OPERATION BRITISH

OPERATION BRITISH

PROLOGUE

«...C'est dans la seconde moitié du XXIè siècle que la Terre commença à rencontrer de sérieux problèmes de surpopulation et de surpeuplement tels qu'il devenait alors urgent d'y remédier. Alors que certains pays en voie de développement venaient juste d'entrer dans la seconde phase de la transition démographique, celle où le taux de croissance suit la chute du taux de mortalité pour se stabiliser, la population occidentale connaissait une nouvelle explosion démographique. Celle-ci était essentiellement stimulée par un contexte politico-économique et social enfin stabilisé après plus d'un siècle de crise et de conflits régionaux. Apporter une solution à ces problèmes. Ce fut là le premier défi imposé à la Fédération Terrienne, fruit de l'union politique entre tous les états mondiaux, union née dans la violence et la douleur, après quinze ans de luttes parlementaires, constitutionnelles... et armées.

Les premières tentatives d'ordre médico-sociologiques s'avérèrent être des échecs : l'imposition de la pilule contraceptive, la légalisation de l'avortement ou encore les campagnes anti-natalistes obtinrent peu de résultats véritablement concluants, autant dans les pays du Tiers-monde que dans les pays industrialisés à majorité catholique. Comble de malchance, le spectre des maladies sexuellement transmissibles ayant été abattu au cours du siècle, l'utilisation du préservatif avait connu une baisse non négligeable... Plusieurs études gouvernementales furent alors entreprises et révélèrent ce que tous les sociologues savaient déjà : que toute tentative d'imposition d'un modèle d'hygiène de vie à des populations habituées à un autre serait voué à l'échec à moins d'opérer un changement radical dans les mentalités. L'unification politique avait donné lieu à des troubles sans précèdent dans l'Histoire, mais elle avait toutefois fini par aboutir. Or, à l'inverse, il était clair que l'Humanité n'était pas prête à accepter l'uniformisation des mentalités, autrement dit une standardisation sociale établie selon un modèle théorique, élaboré par une «élite», et qui de toute façon, se révélerait inadapté à la multiplicité de la race humaine.

Il ne restait alors plus qu'à chercher un autre type de solution : l'extension de l'espace habitable. Parmi les solutions proposées figurait en bonne place la colonisation des fonds-marins, solution hautement séduisante mais qui fut toutefois considérablement ralentie et limitée par les poussées écologistes et scientifiques qui réclamaient un contrôle strict et sévère. Les nouvelles cités sous-marines, au nombre de neuf réparties dans les cinq océans, ne purent même pas absorber un centième de la population mondiale, laquelle atteignait désormais les seize milliards. Il fut même question d'une possible colonisation du sous-sol terrestre, projet qui fut abandonné puis repris plus tard pour la colonisation lunaire.

Mais les projets les plus ambitieux furent toutefois les projets de manipulation climatique, visant à convertir les zones hostiles et inhabitées en espaces colonisables : reboisement, détournement des courants marins ou aériens, manipulations des sols, de la flore, des cours d'eau, de la météorologie, etc... Toutefois, l'appréhension de certains milieux politiques, les craintes de l'opinion publique, soutenues et amplifiées par les médias, renforcées en cela par les résultats désastreux ou fort coûteux de certaines expérimentations locales eurent raison de ces projets jugés utopiques et beaucoup trop dangereux pour l'équilibre écologique de la planète. Par ailleurs les milieux scientifiques eux-mêmes s'accordèrent pour mettre un terme à ces expériences d'apprenti sorciers, soucieux de préserver l'équilibre naturel de l'environnement. Toutes ces alternatives ayant offert peu de débouchés satisfaisants ou rencontré trop de difficultés, il fallut se tourner vers l'unique autre possibilité : l'espace.

Telle la fièvre qui s'était emparée de la communauté mondiale dans les années 50 et 60 au cours du vingtième siècle, la conquête spatiale connut un nouvel essor et un renouveau complet, nettement encouragé en cela par les organisations politiques, les grands conglomérats industriels et par la population mondiale qui voyaient là l'opportunité de se voir ouvrir de nouveaux horizons, de nouveaux espaces à conquérir et de nouvelles frontières à franchir. Ce fut le début d'un nouvel âge d'or de l'ère industrielle : la croissance économique et technologique connurent un essor sans précèdent, atteignant parfois des chiffres records de trente-six pour cent par an !

