CHAPITRE 3

CHAPITRE 3

3 janvier 0079, 7h00 GMT

Les gigantesques panneaux réflecteurs s'écartèrent lentement pour réajuster leur orientation, durement frappés par les rayons du Soleil qui baignèrent petit à petit la station 8 de Side-2. La clarté s'immisça tout d'abord vers les bords du terminal spatioportuaire, situé à l'une des extrémités de la station, puis gagna les premiers foyers d'habitation. Bientôt, il sembla que rien ne fut en mesure de stopper la marée lumineuse qui gagnait sans cesse du terrain, pourchassant les ténèbres des moindres recoins. Enfin, l'ensemble de la station fut inondé de lumière puis, tout aussi doucement, les villes prirent vie, s'éveillant avec paresse, s'étirant avec maladresse et mauvaise volonté, encore à moitié désireuses de retourner à la douce somnolence nocturne.

A peu près au même moment, un vaisseau-cargo de moyen tonnage endommagé approchait de la station, tous feux éteints. Dans la salle de contrôle du spatioport, le contrôleur Edvar Eriksen tripotait du bout de sa fourchette la pâtée jaunâtre et peu appétissante qui gisait au fond de son plateau repas. Purée de céréales assaisonnée de lait sucré en poudre, disait l'étiquette. Peu engageant d'aspect... Mais entre ça et les pilules nutritives, l'art culinaire en apesanteur avait encore beaucoup de progrès à faire. Alors qu'il s'apprêtait à remettre le couvercle, le radar d'approche moyenne portée se mit à émettre des bips sonores. Edvar fit glisser son siège jusqu'au moniteur et se pencha sur l'écran.

«Monsieur, fit-il en interpellant son supérieur. Je repère un objet se déplaçant sur moins trente-deux, plus quatre-vingt-six point six. Distance, deux cent treize kilomètres.

_Identification ?

_Aucune. D'après la silhouette, ça peut être un cargo de classe Orion. Il... Il progresse très lentement et sans signaux. »

Le contrôleur en chef Mikhail Rosenberg fronça les sourcils et pianota sur son moniteur personnel, lequel relaya les informations du radar et l'image renvoyée par les senseurs visuels. La silhouette correspondait effectivement à un navire de classe Orion, un type de vaisseau-cargo de taille moyenne, très répandu ; mais l'absence de tous signaux était par contre inhabituelle.

«Monsieur Eriksen, avez-vous réussi à entrer en contact ?

_Négatif, monsieur.

_Des particules Minovsky ?

_Importante densité en bordure de notre espace aérien, la densité dans les limites de notre territoire reste toujours au-dessus de la normale. La même purée de poix que d'habitude.

_Mmh... Quand pourrons-nous avoir un contact visuel direct ? »

Pianotant sur le clavier de sa console, Eriksen calibra le système de télémetrie-laser ainsi que les scanners avant de les braquer vers la position approximative du vaisseau en approche.

«A cette vélocité, reprit-il en lisant les résultats livrés par l'ordinateur, il lui faudra quatre-vingt-douze secondes avant d'entrer à portée visuelle directe, soixante-dix de plus pour pouvoir entrer en communication avec... Attendez, je détecte des fluctuations dans sa trajectoire.

_Confirmé, continua Lester Khe-Nang. Le vaisseau semble éprouver des difficultés à maintenir une trajectoire rectiligne. Nos scanners révèlent également des irrégularités dans la structure... Je crois qu'il est endommagé. »

Rosenberg prit la souris magnétique posée sur le pad de droite et modifia le placement des fenêtres de données sur son moniteur. Les informations livrées par les senseurs dévoilaient sans conteste que le transporteur n'était pas au mieux de sa forme. Des fuites de gaz et des traces de radiations laissaient soupçonner des dégâts non négligeables, mais tant qu'ils n'auraient pas l'appareil à portée visuelle, rien ne pouvait être décidé.

Le contrôleur en chef savait que l'image sur son moniteur était loin d'être totalement fiable et qu'il ne s'agissait que d'une projection simulée par l'ordinateur, élaborée d'après les données fournies par les senseurs. Ces fameux champs de particules Minovsky, nouvelle trouvaille de la technologie militaire et cauchemar des contrôleurs spatiaux, brouillaient toutes les formes de champs magnétiques. Plus de radar, plus de radio !

