CHAPITRE 1

CHAPITRE 1

4 février 0078

Perdu dans ses pensées, Derek Richards ne vit pas le feu tricolore passer au vert, mais les voitures qui le suivaient se chargèrent de le lui rappeler en klaxonnant furieusement. Derek reprit ses esprits, démarra et passa en deuxième. Sa voiture, la réplique d'une Citroën Deux Chevaux de la moitié du 20è siècle répondit au quart de tour et traversa le carrefour en direction du quartier d'affaires. Comme à l'habitude, les autres conducteurs avaient du penser que la réplique devait être aussi primitive que l'original, mais Derek s'en moquait éperdument. Il est vrai que ce type de véhicule était devenu plutôt rare : la grande majorité des véhicules d'aujourd'hui était constituée par des véhicules à propulsion électrique ou Elecar pour Electric Car au design plus moderne. Les répliques n'étaient évidemment qu'une fantaisie du constructeur ou une offrande destinée aux nostalgiques des voitures anciennes : seules les carrosseries et le châssis étaient semblables puisque le moteur et les équipements intérieurs étaient modernes ! La plupart des modèles de répliques copiaient en général des véhicules américains de la seconde moitié du 20e, les années 50 à 70 ayant une cote de popularité prédominante. Dans ce lot, celle de Derek se démarquait par son originalité : un véhicule français sorti en 1948, très populaire pour avoir été l'une des premières voitures économiques du monde, à une époque où les voitures américaines, grosses consommatrices de carburant, attiraient les feux de la rampe. Toutefois, son design peu attractif faisait que la Citroën 2 Chevaux était souvent dénigrée au profit de contemporains plus attrayants. Derek, lui, l'avait choisi par fantaisie et par goût pour l'anticonformisme...

Le plan holographique affiché sur un coin de son pare-brise lui indiqua qu'il devait tourner deux rues plus loin sur la droite puis s'arrêter au numéro 335 de la 57è avenue. L'horloge en haut à gauche marqua dix-huit heures cinquante-six. Il n'était pas encore en retard mais il s'en fallait de peu.

L'adresse correspondait au «Mercury», un restaurant-cabaret «select» de la banlieue de Von Braun. Celui-ci avait été entièrement réservé à l'occasion de la première réunion de la Promotion 0073 de l'Institut des Etudes Socio-politiques Jules Michelet, établissement scolaire réputé pour l'excellence de son enseignement dans les sciences humaines et la géopolitique.

Le but de cette réunion était simple : cinq ans auparavant, à l'instigation des éléments les plus romantiques de leur promotion, les élèves des classes 101 et 102 avaient décidé de se retrouver tous les cinq ou dix ans pour voir où les chemins de la vie les auraient conduit. C'était là un moyen de garder ou de renouer le contact avec d'anciens camarades, d'évoquer le passé mais aussi de comparer et de réévaluer l'évolution de sa propre carrière ou son propre cheminement spirituel par rapport aux autres en échangeant souvenirs, idées, informations...

Bien que l'institut se situe dans un quartier voisin, il avait été décidé à l'époque de se retrouver dans un cadre plus intimiste et plus confortable. Le Mercury était l'endroit tout indiqué puisqu'il jouissait d'une excellente réputation, celle de l'un des cinq établissements préférés de la bourgeoisie d'affaire lunaire qui aimait se retrouver dans un cadre paisible et feutré.

Arrivé devant le club et ignorant volontairement le portier, Derek mit son clignotant à droite et s'engagea dans le parking privé du restaurant brillamment éclairé par les néons. Au nombre de voitures garées, il jugea qu'il devait figurer parmi les derniers arrivés. La plupart des véhicules étaient des Elecars mais parmi les quelques répliques présentes, une attira son attention en particulier alors qu'il se rangeait en bataille. Un coupé cabriolet Peugeot 408 à la livrée gris métallisée, modèle 2015...

«Jered... » murmura-t-il avec un sourire au coin des lèvres.

«Votre nom, s'il vous plaît, demanda poliment le réceptionniste.

«Thomson, Jered Thomson, répondis-je en présentant mon carton d'invitation.

_Merci monsieur. Le vestiaire est sur votre droite, la salle est au-dessus. »

Je le remerciais et me dirigeai comme indiqué vers les vestiaires où je confiai mon imperméable et mon attaché-case, après quoi je montai l'escalier mécanique.

Cela faisait bien exactement cinq ans que je n'avais pas mis les pieds à Von Braun. La cité lunaire n'avait pas trop changé et finalement je n'avais pas eu autant de mal à m'y retrouver que je ne l'avais craint dans la navette spatiale.

Von Braun, sur la face éclairée de la Lune, se situait près de la Mer de la Tranquillité, à quelques kilomètres seulement du site même où quelques siècles plus tôt, Neil Armstrong avait posé le premier pas historique. Depuis, l'endroit avait été classé site historique protégé et la construction de la première et de la plus grande cité lunaire s'était effectuée sous un cratère en bordure de la grande plaine lunaire. Les constructions emplissaient toute la superficie du cratère, une bonne partie des alentours et pouvaient s'étendre à plusieurs centaines de mètres sous terre, séparées en cinq niveaux, chacun pouvant atteindre jusqu'à cent mètres de haut. Bien entendu, l'ensemble de l'éclairage diurne était artificiel, fourni ici par de gigantesques projecteurs fixés au «plafond» et dont la luminosité déclinait en fin de journée pour simuler la tombée de la nuit.