Un premier pas, timide, avait été effectué en 2026 lorsque le gouvernement envoya un groupe de vaisseaux-colonisateurs vers Jupiter. Le but était d'établir à proximité des satellites galiléens une colonie scientifique et industrielle, si possible durable, destinée principalement à fournir la Terre en Hélium 3, isotope léger combiné au Deutérium qui devint progressivement dès 2053 le combustible standard pour tous les véhicules spatiaux lourds à propulsion thermonucléaire. Toutefois, le premier véritable terrain d'expérimentation fut naturellement la Lune, jusqu'alors exclusivement réservée aux seuls scientifiques et militaires. Mais dès 2037, malgré un début de colonisation accélérée, il devint évident que même la Lune seule ne suffirait pas à juguler l'excèdent de la population. La colonisation se ralentit pour être définitivement stoppée à la fin du siècle avec l'achèvement de la vingt-cinquième et dernière cité lunaire, Amman.

Il fallut donc se tourner vers de nouvelles solutions et c'est ainsi que, motivés par les extraordinaires progrès scientifiques et technologiques du siècle, de nombreuses équipes de scientifiques commencèrent à élaborer d'aussi colossaux qu'invraisemblables projets : terraformage complet de la Lune, de Mars ou de Venus, aménagement d'astéroïdes, gigantesques stations spatiales tournoyant autour du Soleil ou autour de la Terre, envois de vaisseaux chargés de colons vers les étoiles les plus proches, vers d'hypothétiques planètes habitables.

Finalement, ce n'est que vers 2045 que fut adoptée la solution de la colonisation de l'orbite circumterrestre et que commencèrent les études visant à déterminer la forme des futures colonies. L'idée consistait à bâtir sur orbite de grandes stations spatiales autonomes placées ensuite autour des Points Lagrange, ces points fixes sur l'orbite circumterrestre où s'annulent les forces gravitationnelles de la Terre et de la Lune. Ces stations devaient reproduire un environnement identique à celui de la planète, gravité, écosystème et climats compris, et fournir ainsi aux nouveaux immigrants un cadre d'habitation optimisé pour la colonisation spatiale à long terme. Prenant pour base les projets Biosphère 1, 2 et 3 du siècle précèdent, les plans de ces stations prévoyaient la création de biomes artificiels conformes aux zones climatiques de la Terre. Au sein de ceux-ci seraient recrées bois, forets, zones de marais, jungle tropicale, zones désertiques, cours d'eaux, chacun pourvus de la faune et de la flore adéquate et soigneusement dosée. La mécanisation, la circulation, la pollution et l'urbanisation seraient alors sévèrement contrôlées et surveillées afin de ne pas déséquilibrer l'écosystème semi-artificiel.

Les premiers travaux débutèrent en 2045 autour du Point Lagrange 1 avec les stations de type Clarke 1 à conception circulaire. Plusieurs dizaines d'astéroïdes furent déplacés depuis la Ceinture d'astéroïdes afin de pourvoir les chantiers colossaux en matières premières. Un peu comme si cela fut une période d'expérimentation et d'essais, les trois décennies qui suivirent virent naître toutes sortes de stations, toutes plus différentes les unes que les autres, ayant chacune leurs avantages et leurs défauts. Entre-temps, l'émigration spatiale restait encore un luxe ou une aventure dangereuse. On aurait pu croire que le manque ou l'absence de résultats eut refroidi l'ardeur de la population mondiale, mais il n'en fut rien. Il fallut attendre 2077 pour que le choix se fixe sur les stations de type Island 3, issues des théories du professeur Gerard K. O'Neil de l'Université de Princeton, imaginées quelque cent cinquante ans auparavant.

Les travaux commencèrent en 2085 autour de Lagrange 4 et durèrent près de quinze ans en raison de multiples problèmes de logistique, de conception, de mise au point, puis encore deux décennies pour que les biomes achèvent complètement leurs cycles de développement. Ce n'est véritablement que vers le début du 22è siècle que fut achevée la première station de la première colonie spatiale, Shangri-La sur Side-1. Ce fut le début de l'émigration vers ce qu'on allait appeler les Haut-mondes. Après le pas historique de Neil Armastrong sur la Lune en 1969, l'Humanité venait de franchir un nouveau pas : celui de l'ère stellaire, réalisant ainsi les prophéties de Konstantin Tsiolkovski. Du calendrier grégorien, on passa alors au Calendrier Universel ; ce fut l'année UC 0001. »

Anaïs Macleyn se radossa contre le dossier de son fauteuil et considéra le texte affiché sur l'écran avec attention.

