CHAPITRE 2

CHAPITRE 2

Plongée dans la pénombre, Von Braun City dormait ; sur les différents niveaux, les projecteurs à halogènes s'étaient éteints et la lumière avait fait place à une obscurité beaucoup plus naturelle, celle des cavernes souterraines. Pourtant la lumière s'obstinait à lutter avec acharnement, produisant de petits oasis de clarté sous forme de lampadaires, d'enseignes au néon, de phares d'Elecars ; autant de signes d'une piètre résistance qui pourtant, verrait sa cause triompher au petit matin, lorsque les projecteurs se rallumeraient et chasseraient avec fougue et véhémence la moindre parcelle d'ombre.

Lassé par ce spectacle pathétique et en même temps si familier, je m'adossais à la rambarde en pierre, tournant le dos à la cité endormie, comme pour laisser ses protestations se briser contre l'armure de mépris que je lui opposai.

A l'inverse, le Mercury exsudait son exubérance par tous ses pores, déversant des cascades de son et de lumière, comme pour réaffirmer son existence face aux ténèbres qui cernaient le restaurant-cabaret. Après le dîner aussi raffiné que plantureux, la moitié des participants était restée dans la salle à discuter autour d'un verre, tandis que l'autre moitié était retournée dans la salle de réception ou l'on avait poussé quelques tables pour dégager la piste de danse.

N'aimant ni la foule, ni la danse, je m'étais exilé sur le toit, sur la terrasse panoramique d'où je pouvais dominer la ville du regard tout en fumant une cigarette. Je sursautai brusquement lorsque je sentis contre ma joue le contact froid d'un verre rempli de glaçons. Anaïs émit un rire bref et posa le verre devant moi.

«Qu'est-ce que tu fais ici ?

_Je peux te retourner la question, grommelais-je.

_Je cherchais un coin tranquille. Je pensais trouver la terrasse déserte.

_Je pensais pouvoir la conserver pour moi tout seul. Comment as-tu fait pour que tout le monde te lâche la grappe ?

_Je les ai mis au défi de me suivre dans les toilettes. Ceux qui ont essayé sont en train de se tortiller par terre en serrant leur entrejambe.

_Ah... Je vois… A ce propos, tu ne m'as jamais dit pourquoi tu pratiquais les arts martiaux ?

_Une suggestion de mon frère. Depuis que je suis petite, il me rabâchait que cela me serait utile plus tard. Je ne l'avais par crue, je me moquais même de lui. Mais il avait raison. Il y a encore des hommes qui n'ont jamais entendu parler de l'égalité des sexes et qui ont tendance à penser, parce que je suis mignonne, que je suis stupide et faible. Alors je corrige leur façon de voir les choses. Depuis le temps qu'ils me connaissent, j'aurais pensé que cela dissuaderait les garçons de la classe, mais ils reviennent toujours à la charge.

_Peut-être qu'ils considèrent que ta beauté justifie amplement la souffrance qu'ils doivent endurer si cela leur permet de t'approcher d'un peu plus près que la moyenne des mortels.

_Mais je ne suis pas un animal de foire ! protesta-t-elle.

_Non, mais pour eux tu es incroyablement belle, tu es l'incarnation de leur idéal féminin.

_Je n'ai pas demandé à l'être !

_Peut-être. Peut-être faut-il maudire tes gènes qui t'ont donné tous les atours ? Mais ce n'est pas une solution.

_Et toi ? Qu'est-ce que je suis pour toi ?

_Mon opinion n'a aucun intérêt.

_C'est faux, rétorqua-t-elle. Tu as toujours été là quand j'ai eu besoin d'un conseil. Je ne t'ai jamais demandé ton point de vue, mais ce soir… j'ai envie de le connaître.

_Tu es une très jolie fille, c'est un fait. Ta beauté constitue à la fois ton principal atout contre la gent masculine, mais aussi ton principal désavantage. Au premier abord, les gens ne voient que l'apparence des gens ; ce premier contact prédétermine déjà des préjugés qui influenceront leurs actes et leurs perceptions à venir. Comme tu dis, les gens ne voient sans doute en toi qu'une jolie poupée, excuse-moi l'expression, et cela les mène à croire que tu n'es rien de plus. Il faut du temps pour distinguer les choses en profondeur, mais les gens sont pressés, alors ils se contentent de ce qu'ils perçoivent à un degré superficiel.

_Je sais tout ça. Nous en avons déjà discuté il y a cinq ans. Ce n'est pas ce que je te demande.

_O.K. Tu veux mon point de vue? Je pense que tu devrais...

_Je ne te demande pas de m'indiquer la marche à suivre, mais ce que je représente pour toi ? En tant que femme.

_En tant que femme ? répétais-je, surpris. Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Tu es la meilleure amie de Marine, tu es le sex-symbol de notre école...

_Oh‚je t'en prie ! Ne parle pas de ça devant moi !

_Alors que veux-tu que je dise ? Que tu es la plus belle, la plus intelligente et que je suis fou amoureux de toi ? Que tu es conne, horriblement moche et que je te déteste ? C'est ce genre de réponse que tu voudrais ?

