je détourne le regard vers le plateau et me précipite sur une brioche.

- Donc Grey ? insisté-je.

- Quoi Grey ?

A-t-il tenté une approche ?

- Je sais pas… Il était particulièrement échauffé hier. Il n'a pas essayé de te sauter dessus ?

Je suis gagné d'une appréhension folle et dévorante lorsque je relève sur elle un regard que je veux le plus naturel possible, mon cœur s'emballe. J'expose clairement ma jalousie là, je n'y vais pas par quatre chemins. Lisanna reste coite et me regarde comme si elle ne comprenait rien de ce que je lui dis.

- Euh… Je ne crois pas qu'il puisse être dans les intentions de Grey de me sauter dessus. Même avec dix grammes d'alcool dans le sang, je ne suis pas vraiment son genre. C'est tout le contraire. Et puis avec Jubia dans la voiture, j'avais une rivale de taille tu sais ! J'ai bien essayé de l'étrangler en douce mais je n'y suis pas parvenue.

La blanche explose d'un rire gras comme s'il était impensable qu'un homme comme Grey puisse la trouver à son goût, et mime une scène d'étranglement furieux. Comment fait-elle pour être aveugle à ce point ?

Je l'accompagne pourtant dans son rire communicatif. Et nous voilà tous deux à nous moquer gentiment d'elle et de son charme inconsistant, et de moi et de mon manque de clairvoyance. Notre complicité se déploie dans nos ventres et nos gorges, dans notre liesse.

- C'est vrai, Jubia a des arguments que tu n'as pas !

- Je ne vois pas de quoi tu parles, jubile-t-elle en plaquant ses mains sur sa menue poitrine.

Nous nous gaussons tranquillement, la joie se mêle à la fatigue tant et si bien que nous peinons à réfréner l'euphorie ridicule qui nous a envahis et qui persiste.

- D'ailleurs, en parlant de Grey, je déjeune avec lui demain, lance-t-elle comme si la mémoire lui revenait. Tu crois que c'est un rancart ? Je dois me mettre sur mon 31 ?

- Quoi, comment ça ? manqué-je de m'étrangler avec le café.

- Il a un rendez-vous client tout près du lycée demain matin et il m'a proposé de nous retrouver pour le déjeuner.

- Un rendez-vous client ? je répète incrédule.

Je n'ai plus du tout envie de rire, mais alors plus du tout. L'horreur de la situation m'apparaît clairement. Je vois bien que mon ami marche sur des œufs avec la blanche, il n'est pas le séducteur habituel, le fauve redoutable chasseur. Je le trouve fébrile, émotif, il perd ses moyens. Et je déteste ça ! Je sais très bien interpréter son comportement, ses défaillances. Demain, moi, je serai absent notoire. Et mon impuissance me désespère...

Lisanna est encore sous l'influence de son récent fou-rire, elle remarque à peine mon changement d'attitude.

- Grey, me sauter dessus ! Ah ah ah ! persiste-t-elle dans son délire. C'est plutôt moi qui lui sauterais dessus si tu veux mon avis.

- Hein ?

Je défaille.

- Ben oui ! assène-t-elle comme s'il s'agissait là d'une évidence absolue.

Une certaine colère mêlée à une jalousie acide m'envahit irrémédiablement. C'est quoi encore cette confidence de merde ? J'observe Lisa attentivement, elle se tortille de rire dans son fauteuil. C'est dingue comme elle est belle quand elle rit comme ça ! Lorsque son sourire anéantit tout, lorsque les roucoulades de sa gorge, qu'elle ne teinte pas d'élégance, s'échappent de ses lèvres, telles des cascades tumultueuses, et qu'elles flattent mes tympans réceptifs à tout ce qui est elle. Mais c'est dingue aussi comme je crève de ce « Ben oui ! » assené en toute inconscience, c'est-à-dire en toute sincérité. Faut-il que Grey me la ravisse ainsi ? Qu'elle le préfère à moi ? Que ce soit pour lui aussi facile que je le pressens ? Elle avoue déjà avoir rejoint le club des groupies innombrables du célibataire sur-convoité. « Ben oui ! », elle sera bientôt sur le tableau de chasse de mon meilleur pote, baiseur invétéré de surcroît. Demain ! Dès demain, le danger sera matérialisé. Un déjeuner ? Putain, un déjeuner ? Et alors tout ce que je suis en train de contempler lui sera dévolu ? Ces yeux rieurs et expressifs, où s'étale toute la sensibilité mais aussi toute la susceptibilité de Lisanna seront soumis au regard charbon de Grey ! La bouche à la saveur acidulée, dont je connais désormais les talents, s'offrira à la morsure du loup ! Et les trésors cachés que je devine, sa sensualité, sa gourmandise, mis au service du plaisir insatiable du grand industriel. Inenvisageable ! Insupportable ! Je ne comprends pas tout. Comment est-ce possible ? Lui qui apprécie tant la féminité exacerbée, la douceur, voire les minauderies, comment a-t-il pu être interpellé par la grâce androgyne de Lisa ? Par son impétuosité ? Ses excès ? Elle persiste dans son fou-rire, magnifique tigresse blanche, captivante et ensorcelante. Je prends enfin pleine conscience du danger qu'elle représente. Diable qu'elle est belle ! Et tandis que je la regarde tenter de reprendre souffle dans son fauteuil, le barrage de mes résistances cède tout entier. Je parvenais encore à maîtriser les fuites, ma foi nombreuses, à colmater les fissures. Mais là, tout vient de se désintégrer. Je visualise clairement l'ouvrage s'effondrer sur lui-même.