En d'autres circonstances, Rosenberg aurait du être totalement paniqué à l'idée que la tour de contrôle soit complètement sourde et aveugle, mais aujourd'hui, c'était tout juste s'il semblait s'en préoccupait. En effet, la flotte spatiale de Zeon s'amusait régulièrement à inonder l'espace de ces particules depuis au moins deux ans, histoire de faire peur. Au début ça avait marché, et même rudement bien. Alertes, branle-bas de combat et déploiement de vaisseaux de guerre fédéraux. Parfois on avait même vu des croiseurs de type totalement inconnu pénétrer dans l'espace aérien colonial et repartir aussitôt, avant que qui que ce soit ait pu esquisser le moindre mouvement.

Au fil des mois, au fur et à mesure que Zeon s'évertuait à perpétuer ce rituel qui, on le savait maintenant, était une campagne de harcèlement et d'intimidation, la Flotte Fédérale, puis les contrôleurs à leur tour perdirent progressivement tout intérêt pour ce jeu. Ça commençait même à devenir lassant.

Pourtant Rosenberg devait soumettre tous les vaisseaux en approche à un contrôle d'identité, procédures guère utilisées que par les militaires. Et pour cause, cette station, Island Iffish, accueillait dans ses flancs une très importante base militaire appartenant aux Forces Fédérales. Depuis la modernisation de la base en 0076, les autorités militaires avaient émis plusieurs réserves et imposé une limitation stricte de la circulation spatiale dans les parages immédiats de la station, vers ou en partance d'Island Iffish. Des procédures spéciales antédiluviennes avaient été exhumées de placards poussiéreux, revues et corrigées, doublant ainsi le nombre et la durée des procédures d'identification.

Auparavant, la majeure partie des formalités consistait en un échange de faisceaux laser contenant les informations relatives aux documents requis, leur validité, etc... Après quoi, le capitaine du navire était autorisé à accoster et décharger ses marchandises ou ses passagers avant d'achever les formalités d'immigration. A présent, la totalité des vérifications avaient lieu en vol, pendant toute la phase d'approche finale, et uniquement sur audiovisuel. Le capitaine devait donner l'identification son navire, son immatriculation, sa provenance, sa propre identité et celle de son équipage ainsi que leur numéro de passeport respectif, nommer la compagnie qui affrétait le vaisseau et indiquer la nature de la cargaison. Le temps que ces informations soient vérifiées et contre-vérifiées, les équipages avaient le temps de mourir d'impatience, parfois obligés de patienter jusqu'à deux ou trois heures !

Lorsque les champs Minovsky se faisaient trop denses, le centre de contrôle demandait au bâtiment, dès son arrivée à portée de communication directe, de rester en attente à l'extérieur jusqu'à identification complète. Cela avait pour effet d'énerver les équipages de la Marine marchande, mais il fallait bien se plier aux caprices des autorités militaires.

«Contact visuel dans cinq secondes, monsieur. Relèvement sur moins trente-neuf, plus quatre-vingt-six point six. Déviation de l'ordre de sept degrés par rapport au relèvement précédent. Distance cent trente kilomètres. »

Rosenberg saisit ses jumelles électroniques et scruta le vide spatial à travers la grande baie vitrée, guettant un petit point lumineux perdu parmi tant d'autres, un qui se déplaçait avec hésitation, comme un bateau ivre. Là ! Vers la droite ! Il émettait des signaux lumineux, du morse.

«Monsieur, nous recevons une transmission visuelle en morse. Je transcris... «Cargo Alderant Beta-021 stop Compagnie Minière Générale des Asteroïdlands stop endommagé pluie météorite stop fuite réacteur stop communication hors service stop barre gyroscopique endommagée stop brèches coque stop demande guidage et assistance immédiate stop. » C'est un message automatique, ils émettent en continu. »

Le contrôleur en chef se gratta le menton, en proie à l'hésitation. Les consignes étaient très strictes, mais base militaire ou pas, tout Spacenoïd se devait de secourir un navire en difficulté, c'était une question de civisme qui ne se posait même pas dans l'espace. Par ailleurs, il avait reçu peu de précision sur les consignes à adopter en cas de navire en détresse. Il ne savait pas ce que les autorités militaires décideraient, mais il n'avait pas le temps d'élaborer des hypothèses. Le vaisseau-cargo avait besoin de lui, et vite. Rosenberg soupira et regarda sa montre. Sept heures et trois minutes.