_Ça sonne déjà mieux.

_Sois sérieuse, tu sais bien que je ne peux pas, souriais-je.

_Pourquoi ?

_Nous... Nous sommes amis, tu es d'accord ? Je t'ai également servi de confident pendant les deux dernières années d'études. J'ai toujours pensé que c'était là un grand honneur, car tu n'accordes ta confiance qu'à un très petit nombre de gens, et que tu te méfies énormément des hommes. Je considère donc notre relation comme étant à la fois privilégiée et très fragile. Pour pouvoir conserver un point de vue objectif, je me suis toujours efforcé de ne porter aucun jugement sur toi, c'est pourquoi j'estime encore aujourd'hui que la moindre maladresse de ma part peut détruire notre relation. C'est bien là la dernière chose que je voudrais au monde. C'est simple, non ?

_Oui. Je comprends. Tu ne veux pas te compromettre en émettant un avis personnel et subjectif, influencé par tes sentiments, qui pourrait modifier nos rapports. C'est ça ?

_A peu près. A part que je n'ai pas de sentiments.

_Bien sur, dit-elle d'un ton ironique. Mais si tu ne me dis pas ce que tu penses de moi, comment puis-je te faire confiance ?

_Tu m'as déjà fait confiance par le passé, sans me poser de questions. Tu peux le faire encore aujourd'hui.

_A l'époque je n'avais besoin que d'un auditeur attentif. Aujourd'hui j'ai besoin de quelqu'un sur qui je peux compter.

_Mais tu peux compter sur moi. Tu sais que je ne te trahirai jamais, sinon Marine m'arracherait les yeux.»

Anaïs leva les yeux vers moi et me foudroya du regard. Puis elle détourna la tête en soupirant bruyamment, lassée de cette joute oratoire. Je soupirais à mon tour, imperceptiblement, car je sentais que depuis quelques minutes, j'évoluais dangereusement sur une pente glissante. Il fallait que je trouve un autre sujet de conversation, et vite.

« Il paraît que tu as effectué ton service dans les forces aériennes ?

_Mouais... maugréa-t-elle. Mais j'ai raccroché. Chez moi on est militaire de père en fils. Mon père est colonel de carrière dans l'armée de l'air et mon frère est dans la marine.

_Je l'ignorais.

_Je ne voulais pas que ça se sache. Je sais que les Forces Fédérales ne sont pas très populaires dans certains coins... Tu ne m'as toujours pas dit ce que tu faisais là.

_J'échafaudais des plans pour renverser le Parlement fédéral. »

C'était dit sur le ton de la rigolade, mais elle sembla le prendre très au sérieux.

«C'est vrai ce qu'on raconte, que la guerre est proche ?

_Mais non... Ces bruits courent depuis maintenant deux ans et on n'a toujours rien vu venir.

_Mais Side-3 a bien l'intention d'engager une guerre, non ?

_Qu'est-ce que tu vas chercher ?

_Ne me prend pas pour une idiote. Je ne te demande pas de trahir un secret d'état, je veux juste que tu me dises en quoi la guerre est inévitable ?

_Il le faut. Parce que la Fédération reste sourde à nos revendications. Quand un chien vous barre le passage en dormant sur le palier, vous lui flanquez un coup de pied pour le dégager. Si guerre il y a, c'est ce que nous ferons.

_Mais pourquoi ?

_Parce que le gouvernement fédéral ne peut pas continuer à nous imposer des règles planétaires. Ce n'est plus comme il y a cinquante ans, lorsque la colonisation a commencé ; nous sommes devenus autre chose que de simples citoyens terriens domiciliés en «province». Nous avons développé une culture propre, une nouvelle façon de vivre, de nouvelles façons de penser. Or le gouvernement s'imagine, parce qu'on y a créé un environnement identique à la Terre, qu'on peut appliquer aux colonies les mêmes règles que sur la planète. C'est faux, et le Parlement ne peut pas le comprendre parce qu'aucun député n'a jamais pris la peine d'habiter dans l'espace.

_Mais qu'est-ce qui change vraiment ? Nous sommes tous issus de la même planète ?

_Beaucoup de choses. Tu as vécu assez longtemps dans un environnement clos, la Lune, tu peux donc comprendre ce que je veux dire. Mais tu as raison, nous sommes tous issus de la même planète. Seulement voilà, le gouvernement a tendance à l'oublier. Il se sert des colonies pour expérimenter ses nouvelles réformes, ses nouvelles taxes, mais il n'a aucune idée de nos besoins réels. Il ne voit les choses que de sa propre perspective, sans chercher à savoir s'il peut bien exister un autre point de vue. Il ne faut pas s'étonner après si la contestation gronde.

_Mais il doit bien y avoir une alternative ?

_Peut-être, mais ce dialogue de sourds dure depuis dix ans. Le ressentiment à l'égard du gouvernement et des Forces Fédérales s'est maintenant étendu aux Earthnoïds, tu le savais ?

_Oui, je le sais. C'est à peu près la même chose sur Terre. Ça tourne même au racisme pur et dur. On vous considère comme des extraterrestres, comme de la racaille qu'on aurait boutée hors de la Terre. C'est idiot.