De même, la gravité lunaire avait été amenée de 0.6G à 1G par l'installation d'unités de gravitation artificielle souterraines. Le système, beaucoup trop imposant et trop complexe pour être installé sur des astronefs, occupait une vaste zone située sous le dernier sous-sol et subissait une inspection quotidienne et une révision complète tous les trois mois.

Toutefois, certaines zones en bordure de la cité et en dehors du cratère s'affranchissaient de cette gravité pour des impératifs techniques. A l'instar de ses cités-soeurs, Von Braun avait été construite en tant que chantier spatial destiné à accueillir les premières infrastructures industrielles en vue de la construction des colonies. Au fur et à mesure que la construction des stations progressait et que le relais auprès des colonies était assuré par des astéroïdes déplacés depuis la Ceinture, l'urbanisation des cités lunaires avait suivi une courbe exponentielle causée par l'immigration constante d'ingénieurs, techniciens et de leurs familles, ainsi que par l'importance des installations industrielles disponibles. Aujourd'hui encore, la Lune restait l'un des plus grands centres industriels du Système Solaire et possédait un énorme poids économique.

Aussi, disait-on parfois en exagérant que sortir de l'institut Michelet sur Von Braun équivalait presque à sortir de Harvard ou du Massachussetts Institute of Technology . On y entrait après l'école primaire et on en ressortait sept ans plus tard à dix-huit ans, avec un diplôme reconnu par toutes les institutions et qui vous ouvraient la plupart des portes des grandes entreprises. De fait, la réalité était tout autre puisque ce statut n'était reconnu qu'au sein des colonies ; la Terre fonctionnait sur un système de valeurs différent où l'Institut Michelet était considéré comme un établissement privé de second ordre ! Cela était suffisant pour refroidir les élèves de l'institut malgré son nom ronflant, pour qu'ils ne se prennent pas trop au sérieux et ne tombent dans l'élitisme.

Dix-huit heures cinquante-six. Je détachai mon regard de ma montre et, après avoir poussé un grand soupir, je passai le portail de verre permettant l'accès à la salle principale. La salle, de grandes dimensions et au plafond bas, était plongée dans une douce pénombre, interrompue ça et là par quelques îlots de lumière, lampes murales ou aquariums discrètement éclairés. Les tables circulaires étaient disposées par groupes de trois, séparées chacune par une armature courbe vaguement en forme d'Y supportant les banquettes et les bacs de fleurs. Les fauteuils et banquettes confortablement rembourrés étaient recouverts de velours rouge tirant sur le bordeaux et les tables en verre supportaient en leur centre une petite lampe basse qui diffusait une lumière tamisée. Des haut-parleurs habilement camouflés dispensaient également une douce musique de fond, du jazz vraisemblablement.

Tout dans le restaurant-cabaret, jusqu'au tapis moelleux et épais qui étouffait les bruits de pas, inspirait un luxe dépassé qui n'allait pas sans évoquer celui de clubs et salons de la moitié du 20è siècle. Dans le coin le plus sombre de la salle, un écran projetait un documentaire sur les merveilles naturelles de la Terre et de l'espace, tandis qu'à l'opposé de la salle, plus éclairée, quelques foyers de discussions allaient déjà bon train.

«Hé ! Regardez qui voilà, fit une voix. Jered ! Par ici ! »

Je distinguai à six mètres de moi une main s'agiter dans la pénombre et concluais qu'il me serait difficile d'ignorer cette invitation. Tandis que je me dirigeai vers la table, j'en profitais pour saluer au passage plusieurs personnes. En quelques instants, je retrouvais avec bonheur et nostalgie cinq années de joie à travers les visages de mes anciens camarades. Peu avaient vraiment changé et ils étaient tous sur leur «trente et un» pour la circonstance.

Autour de la table faiblement éclairée, je retrouvais une demi-douzaine de connaissances de ma propre classe.

«Jered ! s'écria celui qui se nommait Melvin Thornsen. Comment vas-tu ? Tu reconnais Aisha, Marine, Sandy et Foster ?

_Tu me prends pour qui ? répondis-je en souriant. Mais ça fait un bail. Ma mémoire ne doit plus être aussi bonne, j'ai eu du mal à reconnaître certains. Alors... qu'est-ce que vous devenez ?

_Oh, tout et rien, répondit Melvin. Nous étions justement en train de parler des circonstances qui nous ont menés à nos emplois respectifs. Pour résumer, je travaille désormais dans le secteur financier sur Side-5. Foster est professeur de lettres à l'université de Side-1, Sandy est dans les assurances sur Von Braun même et Aisha, experte juridique sur Terre. Quant à Marine, elle est devenue styliste de mode et... »

Je souriais, plus occupé à détailler les traits de chacun qu'à écouter le discours de Melvin. Ils étaient tels que dans mes souvenirs. Mel avait toujours eu un don pour la rhétorique et la persuasion et nous avions toujours pensé qu'il serait avocat. Manifestement l'appel exercé par le monde des finances avait dû être plus fort. A l'inverse, Aisha Rosenberg, une Tunisienne d'une très grande beauté, avait atteint l'objectif qu'elle s'était fixé. Même Sandra Qweyss était entrée dans l'entreprise de son père, ce qui faisait de Foster Neuman, l'ex-capitaine de notre équipe de football, le seul à se trouver aux antipodes de ce qu'il avait été. Marine Jensen était mon ex-petite amie. Enfin, la seule que la rumeur m'ait prêté, parce qu'elle était celle qui m'avait supporté le plus longtemps. Je tentais d'intercepter son regard pour évaluer son humeur du moment, mais elle semblait éviter de me regarder dans les yeux.