«Nous n'avons pas le choix. Monsieur Khe-Nang, nous laissons tomber la procédure habituelle et nous reprenons la procédure d'approche d'urgence amputée de tout ce que vous jugerez superficiel : je prends sur moi la responsabilité de faire pénétrer cet appareil dans notre espace et dans la station sans vérification complète. Notez ça sur le livre de bord et ouvrez la porte trois après avoir pointé un faisceau de guidage vers le vaisseau. Ah, et donnez l'ordre aux équipes de secours et de décontamination de se tenir prêts. Sommes-nous à portée d'émission ?

_Affirmatif, monsieur.

_Parfait, Kridge, transmettez par héliographe. «Contrôle Double-India zéro huit à clipper Alpha-bravo 021 stop message bien reçu stop veuillez accuser réception stop provenance et nature dégâts stop. »

_Aucune réponse.

_Alors ordonnez-leur de stopper les machines ou nous ouvrons le feu ! »

Rosenberg sentit ses cheveux se hérisser et se tourna avec appréhension vers l'endroit d'où provenait l'ordre impérieux. Le lieutenant-colonel Karim Brubaker, chef de la sécurité de la base fédérale et délégué auprès des autorités de la station, se tenait bien droit sur ses bottes magnétiques sur le pas de la porte, accompagné d'une escouade de gardes armes.

«Rosenberg, reprit-il sèchement, en quel honneur vous êtes-vous adjugé le droit de transgresser les ordres ?

_Colonel, il s'agit d'un appareil en détresse, et je n'ai aucune consigne particulière...

_Ces consignes s'appliquent à tous les navires ! En détresse ou pas.

_Colonel... !

_Assez, coupa-t-il. Vous êtes relevé de vos fonctions et mis aux arrêts pour faute professionnelle et violation des directives militaires jusqu'à ce que des autorités juridiques compétentes s'occupent de votre cas. Dans l'immédiat, je prends la direction des opérations. Monsieur Kridge, avez-vous correctement transmis mon message ?

_Oui... monsieur, répondit le contrôleur avec hostilité. Toujours aucune réponse.

_Bien. Répétez et ouvrez les rampes de missiles en guise d'avertissement. Dites-leur que s'ils tentent de fuir, nous les abattrons sur-le-champ ! »

Rosenberg et ses hommes écoutèrent avec consternation le discours de l'officier. C'était tout bonnement ahurissant ! Aucun Spacenoïd n'aurait tenu un discours pareil à un autre Spacenoïd en difficulté dans l'espace. Mais Brubaker ne pouvait pas comprendre. Il était né sur Terre, avait toujours vécu dans un environnement planétaire naturel où il n'avait jamais eu à connaître la peur de l'asphyxie. Les concepts de civisme développés par les Spacenoïds vivants dans un milieu plein de dangers lui étaient étrangers ; il ne se sentait même pas concerné.

Deux des gardes s'avancèrent pour encadrer le chef de la tour de contrôle et l'emmener dehors.

«Sale rampant... » siffla Rosenberg entre ses dents en quittant la salle.

Side-2, station Da Vinci, 3 janvier, 7h07 GMT

« Le commandant Martygg et son équipage vous souhaitent la bienvenue à bord du vol Orbital Starways 975 à destination de la station Liberty 3, sur l'orbite circumterrestre. Nous effectuons en ce moment les manœuvres de désarrimage et nous quitterons le spatioport dans quelques minutes. Le trajet durera douze heures durant lesquelles nous voyagerons à une vitesse moyenne équivalant à la poussée facteur six. Nous vous rappelons qu'il est strictement interdit de fumer ou de se déplacer dans la cabine durant les manœuvres de décollage. L'équipage vous souhaite un agréable voyage. »

Ian-Pedro Martygg reposa le combiné relié au système acoustique de la cabine passager et continua sa check-list tandis que les crampes d'amarrage relâchaient le vaisseau, le laissant flotter librement. Stiv Parish, le copilote, attendit le feu vert de la tour de contrôle pour allumer les fusées d'appoint qui crachèrent de timides jets de gaz incandescents, propulsant le navire par touches chirurgicales vers la sortie des docks. Martygg reprit les commandes lorsqu'ils approchèrent des portes spatiales, tandis que Parish énonçait à voix haute les directives de la tour et préparait l'ordinateur de bord.

