Chapitre 3 : Un conte de Kanbal,

Haruka Yonsa, la femme garde-du-corps

« De l'autre côté des montagnes Aogiri, récita Balsa, en marchant longtemps vers le nord, on arrive dans un pays appelé le royaume de Kanbal. Contrairement au royaume du Nouvel empire de Yogo, celui de Kanbal n'est pas couvert de champs et de rizières fertiles. Il n'y a que des plateaux arides et des montagnes acérées, aux sommets recouverts de neiges éternelles. Tout ce que les habitants tirent de cette terre ingrate, ce sont quelques poignées de céréales et de patates, les gashas. Ils élèvent aussi des chèvres Kanbalese. Connais-tu la suite ? demanda Balsa à Lori. Et si on se racontait l'histoire de façon Round-Robin ?

- Oh oui ! Je continue : dans les montagnes vivent des aigles aux grandes ailes qui se nourrissent de rongeur et des chèvres qui tombent parfois des rochers. Quand ils ont mangé une chèvre, ils prennent les os dans leur bec et les lâchent de très haut sur les rochers pour les briser et manger la moelle à l'intérieure. »

Le début était en partie vrai, car Balsa entendait souvent le bruit des os qui se brisaient en tombant et dont l'écho se transmettait à travers les vallées. Ça sonnait sinistre raconté de cette façon, mais c'était bien le pays de Kanbal.

« Il y a bientôt cinquante ans de cela, reprit Balsa, dans ce pays si pauvre, régnait un roi qui avait quatre épouses et beaucoup d'enfants : quatre garçons et cinq filles. Quand le vieux roi mourut et que les princes eurent atteint leur majorité, une dispute éclata entre eux pour la succession.

- Et les filles ? l'interrompit Lori. Qu'est-ce qui se passe pour les princesses ?

- Les princesses Kanbalese ont été fiancées par les futurs princes des pays avoisinants en signe d'alliance. Alors elles n'ont pas eu à gérer ce problème de succession. »

Balsa s'étira sur sa chaise.

« Pour ce qui est des princes Kanbalese, l'histoire de la dispute était banale, en somme. Le cadet, Rogsam, était un homme très ignoble. Il laissa son frère aîné, Kabul, monter sur le trône. Mais avant même que Kabul ait put avoir une descendance, il le fit empoisonner. Kabul était de santé fragile depuis son enfance et tout le monde à la cour crut qu'il était mort d'un mauvais rhume. Néanmoins, à part le prince Rogsam, deux personnes savaient qu'ils avaient été empoisonnés : Yusuke Yonsa, le médecin du roi Kabul, et Koji Musa, le maître des arts martiaux du prince Rogsam. Yusuke et Koji étaient de très bons amis. En vérité, c'était Yusuke qui avait fait avaler le poison au roi Kabul, car le prince Rogsam l'avait menacé de faire assassiner sa fille unique s'il refusait. Yusuke avait perdu sa femme l'année précédente et il vivait seul avec sa fille, Haruka, âgée de six ans. Il connaissait le caractère violent de Rogsam et il savait qu'il n'hésiterait pas à mettre sa menace à exécution, en simulant un cambriolage par exemple. Afin de sauver sa fille unique, Yusuke avait donc empoisonné le roi. Il ne se faisait pas d'illusions pour autant : il savait qu'une fois le roi mort, Rogsam le supprimerait pour étouffer le secret et sa fille également. C'est pourquoi, le jour de la mort du roi, Yusuke alla retrouver son ami Koji, lui confia Haruka et le supplia de s'enfuir avec elle. À toi, Lori. »

L'enfant la regarda :

« Une vie d'errance et de terreur commença alors pour Koji et Haruka. Ils apprirent la mort du roi Kabul. En même temps, ils apprirent que Yusuke avait été assassiné par des bandits. Haruka, qui connaissait la vérité, jura et se venger et demanda à Koji Musa de lui apprendre les arts martiaux.