Une déflagration sourde ébranle tout mon être en simultanéité. Le torrent se déverse en moi, me noie littéralement et je décide de ne pas lutter. Non, je ne lutterai pas. Il n'est pas question que de jalousie, il y a surtout cette folie que Lisa m'inspire. Une folie qui n'est pas douce, absolument pas, plutôt une envie impérieuse. Non, je ne résisterai pas. C'est facile, rapide, imparable. Je ne lutterai pas car je n'en ai pas les moyens, je n'en ai même pas envie. Je pourrais invoquer tous les dieux du ciel, me mentir, me contraindre. Cela ne marcherait qu'un temps. Un ressort s'est cassé. Où, quand, comment ? Je l'ignore. Mais entre elle et moi, un verrou a sauté.

Ne résiste pas, ai-je envie de lui crier.

Je me suis statufié, assis sur le canapé, la fixant avec sévérité. Mon but est clair : lui mettre la pression, l'indisposer, lui faire comprendre… Lisa est intelligente, mais elle n'est pas manipulatrice. Elle est toujours sincère, parfois naïve, souvent excessive. Je suis indéniablement plus doué qu'elle au jeu des faux-semblants, des non-dits. Je sais la faire sortir de ses gonds, la mettre mal à l'aise, induire le doute. C'est le cas, là, tout de suite, ses interrogations transparaissent sur son visage expressif tandis qu'elle remarque mon étrange attitude. M'aurait-elle vexé ? blessé ? Ses yeux explorent mon visage, tentent de lire en moi; j'y décèle une certaine crainte. Évidemment, l'épisode de la veille brouille les cartes, certainement éclaire-t-il à ses yeux ma réaction. Oui Lisanna, serait-il question de toi et moi dans le regard sombre que je te tends et qui te déstabilise tant ?

- Natsu, fais pas cette tête voyons.

- Je fais quelle tête ? demandé-je tout en la fixant dans les yeux avec colère.

- Je ne sais pas, tu as l'air contrarié… Il y a un souci ?

N'espère pas une réponse !

Je la trouble, je le vois, j'insinue le malaise mais m'en contrefiche royalement. Je persévère dans mon attitude limite agressive ; juste en dardant sur elle mes prunelles brûlantes de jalousie et de possessivité. Elle veut fuir, je le pressens, mais se contraint à me faire face. Elle n'envisage pas la désertion, ce serait peut-être encore plus dangereux que de faire front ? Nous persistons donc dans nos positions, elle, assise dans ce fauteuil, moi, cloué dans le canapé. Elle se ressaisit légèrement, se redresse imperceptiblement, prend confiance, au moins en apparence. Loue-t-elle la distance qui nous sépare ? Comme si elle pouvait suffire à la protéger de mes intentions…

Lisanna, penses-tu pouvoir désamorcer la situation ? Juste en restant assise sagement, les mains reposant sur tes cuisses. Avec ce regard posé sur moi, que tu voudrais sévère mais qui ne sait que trahir ta nervosité. Juste parce que tu crispes tes lèvres, que tu fais mine de désapprouver ce que j'affiche désormais sans réserve ni honte. Oui, sans réserve ni honte !

- Natsu, arrête tes conneries s'il te plaît. Je ne sais pas ce que tu as depuis hier mais moi je n'arrive pas à gérer les montagnes russes émotionnelles que tu m'imposes.

- Je ne veux pas que tu déjeunes avec Grey.

- Voyons, tu es ridicule…

- Il te veut.

- Finis ton café, je te ramène.

Dans le même élan, tu te lèves et t'échappes. Il me suffit d'un bond pour te rattraper et t'enlacer par derrière. J'enroule un bras autour de tes épaules, l'autre me permet d'enserrer ta taille et de te coincer contre moi. Bon sang que j'aime t'avoir ainsi dans mes bras, t'emprisonner. Je plonge le nez dans ta chevelure odorante les fragrances de ton shampooing envahissent mes narines sensibles à tout ce qui émane de toi.

- Comment as-tu vécu notre baiser d'hier ? soufflé-je à ton oreille. Comment t'es-tu sentie cette nuit à chaque fois que nos regards se croisaient ? À chaque fois qu'on se touchait ? Dis-moi Lisanna.

- Natsu, te défends-tu en te soustrayant à mon étreinte. Ce baiser était une erreur, nous en avons convenu tous les deux.