«...

_Pardon ? demandai-je poliment.

_Je te demandais ce que tu faisais, répéta Sandra.

_Oh, pas grand chose. Je travaille maintenant au… »

Une vive clameur m'interrompit au milieu de ma phrase. Un jeune homme blond, grand et mince venait de faire son apparition devant l'entrée et c'est avec joie que je reconnus le nouvel arrivant. Je m'apprêtais à me lever pour aller rejoindre quand il fendit l'assistance pour venir me retrouver, délaissant ceux qui venaient de l'accueillir.

«Alors, c'est à toi la poubelle grise dans le parking ?

_Derek ! Comment vas-tu ? dis-je en lui donnant l'accolade.

_Bien. » répondit-il en rejoignant notre table tout en distribuant des salutations en chemin.

Derek Richards avait été, cinq ans durant, le talentueux et charismatique rédacteur en chef de notre journal scolaire. D'une éducation irréprochable, Derek était issu d'une famille de banquiers mais avait hérité ses dons littéraires de sa mère, auteur renommée. Ce qui pourtant marquait son entourage, c'était surtout son charme : son regard gris acier et son sourire avait fait chavirer plus d'une fille et on l'avait souvent catalogué comme la coqueluche de l'Institut. Pourtant, Derek était timide de nature. Couvé par sa mère et ses sœurs, il avait eu beaucoup de mal à se démarquer de cette influence, j'étais très bien placé pour le savoir : j'étais son meilleur ami. Il lui avait fallu du temps pour normaliser ses relations avec les autres garçons, encore plus avec les filles qu'il fuyait au départ. Puis, dans le but d'affirmer sa virilité, il avait pratiqué toutes sortes de sports de combat, mais cela n'avait fait qu'attirer encore plus les filles ! Il lui avait quand même fallu quelques années avant de finir par s'accepter tel qu'il était et commencer à courir les filles avec succès !

«Franchement, fit-il avec un sourire éclatant sur le visage, vous ne pouvez pas savoir à quel point ça me fait foutrement plaisir de vous revoir après tout ce temps !

_Ça ne fait que cinq ans, rétorqua Aisha. A t'entendre, on dirait que tu ne nous as pas vu depuis deux cents ans. Enfin, je suis moi aussi heureuse de te revoir. »

Elle se leva pour le saluer et tous imitèrent son exemple.

«Combien sont présents ce soir ? demanda-t-il en s'asseyant.

_D'après le maître d'hôtel, il manquait encore cinq personnes sur la liste, dont Jered et toi. Edouard nous a dit que Moira, Quoc, Gunter et Hamdi seront absents. On n'a pas réussi à les joindre ou ils ne peuvent pas venir pour des raisons professionnelles. A part ça, les deux classes de la promotion 0073 sont presque toutes au complet. Tiens, d'ailleurs voilà Edouard qui se lève. »

En effet, la musique venait de s'interrompre et la lumière se fit un peu plus vive. Notre ancien délégué des élèves Edouard Lebaron se leva en réclamant l'attention de tous.

«Mesdames, mesdemoiselles, messieurs. Maintenant qu'il est dix-neuf heures et que nous sommes à peu près au complet, la soirée va pouvoir commencer. Tout d'abord, j'aimerais tous vous remercier d'avoir pu venir ce soir, et surtout de ne pas avoir oublié notre promesse. Voilà cinq ans précisément que nous avons quitté l'Institut Michelet et il est certes prématuré pour parler d'expériences ou d'évolution mais il ne fait aucun doute que nos destinées nous ont déjà aiguillés sur des voies considérablement différentes les unes des autres. L'avenir nous réserve encore beaucoup d'inconnues, mais profitons de l'instant présent pour partager ce que nous avons en commun et forger notre expérience. J'espère que cette soirée sera la première d'une longue lignée. Mesdemoiselles, mesdames pour certaines, et messieurs, je porte un toast. A la plus noble des valeurs humaines : l'amitié. »

Des serveurs, comme dans l'ancien temps, passèrent entre les tables pour servir des coupes de champagne. Nous nous levâmes tous et, presque synchroniquement, nous brandîmes nos verres pour le toast. Puis, comme sur un signal, tous portèrent la coupe à leurs lèvres.

«Oh, un dernier détail, fit Edouard dès qu'il eut terminé sa coupe. Le menu a été composé par le père de notre camarade Austin Lasserre, maître-chef au Lucas-Carton à Paris, qui a généreusement accepté d'être spécialement attaché au Mercury pour la soirée.

_Eh bien, fit Mel en se rasseyant, ils ont mis les moyens !

_Dis surtout qu'Austin n'a jamais manqué une occasion d'épater la galerie, fit remarquer Derek. On dit que son père est l'un des meilleurs cuisiniers du monde. Les journalistes sont unanimes là-dessus, j'en sais quelque chose.

_Ah ? Tu as finalement décidé de poursuivre dans la même voie ? demanda Sandra.

_En effet, depuis deux ans je suis journaliste pour ILBN.

