CHAPITRE 1
4 février 0078
Le plan holographique affiché sur un coin de son pare-brise lui indiqua
qu'il devait tourner deux rues plus loin sur la droite puis s'arrêter au numéro
335 de la 57è avenue. L'horloge en haut à gauche marqua dix-huit heures
cinquante-six. Il n'était pas encore en retard mais il s'en fallait de peu.
L'adresse correspondait au «Mercury», un restaurant-cabaret «select»
de la banlieue de Von Braun. Celui-ci avait été entièrement réservé à l'occasion de la première réunion de la
Promotion 0073 de l'Institut des Etudes Socio-politiques Jules Michelet, établissement
scolaire réputé pour l'excellence de son enseignement dans les sciences
humaines et la géopolitique.
Le but de cette réunion était simple : cinq ans auparavant, à
l'instigation des éléments les plus romantiques de leur promotion, les élèves
des classes 101 et 102 avaient décidé de se retrouver tous les cinq ou dix ans
pour voir où les chemins de la vie les auraient conduit. C'était là un
moyen de garder ou de renouer le contact avec d'anciens camarades, d'évoquer
le passé mais aussi de comparer et de réévaluer l'évolution de sa propre
carrière ou son propre cheminement spirituel par rapport aux autres en échangeant
souvenirs, idées, informations...
Bien que l'institut se situe dans un quartier voisin, il avait été décidé
à l'époque de se retrouver dans un cadre plus intimiste et plus confortable.
Le Mercury était l'endroit tout indiqué puisqu'il jouissait d'une excellente réputation,
celle de l'un des cinq établissements préférés de la bourgeoisie d'affaire
lunaire qui aimait se retrouver dans un cadre paisible et feutré.
Arrivé devant le club et ignorant volontairement le portier, Derek mit
son clignotant à droite et s'engagea dans le parking privé du restaurant
brillamment éclairé par les néons. Au nombre de voitures garées, il jugea
qu'il devait figurer parmi les derniers arrivés. La plupart des véhicules étaient
des Elecars mais parmi les quelques répliques présentes, une attira son
attention en particulier alors qu'il se rangeait en bataille. Un coupé
cabriolet Peugeot 408 à la livrée gris métallisée, modèle 2015...
«Jered...
» murmura-t-il avec un sourire au coin des lèvres.
«Votre
nom, s'il vous plaît, demanda poliment le réceptionniste.
«Thomson, Jered Thomson, répondis-je en présentant mon carton
d'invitation.
_Merci
monsieur. Le vestiaire est sur votre droite, la salle est au-dessus. »
Je le remerciais et me dirigeai comme indiqué vers les vestiaires où je
confiai mon imperméable et mon attaché-case, après quoi je montai l'escalier
mécanique.
Cela faisait bien exactement cinq ans que je n'avais pas mis les pieds à
Von Braun. La cité lunaire n'avait pas trop changé et finalement je n'avais
pas eu autant de mal à m'y retrouver que je ne l'avais craint dans la navette
spatiale.
De même, la gravité lunaire avait été amenée de 0.6G à 1G par
l'installation d'unités de gravitation artificielle souterraines. Le système,
beaucoup trop imposant et trop complexe pour être installé sur des astronefs,
occupait une vaste zone située sous le dernier sous-sol et subissait une
inspection quotidienne et une révision complète tous les trois mois.
Toutefois, certaines zones en bordure de la cité et en dehors du cratère
s'affranchissaient de cette gravité pour des impératifs techniques. A l'instar
de ses cités-soeurs, Von Braun avait été construite en tant que chantier
spatial destiné à accueillir les premières infrastructures industrielles en
vue de la construction des colonies. Au fur et à mesure que la construction des
stations progressait et que le relais auprès des colonies était assuré par
des astéroïdes déplacés depuis la Ceinture, l'urbanisation des cités
lunaires avait suivi une courbe exponentielle causée par l'immigration
constante d'ingénieurs, techniciens et de leurs familles, ainsi que par
l'importance des installations industrielles disponibles. Aujourd'hui encore, la
Lune restait l'un des plus grands centres industriels du Système Solaire et
possédait un énorme poids économique.
Aussi, disait-on parfois en exagérant que sortir de l'institut Michelet
sur Von Braun équivalait presque à sortir de Harvard ou du Massachussetts
Institute of Technology . On y
entrait après l'école primaire et on en ressortait sept ans plus tard à
dix-huit ans, avec un diplôme reconnu par toutes les institutions et qui vous
ouvraient la plupart des portes des grandes entreprises. De fait, la réalité
était tout autre puisque ce statut n'était reconnu qu'au sein des colonies ;
la Terre fonctionnait sur un système de valeurs différent où l'Institut
Michelet était considéré comme un établissement privé de second ordre !
Cela était suffisant pour refroidir les élèves de l'institut malgré son nom
ronflant, pour qu'ils ne se prennent pas trop au sérieux et ne tombent dans
l'élitisme.