_Pourtant ils n'ont pas tort. La plupart des premiers émigrants étaient des miséreux emplis d'espoir, des marginaux, des aventuriers, des rêveurs ou même tout simplement des curieux. La colonisation spatiale signifiait pour eux une nouvelle vie, de nouvelles opportunités, de nouvelles frontières à explorer et à conquérir.

_Et alors ? Ce sont les mêmes gens qui ont colonisé les Etats-Unis d'Amérique et l'Australie.

_Oui. C'est étrange comme parfois les gens, une fois atteint l'âge adulte, ont tendance à oublier qu'ils ont eux-mêmes été des gosses insupportables.

_Est-ce sans espoir ?

_Je crois.

_Quelle horreur... dit-elle en frissonnant. »

Et à ce moment, je compris ce qu'elle entendait par-là. Elle tourna la tête vers moi et me regarda intensément comme si elle cachait une peine immense, et je connus la question informulée. Si la guerre éclatait, nous serions dans des camps opposés. Les yeux d'Anaïs s'emplirent subitement de larmes, elle posa sa tête contre ma poitrine et je la pris doucement par les épaules pour la serrer contre moi.

«Rien ne nous dit que la guerre éclatera réellement, dis-je avec émotion. Nous trouverons peut-être une solution pacifique, il faut garder l'espoir. »

Au fond de moi, je ne croyais pas un traître mot de ce que je venais de dire. L'Histoire avait engagé sa marche folle, et personne ne pouvait l'arrêter ; en fait personne dans les sphères politiques ne semblait vouloir la stopper. Mais je ne pouvais pas lui dire ça, ce n'était pas la réponse qu'elle attendait de moi.

Un petit caillou atterrit sur le sommet de mon crâne avant de rouler sur le sol. J'allongeais le cou et vis Derek derrière la baie vitrée, faisant de grands gestes.

«Quelqu'un vient. » murmurai-je discrètement à l'oreille de la jeune femme.

Anaïs s'écarta légèrement de moi, comme à regret, et sécha ses larmes. Ce fut le moment que choisirent Derek et Edouard pour faire irruption sur la terrasse.

«Jered, sale fripouille ! s'écria Edouard d'un ton jovial. Tu n'as pas honte de garder Anaïs pour toi tout seul ? Je me demandais où elle était passée, je viens de passer une demi-heure à la chercher dans tous les coins du Mercury ! Allez, Anaïs, viens donc nous rejoindre dans la salle de danse, on te réclame à grands cris. Tu ne peux pas nous priver de ta présence et rester avec ce rustre, non ? »

Derek me fit un discret signe de la tête tandis qu'Anaïs me regardait avec hésitation. Je hochais la tête, lui indiquant que la consultation était terminée. La jeune femme pénétra à l'intérieur, Edouard la suivit mais ne sembla pas remarquer l'expression de tristesse qui marquait son visage. Derek avait par contre le regard plus aiguisé.

«Que s'est il passé ? me glissa-t-il. Ne me dis pas que tu es parvenu à conclure, tout de même ?

_Raconte pas de conneries, tu veux ? râlais-je. Elle avait juste besoin qu'on lui remonte un peu le moral.

_Haha, tu joues donc toujours les confidents de ces dames. J'ignorais qu'Anaïs faisait partie de tes patientes.

_Raaah ! A cause de qui crois-tu qu'on m'a collé cette étiquette, hein ? Il fallait bien quelqu'un pour ramasser et recoller les morceaux de ces jeunes jouvencelles que tu piétinais les unes après les autres ?

_Ah, mais je décline toute responsabilité. C'est toi qui m'as conseillé d'aller courir les filles, plutôt que de les fuir.

_Je devais être très con à cette époque-là, grommelais-je en le poussant vers l'intérieur. »

Le reste de la soirée se déroula très paisiblement, plusieurs petits groupes de discussion s'étaient formés dans la salle. Le sujet tournait essentiellement autour de la famille, des amis et des projets que chacun avait en tête. Finalement, comme je l'avais crains, les conversations finirent toutes plus ou moins par se focaliser autour des deux sujets d'actualité les plus controversés du moment : la colonisation de Side-7 et le Duché de Zeon. Les gens avaient fini par se rassembler tous autour de notre table, déplaçant les sièges et les tables. Cette fois-ci je sus rester calme et même participer à la conversation sans m'énerver. Je n'étais pas le seul citoyen de Side-3 présent à la soirée, mais ayant la profession la plus proche des sphères militaires, donc gouvernementales, mes compatriotes firent de moi leur principal porte-parole, à mon grand dam.

La plupart des inquiétudes portaient généralement sur l'extension de la politique du Duché de Zeon, les rumeurs sur la course aux armements, la situation économique et sociale sur Side-3. Finalement, je parvins au bout d'une heure à faire progressivement dévier la discussion sur Side-7. Voyant que le sujet Zeon commençait à me fatiguer, plusieurs personnes firent mine d'entrer dans mon jeu et poursuivirent sur la lancée.