Tu me fais face, me dévisages avec l'incompréhension que tu viens de crier. Moi je pulse d'un désir nouveau, délicieux. J'occulte bien évidemment tout ce qui pourrait entraver ce désir, j'ai cette force étonnante, ou faiblesse je ne sais, que je n'avais pas pressentie. Je t'offre au contraire un regard fiévreux et décidé. Vois, j'ai capitulé, j'accepte notre rapprochement, toi et moi Lisa. Toi et moi.

- Je ne peux rien expliquer, je confie d'une voix atone. Je suis juste submergé par ce qui nous arrive. Je pense à toi tout le temps Lisanna, et je veux que tu le saches. Imaginer Grey s'approcher de toi me rend fou de jalousie.

- Tais-toi, je t'interdis, te révoltes-tu avec rage. Ça fait bien longtemps que j'ai renoncé à toi. Tu n'as pas le droit aujourd'hui de démolir ce que j'ai mis tant de temps et d'énergie à construire… tu n'as pas le droit.

Mais ta supplique ne peut m'atteindre, je m'approche inexorablement de toi, pas après pas, uniquement captivé par l'éclat brillant de tes prunelles, la crainte que j'y lis et que je souhaite alléger. Je suis conscient du bouleversement que j'induis, des affres que tu as traversées lorsque Lucy et moi nous nous sommes aimés mais, en cet instant, rien ne pourra me détourner de ce que je convoite. Toi ! Aucun doute ne me fait ciller, nulle réticence ne pointe le bout de son nez. Je suis hypnotisé, dévoré, conquis. Sourd certainement. Lobotomisé peut-être. Toi, tu ne fuis pas, tu me regardes impressionnée et incrédule combler la distance qui nous sépare. Espères-tu que je renonce ? Que je recouvre la raison, que tes objections trouveront écho chez moi ? Non !...

Enfin, tu es à un mètre de moi. Je ne te brusquerai pas. Je te promets, je ne te brusquerai pas. Mais mon cœur ravage tout. Il bat la chamade et fait vriller mes tympans, fait trembler mes jambes, hésiter ma main. Elle s'est pourtant élevée, ma main, accablée d'un désir qui se tait encore mais qui brûle en moi tel un feu ardent, et vient juste de se poser sur ta joue. Délicatement, mais sans hésitation, elle trace sur ta mâchoire des arabesques fantastiques qui conduisent mes doigts sur tes lèvres. Et je contemple, fasciné, ma dextre conquérir ta bouche, tout en caresse, tout en sensualité et légèreté. Mon regard se relève. Tes yeux brillent, scintillent, clignent d'appréhension alors que j'approche mon visage sans jamais lâcher ces lacs merveilleux dans lesquels je suis prêt à me noyer. Ton hésitation surgit tandis que j'allais accéder au graal. Tu te dérobes à mon baiser, t'évapores, et une horrible frustration s'empare de mon ventre. Je te veux.

- Non ! hurles-tu. Pense à Lucy ! Pense à nous. Je t'en conjure Natsu.

- Donne-moi ta bouche, exigé-je simplement en me retournant vers toi. Je ne veux penser à rien d'autre qu'à toi.

Je te vois perdue, pétrie de réticences. Pour autant, je connais l'expression de ton visage, je sais tout ce que je représente pour toi. Tant. Tout ? Je sais que tu pardonneras mes emportements, mon impétuosité, mes égarements, je sais aussi que tu cèderas, que tu m'octroieras tous les droits que je revendique. Il n'est question que de secondes avant que je puisse te goûter à nouveau. Avant que tu ne sombres dans mes bras et que je parte dans une conquête jouissive et étourdissante. Mon corps est désormais sous le contrôle d'une force irrépressible, j'ai mal Lisa de ne pouvoir offrir davantage de résistance à cette inquisition, de ne pouvoir aller dans ton sens. Crois-moi, je méprise ma lâcheté, mon inconséquence, mais j'ai décidé de ne pas combattre, j'ai décidé de faillir, de réjouir mon cœur et mon corps. Je renonce à considérer ce que je risque, les éventuels sacrifices, les souffrances infligées et traversées qui s'annoncent. Tant pour toi, pour moi, que pour Lucy. L'envie est là, simplement, incontournable. Elle est au-delà de tout ce que je pourrais mettre en branle pour l'annihiler. Elle est incommensurable. Dis-moi qu'il en est de même pour toi ! Dis-moi que tu veux me rejoindre dans cet abîme, que nous allons sombrer ensemble. Que nous partagerons cette folie.

Encore une fois, je me penche amoureusement sur tes lèvres, je m'offre à toi. Une nouvelle fois, tu me repousses. Avec davantage de hargne, de désespoir peut-être. Je grogne de frustration tandis que tu t'éloignes encore et que je dois gérer l'insatisfaction de mon ventre.

- Je ne veux pas, tu comprends.

C'est la colère qui monte en moi ?

- Pourquoi ?

- Natsu, c'est quoi cette question ? Tu deviens dingue ?

Oui je deviens dingue. Clairement. Mais j'approche avec plus de vélocité. Hors de question que tu m'échappes à nouveau, mon corps a mal, il brûle de t'assujettir. Oui, mon désir confine à la douleur.