Dix-huit heures cinquante-six. Je détachai mon regard de ma montre et,
après avoir poussé un grand soupir, je passai le portail de verre permettant
l'accès à la salle principale. La salle, de grandes dimensions et au plafond
bas, était plongée dans une douce pénombre, interrompue ça et là par
quelques îlots de lumière, lampes murales ou aquariums discrètement éclairés.
Les tables circulaires étaient disposées par groupes de trois, séparées
chacune par une armature courbe vaguement en forme d'Y supportant les banquettes
et les bacs de fleurs. Les fauteuils et banquettes confortablement rembourrés
étaient recouverts de velours rouge tirant sur le bordeaux et les tables en
verre supportaient en leur centre une petite lampe basse qui diffusait une lumière
tamisée. Des haut-parleurs habilement camouflés dispensaient également une
douce musique de fond, du jazz vraisemblablement.
Tout dans le restaurant-cabaret, jusqu'au tapis moelleux et épais qui étouffait
les bruits de pas, inspirait un luxe dépassé qui n'allait pas sans évoquer
celui de clubs et salons de la moitié du 20è siècle. Dans le coin le plus
sombre de la salle, un écran projetait un documentaire sur les merveilles
naturelles de la Terre et de l'espace, tandis qu'à l'opposé de la salle, plus
éclairée, quelques foyers de discussions allaient déjà bon train.
«Hé ! Regardez qui voilà, fit une voix. Jered ! Par ici ! »
Je distinguai à six mètres de moi une main s'agiter dans la pénombre
et concluais qu'il me serait difficile d'ignorer cette invitation. Tandis que je
me dirigeai vers la table, j'en profitais pour saluer au passage plusieurs
personnes. En quelques instants, je retrouvais avec bonheur et nostalgie cinq
années de joie à travers les visages de mes anciens camarades. Peu avaient
vraiment changé et ils étaient tous sur leur «trente et un» pour la
circonstance.
Autour de la table faiblement éclairée, je retrouvais une demi-douzaine
de connaissances de ma propre classe.
«Jered ! s'écria celui qui se nommait Melvin Thornsen. Comment vas-tu
? Tu reconnais Aisha, Marine, Sandy et Foster ?
_Tu
me prends pour qui ? répondis-je en souriant. Mais ça fait un bail. Ma mémoire
ne doit plus être aussi bonne, j'ai eu du mal à reconnaître certains.
Alors... qu'est-ce que vous devenez ?
_Oh,
tout et rien, répondit Melvin. Nous étions justement en train de parler des
circonstances qui nous ont menés à nos emplois respectifs. Pour résumer, je
travaille désormais dans le secteur financier sur Side-5. Foster est professeur
de lettres à l'université de Side-1, Sandy est dans les assurances sur Von
Braun même et Aisha, experte juridique sur Terre. Quant à Marine, elle est
devenue styliste de mode et... »
Je souriais, plus occupé à détailler les traits de chacun qu'à écouter
le discours de Melvin. Ils étaient tels que dans mes souvenirs. Mel avait
toujours eu un don pour la rhétorique et la persuasion et nous avions toujours
pensé qu'il serait avocat. Manifestement l'appel exercé par le monde des
finances avait dû être plus fort. A l'inverse, Aisha Rosenberg, une Tunisienne
d'une très grande beauté, avait atteint l'objectif qu'elle s'était fixé. Même
Sandra Qweyss était entrée dans l'entreprise de son père, ce qui faisait de
Foster Neuman, l'ex-capitaine de notre équipe de football, le seul à se
trouver aux antipodes de ce qu'il avait été. Marine Jensen était mon
ex-petite amie. Enfin, la seule que la rumeur m'ait prêté, parce qu'elle était
celle qui m'avait supporté le plus longtemps. Je tentais d'intercepter son
regard pour évaluer son humeur du moment, mais elle semblait éviter de me
regarder dans les yeux.
«...
_Pardon
? demandai-je poliment.
_Je
te demandais ce que tu faisais, répéta Sandra.
_Oh,
pas grand chose. Je travaille maintenant au… »
Une vive clameur m'interrompit au milieu de ma phrase. Un jeune homme
blond, grand et mince venait de faire son apparition devant l'entrée et
c'est avec joie que je reconnus le nouvel arrivant. Je m'apprêtais à me
lever pour aller rejoindre quand il fendit l'assistance pour venir me
retrouver, délaissant ceux qui venaient de l'accueillir.
«Alors, c'est à toi la poubelle grise dans le parking ?
_Derek
! Comment vas-tu ? dis-je en lui donnant l'accolade.
_Bien.
» répondit-il en rejoignant notre table tout en distribuant des salutations en
chemin.