En ce qui concernait Side-7, baptisée l'an passé Noah par la Compagnie Civile des Colonies Spatiales, le problème venait de la décision prise par le gouvernement fédéral il y a tout juste une semaine. L'émigration vers Side-7 avait été ouverte alors que la construction de la première station n'était pas encore achevée ! Sur les quarante kilomètres de long, seuls les vingt premiers avaient été finis. Les installations de régulation climatique n'étaient toujours pas opérationnelles, pas plus que les différents biomes qui n'avaient pas encore bouclé leur cycle de développement ; la moitié des systèmes de sécurité n'était même pas installée. Les gens n'étaient pas dupes, la décision gouvernementale n'était rien de plus qu'une manière hâtive et désordonnée de donner quelque chose à ronger aux députés coloniaux qui réclamaient plus de capitaux pour augmenter le nombre de stations.

Je quittai la table aussi discrètement que possible et levai mon verre vide comme excuse à chaque fois qu'un regard soupçonneux se posait sur moi. Mais non, je ne vais pas fuir pour aller raconter aux services secrets de Zeon qu'une bande d'illuminés cherchait à refaire le monde au Mercury, avais-je envie de leur dire. Mais dans les circonstances actuelles, certaines personnes auraient pu mal de le prendre, aussi m'en abstenais-je, même si je trouvais l'idée amusante.

«Alors, on se défile encore une fois ? fit Derek qui me rejoignit au bar.

_Je me retire simplement de la conversation, j'en ai marre de prendre la parole. Tu ne te rends pas compte, je risque un claquage des muscles de la langue!

_Très drôle... Dis plutôt que le sujet commençait à te taper sur les nerfs. Ne t'imagine pas que tu as pu tromper beaucoup de monde.

_Je ne me fais aucune illusion...

_Je peux te poser une question ?

_Vas-y, essaie toujours.

_A quoi peut-on s'attendre du duché ?

_A quoi ? Je n'en sais rien. Rien de plus que ce que l'on dit. »

Je me tournais vers lui en haussant les épaules, affichant une expression neutre sur mon visage, mais mon ami continuait de me fixer avec dureté...

«J'attends, me dit-il. Je ne dirais pas que tu disposes d'une position privilégiée pour analyser la situation, mais même bourré, l'enseignement de l'institut devrait te permettre de distinguer la vérité de la propagande. Sérieusement, réponds-moi.

_Sérieusement ? Je n'en sais rien. Officiellement, l'économie de Side-3 est à son zénith, et c'est la vérité. Il est également vrai que c'est là l'un des moteurs essentiels de la propagande politique et de la course aux armements. Mais si tu cherches des informations pour faire un article, il te faudra t'adresser autre part. Même moi je ne dispose pas d'éléments suffisants pour faire une analyse complète et objective. La circulation des informations est strictement réglementée et même si je savais quelque chose, je ne pourrai rien dire.

_Allons, ne déconne pas ! On est sur la Lune.

_Et alors ? Il ne t'est jamais venu à l'esprit que nos services de renseignements pouvaient avoir des oreilles partout?

_Dans ce cas, tu peux peut-être me donner un tout petit indice ? A titre personnel, bien entendu.

_Je pense pouvoir t'accorder au moins ca.

_Algérie 1954 ou Etats-Unis 1861 ? »

Je souriais malgré moi. C'était une allusion à la situation politique dans ces deux périodes de l'Histoire. Les premières insurrections indépendantistes avaient éclaté en Grande Kabylie en 1954, marquant ainsi le début de la sanglante guerre d'Algérie. 1861 avait été pour les Etats-Unis d'Amérique l'année de la rupture entre les états du Nord, industrialisés et protectionnistes, et les états du sud, à l'économie basée sur l'industrie du coton et ouverts au libéralisme. Cette rupture avait marqué le début de la guerre de Sécession. Les deux images étaient théoriquement assez valables pour décrire la situation sur Side-3, le choix de Derek avait été judicieux. Toutefois, aucune ne se rapprochait suffisamment de la réalité.

«Nuremberg 1936, répondis-je calmement. »

Derek me dévisagea avec horreur, puis devant mon impassibilité, son visage se ferma à son tour. Ce n'était qu'une estimation personnelle, et je pouvais bien me tromper ; d'ailleurs Derek n'était pas dupe, mais il avait suffisamment confiance en mon jugement pour lui porter crédit.

«Allez, dis-je en lui tapotant l'épaule, on ne va pas s'appesantir sur le sujet. Rejoignons plutôt les autres. »

Ma montre indiquait quatre heures trente-deux du matin lorsque je me présentai aux vestiaires pour y récupérer mes effets. Il restait encore beaucoup de monde là-haut, et ils avaient vraisemblablement l'intention de faire la fête jusqu'à ce qu'ils soient abrutis de fatigue. D'autres avaient préfère se retirer plus tôt. Marine était rentrée parmi les premiers, puis Derek était parti une demi-heure avant moi avec une jolie blonde à son bras, Helen Tarsis, croyais-je.

«Monsieur Thomson, les clés de votre voiture.

Je remerciais le voiturier en lui donnant un pourboire et pris les clés qu'il me tendait.

