Chapitre 9 : Celui que j'aime
Réussissant à briser leur baiser une fois de plus, Balsa proposa de retourner aux activités du festival.
« Tu ne voulais pas retourner au refuge ? questionna Tanda.
- Pas toute de suite... tu m'as dit qu'il y avait des tournois de Rucha, lui rappela-t-elle. Je suis curieuse d'en regarder un.
- Ah oui. C'est bien vrai. Alors allons-y. »
Ils se redressèrent et s'enfoncèrent dans la forêt en se tenant fermement par la main. Sur la place des festivités, ils virent le cercle de rucha où un jeune homme Rotan défiait les hommes. Il y eut un nouveau tournois et Balsa n'en crut pas ses yeux : sa cousine se tenait sur le cercle, attirant les regards inquiets de tous les festivaliers.
« Maintenant c'est mon tour ! disait-elle fortement.
- Je pensais que ta cousine était retournée au refuge, avoua Tanda.
- Je le pensais aussi, crois-moi, le rassura Balsa. Mais aussitôt qu'une activité peut lui permettre de mettre en valeur ses habilités de guerrières, Alika fonce tête première sans réfléchir. »
Ils reportèrent leur attention sur le tournoi.
« Les femmes ne sont pas autorisées à pratiquer le Rucha, rappela l'homme, mais je viens de Rota. Peu m'importe, mais...
- Et je viens de Kanbal, déclara solennellement Alika. C'est décidé. »
Balsa connaissait la force de sa cousine en tant que guerrière et elle n'avait pas aucune crainte sur le fait qu'elle puisse perde. Même à moitié-morte, elle aurait pu se tenir sur ses jambes jusqu'à l'épuisement total. L'homme Rotan essaya de la toucher avec ses attaques, mais elle bloqua chacune d'entre elles d'un calme olympien. Puis, à son tour, Alika s'essaya. En essayant de le prendre par le bras droit, l'homme renversa la situation en la prenant par la manche et la faisant reculer graduellement.
Un murmure d'excitation parcourut la foule. Soudain, à la surprise de tous, la jeune guerrière rentra son épaule dans son abdomen et le souleva de terre, le passant au-dessus d'elle avant de l'étaler de tout son long contre le cercle. Il y eut un murmure de stupeur; tous étaient bouche-bée. Alika descendit comme si rien ne s'était produit et croisa le regard de sa cousine.
« Je pensais que tu étais retournée au refuge, commenta Balsa.
- M'ouais, c'était mon idée première, mais le tournoi de Rucha a attiré mon attention alors... bon, la tentation a été plus forte que moi et voilà !
- Alors, comment avez-vous apprécié les festivités du solstice ? se renseigna Tanda.
- C'était vraiment merveilleux, s'extasia Balsa, faisant aussi allusion au baiser qu'elle avait partagé avec Tanda proche de la cascade. Je suis heureuse d'avoir été là.
- C'est un peu grâce à mon voyage, hein, la cousine ? lui rappela Alika. »
Balsa lui tira la langue alors qu'ils marchaient en direction du refuge. Alors qu'ils étaient sur le chemin, Alika vit que sa cousine et Tanda se retenaient franchement de se tenir par la main. Fatiguée de ne voir aucun dénouement ni initiative de chaque côté, elle accéléra le pas derrière. Elle prit leurs deux mains et les força à se tenir ensembles. Ils poussèrent un rire timide et Balsa finit par se rapprocher de lui, collée contre son bras. Elle comprenait que sa cousine savait déjà ce qui se passait entre eux et acceptait qu'elle soit heureuse tout comme elle l'était avec Amaya.
Le jour de leur départ arriva trop vite au goût de Balsa. Malgré tout, Tanda avait plus d'un tour dans son sac. Il observa la petite boîte en bois et était sûr de lui que c'était la bonne. Balsa l'avait repérée depuis le début de ses vacances, mais elle avait eu des dépenses plus importantes à régler et quand elle était retournée à Kosenkyo pour acheter ce souvenir, cet objet tant convoité n'y était plus. Elle avait presque pleuré tant elle avait été déçue.