Le vaisseau de ligne «Fleur de Lys» glissa latéralement jusqu'à se trouver dans l'axe de la piste lumineuse. La tour le fit patienter encore quelques secondes puis les deux battants du monumental portail spatial glissèrent avec lenteur, alors que d'imposants gyrophares signalaient l'ouverture dans une débauche de lumière orangée. Le contrôleur aérien donna le feu vert et le navire repartit à faible allure, propulsé par ses petites fusées.

Une fois à l'extérieur du spatioport, Parish augmenta légèrement la poussée et le vaisseau s'éloigna un peu plus rapidement de la station.

«Contrôle Delta-Victor zéro sept à clipper Oscar-Sierra 975, autorisation allumage réacteurs confirmée.

_De clipper Oscar-Sierra 975 à contrôle Delta-Victor zéro-sept, roger ! Confirmons allumage réacteurs, parés pour accélération.

_Ici contrôle Delta-Victor zéro-sept, bien reçu. Confirmez trajectoire de dégagement sur couloir deux-six-un. Passons relais à contrôle Mike-Lima trois-zéro-deux sitôt départ espace aérien. Bon voyage clipper Oscar-Sierra 975.»

Martygg remercia la tour et poussa à fond la manette des gaz. Le réacteur à fusion, qui n'avait pas cessé de tourner au ralenti jusqu'alors, se réveilla subitement, hurlant son insatiable faim dans le vide spatial qui ne pouvait l'entendre, secouant imperceptiblement le vaisseau de ligne pendant quelques secondes. Puis soudain, une longue traînée lumineuse jaillit à l'arrière du navire et celui-ci gagna en vélocité, s'éloignant de plus en plus rapidement de «Da Vinci», la station 7 de Side-2.

Abords de Side-2, 3 janvier, 7h13 GMT

«Capitaine, ils nous ordonnent de stopper les machines ou ils ouvrent le feu. »

L'officier interpellé releva la tête de son plan de vol et s'approcha du pilote.

«Que fait-on ? demanda de nouveau ce dernier. Ce n'était pas prévu comme ça...

_Ce n'est pas trop grave. Ça signifie juste que nous n'avons plus la même personne à l'autre bout du fil. C'est sûrement un Fed qui a prit le commandement ; aucun contrôleur digne de ce nom n'aurait osé laisser un navire endommagé en plan. A combien de kilomètres de la station sommes-nous ?

_A peu près neuf-cinq point huit.

_C'est toujours trop... Lance le message numéro deux et poursuivons notre route. Ils ne sont quand même pas totalement aveugles. A cette distance là ils peuvent déjà identifier notre pavillon, et puis ils voient bien qu'il y a une fuite du réacteur thermonucléaire. S'ils ne sont pas totalement idiots, ils savent pertinemment que si notre réacteur pète à l'entrée de leur principal couloir d'accès, ils auront un sérieux problème de contamination et de navigation sur les bras.

_Ils referment la porte numéro trois et... Ils viennent d'activer leurs batteries de missiles !

_Merde, c'est pas vrai ! Ils sont stupides ou quoi? Quelle heure est-il ?

_H moins neuf minutes.

_C'est encore trop tôt. On n'a pas le choix, réduis progressivement la vitesse mais ne touche pas aux rétrofusées. Nous allons nous laisser dériver et tenter de pénétrer dans la limite des quatre-vingts kilomètres. Pendant qu'on y est, fais sauter la première charge, ça leur donnera un sérieux sujet de réflexion pendant quelques minutes. »

Side-2, station Island Iffish, 7h17 GMT

«Monsieur Brubaker, je détecte une forte signature infrarouge sur le navire... Oh mon Dieu ! C'est une explosion ! Il y a une importante fuite d'air.

_Monsieur Khe-Nang, tout d'abord c'est «colonel» Brubaker. Ensuite j'aimerai que vous m'expliquiez en quoi une fuite d'air vous met dans un tel état !