- Donne-moi ta bouche Lisanna, j'ordonne simplement avant de t'aborder.

- Non !

Cesse donc de te mentir. Vois comme tu aspires à la même chose que moi. Ta maison n'est pas très vaste, certes, et tu ne peux fuir loin de moi, mais je constate aussi que tu ne tentes pas de manœuvre réellement efficace. Il y en a pourtant pléthore si tu réfléchis bien. Sortir de chez toi. Te réfugier dans ta chambre. Dans ta salle de bain. Exploser de colère. M'attaquer. M'insulter. Me raisonner avec une réelle motivation. Mais non… tu te contentes de t'éloigner un peu, ne fais ainsi qu'attiser ma convoitise, exacerber le feu de mon désir.

- Écoute ton cœur. Écoute ton ventre Lisa, je prononce la voix fêlée.

Cette fois, j'empoigne ta bouille, brutalement, te contrains à lever la tête vers moi. Tes yeux plongent dans les miens. C'est bon, si bon de t'immobiliser, de te placer sous mon joug, d'enchevêtrer nos regards. Je ressens ta fébrilité alors que mon corps se colle au tien avec autorité.

- Donne-moi ta bouche, je réitère ma supplique.

Enfin ! La lueur de la capitulation s'est allumée dans ta pupille affolée, ton corps ne se désintègre plus dans mes bras, il semble vibrer, au contraire, à l'unisson du mien. Je me penche lentement pour venir cueillir ce que je convoite depuis maintenant une éternité.

- Je ne m'enfuirai pas, promis, j'annonce avec détermination tandis que je touche au but.