Tanda espéra alors de tout son cœur que son cadeau l'apaiserait. Il avait fouillé dans ses maigres économies pour elle et n'avait presque plus d'argents sur lui. Alika et Balsa sellaient leurs chevaux pour retourner à Kanbal. Balsa ne voulait pas quitter l'homme qui avait conquis son cœur, et en même temps, sa patrie lui manquait. Tanda arriva avec deux sacs de provisions ainsi que la fameuse boîte.
« Juste avant de partir, j'aimerai t'offrir ceci, dit-il en lui tendant la boîte en bois.
- Tu n'étais pas obligé de le faire, s'étonna Balsa. Tu nous as déjà assez donné comme ça pendant nos vacances.
- J'insiste. »
Elle prit la boîte et glissa le couvercle en bois. Son regard s'agrandit de stupeur et des étoiles envahirent ses prunelles.
« Où l'as-tu trouvée ? s'écria Balsa. »
Dans la boîte reposait une poupée au visage de porcelaine de collection. C'était elle que Balsa avait convoité au début de ses vacances et n'était pas parvenue à avoir à temps. Elle la serra contre son cœur, déjà en amour avec.
« Désolé de t'avoir fait pleurer, s'excusa Tanda. Je l'ai achetée quelques jours après que tu l'aies vu...
- C'était donc toi qui l'avais pris ! comprit-elle enfin. Mais tu sais à quel point elles coûtent une fortune ?! Je ne désirais pas que tu te ruines pour moi et—
- Un cadeau est un cadeau, rétorqua-t-il.
- Tanda... »
Pour toutes réponses, il scella ses lèvres contre les siennes. Une fois libérée, Balsa regarda l'étiquette qui donnait les informations concernant la poupée de collection : elle s'appelait Luka. Luka était la meilleure amie de la poupée Kalia, une des poupées qui reposaient sur son meuble de chambre, à Kanbal. Selon sa petite histoire, les deux s'échangeaient très souvent des lettres dans une langue seconde qui servait de pont entre la frontière de leur langue native.
« Je pense que c'est le temps des cadeaux, alors, annonça Alika qui tenait un paquet dans ses mains.
- Je pensais que tu n'avais presque rien dépensé pendant ton séjour, s'étonna Tanda.
- C'est vrai, mais Balsa et moi avons immédiatement pensé à toi en le voyant. De plus, dis à tes copains esprits d'être plus discrets la prochaine fois. Ils m'ont dit beaucoup de choses à ton propos et c'est un peu grâce à eux que nous l'avons déniché. »
C'était bien une des rares fois où Alika parlait ouvertement de son don en sa présence. Tanda se sentit un moment gêné, se promettant mentalement que les esprits vivraient un sale quart d'heures une fois qu'elles seraient reparties pour Kanbal. Alika tendit le cadeau et l'apprenti chamane inclina la tête avant de déballer le papier huilé. Il y découvrit un livre d'images avec du papier spécial fait avec de pétales de fleurs séchés et des herbes parfumées. Les livres de ce genre sentaient toujours bons. L'aura de Tanda se mit à briller plus vivement et la médium Kanbalese comprit qu'il était fou de joie.
« Alors ainsi, les esprits t'ont dit que j'aimais le dessin et les livres d'images ? s'égaya Tanda.
- C'est exact. Surtout la jeune femme esprit qui veille sur toi... ta gardienne spirituelle, je crois. »
Alika fit un clin d'œil et se hissa sur sa monture.
« Aller les tourtereaux, faites vos derniers baisers. Il est bientôt temps de partir. »
Balsa sentit son corps manquer un battement. Elle se jeta dans les bras de Tanda, Luka toujours en main. Il la serra fortement contre son cœur et ils s'embrassèrent un long moment.
« Prends soin de toi, murmura Tanda. Ce n'est qu'un au revoir et nous nous reverrons bientôt.
- ... tu vas toujours penser à moi comme je pense à toi ? voulut-elle savoir.
