Chapitre 6 : Tanda l'apothicaire

Tanda la fit rentrer dans son refuge et alla chercher son lit de médecine pour que Balsa puisse allonger sa cousine sur le futon. Il l'invita à déposer Alika dessus. Par la suite, il lui dit de retirer sa cape.

« Pas toute de suite... eh... je dois aller chercher ma trousse... sur nos chevaux dehors..., balbutia-t-elle. Le yogoese est ma seconde langue... je... eh...

- Allez-y, sourit-il. Je préparai mes choses aussi. Je parlerai plus lentement également. »

Balsa hocha positivement la tête et sortit prestement dehors pour prendre leurs bagages, leurs lances et surtout, sa trousse de médecine. Elle revint à l'intérieur du refuge et retira enfin sa cape. Elle fit une expression de surprise en voyant Tanda lui tendre une serviette.

« Vos cheveux sont tous mouillés, dit-il.

- Merci... »

Elle s'essuya rapidement et commença dénouer la ceinture d'Alika.

« Excusez-moi de paraitre indiscret, mais êtes-vous médecin, vous aussi ? demanda Tanda en la vouvoyant. Et comment avez-vous su mon nom ?

- Je suis étudiante en médecine... nouvellement diplômée et... ma cousine me l'a dit.

- C'est votre cousine qui est couchée dans le lit ?

- Oui. Alika Musa. »

Le visage de Tanda s'illumina en entendant le nom sortir de la bouche de Balsa.

« Je la connais ! Vous devez donc être Balsa Yonsa.

- Vous connaissez mon nom ? s'étonna-t-elle.

- Oui. Alika, pour le peu de fois que je l'ai vue quand elle venait avec Jiguro, son père, m'a souvent parlé de vous. Elle vous admire beaucoup, vous savez. »

Balsa tourna la tête pour cacher ses rougeurs. Elle sortit ses instruments de sa trousse : du fil, une aiguille, son mortier, ses herbes et des bandages.

« Si vous manquez de matériel, j'en ai aussi en ma possession... je vais vous apporter un bac d'eau.

- C'est gentil... désolée de vous demander ça, mais... pouvez-vous juste vous retourner, le temps que... ma cousine et moi... elle est pudique sauf avec moi...

- Oh ? Bien sûr ! Je vais mettre vos chevaux bien à l'abri entretemps.

- Où ?

- Dans petit écurie caché derrière le refuge, dans la forêt. Ils auront à manger et à boire... lorsque des clients viennent ici pour chercher des commandes, ils peuvent y laisser leurs montures. »

Bien que Balsa hésitait beaucoup et cherchait ses mots et sa prononciation quand elle parlait Yogoese, elle comprenait mot pour mot ce que Tanda lui disait. Il lui donna un bac remplit d'eau, prit sa cape et sortit. Balsa se dépêcha de retirer la robe d'Alika : elle portait toujours son sarashi qui soutenait sa poitrine, mais l'entaille à son ventre était profonde. Sous ses soins, Balsa lui fit dix-sept points de sutures et apposa son cataplasme avant de panser la plaie. Elle sortit de leurs bagages le kimono de sa cousine et lui mit de moitié, le temps qu'elle suture et soigne son entaille à son biceps gauche. Elle terminait de mouiller un linge pour le déposer sur son front lorsque Tanda revint au refuge.

« Wow... quel synchronisme, dit-elle.

- Haha, les esprits m'ont dit que vous aviez terminé, l'informa doucement Tanda avec un sourire. Alors je suis revenu.

- "Les esprits" ? répéta Balsa en déglutissant nerveusement. Alors, vous... avez le "don"... vous aussi ?

- Le "don" ? réfléchit-il. Oh ! je vois. C'est la vision de ce qui est invisible pour les gens dits de normaux, alors oui. Mes yeux voient beaucoup de choses... comme les trois jolis paires d'ailes blanches lumineuses repliées sur votre dos. »

Balsa détourna le regard, gênée. Remarquant son malaise, Tanda s'excusa rapidement.

« Pardon, je ne suis pas habitué d'avoir de la compagnie et je ne cache pas cette partie de moi. Mon maître s'aventure souvent par caprice et me laisse le refuge entretemps. La solitude gagne alors en terrain.

- Je ne suis pas... malaisée... c'est un sujet auquel je suis habituée... »

Tanda afficha un regard d'étonnement. Comprenant qu'il pensait qu'elle aussi possédait le « don », Balsa regarda plutôt sa cousine inconsciente.

« Alika est comme vous... mais elle n'en parle presque pas... et vous avez confirmé un dire qu'elle m'a dit... alors j'ai vraiment trois paires sur le dos... ? C'est impressionnant...

- Vous ne croyiez pas votre cousine ?