Mes yeux se scellent au moment même où je retrouve la profondeur de ta bouche, où tu te livres dans un soupir qui résonne tout autant comme un assouvissement que comme une complainte. Oui, je ressens toute ton adhésion à ce que je viens de provoquer mais aussi toutes tes réticences, légitimes évidemment, à notre rapprochement. Mais le tourbillon des sens fait son œuvre et je croule sous les sensations intenses de notre baiser. Je m'enivre de tes saveurs, mes bras se nouent et se dénouent dans ton dos, mes lèvres s'entrouvrent, te happent, te dévorent, gourmandes et insatiables. Ma langue est affûtée, excessive, joueuse; la tienne lui tient la dragée haute, résolue à la dompter, à imposer ses règles. Hum, je succombe à tes fantaisies, affermis ma prise sur tes hanches. Tu échoues désormais complètement contre moi, confiante et abandonnée. Je savoure ma victoire tout autant que la texture de tes lèvres. Notre baiser s'éternise merveilleusement. Je gagne inexorablement du terrain, deviens maître du jeu. Suprême délice que de te sentir accepter mes dents, mes divagations sur la rondeur de ta joue, le long de ta mâchoire, la main que j'ai placée dans ton cou et qui gouverne ta tête. Elle ploie désormais au gré de mes attaques, de mes désirs buccaux. Te goûter partout, accentuer le désarroi de ton souffle, faire exploser les gémissements que tu retiens avec peine. Tes mains se sont jointes dans mon dos, ont entamé de douces caresses qui m'électrisent. Notre baiser semble toucher à sa fin mais je suis loin d'être rassasié, je poursuis le jeu quelques instants, ouvre légèrement les yeux afin de rencontrer tes prunelles anxieuses. Je t'offre un sourire rassurant. Je ne te jouerai pas deux fois le même scénario Lisa, n'aie crainte ! Tes lèvres se retroussent largement et laissent apparaître l'ivoire éclatante de tes dents, m'indiquant la confiance que tu places en moi et que je ne décevrai pas, tu as ma promesse. Nous sommes si collés enlacés que nos sourires s'embrassent, nos souffles se respirent. Je savoure. Un petit rire prend vie dans ta gorge, il est communicatif, et me voilà à te contempler, les lèvres étirées et non moins pressées de reprendre du service contre les tiennes. Je te soulève facilement, tu poses les pieds sur les miens et nous marchons d'un même pas maladroit et grotesque mais ô combien hilarant vers le canapé où tous deux nous retrouvons bientôt étroitement entrelacés. Très vite, tu m'offres ton cou, puis ta gorge, tout en contrôlant difficilement les éclats de rire qui fusent sous mes caresses buccales. Nos positions ne sont guère confortables et l'étroitesse de notre repaire nous oblige à nous contorsionner et nos corps à s'étreindre, se mélanger presque. Mes mains échouent sur tes hanches et, tandis que nos langues reprennent leurs joutes délicieuses, mes doigts fleurtent avec la ceinture de ton jean, remontent prudemment pour rencontrer la chaleur et la douceur de ta peau, sur ton ventre. Un léger sursaut et la chair de poule qui naît sous ma caresse m'indiquent la trop grande impétuosité de ma manœuvre. Je nous fais donc rouler précautionneusement pour que tu me surplombes et mes mains glissent autour de ta taille pour, finalement, trouver refuge dans ton dos, mais directement sur ta peau. Elles se déploient prudemment et partent en reconnaissance, divaguent mollement sur ton échine sensible. Sous cet horrible tee-shirt, tu ne portes strictement rien et c'est un terrain de jeu vierge que je découvre avec appétit, mais néanmoins prudence. Nécessairement, l'idée que ta poitrine est libre et parfaitement accessible me tourmente. Il suffirait de quelques astuces pour que je puisse la découvrir, l'empaumer, juste l'effleurer. Mais je résiste évidemment. Je t'ai bien sentie contractée tout à l'heure. Je veux juste que nous savourions. Tous les deux. Sans crainte. Je poursuis donc mes chastes caresses dans ton dos, en profite pour varier la force de mes étreintes. Tantôt te libérer, te relâcher. Tantôt me réapproprier ton corps, lui apprendre sa nouvelle appartenance. Nos souffles accompagnent ces variations, soumettent nos gorges à rude épreuve. Ta langue et tes lèvres œuvrent sans relâche. Plusieurs fois, je manque d'étouffer sous ta frénésie. J'ouvre alors les yeux pour profiter de l'image de toi perdue dans la délectation de moi. Tremblante d'émotions, engagée avec ferveur dans un bouche-à-bouche frénétique. Ton corps glisse légèrement contre le mien, tu te positionnes plus en hauteur, sembles ainsi me dominer. Mon visage est désormais encadré par tes bras, tes mains cajolent mon visage. Tout en douceur. Puis tu plonges à nouveau dans un baiser profond et ravageur, sembles mettre toute ton âme dans cet échange. Je subis avec délice, réalisant les sentiments et sensations qui te traversent, le bouleversement que j'induis et qui transparaît dans ta fébrilité. C'est encore meilleur que ce que j'avais fantasmé. As-tu conscience, Lisa, du plaisir intense et débordant que nous retirons ? De la raison qui nous échappe, de ce tourbillon des sens qui nous entraîne loin, très loin, de la furie que tu mets dans tes baisers ? Mes mains ont traversé tout ton territoire et jaillissent du col déformé de ton tee-shirt, se saisissent de ta nuque, pénètrent ta chevelure. Tu grommelles quelques inintelligibles mots. Je sais que tu n'aimes pas qu'on s'approprie tes cheveux, raison de plus pour moi d'y faire régner ma loi ! Je les empoigne donc en maître, me repais de leur douceur. J'adore. Mais une terrible initiative sonne ta victoire par K.O.. Toi aussi, tu viens de passer tes mains sous mon sweat, les muscles de mon ventre se contractent immédiatement alors que tu vagabondes fermement sur eux. Il ne s'agit là que d'une furtive étreinte, un contact anodin, mais il est étourdissant pour moi, troublant. Nos yeux se croisent un instant et je te contemple savourer ta victoire, un sourire carnassier s'affiche sur ton adorable frimousse. Je ris. Tu ris. Et les minutes fusent, bénissant notre liesse, notre tendresse, nos corps entrelacés. Nos caresses et baisers s'éternisent, nous sommes maintenant parfaitement coordonnés. J'apprends à connaître ce que tu aimes. Et réciproquement. Le ballet de nos langues est divinement orchestré. Étonnamment, je ne m'échauffe pas plus que cela, le plaisir que je retire de notre chaste rapprochement me suffit amplement. Pour le moment.

Nos bouches se sont séparées, tu es allongée sur moi, ton menton repose sur le dos de tes mains, croisées sur ma poitrine et tu m'observes avec attention. Je soutiens ton regard. Je te connais si bien, la tension ambiante a baissé et je devine que mes doigts visitant ton dos te perturbent. Lorsque ma remontée est totale, j'enrobe de mes paumes tes deux épaules et descends sur tes bras ce que permet le relâchement de ton haut. Ton épiderme est d'une douceur étonnante. Très agréable. Addictive.

- J'ai le droit !

- Tu te l'es octroyé, me réponds-tu sévèrement.

- Pfff, me plains-je en retirant mes mains de sur ta peau.

Je t'enlace alors amoureusement par-dessus le haillon informe, te collant contre mon cou où tu te niches naturellement. Ma main flatte ta chevelure qui me chatouille le menton, s'y perd avec bonheur. Mon regard reste aimanté par le plafond tandis que me traversent moult émotions.

- Ça fait bizarre, hein ?

Je formule simplement l'étrange sensation qui m'indispose, nous indispose tous les deux j'imagine à savoir cette soudaine proximité, cette intimité partagée.

- Bizarre et, en même temps, assez simple… je trouve, ajoutes-tu avec précaution.

