Chapitre 5 : Blessure de guerrier

Balsa ne savait pas combien de temps ça leur prendrait pour atteindre la capitale du Nouvel Empire de Yogo, Kosenkyo, à dos de cheval, mais la randonnée, jusqu'à présent se passait très bien. Alika avait toujours tout plein d'anecdotes et d'histoire à raconter. Balsa n'avait pas l'endurance de guerrière de sa cousine, alors cette dernière prenait grand soin de se renseigner très souvent pour savoir si elle allait bien et si elles avaient besoin de prendre une pause. Elles mirent pieds à terre et montèrent leur campement pour la nuit.

« Quel est ton plan une fois arrivé à la capitale ? demanda Balsa en déposant des morceaux de bois dans le feu de camp.

- J'avais pour idée de louer une petite auberge et de faire la tournée des boutiques, dit Alika en plantant les bâtons qui tenaient leurs poissons dans le sol pour les faire cuire. Je connais de belles boutiques qui pourraient attirer ton intérêt, et même si les parchemins et les livres sont écrits en Yogoese, je sais que tu les comprendras.

- Oh et... est-ce qu'on va rencontrer ce... Tanda ? »

Alika se redressa, surprise.

« Je croyais que tu disais être bien en tant que célibataire ! Tu as même sous-entendu qu'il pouvait être attiré par moi. Qu'est-ce qui t'a fait changer d'idée ?

- Hé bien tant qu'à être dans le coin, à relaxer, je me suis dise que l'on pourrait peut-être le saluer. Par politesse.

- Toi et tes manières..., soupira Alika.

- Tu ne voulais pas le voir ? s'étonna Balsa.

- Hé bien, je n'y ai juste pas pensé... mais nous pouvons aller le visiter.

- Alika, est-ce que Tanda... t'a déjà fait des avances ? »

Sa cousine éclata de rire. Mais un rire jaune. Son regard changea, agacée.

« Oh-oh, s'alarma la médecin, je reconnais ce regard. Ça veut dire "oui", hein ?

- Je lui ai déjà dit que j'étais en couple et que j'avais une attirance particulière pour les femmes, seulement.

- Et l'a-t-il compris ?

- Je pense que oui.

- "Tu penses", seulement ? »

Alika prit un bâtonnet de poisson et croqua dedans. Elle était devenue taciturne, exactement comme Jiguro.

« Eh... Alika, est-ce que j'ai dit quelque chose de mal ?

- Non... mais les gens de Yogo ont plus de difficulté à comprendre que des femmes peuvent aimer d'autres femmes. Voire même que des personnes de même sexe puissent s'aimer. Ils ne sont pas aussi ouverts d'esprit que Kanbal. Kanbal devient peut-être un pays pauvre quand la prochaine giving ceremony approche, mais nous avons l'ouverture d'esprit, au moins.

- Nous parlons aussi de façon plus informelle. Plus familière avec les étrangers. Tanda a-t-il eu des remarques blessantes ?

- Contrairement aux autres Yogoese, Tanda semble plus ouvert à ce sujet. Mais il m'a quand même posé des questions comme quoi je pouvais me tromper quant à mon attirance... et après, je lui ai parlé de toi, pour changer de sujet. »

Sa cousine avait arrêté de manger et regardait le feu, le regard perdu dans les flammes. Balsa savait que même si Alika pouvait être une brute à l'état pur à Kanbal concernant sa réputation, entendre des étrangers la questionner quant à son orientation sexuelle venait toucher une de ses cordes sensibles. Balsa se leva et s'assit proche d'elle avant de l'accoter contre elle.

« L'important, c'est que tu sois heureuse et bien dans ta peau, commença Balsa. Nous, Yuka, Jiguro et Papa voyons très bien à quelle point Amaya te rend heureuse. Alors dis-moi, pour changer de sujet... Comme ça, tu lui as parlé de ta cousine, hein ? En bien ou en mal ?

- Penses-tu vraiment que j'aurai parlé en mal de ma "Oneesama", avec laquelle j'ai grandi ? rit Alika, légèrement soulagée. À ton avis, pourquoi je possède la même frange de cheveux que toi ?

- Parce que tu m'admires.

- Tanda m'a souvent posée plusieurs questions à ton sujet. Je lui ai dit que tu étais ma "Oneesama", que tu passais ton temps à me soigner et que même si tu n'étais pas guerrière comme moi, tu possédais un regard-qui-tue et étais très forte de caractère. Tu n'as peut-être pas battu presqu'à mort une personne – comme moi et Jay – mais tu es capable de répliquer, à un tel point que tes mots peuvent assommer la personne et la faire taire à tout jamais. »

Elles sortirent leur couverture pour s'endormir. Balsa savait qu'Alika avait été entraînée pour rester en alerte dans la nature pendant son sommeil. Le sommeil normalement était divisé en plusieurs phases : après l'endormissement, le dormeur passe alternativement par des périodes de sommeil profond et léger. Avant le réveil complet, une période léthargique de durée variable survenait. Mais l'entraînement qu'Alika avait suivi depuis son plus jeune âge lui permettait d'optimiser son temps de sommeil. Elle pouvait tomber spontanément dans un sommeil profond et se réveiller d'attaque sans passer par la phase de transition. Si elles se faisaient attaquer pendant la nuit, même sans tour de garde, ou que des voleurs essayaient de les voler, Alika serait capable de se réveiller d'un seul coup et passer à l'action. Balsa venait tout juste de fermer les yeux quand elle sentit sa couverture être soulevée et le corps de sa cousine se blottir contre elle. Alika frotta son visage dans le kimono rouge de Balsa avant de soupirer d'aise.