_Hoho, la deuxième chaîne télévisée lunaire, fis-je. Comment as-tu persuadé tes parents de te retirer ta laisse?»

Derek me jeta un regard de cote en prenant l'air contrit.

«Tiens, justement nous étions en train de parler carrière professionnelle avant que tu n'arrives, reprit Foster. Figure-toi que Melvin est courtier à la bourse de Side-5, Aisha est conseillère juridique et Sandy est dans les assurances. Quant à moi, tu vas rire mais je suis prof de langues à la faculté de Side-1.

_Et nous en étions donc à Jered, poursuivit Sandy.

_Oh moi, vous savez, je ne suis qu'un... »

Au moment ou je m'apprêtais de nouveau à parler, une nouvelle clameur se fit derrière nous.

«Décidément le sort se ligue contre moi pour que...

_C'est Anaïs!» laissa tomber Mel, subjugué.

Suivant son exemple, je me retournai à mon tour vers l'entrée où venait de faire son apparition celle qu'autrefois tous les garçons avaient élu sex-symbol de l'institut et incarnation de l'idéal féminin... sans qu'aucun d'entre nous ne soit jamais parvenu à obtenir ses faveurs. La vérité, qui nous avait tous plongé dans le désespoir et la stupeur lorsque nous l'avions appris, était simple : elle en aimait déjà un autre ! Aussi belle que cultivée, Anaïs Macleyn était toutefois tout sauf une mangeuse d'hommes ; au contraire, elle fuyait les garçons qui la harcelaient. Pourtant, rien dans ses manières n'avait jamais suggéré une attitude aguichante ou quoique ce soit ; elle paraissait toujours calme et réservée, s'habillait avec goût et discrétion, mais pour son plus grand malheur, sa popularité venait essentiellement de son physique.

Consciente de l'attraction qu'elle exerçait, elle avait tout d'abord opté pour un comportement de refus poli et réservé puis, en désespoir de cause, ayant échoué à se rendre repoussante sur le plan physique et vestimentaire, elle avait appris les arts martiaux, pas pour les mêmes raisons que Derek, et avait adopté un comportement agressif, franchement plus hostile. Les gars ne l'avaient tout d'abord pas prise au sérieux, jusqu'à ce qu'il y ait quelques côtes cassées dans les rangs. La gent masculine avait alors opéré un retrait stratégique mais n'avait pas abandonné pour autant, observant prudemment sa proie d'un peu plus loin et guettant le moindre signe de faiblesse.

Cinq ans après, l'âge n'avait fait que l'embellir ; ses splendides cheveux bruns s'étalaient en cascades sur ses épaules, mettant en valeur l'harmonieux ovale de son visage. Ses magnifiques yeux verts, son nez délicatement dessiné et sa petite bouche étaient rehaussés par un maquillage discret. Mais ses traits n'avaient pas vraiment changé, tout juste avaient-ils gagné en maturité, donnant à son visage une expression plus déterminée. Elle portait un fourreau d'un noir de jais, fendu sur le côté droit, qui ne dissimulait pas grand chose de ses formes. La robe était très classique, assez sobre en comparaison des riches toilettes aux couleurs extravagantes que portaient certaines filles, mais Anaïs aurait parut charmante et exquise même vêtue d'un sac de patates ! Le fourreau montait jusqu'au col mais restait généreusement échancré dans le dos tandis que la taille était serrée par une ceinture de soie argentée, de la même couleur que le foulard qu'elle portait autour du cou ; une broche en or ornée d'une émeraude épinglée sur sa poitrine était sa seule parure, mais elle était aussi belle qu'avait du l'être... Hélène de Troie.

Réalisant qu'il était impoli de fixer une femme aussi intensément, je détournai la tète pour m'apercevoir avec stupéfaction que tous les autres gars ne se privaient pas pour la déshabiller des yeux ! Lorsque je la regardai de nouveau, toute joie avait fui de son visage pour faire place à la gêne.

«Vous saviez qu'elle était devenue mannequin ? s'enquit Melvin.

_C'était couru d'avance, dit Aisha avec une moue boudeuse.

_C'est la nouvelle étoile montante de la mode. Elle est l'une des cinq mannequins les plus convoitées actuellement, annonça fièrement Derek. Mon rédacteur en chef m'a littéralement sauté dessus lorsqu'il a appris que je la connaissais personnellement.

_Vous voulez que je l'invite à notre table ? demanda Marine en se levant. N'oubliez pas que c'est ma meilleure amie et qu'elle porte aussi quelques-unes unes des robes que j'ai dessinées.

_Ah oui ? J'ignorais qu'elle avait un contrat avec... »

La discussion fut interrompue par une annonce au microphone.

«Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, reprit Edouard qui venait de s'approcher d'Anaïs en la saisissant cavalièrement par la taille, Mademoiselle Macleyn venant tout juste d'arriver et n'ayant pas assisté à notre précédent toast, je saisis l'occasion pour vous en proposer un nouveau : à la plus belle femme du m.. »

Mais il ne termina pas sa phrase : Anaïs lui envoya son coude dans l'estomac et déclina poliment l'invitation sous l'hilarité générale.

«Elle ne faisait pas du karaté au fait ? demanda Melvin.