_Mais enfin... colonel, c'est l'asphyxie assurée à court terme ! C'est l'évidence même ! »

Brubaker renifla de mépris. Il ne comprenait toujours pas ce qu'il y avait de si dramatique à ce que quelques molécules d'oxygène, d'azote et de gaz inertes s'échappent d'un misérable vaisseau marchand. L'équipage, s'il était encore vivant, portait sûrement des combinaisons autonomes. Et puis si le vaisseau était en si mauvais état, cela prouvait seulement qu'il avait été très mal entretenu.

« Que faites-vous ? aboya-t-il en voyant Kridge avancer sa main vers le combiné téléphonique.

_Ceci est une situation d'extrême urgence. Votre refus de prendre en considération l'arrimage de ce vaisseau relève du crime : ça s'appelle de la non-assistance à personne en danger. Je dois en référer immédiatement au directeur de la station. !

_Reposez ce combiné ! A partir du moment ou vos actions peuvent mettre en danger la sécurité de la station, et par la celle de la base elle-même, je suis habilité à prendre toutes les décisions que je jugerai utiles, sans avoir besoin de l'accord des autorités coloniales ! »

Kridge en eu tout à coup assez. Assez de cet imbécile, assez de l'armée et assez de la Fédération ! Il se leva subitement de siège et, comme s'il avait eu la même idée en tête, Khe-Nang en fit autant, aussitôt imité par les sept contrôleurs restants.

«Que faites-vous ?

_Nous recevons notre salaire des autorités coloniales, commença Kridge, pas des Forces Fédérales. Par conséquent nous refusons de nous soumettre à une autorité que nous ne reconnaissons pas comme étant la notre, en d'autres termes, vous ! Maintenant, vous avez la salle pour vous tout seul. Si ce vaisseau explose, ce sera de votre responsabilité, et nous nous ferons un plaisir de témoigner contre vous.

_Gardes ! vociféra Brubaker, hors de lui. Saisissez-vous de ces hommes et mettez-les aux arrêts ! »

Les neuf hommes quittèrent la salle sous le regard outré de l'officier fédéral qui proféra à leur encontre en son for intérieur une série d'imprécations. Voilà bien la dernière chose qu'il aurait voulu voir tomber sur les bras, une mutinerie ! Et sous sa responsabilité. S'il n'agissait pas immédiatement, il pouvait bien recevoir un blâme et voir son dossier militaire entaché. Je trouverai bien un moyen de les casser pour faute professionnelle, se disait-il en grinçant des dents, abandon de poste, violation des procédures militaires, intelligence avec l'ennemi.

Dans l'immédiat il lui fallait trouver au plus vite une nouvelle équipe de contrôleurs avant que la circulation ne devienne plus dense et ne sombre vraiment dans le chaos, auquel cas Brubaker ne recevrait pas qu'un simple blâme. L'officier saisit le téléphone et composa le numéro de la base.

«Ici le lieutenant-colonel Brubaker, envoyez-moi d'urgence des contrôleurs spatiaux militaires au spatioport de proue. »

Au moins ceux-ci ne discuteraient pas ses ordres.

Cité lunaire Oberth, cratère de Reinhold, 3 janvier, 5h18 heures locale, 7h19 GMT.

« Tiens, fit Arlène Devaris en tendant un gobelet en plastique à son collègue. »

Derek Richards marmonna un vague remerciement, se leva à demi du sofa pour prendre le gobelet plein de café brûlant.

Les bureaux de la rédaction étaient vides, seuls restaient Derek, Arlène et deux ou trois journalistes de leur équipe rédactionnelle. Ils venaient de passer toute la nuit à explorer le CosmoNet et à essayer de décrypter plusieurs séries de messages codés qui avaient fusé à travers l'espace, avant qu'une énième émission de particules Minovsky ne rende la Lune totalement aveugle et sourde.

«Pourtant je suis sûr qu'il y a quelque chose là-dessous, murmura distraitement Derek.

_Tu disais ?

_Je suis sûr que ça cache quelque chose.

_Sans doute, mais Zeon n'a pas cessé de nous faire le coup régulièrement toutes les semaines depuis deux ans.

_Oui, mais cette fois ça bourdonne sérieusement sur le Net, les rumeurs sont plus précises !