«Qu'en pensez-vous madame ? demanda anxieusement le jeune étudiant assis en face d'elle.

_Ce n'est pas trop mal comme introduction, mais tu peux faire mieux. Le style est irrégulier, on sent qu'il est encore hésitant.. Il faut plus étayer ton argumentation, plus de précision dans les dates, les faits et plus d'uniformité dans ton mode d'élocution. Mais dans l'ensemble, ce n'est pas mal du tout. De toutes façons, tu as encore toute la durée du séjour pour remanier le texte de ta thèse. »

Anaïs replia l'ordinateur portable et le rendit à son propriétaire. Celui-ci retourna à son siège et engagea la conversation avec sa voisine tandis qu'Anaïs se retournait vers le hublot. La navette de plaisance filait silencieusement dans les profondeurs de l'espace depuis maintenant plus de neuf heures. Après un décollage impeccable de l'astroport de Genève, la petite navette transportant le groupe d'étudiants avait fait une brève escale sur la station orbitale Orionis avant d'engager la partie du voyage la plus longue qui allait la conduire jusqu'à Side-2, première étape du séjour qui allait les mener tout autour de l'orbite lunaire.

Anaïs Macleyn était professeur à la Faculté des Sciences Humaines de Neo-Paris depuis maintenant six ans et s'occupait de la branche d'Histoire Appliquée. A ce titre, elle devait accompagner une fois par an le groupe d'étudiants de maîtrise qui partait en voyage d'études et les aider à préparer leur thèse. Par un étrange hasard, ou par ironie du sort, cette année le sujet avait été la Guerre d'Un An.

Quinze ans après, les sentiments d'Anaïs sur cette guerre restaient fort mitigés : le conflit s'était terminé par la victoire du plus fort, la victoire de la force sur l'esprit. Mais était-ce vraiment cela ? N'était-ce pas plutôt la victoire de la raison sur la barbarie ? En fait personne n'était parvenu, après toutes ces années, à déterminer de quel côté s'était trouvé la justice ; tant d'interprétations et tant d'hypothèses ayant été formulées au fil des ans. La légitimité des aspirations de l'un s'était vue entachée par les moyens criminels entrepris pour y parvenir, et ces crimes avaient fourni à leur tour une justification suffisante pour une riposte foudroyante et implacable de la part de l'autre bord, dont les mœurs politiques étaient pourtant tout aussi discutables.

En temps de guerre, chacun des deux camps se dit représenter le Bien et associe le camp adverse au Mal... Qui détient la vérité ? Ou plutôt, qui peut réellement décider de qui est le Bien et qui est le Mal ? La fin du conflit seule en déciderait-elle en fin de compte, quelle que soit l'idéologie ? Le vainqueur doit-il obligatoirement figurer le Bien parce qu'il a triomphé de son adversaire ? Est-ce là la récompense obtenue pour toutes les souffrances endurées au cours de la lutte ? Qui d'entre la Fédération Terrienne et le Duché de Zeon avait réellement détenu la vérité, durant ces trois cent soixante trois jours de feu ?

«Madame, s'écria une voix féminine, on aperçoit la colonie !

_Mon Dieu... C'est énorme ! murmura quelqu'un.

_C'est... C'est bien plus impressionnant que je ne le croyais, fit une autre voix à l'autre bout de la cabine. »

Tout en se rappelant que c'était là le premier voyage dans l'espace pour la plupart de ses élèves, Anaïs se pencha vers tribord pour regarder à son tour la station coloniale qui emplissait à présent une bonne partie du champ de vision.