_Pas du karaté, du Kung-fu, rectifiais-je. »

Tandis que les autres plaisantaient sur la mémoire éléphantesque qui avait fait ma réputation, mon attention se fixa de nouveau sur la jeune femme qui avait fait son apparition quelques instants auparavant, focalisant tous les regards et interrompant toutes les conversations. Cinq ans après, il y avait toujours chez elle ce petit «quelque chose» qui la faisait rayonner dès qu'elle paraissait. Ce n'était ni le maquillage, ni sa robe ou son style. Il y avait un je-ne-sais-quoi d'indéfinissable dans ses gestes, sa façon de se mouvoir, quelque chose de...

«Magique. » murmura Derek comme s'il avait lu dans mes pensées. Je me retournai vers lui, interloqué.

«C'est bien le mot auquel tu pensais, non ? »

Je hochais la tête, admiratif.

«Et donc ? Tu disais ? poursuivit-il.

_Ah... Je suis analyste et consultant en géopolitique militaire.

_Ah ? intervint Melvin. On aurait plutôt cru que tu deviendrais prof d'histoire. Et tu travailles pour qui ?

_Je suis consultant civil pour le compte de l'armée de Side-3.

_Zeon... ? lâcha Aisha en fronçant les sourcils. Tu travailles pour cette bande de schizophrènes ?

_Allons... Faut pas exagérer non plus, dis-je sur la défensive, voyant se profiler à l'horizon une discussion qui menaçait de devenir houleuse. Tu ne vas quand même pas soutenir devant moi la politique gouvernementale à l'encontre des colonies, non ?

_Elle dure depuis des années et n'a pas cessé d'empirer, poursuivit Foster. Il fallait bien que cela pète un jour quelque part.

_Mais les milieux politiques et financiers sont très inquiets de la politique extérieure de Side-3, avança Melvin.

_Ah ouais? coupa Foster en lui jetant un regard acéré. Il me semble pourtant que Zeon a le taux de croissance le plus élevé, non? Les investisseurs devraient plutôt leur tendre les bras...

_Messieurs, commença Sandra avec timidité. Je ne crois pas que nous devrions commencer à nous disputer sur ce sujet. Il est certes épineux mais nous ne sommes pas sur un ring de boxe, et la soirée vient à peine de commencer. Je propose que nous évitions d'aborder de nouveau la question, d'accord ? »

Side-3, autrement dit Duché de Zeon, était la colonie spatiale la plus éloignée de la Terre et orbitait autour du Point Lagrange 2, au-delà de la face cachée de la Lune. De ce fait elle avait été, plus que toute autre colonie, la plus éloignée de la sphère d'influence gouvernementale et la plus susceptible de céder à la tentation indépendantiste. Mais à proprement parler, cela faisait bien une quinzaine d'années que Side-3 était déjà politiquement autonome. Depuis, le Duché de Zeon n'avait cessé de constituer un sujet de controverse et de dissension au sein de l'opinion publique tant sur Terre que dans les colonies. Il y avait ceux qui étaient pour, ceux qui étaient contre, et ceux qui ne savaient quoi penser.

La première fois qu'il avait été question d'indépendance au sein des colonies spatiales, ce fut avec Zeon Zum Daikun, philosophe et homme politique né sur Side-2. Installé sur Side-3 dès 0052, il avait commencé par mener une politique offensive, exhortant les colonies à s'émanciper et à se constituer en nations indépendantes. Puis, mêlant l'«Elsem», un mouvement de pensée considérant la Terre comme le berceau que l'Humanité, devenue adulte, se devait de quitter, Zeon Daikun changea de tactique et développa le «Contolisme». Les colonies spatiales devenaient la terre promise, tremplin vers les étoiles et berceau d'une nouvelle révolution qui ne pouvait que mener l'Humanité à gravir une nouvelle marche sur l'échelle de l'évolution biologique. La Terre, quant à elle, devenait un sanctuaire sacré que l'homme devait laisser vierge de toute occupation. Ce message fut cependant déformé plusieurs années plus tard, la Terre devenant le symbole de la décadence et de la corruption. Certains radicaux n'hésitèrent pas par la suite à prétendre que la gravité enchaînait les esprits de ceux qui y vivaient trop longtemps, les empêchant d'évoluer ! La nouvelle approche de Zeon Daikun avait trouvé une grande audience auprès des Spacenoïds, les natifs de l'espace. Mais cet engouement était loin d'être aussi spontané et aussi nouveau qu'on le laissait bien croire : il profitait du mécontentement toujours croissant suscité par la politique du gouvernement fédéral en matière de politique coloniale. Autoritaire et jaloux de ses prérogatives, le gouvernement fédéral donnait l'absolue priorité à la Terre dans tous les domaines : recherche, industrie, aide financière, avantages sociaux et fiscaux. Par ailleurs, l'accession à la Terre nécessitait désormais un visa d'entrée, qui au fil des ans devenait de plus en plus difficile à obtenir, très souvent refusé pour des raisons sociales ou professionnelles. Cette politique d'exclusion, car c'en était bien une, n'avait fait que conforter les Spacenoïds dans l'idée que les Earthnoïds, ou natifs de la Terre, tenaient à se constituer en élite et faire de la planète leur domaine privé. Ce qui malheureusement reflétait assez bien la réalité...