«Jeune homme, auriez-vous l'amabilité de raccompagner une pauvre jeune femme en perdition ? roucoula une voix derrière moi.

_Anaïs ? m'exclamais-je, surpris. Je te croyais déjà partie ?

_Non, fit-elle d'un ton espiègle. Je t'attendais. »

Elle avait bu. Evidemment, nous avions tous bu ! Par conséquent il était logique que nous soyons tous un peu éméchés à cette heure. Mais quelque chose dans le regard de la jeune femme me disait qu'elle avait peut-être bu au-delà de ses limites.

«Tu penses que j'ai trop bu, n'est-ce pas ? me demanda-t-elle. Tu te trompes... »

Subitement, toute trace d'hilarité disparut de ses traits. Son visage se ferma et elle parut tout à coup très triste.

«Raccompagne-moi, tu veux bien ? » murmura-t-elle doucement.

Surpris, je restai interdit pendant quelques secondes. Comment devais-je prendre cela, comme une invitation ou une demande ? Je décidais de ne pas me poser de questions et actionnais l'ouverture automatique des portes.

«Monte. Où loges-tu ?

_A l'hôtel Majestic... Dans la douzième avenue, bloc 41...

_Je sais où c'est. »

Anaïs s'installa sur le siège passager, mit distraitement sa ceinture et posa la tête contre la vitre, une expression fatiguée déformant ses traits. Passablement troublé, je mis le contact, passai la première et quittai le pallier du restaurant.

Les rues étaient vides à cette heure-ci, quelques couche-tards traînaient encore dans les rues, errant entre les lampadaires comme des ombres désorientées. De temps en temps, je jetais un regard furtif vers ma passagère, elle s'était mise à fredonner une chanson à la mode : «Mon fiancé est un pilote» et je n'osais trop l'interrompre. Je restai persuadé que si elle voulait parler, elle amorcerait d'elle-même la conversation.

«Merci, dit-elle au bout d'un certain temps.

_De rien, c'est naturel. Mais si les autres apprennent ça, à la prochaine réunion, je suis un homme mort, risquais-je sur le ton de la plaisanterie. »

Raté, me dis-je en voyant son expression se rembrunir.

«D'accord, ce n'était pas drôle, m'excusais-je.

_Non, c'est ma faute. Tu cherches juste à me mettre à l'aise... Mais je ne suis pas d'humeur.

_Pourtant tu n'as rien à craindre de moi, je ne passe pas mon temps comme les autres à te courir après.

_Oui... ricana-t-elle. En effet, tu es l'un des rares à ne pas le faire.

_Est-ce la raison pour laquelle tu m'as choisi comme chauffeur ?

_Entre autres... »

Anaïs porta les mains à son front et se massa les tempes.

«Je n'aurais pas du venir... reprit-elle enfin. Je savais que ça se passerait comme ça, je m'y attendais. Tous ces types, agglutinés autour de moi comme des assoiffés autour d'une fontaine miraculeuse, le regard chargé de convoitise et de lascivité... J'en ai marre. J'aurais voulu naître moche !

_J'ignorais que la beauté était un fardeau si lourd à porter. J'aurais pourtant cru que cela facilitait certaines choses. »

Ma passagère me jeta un regard hostile et je bafouillais hâtivement quelques excuses.

«Tu n'as pas le droit de dire une chose pareille. Personne ne souhaite naître moche, chacun aspire à la beauté physique car elle représente une des perfections que tous cherchent à atteindre.

_Oui, mais la beauté ne sert à rien si elle ne vous aide pas à atteindre le but qui vous importe vraiment, ni à conquérir celui que vous aimez, termina-t-elle amèrement. »

Je ne répliquais rien, car cela sortait du cadre habituel de mes compétences. Bien peu de personnes connaissaient vraiment la vie privée d'Anaïs ; le journal scolaire avait bien tenté à un moment de mener l'enquête, mais Marine avait fait irruption dans les bureaux de la rédaction et collé une droite à Derek, le dissuadant de mettre son projet à exécution.

«Tu ne m'as jamais parlé de ca. Il t'a repoussée ? hasardais-je.

_Pas... Pas vraiment. Il ne me remarque pas, mais ça revient pratiquement au même. J'ai même été jusqu'à obtenir ce brevet de pilote pour attirer son attention. Rien ! Il a continué de m'ignorer, de me fuir ; à se demander s'il ne m'a jamais regardé comme une femme.

_Pourtant c'est très dur de ne pas te considérer comme telle. Tu déclenches chez la gent masculine une réaction que nombre de femmes doivent t'envier.

_Je t'en prie, explosa-t-elle. Je ne suis pas une vamp ou une mangeuse d'hommes! Et puis la plupart des femmes ne voient en moi qu'une rivale, une dépravée ou une plante de laboratoire entièrement artificielle... Tu sais ce que les filles de la classe disent dans mon dos ? Que je suis une cyborg faite de plastique et de silicone, que je ne compte plus les opérations de chirurgie esthétique et de lipo-succion... J'en ai assez ! »

Anaïs éclata finalement en sanglots, enfouissant son visage entre ses mains délicates. Gêné, j'attendis que cela passe avant de reprendre.