Derek Richards avait été, cinq ans durant, le talentueux et
charismatique rédacteur en chef de notre journal scolaire. D'une éducation irréprochable,
Derek était issu d'une famille de banquiers mais avait hérité ses dons littéraires
de sa mère, auteur renommée. Ce qui pourtant marquait son entourage, c'était
surtout son charme : son regard gris acier et son sourire avait fait chavirer
plus d'une fille et on l'avait souvent catalogué comme la coqueluche de
l'Institut. Pourtant, Derek était timide de nature. Couvé par sa mère et ses
sœurs, il avait eu beaucoup de mal à se démarquer de cette influence, j'étais
très bien placé pour le savoir : j'étais son meilleur ami. Il lui avait
fallu du temps pour normaliser ses relations avec les autres garçons, encore
plus avec les filles qu'il fuyait au départ. Puis, dans le but d'affirmer sa
virilité, il avait pratiqué toutes sortes de sports de combat, mais cela
n'avait fait qu'attirer encore plus les filles ! Il lui avait quand même fallu
quelques années avant de finir par s'accepter tel qu'il était et commencer à
courir les filles avec succès !
«Franchement, fit-il avec un sourire éclatant sur le visage, vous ne
pouvez pas savoir à quel point ça me fait foutrement plaisir de vous revoir
après tout ce temps !
_Ça
ne fait que cinq ans, rétorqua Aisha. A t'entendre, on dirait que tu ne nous as
pas vu depuis deux cents ans. Enfin, je suis moi aussi heureuse de te revoir. »
Elle se leva pour le saluer et tous imitèrent son exemple.
«Combien
sont présents ce soir ? demanda-t-il en s'asseyant.
_D'après
le maître d'hôtel, il manquait encore cinq personnes sur la liste, dont
Jered et toi. Edouard nous a dit que Moira, Quoc, Gunter et Hamdi seront
absents. On n'a pas réussi à les joindre ou ils ne peuvent pas venir pour des
raisons professionnelles. A part ça, les deux classes de la promotion 0073 sont
presque toutes au complet. Tiens, d'ailleurs voilà Edouard qui se lève. »
En effet, la musique venait de s'interrompre et la lumière se fit un peu
plus vive. Notre ancien délégué des élèves Edouard Lebaron se leva en réclamant
l'attention de tous.
«Mesdames, mesdemoiselles, messieurs. Maintenant qu'il est dix-neuf
heures et que nous sommes à peu près au complet, la soirée va pouvoir
commencer. Tout d'abord, j'aimerais tous vous remercier d'avoir pu venir ce
soir, et surtout de ne pas avoir oublié notre promesse. Voilà cinq ans précisément
que nous avons quitté l'Institut Michelet et il est certes prématuré pour
parler d'expériences ou d'évolution mais il ne fait aucun doute que nos
destinées nous ont déjà aiguillés sur des voies considérablement différentes
les unes des autres. L'avenir nous réserve encore beaucoup d'inconnues, mais
profitons de l'instant présent pour partager ce que nous avons en commun et
forger notre expérience. J'espère que cette soirée sera la première d'une
longue lignée. Mesdemoiselles, mesdames pour certaines, et messieurs, je porte
un toast. A la plus noble des valeurs humaines : l'amitié. »
Des serveurs, comme dans l'ancien temps, passèrent entre les tables pour
servir des coupes de champagne. Nous nous levâmes tous et, presque
synchroniquement, nous brandîmes nos verres pour le toast. Puis, comme sur un
signal, tous portèrent la coupe à leurs lèvres.
«Oh, un dernier détail, fit Edouard dès qu'il eut terminé sa coupe.
Le menu a été composé par le père de notre camarade Austin Lasserre, maître-chef
au Lucas-Carton à Paris, qui a généreusement accepté d'être spécialement
attaché au Mercury pour la soirée.
_Eh
bien, fit Mel en se rasseyant, ils ont mis les moyens !
_Dis
surtout qu'Austin n'a jamais manqué une occasion d'épater la galerie, fit
remarquer Derek. On dit que son père est l'un des meilleurs cuisiniers du
monde. Les journalistes sont unanimes là-dessus, j'en sais quelque chose.
_Ah
? Tu as finalement décidé de poursuivre dans la même voie ? demanda Sandra.
_En
effet, depuis deux ans je suis journaliste pour ILBN.
_Hoho,
la deuxième chaîne télévisée lunaire, fis-je. Comment as-tu persuadé tes
parents de te retirer ta laisse?»
Derek me jeta un regard de cote en prenant l'air contrit.
«Tiens, justement nous étions en train de parler carrière
professionnelle avant que tu n'arrives, reprit Foster. Figure-toi que Melvin est
courtier à la bourse de Side-5, Aisha est conseillère juridique et Sandy est
dans les assurances. Quant à moi, tu vas rire mais je suis prof de langues à
la faculté de Side-1.
_Et
nous en étions donc à Jered, poursuivit Sandy.
_Oh
moi, vous savez, je ne suis qu'un... »
Au moment ou je m'apprêtais de nouveau à parler, une nouvelle clameur
se fit derrière nous.
«Décidément le sort se ligue contre moi pour que...
_C'est
Anaïs!» laissa tomber Mel, subjugué.