En 0058, Zeon Daikun proclama officiellement la constitution de Side-3 en république, que l'opinion ne tarda pas à baptiser République de Zeon. Fortement appuyée par les milieux politiques coloniaux et quelques grands groupes industriels séduits par son programme libéraliste, la république prospéra rapidement, drainant les cerveaux les plus brillant du moment, les industries de pointe, et la sympathie croissante des ressortissants d'autres colonies avides de suivre son exemple. La Fédération, bien qu'ayant refusé de reconnaître cette pseudo-indépendance, se trouvait dans l'impossibilité de recouvrer le contrôle de la colonie à moins de déployer d'énormes moyens militaires, programme trop coûteux qu'elle ne pouvait se permettre. Elle tenta d'abord un blocus, puis devant son échec, décida de renforcer la pression économique sur les colonies spatiales et de soumettre Side-3 à de multiples handicaps politiques et financiers. Toute manifestation d'émancipation sur d'autres colonies étant violemment réprimée par la police et l'armée fédérale, l'armée de défense de Side-3 se constitua en armée nationale en 0062. Le fossé ne cessait de se creuser et sans le soutien officieux de certaines colonies et de la Lune, la jeune république n'aurait pas pu espérer survivre. Toutefois Zeon Daikun ne désespérait pas de renouer le dialogue avec la Fédération et tenta de multiples approches tout au long des années.

Le contact fut rompu fin octobre 0068 lorsque Zeon Daikun mourut des suites d'une longue maladie plus que suspecte. Le bruit avait couru que Degwin Sod Zabi, son plus proche collaborateur, l'avait fait empoisonner. Mais aucune enquête ne fut ouverte et aucun fait ne vint corroborer ou infirmer cette hypothèse, et pour cause : Degwin Zabi fut nommé successeur de Zeon Daikun à la tête du gouvernement. Certains diront qu'il aurait fait pression sur les députés ou versé des pots de vin pour obtenir la majorité, les plus mauvaises langues allèrent jusqu'à prétendre qu'il avait procédé à un coup d'état parlementaire pour s'assurer de force la majorité des voix.

Le 15 août 0069, Degwin Sod Zabi dissolu l'assemblée et proclama le Duché de Zeon, se nommant lui-même Grand Duc. Profitant de l'assassinat de son second fils Sazro par une branche extrémiste de l'opposition, Degwin Zabi et son fils aîné Gihren engagèrent une vaste campagne de répression contre leurs adversaires. Mais à partir de là, les informations sur la situation devenaient sujettes à caution : les deux années qui suivirent furent secouées par de graves troubles politiques et plusieurs vagues de terrorisme. Il était généralement admis que la famille Zabi avait profité de ces deux années pour consolider son pouvoir en procédant ni plus ni moins qu'à une vaste purge au sein de l'organe politique, écartant du pouvoir, puis éliminant systématiquement tous les anciens collaborateurs et partisans de Zeon Daikun. Progressivement il devint clair aux yeux des spécialistes que le jeu des services secrets, les luttes d'influence, les liquidations masquées et autres chantages sous le manteau avaient fini par donner un nouveau visage au paysage politique de la colonie, transformant la paisible république en principauté militaire sans que la population en prenne réellement conscience.

Le gouvernement fédéral s'était contenté de laisser faire en se montrant sarcastique et sous-estimant la situation. Mais il lui fallut admettre son erreur lorsqu'en 0072 le Duché de Zeon procéda à l'aménagement de l'astéroïde Axis dans la Ceinture, directement sur la route de Jupiter, constituant ainsi une menace directe contre le monopole du transport de l'Hélium 3. Curieusement dès cette époque la, le nom de Zeon commençait à devenir un terme générique, servant plus à désigner l'entité politique que le personnage lui-même, au risque de ternir l'image de l'éminent homme.

La polémique actuelle provenait essentiellement des orientations de Side-3. Consciente qu'une politique de conciliation suivant le modèle de Zeon Daikun ne parviendrait pas à faire fléchir la Fédération, la famille Zabi avait adopté une ligne offensive pour faire admettre ses idées indépendantistes, voire les répandre. Cela se traduisait par une propagande intense destinée à rallier les autres colonies à sa cause, en faisant du Duché le porte-drapeau de l'indépendantisme, le champion des colonies opprimées ! Par ailleurs, le vaste programme de réforme économique amorcé avec succès depuis 0061 faisait de Side-3 la colonie ayant le niveau de vie et le taux de croissance le plus élevé dans tout le Système, possédant une industrie de recherche et de pointe beaucoup plus avancée que partout ailleurs. Tout les facteurs étaient donc présents pour séduire une très large audience au sein des colonies ; et cette audience était en constante augmentation. La sphère d'influence du duché ne cessait de s'étendre chaque jour et de plus en plus de Spacenoïds adhérant aux idées de Zeon émigraient sur Side-3.

A l'inverse, la Terre ainsi que les colonies restées fidèles critiquaient ouvertement l'assise politique des Zabi, n'hésitant pas à diffuser de fausses informations, lancer des campagnes de propagande voire à ourdir des machinations pour discréditer la colonie, comme cela avait été découvert puis exploité par le contre-espionnage de Zeon. Le Duché d'ailleurs ne se privait pas non plus pour lancer de fausses informations destinées à leurrer le gouvernement fédéral ou à encourager la propagande au sein de sa colonie pour dresser la population contre la Terre et ses ressortissants. Les actions de l'un comme de l'autre se limitaient à jeter le discrédit sur l'adversaire par le biais de machinations, qui se retournait contre eux quand la ruse était éventée. Assistant à ces échanges qui tenaient plus d'un furieux match de boxe qu'à des échanges politiques, la majorité des Spacenoïds restait dubitative, ne sachant trop de quel côté se ranger.