- À chaque jour. Je te le promets. »
Les adieux furent déchirants et c'est les yeux brillants que Balsa se mit en selle, quittant la chaleur des bras de son bien-aimé. Était-ce ainsi que les guerriers comme Jiguro devaient quitter leurs femmes et leurs enfants, leurs âme-sœurs, chaque fois qu'ils voyageaient ? Balsa se surprit à penser que jamais elle ne serait capable de le faire : c'était trop cruel pour les cœurs tendres d'attendre dans l'incertitude que leurs bien-aimés ne reviennent jamais à la maison. Leurs montures se mirent au pas et bientôt, le refuge derrière elles rapetissa. Si Alika regardait droit devant elle, ne se retournant pas sur le passé, Balsa tournait constamment la tête en voyant Tanda devenir minuscule.
Le trajet se fit dans un silence quelque peu malaisant. Balsa ne put empêcher ses larmes de rouler sur ses joues. Son cœur se serrait dans sa poitrine et elle ressentait un grand vide. Elle finit par se l'avouer à elle-même : elle était tombée amoureuse de Tanda. Alika tourna la tête en entendant sa cousine pleurer sur son cheval, en silence.
« Oneesama... ça ne va pas ?
- Je suis juste... triste..., sanglota-t-elle. »
Sa cousine rapprocha sa monture d'elle et elle tendit le bras pour caresser son dos.
« J'ai peur qu'on ne se revoit plus, lui et moi... nous habitons tellement loin.
- Je suis sûre que vous allez vous recroiser. Vous êtes des âmes sœurs, tenta de l'apaiser sa cousine.
- Comment peux-tu le savoir ? renifla-t-elle.
- ... Parce que vous avez toutes deux l'aura des âmes sœurs.
- C'est quoi cette aura ?
- Comme son nom l'indique : deux âmes sœurs qui sont réunies ensembles. Lorsqu'ils se trouvent, ils brillent d'une lueur blanche, avec un soupçon de vague d'énergie rose. Si vous êtes destinés à vous revoir, les fils rouges du destin continueront de vous lier un à l'autre. »
Alika montra son annulaire. Balsa comprenait ce que sa cousine essayait de lui expliquer. Elle laissa libre cours à ses émotions et parvint à se calmer. Luka avait été placée contre son cœur, grâce à un morceau de tissus. C'est comme si Balsa tenait un petit bébé proche d'elle. Elle la serra contre elle, comme pour sentir l'énergie de Tanda. Déjà, son cœur se sentait plus léger.
« Dis, Oneesama, commença Alika. Tu ne diras pas à Maman ni à Papa que je me suis blessée au début de nos vacances, n'est-ce pas ? »
Balsa fit un sourire malgré ses yeux rougit.
« Ma menace t'a-t-elle effrayée ?
- ... Un peu... Papa va me gronder pour un mois s'il apprenait que ta vie a failli être en danger.
- Promis, je ne dirai rien.
- Est-ce que tu vas dire à Oncle Karuna que Tanda et toi possédez un lien affectif ?
- Peut-être.
- Peut-être ?! Comment ça tu ne veux pas en parler ?
- Alika, les rumeurs courent vite à Kanbal et tu le sais. Elles se répandent encore plus vite sur les territoires. Si les gens pensent que je suis déjà en couple, ils vont vouloir me demander où est cet homme qui fait battre mon cœur et tout pleins de questions indiscrètes de ce genre... c'est pour ça que je ne désire pas le dire tout haut.
- Je comprends... mais il te rend tellement heureuse que ça se voit dans tes yeux que tu es en amour. Je suis certaine que tôt ou tard, Oncle Karuna s'en apercevra. Tu ne devrais pas être gênée d'exposer ton amour... prends exemple sur Papa et Maman, tiens. »
Balsa esquissa un sourire. L'histoire d'amour qui régnait entre Yuka et Jiguro était particulièrement spéciale. Issus de deux clans différents, Yuka et Jiguro avaient pourtant défié les traditions et les coutumes Kanbalese en se courtisant. Les unions à l'époque n'étaient pas permises entre les différents clans et elles devaient rester au sein du même territoire, ce qui en soi, était totalement oppressant.