La station, de type Island 3 pour Troisième génération, se présentait sous la forme d'un immense cylindre aux extrémités hémisphériques de six kilomètres de diamètre pour de quarante de long. Bien sûr il existait d'autres modèles ayant une longueur différente : trente-deux, trente-six ou encore quarante-cinq kilomètres. La superficie intérieure était séparée en six zones égales sur toute la longueur : trois «plaines» habitables alternant avec trois parties vitrées dites «mers», lesquelles filtraient la lumière du soleil, reflétée par les gigantesques panneaux solaires fixés en diagonale à la base du cylindre. Les plaines étaient couvertes de bois, de forêts à travers lesquels coulaient des cours d'eau ; les centres urbains, petites taches grises dans ces océans de verdure, étaient pour leur part soigneusement disséminés afin de minimiser les perturbations de l'équilibre écologique de la station. La gravité était, elle, assurée par la rotation continue de la station sur son axe longitudinal.

Par ailleurs, les deux extrémités du cylindre se terminaient chacune par un appendice : les ports spatiaux, lesquels restaient fixes par rapport au plan du reste de la station, cela afin de maintenir en permanence un état d'apesanteur, environnement optimisé pour les docks spatiaux. A l'extrémité la plus importante, considérée comme la poupe, se trouvait également le bloc générateur, véritable centre vital. C'est là que se trouvaient le système de propulsion autonome de la station, de même que la station de régulation climatique et tous les autres systèmes indispensables à son bon fonctionnement. Enfin, de la base dudit bloc partaient à la verticale de gigantesques pilonnes reliés à un anneau orbitant à vingt-huit kilomètres autour de l'axe central. Ledit anneau avait pour fonction de relier entre eux les innombrables modules auxiliaires qui accompagnaient la rotation de la station.

«Madame, demanda un étudiant, ce sont bien les modules agricoles que l'on voit en bas, n'est-ce pas ?

_En effet, acquiesça-t-elle. C'est là que se trouvent les cultures hydropiques et que les habitants font élever leur cheptel, ou encore cultivent des céréales. Certains modules servent également à rééquilibrer la composition en air de l'atmosphère de la station ; d'autres servent de modules industriels. »

Ces stations, à la fois si paisibles et si accueillantes, elle en avait vu des dizaines s'embraser sous ses yeux, exploser en une myriade de débris, éparpillant tout leur entrailles dans le vide spatial. Anaïs referma les yeux de dégoût tandis que ces scènes repassaient devant ses yeux. Quinze ans que ces images revenaient parfois la hanter. Mais au fond, qui parmi ceux qui avaient assisté à de telles horreurs, pouvait bien les oublier ?

«Vous allez bien, Madame? s'inquiéta une jeune fille à sa gauche, vous êtes pâle…

_Tout va bien, Mereditt, merci. Juste un petit malaise... »

Anaïs se força à regarder de nouveau la station. Tout semblait si calme, si tranquille à travers les surfaces vitrées. Dans cinq ans, le Siècle Universel célébrerait son premier centenaire dans la joie et l'allégresse, pansant ses blessures antérieures et oblitérant de sa mémoire le souvenir des drames passés.

L'ère des colonies spatiales avait certes résolu le problème de la surpopulation et ouvert de nouvelles perspectives à l'Humanité, de nouveaux champs d'exploration ; mais en contrepartie elle avait fourni de nouveaux terrains de conflits, autant idéologiques que politiques. En fait, rien n'avait vraiment changé ; les rapports de force entre les forts et les opprimés restaient à peu près identiques, seuls changeaient les proportions, les moyens utilisés et l'échelle, à présent à l'échelon stellaire. A croire que les hommes étaient voués à répéter sans cesse les mêmes erreurs, comme si le temps n'avait aucun emprise sur eux...

Anaïs baissa les yeux sur le médaillon qui pendait à son cou et l'ouvrit. Il y avait deux photographies : à droite une récente, représentant un petit garçon de six ans, souriant, et qui en aurait bientôt seize. A gauche, une photo plus ancienne, jaunie, représentant un jeune homme dans sa vingtaine. Lentement, si lentement et si imperceptiblement qu'Anaïs même en fut surprise, une larme perla discrètement sur sa joue. Une larme unique, mais chargée de tant d'émotions, de tant de souvenirs, de tant de signification...

Une annonce vocale avertit les passagers de l'approche du spatioport de Swan Lake, la station 18 de Side-2. Anaïs fit mine de tourner la tête vers le hublot pour dissimuler son visage et boucla sa ceinture.