« Mais comment as-tu fait pour t'embringuer là-dedans, surtout avec cette bande de fous qu'est l'armée de Side-3...

_Aisha..., insista Sandra en tirant sur sa manche.

_Avec tes références, tu aurais pu trouver autre chose que...

_Ce ne sont pas tes oignons !

_Eh ! Pas la peine de s'énerver, je ne faisais que poser une question !

_Pouvons-nous nous asseoir ? »

C'était Marine qui revenait, accompagnée d'Anaïs.

«Je vous en prie, répondis-je en me levant. Ça tombe bien, il faut que j'aille au bar ! Prenez ma place... »

Conscientes qu'un froid s'était installé à la table, Anaïs et Marine se regardèrent, perplexes.

«Ce n'est pas moi qui le mets dans cet état, j'espère ? hasarda Anaïs.

_Si, si, glissa Foster en une pitoyable tentative de plaisanterie.

_Non... » coupai-je. Je lui jetai un regard menaçant et m'éloignai vers le comptoir avec mon verre.

Quelques minutes plus tard, Marine vint me retrouver au bar.

«Alors ? glissa-t-elle maladroitement. Qu'est-ce qui t'as pris ?

_Oh, rien. Tu sais que la politique m'a toujours rendu chatouilleux. Je n'ai pas de vraies convictions, mais j'ai ma fierté. »

Un silence gêné s'installa entre nous. Je voulais lui dire certaines choses à propos de nous deux, mais je ne savais pas par quoi commencer, ni comment. Après notre rupture, elle ne m'avait presque plus adressé la parole pendant des mois. D'une certaine façon, ça avait été ma faute. Depuis le premier jour où j'avais vu Anaïs, j'étais tombe raide comme tous les autres mecs. Elle était... Elle était un peu comme ces filles magnifiques qu'on ne voit qu'au cinéma ou dans les magazines, dont on doute jusqu'à leur existence, tellement elles vous semblent irréelles. Comme tous les gars de l'Institut Michelet, j'étais fou d'elle, mais contrairement à certains, je n'avais pas tenté ma chance. J'avais eu peur de me faire éconduire, crainte justifiée car tel avait été le destin de tous ses soupirants, or je ne tenais pas à subir ce triste sort car j'ignorais à l'époque si j'aurais pu le supporter. Derek était du même avis. Au bout de deux ans, devant cet amour inaccessible, nous nous étions donc résignés, lorsque Marine avait fait irruption dans ma vie.

Marine n'était pas vilaine, en fait elle était même très mignonne, la rumeur la classait quatrième au classement officieux des plus jolies filles de l'institut. Nous étions sortis ensemble pendant un an et demi, ce qui m'avait permis d'entrer dans le cercle des intimes d'Anaïs, et puis nous avions rompu brutalement. Nous avions par la suite eu une explication et vers la fin, nous étions à peu près parvenus à avoir des rapports amicaux mais le diplôme de fin d'études nous avait à nouveau séparé. Depuis, je ne l'avais pas revue.

«Ecoute, commençai-je, je sais que ça va paraître bizarre après tout ce temps mais... Comment dire ? Je ne sais plus si à l'époque je t'ai présenté des excuses en bonne et due forme. Je ne crois pas, alors je voudrais en profiter maintenant pour le faire... »

Marine écarquilla tout d'abord les yeux tandis qu'une interrogation muette se formait sur ses lèvres. Je crus lire dans son regard successivement de la surprise et de l'incrédulité, puis de la commisération.

«Jered, ça date d'il y a cinq ans ! Je croyais que nous avions réglé la question. Ne me dis pas que tu y penses encore et que tu es rongé par les remords ? »

Je sursautais, vexé, mais elle éclata de rire.

«Je plaisantais ! Mais ne me dis pas que tu y songes encore, quand même ? Ah ! C'est vrai, j'oubliais ta mémoire phénoménale : ça te trotte encore dans la tête ?. Tu sais, ce n'était vraiment pas ta faute, mais si ça te gêne autant que ça, on peut en parler. Peut-être qu'après tout nous n'étions pas faits l'un pour l'autre... »

Je m'apprêtais à formuler une protestation mais elle posa son index sur mes lèvres, puis releva la tête en souriant.

«Et puis d'abord, je ne suis pas venue pour t'écouter ruminer sur le passé. Les autres m'ont demandé de venir te chercher.

_Les autres ? Ce ne sont que des culs-terreux, des couillons d'Earthnoïds stupides et bornés.

_Ce sont nos amis. Et puis tu sais qu'ils ne sont pas tous comme ça. Allez, Mel et Aisha s'excusent, ils veulent que tu reviennes t'asseoir.

_Pas moi, grimaçais-je. En fait, j'ai envie de me barrer.

_Si tu fais ça, tu pourras toujours courir pour que j'accepte tes excuses ! La soirée ne fait que commencer et le dîner n'est même pas servi ; tu peux bien mettre ta susceptibilité de côté pour une fois et revenir t'asseoir, non ? »

Je soupirais profondément en marmonnant des imprécations.