_Ça bourdonnait autant le mois dernier lorsque le sénateur Chipendale a été arrêté pour pots-de-vin, contra la journaliste.

_Alors tous ces messages codés ?

_Encore un gag de ces messieurs. La semaine dernière c'était la recette de la choucroute bavaroise en sumérien, avant ça le manuel d'entretien d'une machine à laver traduite en espéranto. »

Derek ne se découragea pas. Il savait qu'Arlène cherchait juste à modérer son enthousiasme, qu'elle cherchait à lui enseigner quelque chose en contrant méthodiquement chaque point. Il ne pouvait décemment pas refuser un tel défi, cela eut été ne pas connaître l'opiniâtreté et la persévérance de Derek et faire insulte à l'intelligence de son chef.

«Alors que penses-tu de l'émission généralisée de particules Minovsky ? Attends, je n'ai pas fini ! D'accord, Zeon s'amuse à ça tout le temps, mais jusqu'à présent, ça ne s'est jamais produit partout au même moment. Alors ?

_Tu connais l'histoire du petit garçon qui criait au loup ?

_Oui. Celle où un gamin passe son temps à crier au loup alors que c'est faux, de sorte que personne ne le croit lorsque le loup arrive pour de vrai ? C'est ça ?

_Oui. Quelle est la morale, selon toi ?

_Qu'à force de dire le même mensonge, plus personne ne vous croit.

_Faux. Laisse-moi te proposer une autre interprétation. Il ne faut jamais dire le même mensonge deux fois. Zeon a pu se dire qu'il fallait élargir un peu son éventail de bobards.

_Et ces rumeurs de manœuvres militaires dont parlent les services secrets fédéraux ?

_Et ces rumeurs d'invasion d'extraterrestres velus et tentaculaires que nous avons intercepté sur ce même Net l'an dernier ? Derek, tu es encore jeune, mais il ne faut pas t'emballer à la moindre information et tout prendre pour argent comptant. Les informations sont essentielles à notre profession, soit, mais elles sont aussi terriblement sujettes à caution car elles sont subjectives, suivant leur origine, la personne ou encore leur moyen de transmission. Il y a beaucoup de leurres et de pièges, de fausses infos, d'intox, de propagande. Un bon journaliste se doit de pouvoir faire la part du vrai et du faux et tacher de ne pas tomber dans le panneau trop souvent. Jamais serait l'idéal, mais je doute que nous soyons aussi futés que les gars qui passent leur temps à concocter ces pièges à cons et qui sont payés pour.

_Je ne suis pas du même avis. Après tout, nous aussi nous sommes payés, mais pour défaire ces mêmes pièges à cons et faire la part de la vérité, non ? »

Arlène éclata de rire.

«Je n'avais jamais vu les choses sous cet angle la, mais oui.

_Arlène, Derek ! Venez vite ! s'écria John Alvarez. »

John avait pris le relais de Derek devant la console informatique et naviguait sur le Net depuis maintenant deux heures. Le jeune homme faisait de grands gestes tout en montant le son.

«Ça vient de submerger tous les canaux il y a trente secondes !

_Qu'est-ce que c'est ?

_J'en sais rien, mais ça vient de l'autre côté de la Lune.

_Granada ?

_Non, encore plus loin. Mais attendez, ce n'est pas tout. Malgré le brouillage, je retrouve ce machin sur toutes les fréquences radio, vidéo, micro-ondes et réseaux de communication-laser. C'est même relayé par satellite et ça douche littéralement toute la région.

_Comment sais-tu ça ? demanda Arlène.

_J'ai essayé d'appeler New York, et à la place, je me suis retrouvé avec ça ! »

L'écran retransmettait l'image d'un drapeau, celui du Duché de Zeon. Puis tout à coup, le drapeau disparut pour laisser la place à un grand bureau style Louis XV, derrière lequel trônait un homme de belle prestance, les épaules larges, ayant à peine plus de la trentaine. Ses cheveux étrangement argentés pour son âge étaient soigneusement peignés en arrière, soulignant la dureté de ses traits et la froideur qui émanait de ses yeux gris acier dépourvus de sourcils. Affichant un air supérieur et sûr de lui, il se mit à parler de sa voix grave, d'un ton ferme et incisif.