Yuka et Jiguro étaient jeunes et insouciants à l'époque. Ils avaient passé beaucoup de temps ensembles et même un peu trop... c'est ainsi que Jiguro mit accidentellement Yuka enceinte. Dans les premiers temps, il avait été sous choc, à un tel point qu'il avait presqu'ignorer la femme de sa vie les trois premiers mois de grossesse. Encore à ce jour, Jiguro avait envie de gifler sa plus jeune version pour avoir réagi de façon aussi froide et stupide à l'égard de sa bien-aimée. Elle aurait pu perdre l'enfant ! Mais lorsque son ventre avait commencé à s'arrondir, caché sous des épaisseurs de laine, Jiguro avait pris les devants et l'avait demandé en mariage afin de la protéger elle et l'enfant à venir. Voyant un lancier du roi prendre pour femme une personne qui n'était pas de son propre territoire, le peuple de Kanbal avait doucement commencé à changer leurs traditions et la loi interdisant les mariages entre différents clans fut abolie.
« Tu as raison, finalement, conclut Balsa. J'ai envie de dire à Papa que je suis en amour... Tanda est vraiment un homme d'exception. »
Alika sourit et continua de trottiner sur sa monture.
Lorsque Balsa et Alika disparurent de sa vision, Tanda ressentit de nouveau le vide habituel dans son refuge. Bien sûr qu'il avait toujours ses amis esprits avec lui, mais une présence physique ne lui faisait jamais de tort. Il s'était habitué à l'énergie de ses locataires temporaires le temps de leurs vacances. Tanda soupira et alla perdre ses pensées dans la préparation de ses remèdes. Il devait travailler et prendre des commandes à nouveau, maintenant que presque tout son argent avait été dépensé pour la poupée Luka.
Il sentit une main sur son épaule et une légère pression dans son cou, comme un faible baiser furtif. Il savait que c'était sa gardienne spirituelle en tant qu'esprit et Alika l'avait vu depuis le premier jour. Elle s'appelait Bandana et était une de ses âmes sœurs, qui autrefois, avait partagé plusieurs vies antérieures avec lui en tant qu'amoureuse.
« Est-ce que ma relation avec Balsa te dérange ? demanda-t-il tout haut. »
Bandana s'assit devant lui, ses longs cheveux bruns attachés par un bandeau. Elle portait un kimono bleu royal avec un hakama gris.
« Je te l'ai déjà dit, non ? Je ne veux pas que tu te bloques d'aimer une femme à cause de moi. Tu as ta vie en ce moment à vivre. Et puis, j'avoue que toi et Balsa allez bien ensembles.
- Alors tu n'es pas jalouse ?
- Aucunement. Tu dois avoir une femme en chair et en os pour pouvoir te combler.
- Mais tu aurais pu te réincarner si tu l'avais voulu, pas vrai ?
- ... Si. Mais nous perdons la mémoire, surtout s'il s'agit pour moi de prendre possession d'un corps malade ou ayant frôlé la mort. Ensuite, tu le sais, il y a tout ce processus de recherche qui entre en ligne de compte. Je préfère pouvoir te veiller comme je le fais en ce moment, comme ça, je peux rester constamment avec toi. »
Elle s'étendit sur le plancher en soupirant, les bras croisés derrière la tête.
« Si Balsa te manque trop, tu pourras toujours faire un appel d'âme et l'observer le temps de la revoir, ou qu'elle revienne ici. Et puis, Alika est une fille vraiment drôle !
- Tu as raison, Bandana. Je pense que ce serait une excellente idée de faire un appel d'âme. Quant à Alika...
- Je n'ai pas pu m'empêcher de lui parler de toi, rit Bandana. Il y a des choses que seules les femmes se disent entre elles et que les hommes ne sont pas sensé savoir.
- De quoi avez-vous parlé ? s'exclama Tanda.
- De beaucoup de choses, mon amour. »
Comprenant que même sa gardienne spirituelle garderait le silence, Tanda ne posa pas plus de questions.