«Et lui ? Comment penses-tu qu'il te perçoive ?

_A toi de me le dire. Tu es un mec, tu devrais pouvoir me dire ce qu'il a dans la tête ! ... Excuse-moi, je ne voulais pas être désagréable. Oh et puis zut, arrêtons de parler de ça, ça me fatigue. J'ai envie que tu m'emmènes quelque part, n'importe où.

_Maintenant ? Il est bientôt cinq heures du matin, il vaudrait peut-être mieux que tu rentres.

_Non. Je t'en prie... Je me sens trop déprimée pour rentrer tout de suite à l'hôtel...

_Tu as une destination précise en tête ? demandai-je, inquiet.

_Non... N'importe, un endroit calme. »

Je ne savais que faire. En d'autres circonstances, j'aurais été transporté de joie : me balader en tête-à-tête avec la fille de mes rêves. Mais son expression ne m'incitait guère à sauter de joie, elle avait besoin d'aide et elle avait jeté son dévolu sur moi.

Ça faisait cinq ans que je ne l'avais pas revue. J'ignorais par conséquent comment sa vie et sa personnalité avaient pu évoluer ; mais quelque part je devais être heureux qu'elle ait choisi de s'adresser de nouveau à moi. Je me sentais grisé et intimidé à la fois. Si je n'avais pas pu devenir son amant, j'avais au moins eu la consolation d'avoir pu devenir son confident et peut-être qu'au fond de moi, j'en étais arrivé à me contenter de cela. Etre son confident m'avait permis de la découvrir, de mieux la connaître, de partager quelques-unes unes de ses pensées les plus secrètes, apprenant ainsi à la considérer, non plus comme mon idéal féminin, mais à la respecter en tant qu'individu, me dissuadant sans doute à jamais de chercher à lui faire la cour...

Je connaissais un endroit très tranquille, sur la bordure sud du cratère, qui avait été mon lieu de méditation pendant cinq ans. Je l'avais découvert par hasard, lors d'une de mes virées nocturnes en Elecar. Je n'y avais jamais emmené aucune fille, ni même Marine ; parmi mes amis, seul Derek connaissait cet endroit. C'était une grosse bulle vitrée plantée en hauteur, à flanc de montagne, offrant une vue panoramique sur la surface lunaire qui s'étendait en contrebas. A l'origine, ça avait été un jardin public très fréquenté, mais le quartier avait été peu à peu abandonné au fur et à mesure que la périphérie de Von Braun était grignotée par les docks spatiaux et les usines. A présent il fallait traverser toute une zone industrielle avant de parvenir à ce petit havre de paix. Les sections d'habitation aux alentours étaient pratiquement désaffectées, mais le jardin était resté intact sous sa bulle transparente, entretenu par une petite association de vieux ouvriers-jardiniers nostalgiques habitant dans le voisinage.

Je ne mis guère plus d'un quart d'heure à traverser les rues désertes, prendre la bretelle du boulevard périphérique et prendre la sortie voulue. Anaïs ne posa pas de questions en chemin, se contentant de fixer d'un air sombre le décor qui défilait à toute vitesse.

«Où sommes-nous ? demanda-t-elle toutefois lorsque j'eus stoppé le moteur.

_La Colline aux étoiles. Mon petit jardin secret. »

Anaïs leva les sourcils bien hauts en une interrogation muette. J'actionnais le toit ouvrant qui se rétracta entièrement et lui indiquai l'extérieur. Son regard s'attarda quelques secondes sur la surface grisâtre puis s'illumina aussitôt lorsqu'elle leva les yeux. La vue était claire et la gigantesque baie vitrée, parfaitement limpide, dévoilait un spectacle d'une beauté inouïe. La voûte céleste s'étalait devant nos yeux dans toute sa splendeur, vaste domaine voué aux ténèbres éternelles et piqueté par d'innombrables dards de lumière. Quelque part courait la Voie Lactée, traversant le ciel nocturne comme une écharpe luminescente, tandis qu'un mince croissant apparaissait à l'Est, déchirant la nuit de son éclat bleuté : la Terre.

Je sortis de l'Elecar pour lui ouvrir la porte et nous nous avançâmes vers un petit promontoire.

«Les étoiles représentent le plus vieux fantasme de l'Humanité, commençai-je. Dès que l'homme a su lever les yeux sur la voûte céleste, il a toujours éprouvé le désir et l'envie de s'approprier ces diamants qui luisent dans la nuit. Avant même qu'il ne sache écrire, avant même qu'il ne sache parler, depuis le jour où il a compris qu'il ne pourrait jamais les saisir de sa propre main rien qu'en allongeant le bras... »

Comme pour illustrer mes paroles, je levai la main gauche vers le firmament et fis mine de saisir une étoile. Je la ramenai ensuite vers moi, mais quand je l'ouvris de nouveau, elle était totalement vide, bien sur.