Derek écouta en silence, Arlène fronçait les sourcils, le regard concentré sur l'écran. A leurs côtés, John écarquillait les yeux, tandis qu'Elena Clancy, la quatrième journaliste, maintenait sa main devant la bouche pour se retenir de crier.

«Mais... C'est un ultimatum ? !»

Il était très exactement sept heures et vingt minutes.

Side-2, abords d'Island Iffish, 7h20

«Mon capitaine, vous... Vous allez rire : je crois qu'ils essaient de nous contacter par radio. »

Le capitaine Hardy Steiner se caressa la moustache, tentant de refréner le fou rire qu'il sentait monter en lui.

«Je crois définitivement que nous ne sommes plus devant le même interlocuteur, déclara-t-il avec un large sourire. Ce Fed doit être un vrai rampant «de chez rampant», fraîchement sorti de son terrier ! Il s'imagine vraiment que sa transmission radio passera à travers le champ de particules ? A combien sommes-nous de la station ?

_Nous venons de franchir le cap des neuf-zéro.

_C'est toujours un tantinet trop loin, mais ça devrait aller. Micha, mets tout le monde sur alerte, largage imminent. Hans, on te laisse la caisse.

_Bien mon capitaine. »

Le sous-lieutenant Mikhail Kaminsky pianota sur la console tactique et les voyants de signal d'alerte vomirent leur lumière sanglante dans toutes les coursives du vaisseau. Hardy Steiner prit son casque qui gisait dans un coin et éteignit sa cigarette avant de quitter l'étroite cabine de pilotage, Micha sur les talons.

Le vaisseau-cargo Alderante Beta-021 était officiellement un navire immatriculé auprès de la Compagnie Générale Minière des Asteroïdlands, un conglomérat multinational créé pour exploiter la ceinture d'astéroïdes qui pullulaient entre Mars et Jupiter. L'illusion était parfaite, même si du vrai Alderante Beta-021 n'avait été conservé que la balise d'identification, le reste du véritable cargo ayant été converti par leurs soins en masse de métaux informes et carbonisés quatre jours auparavant. Les Forces Fédérales n'avaient aucun moyen de déceler la supercherie, et quand ils auraient l'occasion de douter de leur identité, il serait trop tard.

Les deux hommes passèrent devant l'unique salle de repos du vaisseau et se contentèrent de donner deux coups dans la porte. Celle-ci s'ouvrit aussitôt et une douzaine d'hommes sortit sans qu'un seul mot soit proféré. Tous portaient la combinaison de vol réglementaire, mais celle-ci était de couleur gris sombre, presque noire, contrairement au vert-moyen en usage. Ils arboraient tous sur l'épaule un écusson doré représentant la lettre C d'un côté et un aile stylisée de l'autre, l'insigne de leur unité. Le petit groupe s'engouffra dans l'enfilade des coursives puis se sépara à l'entrée de la soute. Hardy Steiner regarda les conteneurs arrimés et en désigna un pour chacun de ses hommes, lesquels acquiescèrent en silence, partant chacun de leur côté.

Steiner se dirigea vers le conteneur le plus proche, tandis qu'à sa droite, le sous-lieutenant Jered Thomson en faisait autant, s'approchant du conteneur qui lui avait été assigné. Le jeune homme composa sur le panneau le code qui en permettait l'accès ; une petite trappe s'ouvrit sur le côté et il pénétra dans la pénombre, gagnant le gigantesque appareil recroquevillé à l'intérieur. La trappe d'accès était ouverte et le pilote se glissa directement dans le cockpit où il effectua machinalement les procédures d'allumage et de mise en route. La lourde trappe et les plaques de blindage s'abaissèrent aussitôt, isolant hermétiquement le poste de pilotage.

Il y eu tout d'abord un faible grésillement durant lequel les moniteurs furent couverts de parasites, puis ils s'allumèrent l'un après l'autre. D'abord l'écran principal, situé à hauteur des yeux, puis l'écran supérieur, incliné au-dessus de la tête, et enfin les écrans latéraux. Tous affectaient la forme d'un rectangle de quatre-vingt-dix centimètres sur soixante, placés verticalement pour les deux premiers et horizontalement pour les deux autres. Entre l'écran principal et l'écran supérieur se trouvaient deux petits moniteurs auxiliaires : celui réservé aux communications, à droite, et le moniteur d'alerte de vision arrière à gauche. Entre les deux, la console supérieure comportant le sélecteur de mode des senseurs. Enfin, sous l'écran principal, la console principale comprenant notamment la commande d'activation, le sélecteur de moniteurs et le panneau général d'alerte.