Ces paroles ont-elles un sens ? Je souris et resserre mon étreinte sur toi, tu te pelotonnes au creux de mes bras. Qu'il est bon d'être ainsi emmêlés ! J'aimerais arrêter le temps et figer ce moment de complicité nouvelle. Toi et moi avons pourtant traversé notre enfance, notre adolescence, notre vie de jeune adulte sans que notre amitié ne défaille jamais. Je pense tout savoir de toi, avoir développé une proximité sans égale, si ce n'est avec Lucy ou Grey. Mais, aujourd'hui, tout me paraît nouveau, plus dense, plus intense, comme si je découvrais une part cachée de Lisanna Strauss, un jardin secret luxuriant dont la jouissance est et me sera entièrement dédiée. Je soupire profondément. Malgré tout, je ne peux nier, ou repousser davantage, l'ombre qui gagne en moi.

L'euphorie se dissipe. Je ne regrette rien, assurément je replongerais avec la même ferveur dans cette insensée aventure si un retour en arrière était possible. Lisa repose dans mes bras et notre position me comble. Sa simple présence me comble. La chaleur que son corps diffuse au mien me comble. J'aime son odeur. Ce n'est pas une surprise, je l'ai toujours aimée. Cette odeur est presque mienne d'ailleurs. Elle me rassure et attise mes sens. C'est animal. Mais la réalité me rattrape quand même. Brutalement. Comment ai-je pu croire que je pourrais y échapper ? Il est un autre essentiel. Et celui-ci se rappelle à moi de la plus violente des façons ! En imposant à mon esprit, décidément trop faible, la vision de celle qui partage ma vie depuis dix ans. Lucy. Lucy pétrie d'amour pour moi. Amour qui se voudrait exclusif.

Lisa ressent-elle le trouble qui m'envahit ?

- Tu regrettes, interroge-t-elle en se redressant par-dessus moi et en fuyant le contact de mon corps.

- Non, pas du tout, j'avoue sans feintise en me rasseyant.

Elle s'est levée et se tient debout face à moi, ses mains défroissant d'invisibles faux-plis sur ses nippes. Je la sens éminemment fébrile. Je la rejoins donc et la ceints de mes bras, puis resserre l'étau afin qu'elle soit totalement prisonnière.

- S'il te plaît Lisa, je veux que les choses soient simples.

- Le sont-elles ?

- Je crois que nous pouvons faire en sorte qu'elles le soient, proposé-je en hésitant.

- Comment ça ?

- D'abord…

Ma main vient d'empaumer sa pommette gauche, mon pouce en caresse le rebondi mes yeux sondent les siens, je veux m'assurer de capter toute son attention, mais aussi son adhésion. J'avoue être oppressé par la crainte de ne pas trouver les mots, d'être maladroit, de risquer sa colère aussi. Je sais Lisanna capable de s'emporter, je connais sa sensibilité, ce fichu mélange des deux qui peut semer discorde et désolation. Mais mon souhait n'est pas d'échapper à la tempête, non, mon souhait est de la convaincre de poursuivre, oui de poursuivre notre… je ne sais même pas comment qualifier cette relation que j'envisage.

- D'abord, je veux que tu saches que je ne considère pas ce qu'on vient de partager comme une erreur. J'ai aimé t'embrasser. Beaucoup. Vraiment beaucoup.

- J'ai aimé aussi, ajoute-t-elle d'une toute petite voix.

Tout en persistant dans ma caresse sur sa joue, je lui souris tendrement.

- Tu sais à quel point tu comptes pour moi et que ça dépasse largement notre rapprochement physique.

Elle acquiesce. Mon cœur enfle devant ces yeux si grands qui me scrutent dans l'attente d'un mot, d'une phrase, qui viendrait ou tout briser ou tout enflammer. Je soupire avec lassitude. Pourquoi est-il si compliqué de m'exprimer clairement ?

- Tu veux me parler de Lucy, Natsu, c'est ça ?

Le tonnerre vient de gronder dans ma tête. J'imagine ma tête d'ahuri verdir lorsqu'est évoquée l'absente qui hante ce moment.

- Je ne veux pas lui faire de mal, énoncé-je avec solennité.

- Je sais, prononce la blanche avec difficulté. Je sais que tu l'aimes; ne prends pas de gants pour me parler de ça. Ne crois pas que je me fais des idées sur ce qui pourrait naître entre toi et moi.

- Tais-toi ! je gronde en positionnant mes doigts sur tes lèvres, sourcils froncés. Je ne te considère pas comme quantité négligeable Lisanna. N'interprète pas mal mes paroles. Tu me connais, tu sais que jamais je ne m'aventurerais sur ce chemin-là avec toi si je n'étais pas sincère.

- J'ai du mal à comprendre, souffle-t-elle les yeux soudainement envahis de papillons translucides. Que veux-tu ?

- Continuer… même si c'est mal… même si ça fait mal. Je ne peux pas envisager qu'il en soit autrement. J'ai besoin de toi comme ça maintenant.

- Continuer et ne pas faire mal autour de toi ? C'est impossible Natsu.

- J'ose croire le contraire, m'obstiné-je.

- Et Lucy ?

- Chut, dis-je en la bâillonnant de ma main, je ne veux pas que toi et moi mêlions ma femme à tout ça. Lucy ne regarde que moi. Je veux la protéger. Je ferai en sorte qu'elle ne soit pas impactée.