«O.K. allons-y, répondis-je en ramassant mon verre. »

Lorsque je regagnais la table, une demi-douzaine de personnes avait rejoint notre petit cercle pendant notre absence et discutaient avec animation. Je m'assis distraitement entre Foster et Sandra, Marine s'assit à l'autre opposé, à côté d'Anaïs. J'aurais voulu continuer à discuter avec elle en privé, mais Derek avait anticipé mon petit manège et il me glissa un verre dans les mains. Vous n'êtes pas seuls dans cette salle, semblaient dire ses yeux, c'est une réunion d'anciens élèves et si vous voulez roucouler, faites-le ailleurs. Vaincu par la perspicacité de mon ami, je me détournai de mon ex-petite amie et tentais d'entrer dans la conversation

«Hé, Jered, me glissa Foster, tu savais qu'Anaïs avait maintenant un brevet de pilote ?

_Euh... non, répondis-je distraitement. »

Je laissai mon regard errer un peu dans la salle, observant les autres tables. Je trouvais amusant et curieux de constater qu'on retrouvait les mêmes «clans» qu'autrefois, comme si ces cinq années de séparation n'avaient été qu'un rêve. Marine devait avoir raison, nous avions réglé la question il y a longtemps ; mais je ne lui avais pas tout dit et je n'avais toujours pas la conscience tranquille. Je secouais la tète pour chasser ses pensées de mon esprit et me retournai de nouveau vers les autres, mais le sujet avait encore évolué et j'étais de nouveau perdu.

«... et mon cousin qui est dans les Forces Fédérales m'a dit qu'Anaïs avait effectué son service militaire dans les forces aériennes !

_Tu déconnes ? s'écria une voix.

_Je t'en prie, protesta Anaïs, ce n'était pas la peine de le crier sur tous les toits !

_Mais c'est incroyable ! s'exclama quelqu'un. Qui pourrait croire qu'une fille aussi fragile aurait pu...

Fragile, Anaïs ? Elle faisait du kung-fu ! Je jetai un regard à la ronde, détaillant ces sangsues qui buvaient ses paroles. Au moment où mon regard se posa sur elle, Anaïs tourna la tête dans ma direction un bref instant. Un regard bref dans lequel se lisait une détresse et une prière silencieuse...

«Mais au fait, claironna Foster. Si je me souviens bien, il y a d'autres pilotes dans la salle, non ?

_Mais c'est vrai ! renchérit Sandra, Qui a été le premier à obtenir son brevet civil, déjà ? C'était pas Youri?

_Tu n'y es pas. Le premier, c'est Jered, rectifia un autre, pas vrai ?

_En effet, répondis-je laconiquement. »

Et j'ai aussi un redoutable brevet militaire, complétai-je mentalement, le nez plongé dans mon verre.

Derek dut avoir le pressentiment qu'il fallait absolument détourner le sujet et orienta aussitôt la discussion sur les voitures, mais un regard furtif de temps à autres me disait qu'une question lui brûlait les lèvres : dans quel corps d'armée as-tu fait ton service ? Pour ma part, je me contentais de fixer les yeux sur mon verre de Martini, observant le ballet qu'exécutaient les glaçons dans le liquide ambré.

Je ne tenais pas à alarmer inutilement mon ami, mais il existait d'autres rumeurs persistantes qui couraient dans les ministères sans toutefois sortir de Side-3. Le Duché de Zeon se préparait pour la guerre à une allure vertigineuse, réorganisant entièrement la structure de son armée, accélérant la production et la reconversion complète de son arsenal militaire. Il était aussi question d'une arme nouvelle et totalement révolutionnaire ; celle-ci existait bien, j'étais particulièrement bien placé pour le savoir. L'atmosphère au sein du ministère de la guerre s'était nettement durcie ces derniers mois, on parlait d'officiers et de techniciens partis pour on-ne-sait-quelle station et qu'on ne revoyait plus jamais.

Naturellement, l'armée faisait preuve d'un remarquable mutisme : les familles des «disparus» étaient laissées dans l'ignorance, qu'ils soient parents ou conjoints, les rumeurs étaient systématiquement dénigrées tandis que le contre-espionnage répandait lui-même de faux bruits afin de brouiller les pistes. Les informations relatives aux activités militaires étaient plus sévèrement contrôlées que jamais et les petits génies informatiques trop curieux, activement pourchassés, et même physiquement éliminés par les services de contre-espionnage.

En regardant attentivement en arrière, je m'apercevais que cette situation durait depuis déjà quelques années. Combien, je n'aurais su le dire. Fallait-il croire qu'à force de vivre dans une société soumise à un stress important, on finissait par perdre la notion du temps ? Par ne plus savoir ce que sont calme et tranquillité, de sorte que l'on développe une accoutumance à la paranoïa environnante, la faisant paraître du coup comme étant la normalité ? J'essayai à nouveau de me souvenir quand tout ce cirque avait bien pu commencer, mais je n'y parvins pas. Deux ans, cinq ans… ? Peut-être même cela avait-il commencé au moment de l'accession au pouvoir du duc Degwin Zabi, dix ans auparavant ? Si cela était vrai, cela voulait dire que Zabi préméditait son coup depuis si longtemps, et que dès cette époque, il avait pris des dispositions en prévision des dix années à venir ? C'était une idée démente. Cela ne tenait pas de l'intuition mais carrément de la précognition !

Une nouvelle annonce par microphone me tira enfin de mes réflexions. Lebaron nous annonçait que la salle des banquets était prête et que nous pouvions gagner nos places. Profitant de cette occasion, je me dissolvais dans la foule qui se pressait pour la ripaille, noyant dans le flot humain mes doutes et mes inquiétudes.