Consciente de l'attraction qu'elle exerçait, elle avait tout d'abord opté
pour un comportement de refus poli et réservé puis, en désespoir de cause,
ayant échoué à se rendre repoussante sur le plan physique et vestimentaire,
elle avait appris les arts martiaux, pas pour les mêmes raisons que Derek, et
avait adopté un comportement agressif, franchement plus hostile. Les gars ne
l'avaient tout d'abord pas prise au sérieux, jusqu'à ce qu'il y ait quelques
côtes cassées dans les rangs. La gent masculine avait alors opéré un retrait
stratégique mais n'avait pas abandonné pour autant, observant prudemment sa
proie d'un peu plus loin et guettant le moindre signe de faiblesse.
Cinq ans après, l'âge n'avait fait que l'embellir ; ses splendides
cheveux bruns s'étalaient en cascades sur ses épaules, mettant en valeur
l'harmonieux ovale de son visage. Ses magnifiques yeux verts, son nez délicatement
dessiné et sa petite bouche étaient rehaussés par un maquillage discret. Mais
ses traits n'avaient pas vraiment changé, tout juste avaient-ils gagné en
maturité, donnant à son visage une expression plus déterminée. Elle portait
un fourreau d'un noir de jais, fendu sur le côté droit, qui ne dissimulait pas
grand chose de ses formes. La robe était très classique, assez sobre en
comparaison des riches toilettes aux couleurs extravagantes que portaient
certaines filles, mais Anaïs aurait parut charmante et exquise même vêtue
d'un sac de patates ! Le fourreau montait jusqu'au col mais restait généreusement
échancré dans le dos tandis que la taille était serrée par une ceinture de
soie argentée, de la même couleur que le foulard qu'elle portait autour du cou
; une broche en or ornée d'une émeraude épinglée sur sa poitrine était sa
seule parure, mais elle était aussi belle qu'avait du l'être... Hélène de
Troie.
Réalisant qu'il était impoli de fixer une femme aussi intensément, je
détournai la tète pour m'apercevoir avec stupéfaction que tous les autres
gars ne se privaient pas pour la déshabiller des yeux ! Lorsque je la regardai
de nouveau, toute joie avait fui de son visage pour faire place à la gêne.
«Vous saviez qu'elle était devenue mannequin ? s'enquit Melvin.
_C'était
couru d'avance, dit Aisha avec une moue boudeuse.
_C'est
la nouvelle étoile montante de la mode. Elle est l'une des cinq mannequins les
plus convoitées actuellement, annonça fièrement Derek. Mon rédacteur en chef
m'a littéralement sauté dessus lorsqu'il a appris que je la connaissais
personnellement.
_Vous
voulez que je l'invite à notre table ? demanda Marine en se levant. N'oubliez
pas que c'est ma meilleure amie et qu'elle porte aussi quelques-unes unes des
robes que j'ai dessinées.
_Ah
oui ? J'ignorais qu'elle avait un contrat avec... »
La discussion fut interrompue par une annonce au microphone.
«Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, reprit Edouard qui venait de
s'approcher d'Anaïs en la saisissant cavalièrement par la taille, Mademoiselle
Macleyn venant tout juste d'arriver et n'ayant pas assisté à notre précédent
toast, je saisis l'occasion pour vous en proposer un nouveau : à la plus belle
femme du m.. »
Mais il ne termina pas sa phrase : Anaïs lui envoya son coude dans
l'estomac et déclina poliment l'invitation sous l'hilarité générale.
«Elle ne faisait pas du karaté au fait ? demanda Melvin.
_Pas
du karaté, du Kung-fu, rectifiais-je. »
Tandis que les autres plaisantaient sur la mémoire éléphantesque qui
avait fait ma réputation, mon attention se fixa de nouveau sur la jeune femme
qui avait fait son apparition quelques instants auparavant, focalisant tous les
regards et interrompant toutes les conversations. Cinq ans après, il y avait
toujours chez elle ce petit «quelque chose» qui la faisait rayonner dès
qu'elle paraissait. Ce n'était ni le maquillage, ni sa robe ou son style. Il
y avait un je-ne-sais-quoi d'indéfinissable dans ses gestes, sa façon de se
mouvoir, quelque chose de...
«Magique. » murmura Derek comme s'il avait lu dans mes pensées. Je me
retournai vers lui, interloqué.
«C'est bien le mot auquel tu pensais, non ? »
Je
hochais la tête, admiratif.
«Et donc ? Tu disais ? poursuivit-il.
_Ah...
Je suis analyste et consultant en géopolitique militaire.
_Ah ? intervint Melvin. On
aurait plutôt cru que tu deviendrais prof d'histoire. Et tu travailles pour qui
?
_Je
suis consultant civil pour le compte de l'armée de Side-3.
_Zeon...
? lâcha Aisha en fronçant les sourcils. Tu travailles pour cette bande de
schizophrènes ?
_Allons...
Faut pas exagérer non plus, dis-je sur la défensive, voyant se profiler à
l'horizon une discussion qui menaçait de devenir houleuse. Tu ne vas quand même
pas soutenir devant moi la politique gouvernementale à l'encontre des
colonies, non ?