«C'est le seul coin de Von Braun où tu peux vraiment observer l'éclat naturel des étoiles, rien à voir avec les reproductions holographiques produites par ordinateur lorsque les écrans sont tous abaissés. Ici, il n'y a pratiquement pas de filtres solaires, juste de quoi stopper les radiations. Evidemment, le Soleil est parfois aveuglant, mais tiens, regarde ce spectacle : un lever de Terre. »

Le petit croissant bleuté gagnait lentement en épaisseur quand tout à coup, une lueur fulgurante jailli en son centre. Le Soleil se levait à son tour, communiquant sa force et son éclat, insufflant une vie nouvelle au pâle lever de Terre. Le lumière solaire envahit la plaine lunaire comme un raz de marée, recouvrant chaque parcelle, soulignant chaque imperfection du terrain, projetant des ombres démesurées sur les mers, les cratères.

Lorsque la lumière atteignit enfin Von Braun, les photons transpercèrent la bulle en plexi-aluminium transparent, éclairant violemment l'intérieur, dévoilant le fantastique parterre de fleurs exotiques qui tapissait le sol du jardin dans une débauche de couleurs.

«C'est... C'est magnifique, murmura Anaïs extasiée.

_Oui, ça l'est. C'est pour ça que j'aime bien venir ici.

_Tu ne m'as jamais dit que tu aimais les fleurs ?

_Je ne m'y intéresse pas en particulier, mais je sais apprécier leur beauté. J'aime leurs couleurs chatoyantes, leurs senteurs suaves. J'aime venir ici quand je suis déprimé ou quand j'ai besoin de réfléchir seul. »

Anaïs resta silencieuse un moment puis s'élança vers l'étendue fleurie, s'agenouillant devant un magnifique rosier, effleurant des doigts un bouquet d'œillets, s'émerveillant devant un massif de glaïeuls ou un parterre de tulipes.

Je l'observai les bras croisés, assis sur le capot de l'Elecar, me disant qu'après tout, elle était une fille comme les autres. Durant ces cinq années, j'avais eu pas mal de relations avec différentes femmes, mais aucune n'avait retenu mon attention suffisamment longtemps pour que je songe à faire ma vie avec elle. Je me disais parfois que c'était du à la fascination qu'exerçait toujours Anaïs sur mon imagination, puis je me rendais compte que c'était tout à fait infantile de vouloir poursuivre une chimère.

Nom de Dieu, Anaïs était bien plus qu'un visage et un corps, je le savais ! Mais il émanait d'elle une telle attraction qu'il m'était parfois bien difficile d'en faire abstraction. L'égalité des sexes était déjà un vieux concept, mais il devait rester en moi quelque chose du machisme qui avait régi les rapports entre hommes et femmes durant des siècles, comme si c'était inscrit dans les gênes mâles ! On disait des hommes, quand ils étaient confrontés à une situation inconnue et dangereuse, qu'ils avaient la fâcheuse tendance à réfléchir avec leurs poings plutôt qu'avec leur cervelle ; l'affirmation selon laquelle les mêmes, confrontés à une jolie fille, devaient réfléchir avec leur queue était sans doute vraie !

Anaïs revint dans ma direction avec un bouquet de fleurs, et je tentais de dissimuler mes pensées en arborant un masque de politesse désintéressée.

«C'est très joli, dis-je, c'est pour moi ?

_Oui. Pour te remercier de m'avoir montré cet endroit.

_C'est gentil, mais je ne pourrai pas garder ces fleurs, je dois repartir cet après-midi sur Side-3.

_Si tôt ? Qu'est-ce qui presse autant ? Ils arriveront bien à classer les archives sans toi ? »

J'ai reçu mon ordre de mobilisation, faillis-je laisser échapper, mais je me retins à temps.

«Ce n'est pas moi qui décide. En vérité, je ne devrais même pas me trouver sur la Lune ; officiellement je suis en week-end prolongé. Si mon chef de service savait que je fréquente une Earthnoïd, je serais renvoyé sur-le-champ !

_Et si mon père savait que je me promène à cinq heures du matin avec un Spacenoïd, je serais répudiée sur-le-champ. »

Nous éclatâmes de rire tous les deux et sans que je sache comment, elle se retrouva dans mes bras.

«Est-ce que tu m'aimes ? »

J'écarquillais les yeux, tétanisé. Que devais-je répondre ? Sa question était si brusque, elle me prenait tellement au dépourvu que je me dis tout d'abord qu'elle plaisantait. Mais quelque chose dans son regard me convainquit rapidement qu'elle était sérieuse. Que devais-je répondre ? Oui ? Non ? Pourquoi hésiter ? C'était l'endroit idéal pour une déclaration, une situation rêvée : nous étions seuls, entourés de fleurs, comme dans un mauvais roman à l'eau de rose, et pourtant tout était réel. Je pouvais la serrer fort dans mes bras, l'embrasser et donner libre cours à mes fantasmes les plus fous. Mais si ce n'était pas la réaction qu'elle attendait de moi ? Si elle essayait au contraire de tester mon objectivité ? Je restai interdit pendant ce qui me sembla une éternité ; je tâchais de dissimuler mon désarroi, mais je ne pouvais empêcher la sueur de couler sur mon front.

«Je plaisante, déclara-t-elle soudain avec un sourire énigmatique. De toute façon, je pense connaître la réponse. Je... Je t'ai fait peur ? »

Je lâchais un soupir malgré moi.