- Koji était un prodige comme rarement il en naît à Kanbal, le meilleur de tous. Au début, il ne voulait pas lui enseigner. Pour lui, les arts martiaux étaient réservés aux hommes. La musculature des femmes ne leur permettaient jamais de rivaliser avec celle des hommes, disait-il. Or, il y avait une autre raison quant à son refus : il ne voulait pas qu'Haruka ait une vie tâchée de sang et de mort. Car un initié aux arts du combat est nécessairement conduit à se battre. Pourtant, Koji finit par céder. Deux raisons le poussèrent à réviser sa décision : il fallait apprendre à Haruka à se défendre seule, si jamais Koji se faisait assassiner entretemps par les hommes envoyés par le roi Rogsam, qui étaient également ses camarades et amis proches. Rogsam savait comment faire souffrir Koji. Deuxièmement, Koji remarqua qu'Haruka possédait le don des armes.

- Le don des armes ?

- Cela dépend toujours des personnes. Dans le cas de la gamine, c'était de n'avoir besoin de voir un mouvement qu'une seule fois pour être en mesure de le reproduire. »

Balsa leva un index.

« Es-tu capable de piquer à un même endroit avec ton index de façon très rapide, Lori ?

- C'est un test ?

- Oui. Mon oncle Jiguro me l'a fait faire quand j'étais très jeune et à ma cousine aussi. »

Lori observa un motif sur la table et essaya de piquer rapidement. Au début, ça avait l'air facile et tout simple, mais en fin de compte, ce n'était pas si facile que ça. Plus elle cherchait de la vitesse, moins le mouvement du doigt était précis, et finalement, son doigt manqua le motif qu'elle s'était fixée. Elle fit une moue.

« Je suis pas faite pour être lancière, je crois, rit-elle.

- Ce n'est pas grave. »

Balsa à son tour lui montra. Son doigt allait à une telle vitesse qu'il en devenait flou et frappait toujours exactement à la même place, comme si le motif et le bout de son doigt étaient aimantés.

« La gamine était douée pour ce genre de choses. Elle était souple, agile et plus téméraire que les garçons de son âge. Quand Koji s'en aperçut, il se dit qu'elle était sans doute destinée à manier les armes. Les années passèrent et Haruka était devenue une redoutable combattante. Quand elle et Koji s'entrainaient ensembles, elle prenait le dessus une fois sur deux. Le roi Rogsam mourut entretemps, bêtement. Quant à Koji, il mourut de maladie, tourmenté par ses actions. Sur son lit de mort, Haruka lui dit : "Papa, tes péchés seront rachetés. Je sauverai la vie de huit personnes". Alors Koji lui répondit : "Sauver une vie est plus difficile que d'en faucher une. Tu mets la barre trop haut." Et il lui confia qu'il avait été heureux de vivre cette vie avec elle. Ce qu'ils ignoraient, c'était que tuer tous les lanciers du roi envoyés à leur trousse a apporté une grande souffrance à Kanbal pendant près de trente ans. Tu veux continuer, Lori ?

- Non, vas-y. Tu es mieux que moi pour raconter les histoires. »

Lori se replaça.

« D'accord ! Alors... n'ayant plus personnes pour assister à la Giving Ceremony, et sachant que le roi de la montagne n'aurait jamais permis à un homme aussi cruel et égoïste que Rogsam d'avoir accès aux luishas, qui permettait au pays de pouvoir vivre, Kanbal finit par vivre dans une pauvreté extrême pendant près de trente ans. Le pays était très proche de la ruine.

- Je veux pas imaginer la misère...

- Moi non plus. Mais tout cela changea, lorsqu'Haruka, sur un coup de tête, tout simplement, décida de retourner dans son pays natal : Kanbal. Elle finit par pardonner son pays concernant l'exil de Koji, sans toutefois sentir un sentiment d'appartenance, et apprit des faits inédits relié à son exil. La présence d'Haruka avait été invoquée par les Hyohlu et sa simple présence avait déclenché de nouveau la Giving Ceremony, car plusieurs Hyohlu ne pouvaient pas reposer en paix. Haruka Yonsa sauva Kanbal d'un tragique destin – qui signifiait la perte d'un pays en entier – en étant élue comme la dancer de la giving ceremony. Un nouveau roi naquît et depuis, lentement mais sûrement, les arts martiaux et le maniement de la lance n'étaient plus réservés qu'aux garçons uniquement, mais également aux filles qui montraient les mêmes habilités au combat qu'Haruka. Et Kanbal, depuis, prospéra, ne manquant de rien. »

L'enfant applaudit lorsque la nounou Asaeda entra dans la cuisine au même moment, disant que Lori devait se préparer pour l'école et faire un lunch.