_Elle
dure depuis des années et n'a pas cessé d'empirer, poursuivit Foster. Il
fallait bien que cela pète un jour quelque part.
_Mais
les milieux politiques et financiers sont très inquiets de la politique extérieure
de Side-3, avança Melvin.
_Ah
ouais? coupa Foster en lui jetant un regard acéré. Il me semble pourtant que Zeon
a
le taux de croissance le plus élevé, non? Les investisseurs devraient plutôt leur
tendre les bras...
_Messieurs,
commença Sandra avec timidité. Je ne crois pas que nous devrions commencer à
nous disputer sur ce sujet. Il est certes épineux mais nous ne sommes pas sur
un ring de boxe, et la soirée vient à peine de commencer. Je propose que nous
évitions d'aborder de nouveau la question, d'accord ? »
Side-3, autrement dit Duché de Zeon, était la colonie spatiale la plus
éloignée de la Terre et orbitait autour du Point Lagrange 2, au-delà de la face
cachée de la Lune. De ce fait elle avait été, plus que toute autre colonie,
la plus éloignée de la sphère d'influence gouvernementale et la plus
susceptible de céder à la tentation indépendantiste. Mais à proprement
parler, cela faisait bien une quinzaine d'années que Side-3 était déjà
politiquement autonome. Depuis, le Duché de Zeon n'avait cessé de constituer
un sujet de controverse et de dissension au sein de l'opinion publique tant sur Terre que
dans les colonies. Il y avait ceux qui étaient pour, ceux qui étaient contre,
et ceux qui ne savaient quoi penser.
La première fois qu'il avait été question d'indépendance au sein
des colonies spatiales, ce fut avec Zeon Zum Daikun, philosophe et homme
politique né sur Side-2. Installé sur Side-3 dès 0052, il avait commencé par
mener une politique offensive, exhortant les colonies à s'émanciper et à se
constituer en nations indépendantes. Puis, mêlant l'«Elsem», un mouvement de
pensée considérant la Terre comme le berceau que l'Humanité, devenue
adulte, se devait de quitter, Zeon Daikun changea de tactique et développa le
«Contolisme». Les colonies spatiales devenaient la terre promise, tremplin
vers les étoiles et berceau d'une nouvelle révolution qui ne pouvait que mener
l'Humanité à gravir une nouvelle marche sur l'échelle de l'évolution
biologique. La Terre, quant à elle, devenait un sanctuaire sacré que l'homme
devait laisser vierge de toute occupation. Ce message fut cependant déformé
plusieurs années plus tard, la Terre devenant le symbole de la décadence et de
la corruption. Certains radicaux n'hésitèrent pas par la suite à prétendre
que la gravité enchaînait les esprits de ceux qui y vivaient trop longtemps,
les empêchant d'évoluer ! La nouvelle approche de Zeon Daikun avait trouvé
une grande audience auprès des Spacenoïds, les natifs de l'espace. Mais cet
engouement était loin d'être aussi spontané et aussi nouveau qu'on le laissait
bien croire : il profitait du mécontentement toujours croissant suscité par la
politique du gouvernement fédéral en matière de politique coloniale. Autoritaire et
jaloux de ses prérogatives, le gouvernement fédéral donnait l'absolue priorité
à la Terre dans tous les domaines : recherche, industrie, aide financière,
avantages sociaux et fiscaux. Par ailleurs, l'accession à la Terre nécessitait
désormais un visa d'entrée, qui au fil des ans devenait de plus en plus
difficile à obtenir, très souvent refusé pour des raisons sociales ou
professionnelles. Cette politique d'exclusion, car c'en était bien une, n'avait
fait que conforter les Spacenoïds dans l'idée que les Earthnoïds, ou natifs
de la Terre, tenaient à se constituer en élite et faire de la planète leur
domaine privé. Ce qui malheureusement reflétait assez bien la réalité...
En 0058, Zeon Daikun proclama officiellement la constitution de Side-3 en
république, que l'opinion ne tarda pas à baptiser République de Zeon.
Fortement appuyée par les milieux politiques coloniaux et quelques grands
groupes industriels séduits par son programme libéraliste, la république
prospéra rapidement, drainant les cerveaux les plus brillant du moment, les
industries de pointe, et la sympathie croissante des ressortissants d'autres
colonies avides de suivre son exemple. La Fédération, bien qu'ayant refusé de
reconnaître cette pseudo-indépendance, se trouvait dans l'impossibilité de
recouvrer le contrôle de la colonie à moins de déployer d'énormes moyens
militaires, programme trop coûteux qu'elle ne pouvait se permettre. Elle tenta
d'abord un blocus, puis devant son échec, décida de renforcer la pression économique
sur les colonies spatiales et de soumettre Side-3 à de multiples handicaps
politiques et financiers. Toute manifestation d'émancipation sur d'autres
colonies étant violemment réprimée par la police et l'armée fédérale,
l'armée de défense de Side-3 se constitua en armée nationale en 0062. Le
fossé ne cessait de se creuser et sans le soutien officieux de certaines
colonies et de la Lune, la jeune république n'aurait pas pu espérer survivre.