- Je la croyais... mais qu'une personne... en dehors de ma cousine... me dise et voit les mêmes choses qu'elle... c'est déroutant... rendu-là, je crois qu'on... eh... ne peut plus nier... que ce vous voyez n'est pas inventé...

- Est-ce que parler Yogoese vous rends nerveuse ? »

Balsa tenta de cacher son malaise.

« Je vous rassure que je ne vous jugerai pas. Votre prononciation est très bonne et je comprends parfaitement ce que vous me dites. Vous n'avez pas à vous en faire. Voulez-vous un thé ?

- Oui, s'il vous plait. »

Tanda fit bouillir de l'eau et en profita pour faire plus ample connaissance avec Balsa. Elle lui raconta qu'elle venait d'être diplômée en tant que médecin et que comme cadeau, Alika avait choisi de faire un voyage à Yogo entre cousines. Malheureusement, comme à son habitude, Alika s'était mis dans le trouble, avait combattu des hommes à moitié ivres et s'était retrouvée dans cet état-là.

« Ça commence bien les vacances..., maugréa Balsa. Nous avions l'intention d'aller, eh... à la capitale de Kosenkyo, mais comme nous étions proches d'ici... Alika a proposé de vous rendre visite afin de... vous passer le bonjour.

- C'est gentil ! Vous pensiez rester combien de temps ?

- Un mois. Alika voulait assister au festival du solstice d'été. Nous pensions louer une auberge une fois arrivé à Kosenkyo... »

Il y eut un petit silence. Tanda voulait poser mille et une questions à Balsa, mais il ne savait pas par où commencer.

« Alors... qu'est-ce que ma cousine vous a dit... à propos de moi ? questionna-t-elle.

- Vous pouvez me tutoyer, pas besoin d'être aussi formelle.

- Ah... d'accord. C'est l'habitude de mes cours...

- Pas de soucis. Elle n'a dit que du bien de vous. Alors vous êtes médecin à Kanbal ?

- Oui. Mon père est le médecin du roi... Et ma tante, qui est la mère d'Alika, est aussi un médecin. Elle tient une maison de guérison sur le territoire Yonsa... Est-ce que tu es déjà allé à Kanbal ?

- Non, jamais, sourit Tanda. Mais c'est dans mes projets futurs.

- ... Et toi ? Tu fais quoi dans la vie ? Alika a dit que tu étais un apothicaire... »

Elle regarda autour d'elle. Il y avait des bouquets d'herbes accrochés un peu partout et au fond du refuge, il y avait une grande armoire avec des tiroirs.

« ... Ça saute aux yeux en fait... ta maison me rappelle la maison de mon père.

- Effectivement. Je suis un apothicaire et aussi un magic-weaver.

- C'est quoi un magic-weaver ? Tu es un sorcier ? Ou un mage ?

- Un "sorcier" ?! rit-il. Ma foi, pourquoi pas ! Mon maître, Torogai, est l'une des plus puissantes magic-weavers de notre époque. Être un magic-weaver nous permets de manipuler les énergies intangibles et celles de la nature. Dans mon cas, comme j'ai ce que tu appelles le "don", j'en profite aussi pour purifier des lieux comme les maisons, des temples et guider les âmes perdues vers l'au-delà. Je fais des exorcismes aussi.

- Devrais-je te craindre ?

- En autant que vous ne faîtes pas de moi un ennemi, vous devriez être en sécurité, dit-il avec un doux sourire.

- ... Un ennemi ? Y a-t-il des gens qui ont fait en sorte que tu es leur pire ennemi ? »

Tanda fit un petit sourire gêné et se gratta le derrière de tête.

« C'est très rare... mais... oui. Il y a une personne à ce jour qui m'a poussé à utiliser la sorcellerie contre elle : mon frère aîné, Noshir. C'est une personne infecte ! Il a neuf ans de plus que moi, a une femme et vient d'avoir une petite fille au printemps. Mon enchantement ne le concerne que lui, pas le reste de sa famille.

- ... Oh ! s'étonna Balsa. En dehors de ma cousine, je n'ai jamais eu de frères et sœurs aînés. C'est plutôt moi qui fais office de grande sœur.

- J'ai trois frères, dont deux aînés, une petite sœur... et sans doute d'autres dont j'ai oublié l'existence. J'ai toujours été un petit garçon étrange d'aussi loin que je me souvienne, à cause de mon "don" et de ma sensibilité naturelle. Mes parents ont fini par s'habituer, mais j'ai fini par rencontrer maître Torogai et elle m'a élevée en grande partie quand je suis devenu son apprenti.

- Je vois... Mais dis-moi, ta sorcellerie, comment tu fais ça ?

- ... Du vaudou.

- Tu veux dire... la poupée ?