- Tu veux que je sois ta maîtresse ?

Sa voix trahit son émotion. S'agit-il de déception, de sidération, d'offuscation ?

- Non.

Elle s'échappe d'entre mes bras, je ne peux d'ailleurs que consentir à la libérer. Heureusement, elle stoppe son évasion à quelques pas avant de se retourner pour me dévisager sévèrement.

- Enfin Natsu, sois explicite ! Tu veux quoi concrètement ? Décris exactement la relation que tu attends !

- Je n'ai pas envie de te paraître médiocre. Je ne trouve pas laid ce qu'il y a entre nous. Bien au contraire. Mais les contraintes, les précautions que j'imagine, toutes les restrictions, elles, le sont !

- Je ne sais pas mettre des mots sur ce qu'il y a, ou pourrait y avoir, entre nous ! clame-t-elle avec désarroi. Mais il me semble deviner que tu veux simplement que je devienne ta maîtresse ! N'oublie pas que Lucy est mon amie aussi. Je ne suis pas fière de ce que je viens de faire.

Je me sens minable. Je n'ai qu'un objectif en tête, la convaincre de poursuivre une relation adultère avec moi sans menacer de près ou de loin ce que j'ai construit avec Luce. Bon sang, mais d'où me sort cette idée débile ? Ça ne marchera jamais. Je dois être bien atteint pour croire un seul instant que tout n'explosera pas, que je parviendrai à gérer, à ne pas exposer ma blonde. Mais mon cœur a une seule doléance là tout de suite. Égoïste au possible. Poursuivre avec Lisanna.

- J'ai besoin de toi comme ça maintenant, Lisa. La question est : as-tu besoin de moi, comme ça, aussi ?

- Comme ça ?

- Te voir, te toucher, t'embrasser, avancé-je prudemment.

Je suis loin d'exposer clairement tout ce qu'elle m'inspire, tout ce que je ressens, tout ce que je convoite. Des scrupules me retiennent, je ne peux m'épancher davantage pour le moment; comprend-elle ? Ses yeux s'embrument de plus en plus sans lâcher les miens. Va-elle exploser ? En pleurs, en cris ?

- Je ne suis pas ce genre de filles.

- Je ne suis pas ce genre de mecs non plus. Je n'ai jamais…

- Je sais, m'interrompt-elle vivement. Natsu, je sais qui tu es !

Elle se détourne rapidement, visiblement soucieuse de me soustraire son visage. Je contemple son dos. Que fais-je peser sur ces frêles épaules ?

- Tu veux passer me voir quand tu as du temps, c'est ça ? Que je sois disponible pour toi ? Que je t'attende ?

- Voyons Lisa, jamais tu ne me laisserais profiter de toi de cette façon, et c'est heureux ! Pour qui me prends-tu ? Je n'ai pas l'intention de te réduire au rôle que tu décris. Tu restes avant tout mon amie, une femme que je respecte et que j'aime profondément. Je suis paumé. J'avoue, je suis paumé… Bouleversé par ce que j'ai envie de partager avec toi. Lisa…

Mes bras s'enroulent autour de ses épaules accablées lorsque je prononce son prénom. Elle s'abandonne à mon étreinte et je mesure la signification de cet abandon. Mon cœur s'accélère dans ma poitrine.

- Mais dans les faits, objecte-t-elle.

- Dans les faits on fera comme tu voudras.

- Lucy ?

- Je ne veux pas que nous évoquions Lucy ensemble. À aucun moment. C'est ma seule doléance.

Tout son corps se crispe tandis que j'énonce cette règle non négociable. La seule pour ma part.

- Je ne serai pas ta petite amie, Natsu.

C'est à mon tour de me tendre, de tout mon être, une lame invisible vient de déchirer ma poitrine.

- Ne crois pas que je vais être à toi, tout comme tu ne seras pas à moi, ajoute-t-elle pour le cas où je n'aurais pas compris. J'ai moi aussi des règles à imposer.

- Lesquelles ? j'ose demander avec nervosité. Retourne-toi.

Je l'oblige doucement à me faire face, à entrer en contact visuel avec moi. Lisanna s'apprête à abonder dans mon sens, je le sais, et ma tête en a le tournis. Je caresse doucement les lèvres dont je pourrai jouir à nouveau sans limite. Bientôt.

- J'accepte la tendresse, les baisers, les caresses, comme cet après-midi. Mais rien en dessous de la ceinture.

Un sursaut s'est imposé, un hoquet. Mes yeux se sont plissés, mes sourcils froncés, à l'écoute de la requête que je n'avais pas anticipée. Certainement mes mains se sont-elles contractées sur les épaules que j'enserre. Lisanna reste de marbre, suivant avec attention les réactions de mon visage.

- Sache qu'à aucun moment je n'ai projeté que nous fassions l'amour, confessé-je de bonne foi. Ne crois pas que je viens vers toi pour assouvir des besoins sexuels. Je ne pense pas être l'objet d'une frustration quelconque et je ne nous restreins pas à « ça ».