Toutefois Zeon Daikun ne désespérait pas de renouer le dialogue avec la Fédération
et tenta de multiples approches tout au long des années.
Le contact fut rompu fin octobre 0068 lorsque Zeon Daikun mourut des
suites d'une longue maladie plus que suspecte. Le bruit avait couru que Degwin
Sod Zabi, son plus proche collaborateur, l'avait fait empoisonner. Mais aucune
enquête ne fut ouverte et aucun fait ne vint corroborer ou infirmer cette
hypothèse, et pour cause : Degwin Zabi fut nommé successeur de Zeon Daikun à
la tête du gouvernement. Certains diront qu'il aurait fait pression sur les députés
ou versé des pots de vin pour obtenir la majorité, les plus mauvaises langues
allèrent jusqu'à prétendre qu'il avait procédé à un coup d'état
parlementaire pour s'assurer de force la majorité des voix.
Le 15 août 0069, Degwin Sod Zabi dissolu l'assemblée et proclama le
Duché de Zeon, se nommant lui-même Grand Duc. Profitant de l'assassinat de son
second fils Sazro par une branche extrémiste de l'opposition, Degwin Zabi et
son fils aîné Gihren engagèrent une vaste campagne de répression contre
leurs adversaires. Mais à partir de là, les informations sur la situation
devenaient sujettes à caution : les deux années qui suivirent furent secouées
par de graves troubles politiques et plusieurs vagues de terrorisme. Il était généralement
admis que la famille Zabi avait profité de ces deux années pour consolider son
pouvoir en procédant ni plus ni moins qu'à une vaste purge au sein de l'organe
politique, écartant du pouvoir, puis éliminant systématiquement tous les
anciens collaborateurs et partisans de Zeon Daikun. Progressivement il devint
clair aux yeux des spécialistes que le jeu des services secrets, les luttes
d'influence, les liquidations masquées et autres chantages sous le manteau
avaient fini par donner un nouveau visage au paysage politique de la colonie,
transformant la paisible république en principauté militaire sans que la
population en prenne réellement conscience.
La polémique actuelle provenait essentiellement des orientations de
Side-3. Consciente qu'une politique de conciliation suivant le modèle de Zeon
Daikun ne parviendrait pas à faire fléchir la Fédération, la famille Zabi
avait adopté une ligne offensive pour faire admettre ses idées indépendantistes,
voire les répandre. Cela se traduisait par une propagande intense destinée à
rallier les autres colonies à sa cause, en faisant du Duché le porte-drapeau
de l'indépendantisme, le champion des colonies opprimées ! Par ailleurs, le
vaste programme de réforme économique amorcé avec succès depuis 0061 faisait
de Side-3 la colonie ayant le niveau de vie et le taux de croissance le plus élevé
dans tout le Système, possédant une industrie de recherche et de pointe
beaucoup plus avancée que partout ailleurs. Tout les facteurs étaient donc présents
pour séduire une très large audience au sein des colonies ; et cette audience
était en constante augmentation. La sphère d'influence du duché ne cessait de
s'étendre chaque jour et de plus en plus de Spacenoïds adhérant aux idées
de Zeon émigraient sur Side-3.
A l'inverse, la Terre ainsi que les colonies restées fidèles
critiquaient ouvertement l'assise politique des Zabi, n'hésitant pas à
diffuser de fausses informations, lancer des campagnes de propagande voire à
ourdir des machinations pour discréditer la colonie, comme cela avait été découvert
puis exploité par le contre-espionnage de Zeon. Le Duché d'ailleurs ne se
privait pas non plus pour lancer de fausses informations destinées à leurrer
le gouvernement fédéral ou à encourager la propagande au sein de sa colonie
pour dresser la population contre la Terre et ses ressortissants. Les actions de
l'un comme de l'autre se limitaient à jeter le discrédit sur l'adversaire par
le biais de machinations, qui se retournait contre eux quand la ruse était éventée.
Assistant à ces échanges qui tenaient plus d'un furieux match de boxe qu'à
des échanges politiques, la majorité des Spacenoïds restait dubitative, ne
sachant trop de quel côté se ranger.
« Mais comment as-tu fait pour t'embringuer là-dedans, surtout avec
cette bande de fous qu'est l'armée de Side-3...
_Aisha...,
insista Sandra en tirant sur sa manche.
_Avec
tes références, tu aurais pu trouver autre chose que...
_Ce
ne sont pas tes oignons !
_Eh
! Pas la peine de s'énerver, je ne faisais que poser une question !
_Pouvons-nous
nous asseoir ? »
C'était Marine qui revenait, accompagnée d'Anaïs.
«Je vous en prie, répondis-je en me levant. Ça tombe bien, il faut que
j'aille au bar ! Prenez ma place... »
Conscientes qu'un froid s'était installé à la table, Anaïs et
Marine se regardèrent, perplexes.