- Oui. »

Balsa changea d'expression. Elle était en train de se demander comment Tanda avait pu transformer une si jolie poupée au visage de porcelaine en outils de torture. Comme s'il avait lu ses pensées, Tanda attira de nouveau son attention.

« Puis-je me permettre de vous tutoyer ? demanda-t-il.

- Oh, oui. Bien sûre ! Il n'y a pas de soucis... nous sommes comme ça à Kanbal.

- Alors j'allais dire : non, je ne prends pas ces jolies poupées. Elles sont trop dispendieuses pour mon salaire actuel. Je les confectionne moi-même.

- Comment ? Avec des chiffons ?

- Non. Avec de la ficelle seulement... je ne suis pas du genre à montrer mon petit côté sombre au niveau spirituel, mais comme tu sembles aimer les "jolies poupées", et que cet élément semble te perturber, je vais te montrer la différence. »

Il se leva et monta au second étage qui servait d'entrepôt pour sa petite entreprise d'herboristerie. Il ouvrit une boîte en bois pour en vérifier le contenu et être certain que c'était la bonne. Il redescendit.

« T'es prête ? demanda-t-il alors qu'il s'agenouillait de nouveau.

- Oui.

- Garde le silence sur mes agissements, ça doit rester secret.

- Hum, Tanda... je parle à moitié Yogoese... je ne peux même pas m'exprimer complètement... alors pourquoi j'irai à Kosenkyo pour... tu vois, dire des rumeurs ?

- Effectivement. Tu marques un point. »

Lorsqu'il souleva le couvercle, Balsa fut surprise. C'était la première fois qu'elle voyait une poupée de ficelle. Tanda prit la poupée délicatement dans ses mains et laissa Balsa s'approcher d'elle-même. Il n'osa pas l'emmener proche d'elle afin de ne pas l'effrayer. Des boutons faisaient office d'yeux, alors qu'une croix – qui représentait sans doute le cœur – était placée sur le côté gauche du corps. Ça ressemblait plus à un amas de boules de ficelle créant une silhouette difforme. Ça n'avait rien à voir avec les poupées de collection de Balsa. Mais ce qui la surprit le plus fût de voir des épines plantées un peu partout, mais surtout dans le ventre, la tête et le dos.

« Est-ce que ça marche... réellement ? demanda-t-elle, susceptible.

- Que l'enchantement fonctionne ou pas, tant que ça me permet de canaliser mon énergie colérique et de me défouler au final, c'est ce qui m'importe le plus. »

Balsa se rapprocha.

« Je peux... la toucher ? »

Tanda tendit la poupée vers elle d'une main et elle toucha un des membres.

« Intéressant... Est-ce que tu fais aussi de la magie blanche ?

- Je manipule tous les types de magie. Blanche, noire et suprême.

- Suprême ?

- Oui. C'est la magie la plus puissante, car elle combine les deux types de magie commune, y compris celle de la neutralité... hum, ce sont des thèmes plutôt complexe à expliquer à une personne qui n'est pas dans les énergies. À moins que je me trompe ?

- Je sais que la majorité de nos magic-weavers à Kanbal sont des bergers... ils peuvent sentir l'odeur et l'énergie des différentes pierres... Ça, c'est quelque chose que je n'ai jamais compris en fait... Alika dit qu'elle ressent aussi les énergies émaner d'elles, comme de la chaleur ou de la... humm... tiédeur, mais elle ne peut pas sentir leurs odeurs. Elle a déjà essayé, c'était drôle ! »

Il imagina sa cousine qui essayait de sentir les pierres. Il rangea la poupée. Balsa se mit à bâiller et s'étira.

« Je suis désolée... je n'arrive plus à tenir, dit-elle. Tu me permets que je me couche ?

- Bien sûr ! Il est assez tard comme ça. »

Juste avant de prendre sa cape qu'elle utilisait souvent comme couverture, elle mouilla de nouveau la serviette sur le front d'Alika et s'enroula dans son vêtement pour dormir à ses côtés. Tanda attendit qu'elle soit totalement endormit, écrasant ses herbes dans son mortier entretemps, avant de l'observer plus attentivement. Balsa était différente d'Alika, pour le peu de fois qu'il avait vu et côtoyer cette dernière. Alika était impatiente, impulsive, quelques fois rude et s'entraînait constamment avec Jiguro quand ils passaient rendre visite à Torogai. Elle était taciturne, montrait rarement ses émotions et ne se préoccupait pas de son apparence physique.

Balsa, quant à elle, était patiente, gardait son sang-froid, réfléchissait à son comportement et à la façon dont ses mots pouvaient atteindre ses interlocuteurs. Elle riait, souriait et parlait beaucoup et semblait être gentille avec tout le monde. Elle faisait très attention à son apparence extérieure. C'était important pour elle. En tant que cousines, elles étaient complètement à l'opposé. Tanda se dit qu'il ferait plus amples connaissances avec Balsa le lendemain, quand elle sera plus reposée.