« Mon enfant, dit la nounou à Balsa, tu me sembles si épuisée.

- Je compte retourner chez moi, avoua Balsa.

- Oh non, j'ai trop peur que tu t'endormes en chemin. Tu peux emprunter le lit de Lori pour te reposer, je suis sûre que ta tante passera aujourd'hui.

- Si cela ne dérange pas.

- Oh oui, tu peux dormir dans mon lit ! s'exclama l'enfant. Viens, je vais te montrer ma chambre. »

Lori prit Balsa par la main, la faisant se lever et elles entrèrent dans la chambre. Balsa s'assit sur le lit avant de se coucher. L'enfant lui passa une peluche en forme de chèvre.

« C'est pour t'aider à dormir ! C'est Lolo !

- Merci, Lori, c'est très gentil de ta part.

- Bonne sieste ! »

La fillette sortit de la chambre en refermant doucement la porte. Balsa se tourna sur le côté, serrant Lolo la chèvre contre elle.


Lorsque Yuka arriva chez Kalissa vers l'heure du midi, elle fut surprise d'y voir la cape de sa nièce accrochée sur le crochet de l'entrée. La nounou l'accueillit chaleureusement.

« Est-ce que Balsa aurait oublié sa cape ici, hier soir ? demanda la docteur.

- Oh non, pas du tout ! Ta nièce est passée très tôt ce matin. Elle a dit avoir un remède pour contrer la fièvre puerpérale de maîtresse Kalissa. Je lui fais boire la préparation aux deux heures, c'est ce que Balsa a dit concernant la posologie. »

Yuka afficha un visage de stupéfaction. Jamais elle n'avait entendu un quelconque remède contre la fièvre puerpérale et peu de femmes survivaient à cette infection après l'accouchement – mais quelques-unes y avaient échappé de justesse et étaient devenues stériles. Elle vit le sac de Balsa reposer sur une des pattes de chaise de la cuisine. Elle se dirigea vers la chambre de sa patiente et sourit en la voyant assise, les jambes hors de la couche, tenant le bébé dans ses bras, le berçant tendrement.

« Comment vas-tu, Kalissa ? demanda Yuka en s'approchant doucement.

- Je me sens un peu mieux, avoua-t-elle. »

Yuka toucha son front et remarqua qu'elle n'avait presque plus de fièvre et que sa peau avait repris un éclat plus sain. Elle se renseigna pour savoir si le sang qu'elle perdait après son accouchement avait pris une teinte anormale et dégageait une forte odeur ressemblant à celle d'une infection. Kalissa lui dit que tout semblait normal, même au niveau des odeurs. Après l'avoir ausculté de fond en comble, Yuka se retrouva soulager et observa avec curiosité la fiole dans laquelle Balsa avait fait sa préparation. Elle ouvrit le bouchon de liège et renifla le contenu : une odeur de menthe s'en dégagea.

« Ma nièce vous a dit d'en prendre aux deux heures ?

- Oui. J'ignore ce qu'elle a mis dedans, mais j'ai senti que la chaleur de mon corps a diminué progressivement... comme si ma fièvre était en train de tomber. Et je n'ai plus frissons.

- Wow... »

La sœur de Karuna était impressionnée par les compétences de Balsa, et elle se doutait très fortement que sa nièce avait dû rester éveillée toute la nuit pour créer un miracle. Kalissa était l'expérimentation de son essai et ce dernier s'avérait très positif.

« Tu veux prendre le bébé, Dame Yuka ? invita sa patiente.

- Il est vrai que je n'ai pas eu le temps de le rencontrer plus en profondeur, sourit Yuka alors que Kalissa lui déposait le bébé dans les bras. Bonjour mon ange, tu es si joli. Comment s'appelle-t-il ?

- Natan.

- Comme c'est joli. Pour tout avouer, j'ai eu peur pour toi. Alors j'ai réussi à contacté mon frère et il devrait passer très bientôt à la maison... mais puisque Balsa semble avoir été plus rapide et s'est chargée du plus gros travail quant au rétablissement, j'ai bien peur qu'il n'ait fait tout ce chemin pour rien...

- Au moins, il verra Balsa.

- Tu as bien raison. Balsa est tellement occupée avec ses études et ses sorties avec ses amis qu'elle va rarement rendre visite à son père depuis qu'elle habite à la capitale. »

Karuna se pointa trente minutes après l'arrivée de Yuka. Il retrouva dès lors les trois femmes, Yuka, la nounou et Kalissa, dans la cuisine à discuter tranquillement.