«Ce n'est pas moi qui le mets dans cet état, j'espère ? hasarda Anaïs.
_Si,
si, glissa Foster en une pitoyable tentative de plaisanterie.
_Non...
» coupai-je. Je lui jetai un regard menaçant et m'éloignai vers le comptoir
avec mon verre.
Quelques minutes plus tard, Marine vint me retrouver au bar.
«Alors ? glissa-t-elle maladroitement. Qu'est-ce qui t'as pris ?
_Oh,
rien. Tu sais que la politique m'a toujours rendu chatouilleux. Je n'ai pas de
vraies convictions, mais j'ai ma fierté. »
Un silence gêné s'installa entre nous. Je voulais lui dire certaines
choses à propos de nous deux, mais je ne savais pas par quoi commencer, ni
comment. Après notre rupture, elle ne m'avait presque plus adressé la parole
pendant des mois. D'une certaine façon, ça avait été ma faute. Depuis le
premier jour où j'avais vu Anaïs, j'étais tombe raide comme tous les autres
mecs. Elle était... Elle était un peu comme ces filles magnifiques qu'on ne
voit qu'au cinéma ou dans les magazines, dont on doute jusqu'à leur
existence, tellement elles vous semblent irréelles. Comme tous les gars de
l'Institut Michelet, j'étais fou d'elle, mais contrairement à certains, je
n'avais pas tenté ma chance. J'avais eu peur de me faire éconduire, crainte
justifiée car tel avait été le destin de tous ses soupirants, or je ne tenais
pas à subir ce triste sort car j'ignorais à l'époque si j'aurais pu le
supporter. Derek était du même avis. Au bout de deux ans, devant cet amour
inaccessible, nous nous étions donc résignés, lorsque Marine avait fait
irruption dans ma vie.
Marine n'était pas vilaine, en fait elle était même très mignonne,
la rumeur la classait quatrième au classement officieux des plus jolies filles
de l'institut. Nous étions sortis ensemble pendant un an et demi, ce qui
m'avait permis d'entrer dans le cercle des intimes d'Anaïs, et puis nous avions
rompu brutalement. Nous avions par la suite eu une explication et vers la fin,
nous étions à peu près parvenus à avoir des rapports amicaux mais le diplôme
de fin d'études nous avait à nouveau séparé. Depuis, je ne l'avais pas
revue.
«Ecoute, commençai-je, je sais que ça va paraître bizarre après tout
ce temps mais... Comment dire ? Je ne sais plus si à l'époque je t'ai présenté
des excuses en bonne et due forme. Je ne crois pas, alors je voudrais en
profiter maintenant pour le faire... »
Marine écarquilla tout d'abord les yeux tandis qu'une interrogation
muette se formait sur ses lèvres. Je crus lire dans son regard successivement
de la surprise et de l'incrédulité, puis de la commisération.
«Jered, ça date d'il y a cinq ans ! Je croyais que nous avions réglé
la question. Ne me dis pas que tu y penses encore et que tu es rongé par les
remords ? »
Je sursautais, vexé, mais elle éclata de rire.
«Je plaisantais ! Mais ne me dis pas que tu y songes encore, quand même
? Ah ! C'est vrai, j'oubliais ta mémoire phénoménale : ça te trotte
encore dans la tête ?. Tu sais, ce n'était vraiment pas ta faute, mais si ça
te gêne autant que ça, on peut en parler. Peut-être qu'après tout nous
n'étions pas faits l'un pour l'autre... »
Je m'apprêtais à formuler une protestation mais elle posa son index
sur mes lèvres, puis releva la tête en souriant.
«Et puis d'abord, je ne suis pas venue pour t'écouter ruminer sur le
passé. Les autres m'ont demandé de venir te chercher.
_Les
autres ? Ce ne sont que des culs-terreux, des couillons d'Earthnoïds stupides
et bornés.
_Ce
sont nos amis. Et puis tu sais qu'ils ne sont pas tous comme ça. Allez, Mel et
Aisha s'excusent, ils veulent que tu reviennes t'asseoir.
_Pas
moi, grimaçais-je. En fait, j'ai envie de me barrer.
_Si
tu fais ça, tu pourras toujours courir pour que j'accepte tes excuses ! La soirée
ne fait que commencer et le dîner n'est même pas servi ; tu peux bien mettre
ta susceptibilité de côté pour une fois et revenir t'asseoir, non ? »
Je soupirais profondément en marmonnant des imprécations.
«O.K. allons-y, répondis-je en ramassant mon verre. »
Lorsque je regagnais la table, une demi-douzaine de personnes avait
rejoint notre petit cercle pendant notre absence et discutaient avec animation.