« Bonne nuit Oneesama, souhaita Alika.

- Bonne nuit Alika. »

Balsa lui donna un faible baiser sur le front et tira sur la couverture de sa cousine pour créer une double épaisseur. Alika avait été habituée à la rejoindre dans son propre lit quand elles étaient plus jeunes et à se blottir contre elle pour sentir sa chaleur. En grandissant, Balsa crut que sa cousine était devenue plus indépendante à ce niveau, mais elle se souvint que contrairement à elle, Alika avait été habituée à dormir avec Amaya à ses côtés depuis deux ans – et donc, de sentir une présence rassurante à ses côtés. C'était probablement ce que sa cousine recherchait alors qu'elle s'était blottie contre Balsa.


Alika avait choisi de rendre visite à Tanda en premier lieu. Et si c'était possible, peut-être leur offrirait-il l'hébergement gratuitement le temps de leur vacance à Yogo ? De plus, comme la valeur de l'argent Yogoese, les lugals, était beaucoup plus élevée que les nals, l'argent Kanbalese, elles pourraient économiser au niveau de l'hébergement. Au crépuscule, elles venaient d'atteindre une rizière et leurs chevaux marchaient au milieu du sentier. Le ciel était couvert de nuages gris. Une averse aura sans doute lieu très bientôt. Alika dépassa légèrement Balsa et mit sa monture de biais, comme si elle cherchait à protéger sa cousine.

« Alika ? demanda-t-elle.

- ... Il y a trois hommes là-bas... un peu plus en amont de la colline. »

Balsa regarda dans la direction indiquée et vit effectivement trois silhouettes. À les entendre et à voir leur démarche, c'était trois hommes. Elle se fiait à l'instinct guerrier de sa cousine et savait pertinemment qu'Alika n'était pas paranoïaque.

« Oneesama... je vais me rapprocher de toi, mais tiens les rênes de ma monture.

- Pour-pourquoi ?! Tu crois qu'ils vont nous attaquer pour nous voler ?

- J'ai un très mauvais pressentiment. Si tu vois mon signal, tu vas prendre la direction de gauche et t'enfuir dans la forêt. Cache-toi le temps que je vienne te chercher.

- Mais... comment me retrouveras-tu ? »

Alika descendit du cheval avec sa lance et jeta un regard confiant à sa cousine.

« Papa m'a bien entraîné pour cela. Ne t'en fais pas. J'ai un meilleur sixième sens que tous les samurais de ce pays. »

Le ventre noué, Balsa regarda sa cousine marcher vers les hommes d'une démarche étonnamment calme et confiante. Les trois hommes virent la jeune adolescente Kanbalese. Ils avaient des sabres, semblaient légèrement saoul et parlaient très fort.

« Hé toi ! dit l'un d'entre eux. Qu'est-ce que tu fous ici ?

- Ce n'est pas une place pour une fille, ici. À moins que tu aies de l'argent à donner, répondit le second homme.

- Tu m'as l'air bien bonne... »

La dernière phrase mit le feu aux poudres. Un souvenir de vie antérieure assaillit Alika : dans une vie passée, elle avait déjà été agressée de cette façon-là. Et Balsa, qui était sa cousine dans cette vie-là, était sa mère à l'époque. Alika retira le protège-lame de sa lance et se mit en position de combat, sans parler.

« Le chat a mangé ta langue ?!

- Tu recherches donc la bagarre.

- Tu n'es pas de taille contre nous, laisse-nous te donner une leçon. »

Un des hommes se jeta sur elle. Elle para très aisément son attaque, tout en plantant l'extrémité non pointue de sa lance dans le ventre du troisième homme. Elle donna un coup de pied en cercle et repoussa le second. Leur état d'ivresse rendait sûrement le travail plus facile.

« BALSA ! »

C'était le signal. Sans hésiter, Balsa prit la voie de gauche, ne se préoccupant pas de faire patauger les chevaux dans la rizière et écraser les plantations avant de s'enfuir dans la forêt pour s'y terrer. Elle descendit de sa monture et mena les chevaux proches d'un arbre, dans la pénombre. Elle se plaça derrière un arbre et calma sa respiration jusqu'à être presque totalement immobile. Balsa entra alors dans un état de transe et se mit à méditer.


Un coup de tonnerre lui fit ouvrir les yeux. Balsa observa le ciel à travers les feuillages et sentit des gouttes de pluie. Elle prit sa cape et pensa au dieu Yoram, qui était le dieu de la foudre.