« Bonjour, mesdames, salua-t-il.

- Karuna, mon frère ! s'écria Yuka en se levant rapidement pour l'accueillir. Tu ne le croiras peut-être pas, mais ta fille a probablement créée un remède miracle contre la fière puerpérale !

- Balsa ?! Elle l'aurait vraiment fait ?!

- Il semblerait, car Kalissa va vraiment mieux ! Sa fièvre est tombée et elle est en vie ! Je n'ai jamais vue ça auparavant !

- Où est ma fille ?

- Elle est couchée dans la chambre de Lori, répondit Asaeda. »

Curieux, Karuna et Yuka allèrent jeter un œil dans la chambre sur la pointe des pieds. Ils entrouvrirent la porte et s'attendrirent en voyant la scène : Balsa était couchée sur le côté, serrant une peluche en forme de chèvre contre elle, dans ses bras. Ils refermèrent la porte doucement en chuchotant :

« Elle ne sera pas contente de savoir qu'on l'a vue dormir avec une peluche, murmura Yuka.

- Mais elle a fait un miracle et je suis si fier d'elle. »

Ils retournèrent s'asseoir à la cuisine. Karuna était curieux de voir les notes dans le livre de Balsa, ne sachant pas si elle avait l'avait apporté, mais par respect pour elle, il n'osa pas fouiller dans son sac sans sa permission.

Balsa rouvrit les yeux, en entendant des voix familières dans la cuisine. Elle regarda la peluche contre elle et la déposa gentiment contre le mur, avant d'essuyer le léger filet de bave qui avait coulé de sa bouche. Elle s'assit lentement et une fois la pression retombée, elle sortit dans le couloir.

« Mais qui voilà ! annonça chaleureusement Yuka.

- Tante Yuka... et Papa ?! s'étonna Balsa. Qu'est-ce que tu fais ici ?! »

Karuna se leva et cueillit Balsa dans une grosse étreinte paternelle. Celle-ci sembla durer un peu trop longtemps, car Balsa se sentit malaisée au bout d'un moment, tapotant l'épaule de son père timidement, pour se libérer et reprendre son souffle.

« Pardon. On m'a racontée comment tu avais créé un remède miracle pour Dame Kalissa, sourit Karuna, je voudrais lire tes notes !

- Bien sûre, avec joie, répondit Balsa en ouvrant son sac et de déposer son gros livre de notes devant lui. Voilà ! »

Le médecin du roi feuilleta les notes de sa fille avec attention, Yuka par-dessus son épaule.

« En combien de temps as-tu crée ce remède ?

- Ça m'a pris jusqu'au lever du petit jour, répondit Balsa. Je n'ai pratiquement pas dormi de la nuit...

- Qu'as-tu mis comme ingrédients dans ta préparation ?

- J'ai mélangé des herbes qui régularisaient la température du corps et d'autres qui agissaient comme antibiotiques. Il y a aussi une combinaison de plantes qui nettoient l'organisme et apporte du fer dans le sang.

- Tout ça en moins d'une demi-nuit, s'éberlua Yuka.

- Oui. Ce pourquoi Lori m'a prêtée son lit et que j'ai dormi-là.

- Elle dormait presque sur la chaise, commenta Asaeda. La pauvre.

- Je copierai donc les notes de ma nièce, dit Yuka. Kalissa est la preuve que le remède a bel et bien marché.

- Il n'y a pas de problèmes, fais, l'invita Balsa. »

Lori revint de son école et se dirigea droit sur Balsa.

« En plus, tu t'es fait une amie entre temps, petite ? sourit Karuna à Lori.

- Lolo t'as bien accompagné durant ta sieste ? demanda la jeune enfant à Balsa, ignorant tout de la question du médecin.

- Oui, sourit Balsa, très bien même.

- Lori, lui reprocha la nounou, on t'a posé une question.

- Oh, oui ? demanda-t-elle.

- Est-ce que Balsa est ton amie ? répéta Karuna.

- Depuis ce matin, oui ! »

La famille de Balsa quitta les lieux peu de temps après. La jeune étudiante en médecine continua d'être louangée par son père et sa tante tout le long du chemin, jusqu'à son retour à son appartement.