Je m'assis distraitement entre Foster et Sandra, Marine s'assit à l'autre
opposé, à côté d'Anaïs. J'aurais voulu continuer à discuter avec elle en
privé, mais Derek avait anticipé mon petit manège et il me glissa un verre
dans les mains. Vous n'êtes pas seuls dans cette salle, semblaient dire ses
yeux, c'est une réunion d'anciens élèves et si vous voulez roucouler,
faites-le ailleurs. Vaincu par la perspicacité de mon ami, je me détournai de
mon ex-petite amie et tentais d'entrer dans la conversation
«Hé, Jered, me glissa Foster, tu savais qu'Anaïs avait maintenant un
brevet de pilote ?
_Euh...
non, répondis-je distraitement. »
Je laissai mon regard errer un peu dans la salle, observant les autres
tables. Je trouvais amusant et curieux de constater qu'on retrouvait les mêmes
«clans» qu'autrefois, comme si ces cinq
années de séparation n'avaient été qu'un rêve. Marine devait avoir raison,
nous avions réglé la question il y a longtemps ; mais je ne lui avais pas tout
dit et je n'avais toujours pas la conscience tranquille. Je secouais la tète
pour chasser ses pensées de mon esprit et me retournai de nouveau vers les
autres, mais le sujet avait encore évolué et j'étais de nouveau perdu.
«... et mon cousin qui est dans les Forces Fédérales m'a dit qu'Anaïs
avait effectué son service militaire dans les forces aériennes !
_Tu
déconnes ? s'écria une voix.
_Je
t'en prie, protesta Anaïs, ce n'était pas la peine de le crier sur tous les
toits !
_Mais
c'est incroyable ! s'exclama quelqu'un. Qui pourrait croire qu'une fille aussi
fragile aurait pu...
Fragile, Anaïs ? Elle faisait du kung-fu ! Je jetai un regard à la
ronde, détaillant ces sangsues qui buvaient ses paroles. Au moment où mon
regard se posa sur elle, Anaïs tourna la tête dans ma direction un bref
instant. Un regard bref dans lequel se lisait une détresse et une prière
silencieuse...
«Mais au fait, claironna Foster. Si je me souviens bien, il y a d'autres
pilotes dans la salle, non ?
_Mais
c'est vrai ! renchérit Sandra, Qui a été le premier à obtenir son brevet
civil, déjà ? C'était pas Youri?
_Tu
n'y es pas. Le premier, c'est Jered, rectifia un autre, pas vrai ?
_En
effet, répondis-je laconiquement. »
Et j'ai aussi un redoutable brevet militaire, complétai-je mentalement,
le nez plongé dans mon verre.
Derek dut avoir le pressentiment qu'il fallait absolument détourner le
sujet et orienta aussitôt la discussion sur les voitures, mais un regard furtif
de temps à autres me disait qu'une question lui brûlait les lèvres : dans
quel corps d'armée as-tu fait ton service ? Pour ma part, je me contentais de
fixer les yeux sur mon verre de Martini, observant le ballet qu'exécutaient
les glaçons dans le liquide ambré.
Je ne tenais pas à alarmer inutilement mon ami, mais il existait
d'autres rumeurs persistantes qui couraient dans les ministères sans toutefois
sortir de Side-3. Le Duché de Zeon se préparait pour la guerre à une allure
vertigineuse, réorganisant entièrement la structure de son armée, accélérant
la production et la reconversion complète de son arsenal militaire. Il était
aussi question d'une arme nouvelle et totalement révolutionnaire ; celle-ci
existait bien, j'étais particulièrement bien placé pour le savoir.
L'atmosphère au sein du ministère de la guerre s'était nettement durcie
ces derniers mois, on parlait d'officiers et de techniciens partis pour
on-ne-sait-quelle station et qu'on ne revoyait plus jamais.
Naturellement, l'armée faisait preuve d'un remarquable mutisme : les
familles des «disparus» étaient laissées dans l'ignorance, qu'ils soient
parents ou conjoints, les rumeurs étaient systématiquement dénigrées tandis
que le contre-espionnage répandait lui-même de faux bruits afin de brouiller
les pistes. Les informations relatives aux activités militaires étaient plus sévèrement
contrôlées que jamais et les petits génies informatiques trop curieux,
activement pourchassés, et même physiquement éliminés par les services de
contre-espionnage.
En regardant attentivement en arrière, je m'apercevais que cette
situation durait depuis déjà quelques années. Combien, je n'aurais su le
dire. Fallait-il croire qu'à force de vivre dans une société soumise à un
stress important, on finissait par perdre la notion du temps ? Par ne plus
savoir ce que sont calme et tranquillité, de sorte que l'on développe une
accoutumance à la paranoïa environnante, la faisant paraître du coup comme étant
la normalité ? J'essayai à nouveau
de me souvenir quand tout ce cirque avait bien pu commencer, mais je n'y parvins
pas. Deux ans, cinq ans… ? Peut-être même cela avait-il commencé au moment
de l'accession au pouvoir du duc Degwin Zabi, dix ans auparavant ? Si cela était
vrai, cela voulait dire que Zabi préméditait son coup depuis si longtemps, et
que dès cette époque, il avait pris des dispositions en prévision des dix années
à venir ? C'était une idée démente. Cela ne tenait pas de l'intuition mais
carrément de la précognition !