Ça faisait un moment que Balsa attendait dans la forêt. Elle n'était pas aussi compétente qu'Alika en matière de combat ou de survie, mais elle connaissait les bases; son père avait demandé à Jiguro de le lui enseigner si un jour, elle était au prise dans une telle situation. Balsa n'aurait jamais cru que ce jour arriverait. Elle projeta ses sens plus loin que d'ordinaire et se fiant à son intuition – comme apprit avec Yuka – elle ne sentit aucune menace. Laissant les chevaux attachés contre l'arbre, prenant sa lance à son tour, prudemment, elle se rendit sur les lieux où sa cousine était sensée combattre les bandits. Ce qu'elle vit en premier fut les trois bandits étendus sur le sol, inconscients et plus loin, il y avait la silhouette d'Alika se tenant contre sa lance comme appuie. Balsa se rua vers elle.

« Alika ! Hey ?! Tu es blessée ?

- Balsa... les bandits sont hors d'état de nuire... mais... »

Balsa vit sa ceinture tâchée de sang ainsi qu'une grosse entaille, sur le côté droit. Ne cédant pas à la panique, elle se dépêcha de soutenir sa cousine et l'emmena plus loin dans la forêt proche des chevaux. Elle étendit Alika sur le sol et se dépêcha de faire un bandage rapidement autour de sa taille à l'aide de sa ceinture Kanbalese, idée de ralentir l'hémorragie le temps de trouver une solution.

« Quelle voyage, murmura Alika, faiblement. C'était censé être un voyage de repos et pour ta graduation, et que voici... urgh !

- Ne parle pas, Alika. Conserve tes forces !

- Allons chez Tanda...

- Je veux bien mais... où ?

- ... je sais où il habite...

- Si tu me donnes assez de directives, je devrais être en mesure de pouvoir m'y rendre... tiens bon. »

Elle reprit sa cousine et la déposa sur le dos de son cheval du mieux qu'elle le pouvait. Alika faisait des efforts pour surpasser la douleur et aider un minimum Balsa avec son propre poids. Cette dernière mit leur lance dans les places conçues à cet effet et finit par se mettre en selle, derrière elle. Tout en prenant les brides du second cheval, elle partit au trot. Dès que Balsa fût certaine qu'elle tenait bien sa cousine et les brides, elle se mit à aller plus vite. La pluie devint froide et drue. Balsa s'arrêta, prit la cape d'Alika et se chargea de la couvrir alors qu'elle était couchée à califourchon, devant d'elle.

« Alika, dis-moi les directives...

- Tout droit... au rocher... tourne à gauche...

- Tout droit, au rocher, à gauche, répéta Balsa. Parfait. »

Balsa sentit sa cousine qui commença à grelotter et à frissonner de plus en plus. Elles étaient trempées de la tête au pied comme si elles avaient fait une baignade. Elle frictionna son dos et suivit le chemin avec les directives.

« Attention... une pente..., murmura Alika.

- Compris.

- Tout droit... puis... bifurque... à droite...

- Alika ? Alika, reste éveillée, je t'en prie ! Parle-moi.

- Pardon... urgh... je me sens... faible...

- Le fait de perdre autant de sang est compréhensible... tiens bon. »

Le temps semblait au ralentit. Elles étaient deux femmes Kanbalese dans un pays plus ou moins étranger et Alika était mortellement blessée. Balsa savait qu'elle devait trouver ce dit Tanda si elle désirait que sa cousine survive jusqu'au lever du jour. Depuis combien de temps chevauchaient-elles maintenant ?

« Balsa...

- Oui ?

- ... je vois... des points noirs... danser partout...

- Continue de rester éveillée. Je sais que c'est difficile, mais tu dois le faire.

- Je vais... essayer... »

Alika commença à peser de tout son poids contre le cheval et Balsa dût plusieurs fois la ramener proche d'elle, afin de lui éviter de tomber hors de la monture.

« Maintenant... tout droit...

- Alika !

- Je suis... fatiguée... désolée...

- Alika, reste éveillée ! Bon sang... »

Elle secoua sa cousine, mais elle ne répondit plus. Elle se mit au galop et déboucha sur une clairière. Il n'y avait rien... et si Alika s'était trompée ?! Elle avança un peu plus. Avec la noirceur, elle ne voyait pas grand-chose, mais elle mit ses chevaux proches d'un arbre et descendit avec sa cousine. Juste alors, elle vit le fameux refuge. Et il y avait de la lumière à l'intérieure ! Un sentiment de soulagement la prit et elle se rua à la porte, avec Alika dans ses bras. Elle cogna frénétiquement. La porte s'ouvrit sur un jeune adolescent, au teint mat, aux grands yeux bruns bienveillant et un habit traditionnel Yakue de couleur verte.

« Oui ? »

Sans même se présenter, Balsa répondit rapidement en Yogoese :

« Êtes-vous Tanda ?!

- Oui, c'est bien moi.

- Ma cousine..., commença Balsa, cherchant ses mots. Je dois... la soigner. »

Tanda la fit rentrer sans même qu'elle n'eut besoin de continuer.