«Je crois que oui, dit-elle en sortant son mouchoir pour tamponner mon front, sinon tu ne serais pas dans tous tes états. Je suis désolée.

_Tu aurais pu y penser avant. Je n'ai pas trouvé ça très drôle.

_Peut-être que je voulais tester ta loyauté? Tu sais, pendant un instant, je t'ai senti defaillir, et j'ai cru voir un petit garçon effrayé devant moi... De quoi as-tu peur? De moi ? »

J'avais peur? C'était donc si évident? Je me rendis compte tout à coup que je ne cessais pas de trembler, non plus de peur mais de fureur. Anaïs le remarqua en même temps que moi et leva les yeux vers moi, guettant une explication.

«Ce n'était vraiment pas drôle, répétais-je en la fusillant du regard. »

Afin de dissimuler mon trouble, je contournais la 408 et m'assit au volant, l'air buté.

«Jered... Je suis désolée, je m'excuse. Je ne voulais pas t'offenser.

_Je te ramène à l'hôtel.

_Jered, je t'en prie...»

Je jetai furtivement un regard vers elle et me maudis aussitôt. Elle me regardait avec tant de supplication que je me sentis ébranlé jusqu'au plus profond de moi. Je dus lutter et serrer les mâchoires pour conserver une attitude outrée et ne pas perdre ma résolution. Finalement il y eu un bruit de portière qu'on referme et je la sentis s'effondrer sur le siège passager.

«Ecoute, Jered, je suis vraiment désolée. Je ne pensais pas que tu le prendrais si mal...

_Ce n'est pas grave, marmonnais-je entre mes dents.

_Si c'est grave ! Je t'ai provoqué délibérément mais je ne pensais pas à mal. Je ne voudrais pas que tu croies que je voulais jouer avec toi... Je ne voudrais pas que tu te mettes à me détester pour ca...

_Mais je te dis que ce n'est pas grave ! insistais-je.

_Tu n'es pas sincère !

_Si je le suis ! hurlais-je malgré moi. »

Anaïs éclata en sanglots et là, je me rendis brusquement de mon erreur. J'avais commis une faute et je ne m'en étais pas rendu compte. Or Anaïs était certainement la dernière femme au monde que j'aurais voulu faire pleurer. Tout à coup je ne sus plus quoi faire, j'étais à la fois paniqué par sa réaction et je me maudissais pour la mienne. J'aurais voulu m'arracher la langue ou encore me pendre. Je ne savais pas, je n'avais jamais su et je ne savais toujours pas comment réagir dans ce genre de situation. Ou plutôt si, je le savais, mais les fois précédentes, il s'agissait de consoler les ex-petites amies de Derek, je n'étais pas mis en cause. Là, c'était diffèrent, et je ne savais vraiment pas quoi faire. Je voulus la prendre dans mes bras, la consoler , mais je n'osais pas la toucher, je n'osais même pas lui parler parce que j'ignorais quoi lui dire.

Mon esprit s'agitait dans tous les sens, affolé, cherchant quelqu'un ou quelque chose qui aurait pu me venir en aide ou me donner une idée. En désespoir de cause, je mis le moteur en route et quittais la Colline aux Etoiles en trombe, oubliant carrément de rabattre la capote.

Anaïs passa presque tout le trajet à sangloter, tandis que moi, je passais le temps à me demander ce que je pouvais bien faire pour désarmocer la situation. Nous ne dîmes pas un mot jusqu'à notre arrivée devant le Majestic. Le portier arriva en trottinant et, reconnaissant Anaïs, s'approcha avec révérence pour lui ouvrir la portière. Anaïs me jeta un dernier coup d'œil avant de sortir, mais je ne réagi pas, profondément gêné et accablé de honte.

Brusquement, alors qu'elle était sur le point de s'éloigner, je bondis sur le siège d'à côté et l'attrapai brutalement par le poignet pour l'attirer vers moi, par dessus la portière. Je ne sais pas ce qui me pris, je crois que je ne l'ai jamais su, ou peut-être que je n'ai jamais cherché à le savoir. Alors qu'elle s'apprêtait à émettre un commentaire, je posai doucement mes lèvres sur les siennes.

«Je t'aime. » Aurais-je voulu lui dire, alors qu'une totale stupéfaction se peignait sur ses traits.

Mais les mots ne parvinrent pas à sortir de ma gorge. Je restai hébété quelques instants, surpris par mon propre geste, puis lui lançai un dernier regard dans lequel je tentais de faire passer tout ce que j'aurais voulu lui dire, tout ce que j'éprouvais pour elle. Tout mon amour, toute ma détresse et toutes mes espérances pour un avenir aussi lointain qu'hypothétique. Puis, sans un mot d'explication, je démarrais en trombe et m'enfuis aussi vite et aussi loin que je le pus. Je ne voulais pas connaître sa réaction, je ne voulais pas savoir ce qu'elle dirait ! Je me maudissais pour ma folie ou pour ma bêtise et ma lâcheté, pour mon manque de maturité et mon infantilisme, ou pour tout à la fois.