Lorsque Balsa ouvrit les yeux le lendemain, elle mit un petit temps pour rappeler à son esprit où elle était. Elle savait qu'elle n'était pas à Kanbal, mais l'habitude du sommeil et le cerveau toujours endormit faisait en sorte qu'elle se sentait déboussolée le quart d'un instant. Ah oui, pensa-t-elle, je suis chez Tanda-Kun. Elle jeta un œil à sa cousine qui n'avait pas encore reprit conscience.

« Bon matin, la salua Tanda. »

Elle tourna la tête vers lui, se redressa doucement et sourit.

« Bon matin... Ça fait longtemps que tu es réveillé ?

- Non. Peut-être quelques minutes. »

Il se leva et apporta un bac d'eau froide avec une serviette pour qu'elle puisse se nettoyer le visage.

« Qu'est-ce que les Kanbalese mangent comme petit-déjeuner ? demanda-t-il alors qu'il allait proche du feu, remuer le contenu du chaudron.

- Oh... ça dépend toujours. En hiver nous mangeons... eh... deux repas par jours. Un déjeuner très tard et... un souper très tôt. Nous faisons ça pour économiser l'huile de nos lampes... Comme j'habite à la capitale, en petit-déjeuner, j'en profite pour... manger des lossos.

- Des lossos ?

- Oui... C'est une fine pâte de pomme de terre râpée malaxée avec beaucoup de... beurre de chèvre, et fourré de divers ingrédients... ça ressemble à une croquette. Mais c'est très bourratif. Ce qui est une bonne chose quand nous habitons dans un pays où le froid est mordant en hiver.

- On a des pommes de terre ici... peut-être qu'on pourrait essayer d'en cuisiner.

- J'aurai besoin d'un filet à friture... de la farine et beaucoup, beaucoup... d'huile.

- Je serai capable d'avoir tout ça. »

Balsa se redressa. Elle se lava le visage avant de se changer. Elle mit son habit du dimanche, un chandail rouge par-dessus sa robe de même couleur, s'attachant par une boucle doré au-devant. Puis, elle s'occupa de vérifier l'état de sa cousine.

« J'ai fait un gruau de riz comme petit-déjeuner. Tu veux goûter ? »

Elle prit le bol fumant et renifla.

« J'aime rajouter des fruits séchés, dit-il en approchant un petit contenant. Ça donne plus de saveur. »

Prudemment, elle emmena la cuillère à sa bouche. Elle claqua ses lèvres ensembles alors qu'elle goûtait ces nouvelles saveurs.

« C'est bon ! s'étonna-t-elle, devenant soudainement songeuse. Hum… je pense que je. Je vais essayer avec les fruits. »

Elle prit une petite poignée de fruits séchés et mélangea son contenu avant de manger plus rapidement. Tanda lui versa un thé sucré.

« Au fait, Balsa... si ça ne te dérange pas, toi et Alika pouvez séjourner chez moi le temps de vos vacances. Vous n'aurez même pas à dépenser un lugal en coût d'hébergement et vous allez pouvoir ramener plus de souvenirs. De plus, j'avoue qu'avoir des vraies présences physiques ne me fera pas de mal le temps que mon maître revienne, même si j'ai des esprits qui me portent compagnie. »

Balsa leva les yeux vers lui.

« Vraiment ?

- Oui. C'est moi qui l'offre.

- Je ne pense pas que ma cousine y voit un inconvénient. »

Elle se retourna vers Alika, retira sa serviette et toucha son front. Elle était moins chaude qu'en début de soirée la veille.

« Aussi, Balsa, continua Tanda, est-ce que les yeux bleus à Kanbal sont courant ?

- Tu me poses la question à cause de ceux d'Alika ? s'enquit-elle.

- D'une façon. Parmi les Yakue, les yeux bleus ne courent pas les rues. Ils sont, par contre, plus fréquents parmi les Yogoese.

- ... Hum, je n'ai jamais remarqué ce détail à Kanbal. Mais j'avoue que ceux d'Alika sont... spéciaux. Mais ma grand-mère paternelle – Mekhala Yonsa – et la mère de mon oncle Jiguro – Ashana Musa – avaient toutes deux les yeux bleus... sauf qu'Oncle Jiguro et Tante Yuka ont les yeux bruns. Je ne sais pas pourquoi... »

Balsa se redressa. Tanda l'invita à sortir à l'extérieur pour lui montrer les environs et peaufiner ses connaissances sur les plantes médicinales. Il lui dit qu'Alika, au vue son énergie, n'était pas prête d'émerger de son coma avant le milieu de l'après-midi et qu'ils seraient revenus d'ici l'heure du midi. Elle accepta de le suivre et emmena un papier parchemin pour prendre des notes.