Je sonde mon ventre. Quelle est exactement la nature de mon désir pour Lisa ? J'ai adoré notre rapprochement, nos baisers. Notre complicité sur ce plan est totale, comme sur tant d'autres. Elle ne peut pas l'ignorer, ni le nier. Moi non plus. Mais, étrangement, tandis qu'elle reposait entièrement entre mes bras, que je découvrais progressivement, dans une félicité béate, les secrets de sa bouche, la sensibilité de sa gorge ou la délicatesse de son derme, mon sexe n'a pas frémi. Non, je n'ai pas bandé ! Stupéfaction !... Comme beaucoup de mecs, j'ai la bandaison facile, ultra-facile même, il en faut peu pour émouvoir ma queue. Pourtant là, quedal ! Je devine bientôt une fourbe paralysie, fruit de mon subconscient, expliquant l'atonie de mon anatomie. Une malédiction sur mon vit. Tu ne pécheras pas par-là, m'assène, péremptoire, une voix supérieure.

- Ce n'est pas ton corps que je convoite.

- Pour mon cœur aussi j'ai des restrictions, poursuit-elle.

- Quoi ?

- Je ne veux pas de déclaration, pas de mot doux, pas de discours amoureux.

Mes mains abandonnent les épaules qu'elles étreignaient. C'est à moi de me détourner maintenant; mes mains défroissent maladroitement mes traits tirés, chiffonnent mes cheveux. Je souffle tel un taureau furieux, essaie d'analyser le contrat qu'elle me propose. Je me retourne vers elle avec agressivité.

- Je n'ai donc qu'un accès limité à ton corps et à ton cœur, c'est ça ? J'ai bien compris Lisa ? C'est ridicule si tu veux mon avis ! Je veux plus ! Évidemment que je veux plus. Et toi aussi tu dois vouloir plus ! On est amis Lisanna ! On se connaît par cœur, ne peut-on laisser notre relation s'installer tranquillement ? Prendre nos marques ? Nous découvrir sans définir à l'avance jusqu'où cela nous mènera ?

- Natsu, tente-t-elle de me ramener à la raison. Tu n'es pas libre, je dois me protéger. Je ne suis pas complètement stupide et je sais très bien ce qui me pousse vers toi, ces putains de sentiments que j'ai combattus et que je pensais avoir vaincus, éradiqués. Et toi, tu arrives la bouche en cœur et tu détruis tous les murs que j'ai construits. Ne crois pas que je te propose une histoire platonique et sans sentiments, j'en suis incapable, tout autant que toi; je veux juste que nous ne verbalisions pas ! Je ne veux pas t'entendre me dire des mots qui me blesseraient plus qu'ils ne me raviraient. Est-ce que tu comprends ?

- Pas vraiment, balbutié-je. J'ai pas envie de comprendre.

Un silence suit ma réponse. Nous nous contemplons en chiens de faïence je remarque pour la première fois les marques rouges qui strient la peau trop tendre de ses joues et de son cou. Elle a subi les assauts de ma barbe et de mes dents. Je l'ai marquée. Le même sentiment de possessivité qui m'habite depuis plus d'une semaine maintenant surgit dans mon cœur. Pulsion dérangeante qui voudrait me propulser vers elle… L'enlacer encore, l'embrasser encore… Mais je résiste. Je suis en colère, je me sens frustré. Bien sûr que je fais preuve d'immaturité, d'un caprice amoureux. Je veux qu'elle cède. J'exige qu'elle cède. Devine-t-elle mes mesquins tourments ?

Elle s'approche de moi, lentement et précautionneusement, m'offre la profondeur bienveillante de ses prunelles maritimes, m'enlace, passe une main dans mes cheveux, tente de me consoler de mon chagrin. J'oublie comme Lisanna sait lire en moi, comme elle sait me réconforter, me bercer presque. Je réagis immédiatement, repoussant la tendresse, imposant le trouble amoureux, ce que je revendique depuis plusieurs minutes déjà. Je la serre fort, passe mes mains sous son tee-shirt, enfonce mes doigts dans la chair de ses omoplates. Elle se crispe sous la brutalité de mon étreinte.

Comprends-tu que tu es à moi ? Quoi que tu fasses, quoi que tu dises, tu es à moi…

- Je suis en train de te dire oui Natsu, murmure-t-elle merveilleusement à mon oreille. Je te dis oui !

Je n'ai rien à répondre. Juste plonger sur ses lèvres et me les réapproprier. J'engouffre fort ma langue dans sa bouche, vais déloger la sienne, la contrains à me rejoindre à l'extérieur. Un jeu prend forme, un peu brutal, un peu animal. Lisanna est désormais coincée entre un mur et moi, à subir mes assauts, j'ai l'ascendant, une de mes mains maintient son visage tandis que je le visite sans douceur. Elle abdique, capitule, s'abandonne à ma gloutonnerie. Je m'en donne à cœur joie, je suce sa peau, aspire ses lèvres, croque son menton. Un gouffre sans fond s'ouvre sous mes pieds et je me laisse engloutir.

Je me laisse engloutir.