Jered laissa ses yeux s'accoutumer progressivement au nouvel éclairage et passa en revue le reste des instruments et des commandes. Tout d'abord, faisant partie intégrante de la structure du siège, les manettes de contrôle, de part et d'autre. Destinées à commander tous les mouvements de l'appareil, ils étaient pourvus d'une grande mobilité : ils pivotaient à droite comme à gauche, d'avant en arrière, on pouvait les tirer en arrière et les pousser en avant, les abaisser, les relever et cætera. Chaque manette disposait en outre d'une série de poussoirs et autres boutons sélecteurs permettant une infinité de combinaison ; pour le reste, l'ordinateur de bord se chargeait de coordonner toutes les actions du pilote. Enfin, indépendamment du siège venaient les consoles latérales, comprenant la majorité des commandes. La console de gauche incluait le panneau de sélection de mode de vol, les voyants d'alerte, le sélecteur d'armement, les systèmes d'urgence et la commande du siège éjectable avec, au bout, le moniteur et la console auxiliaire. Sur la console de droite, le système de communication et de reconnaissance, le moniteur de service permettant de visionner l'état de l'appareil, puis les commandes internes telles que contrôle de l'éclairage, niveau d'oxygène, pressurisation de la cabine et autres gadgets.

«Hans, demanda Steiner sur la fréquence générale, quoi de neuf ?

_La tour est devenue muette, capitaine. On dirait qu'ils ont des problèmes, mais ils ne montrent plus aucun signe d'hostilité. Nos astronefs sont encore hors de la zone de détection mais ne tarderont pas à y pénétrer. Le message du Duc Gihren est diffusé en ce moment même et dans quelques secondes, nous aurons le feu vert. Largage moins deux minutes.

_Merci, Steiner à toute l'escadrille, je vous rappelle le programme des festivités. Après le largage, vous aurez cinq minutes pour atteindre les portes, forcer l'entrée du spatioport, traverser les docks spatiaux et vous infiltrer dans la colonie. »

Pendant qu'il parlait, Jered afficha le plan de vol sur le moniteur auxiliaire, imitant en cela tous les hommes de l'escadrille.

«Objectif : le centre de commandement opérationnel des Forces Fédérales pour ce secteur. Contrairement aux autres unités de première ligne, on nous a interdit l'utilisation des ogives nucléaires, nous avons besoin de la station intacte, enfin presque. Ne perdez pas de temps à vouloir épargner la population civile, ce n'est pas notre but. Essayez toutefois de faire attention à ne pas trop abîmer la base fédérale, nos services de renseignements nous ont rapporté que les Feds dissimulaient illégalement des têtes nucléaires. Tachez de ne pas les faire sauter «par inadvertance», cela compliquerait la suite des opérations.

_Largage moins une minute, mon capitaine, interrompit l'aspirant Hans Maekel.

_Merci. Je vous rappelle tous que si le Haut-commandement à fait appel à nous pour cette mission, c'est parce que nous sommes des professionnels. Il n'y a aucune autre unité comme la nôtre dans toute la flotte, aucune qui soit à la fois aussi spécialisée et aussi diversifiée. Ce sera la toute première action de la guerre ; nous serons les premiers à engager les festivités, imaginez-vous que tout le monde vous regarde et donnez le meilleur de vous-même, vu ? Hans...?

_Vingt secondes, mon capitaine.

_Donne nous le compte à partir de dix.

_A vos ordres… Point de largage moins dix secondes... Neuf... Huit... Sept... Six... cinq... Quatre... Trois... Deux... Un... Largage!»

Quatorze conteneurs se détachèrent de la structure du vaisseau et furent éjectés loin du cargo par les boulons explosifs. Les conteneurs dérivèrent paresseusement pendant quelques secondes, puis explosèrent à leur tour, révélant chacun un MS-06C Zaku II. Dans le Zaku de tête, Hardy Steiner poussa vivement sur les manettes et appuya sur la commande des gaz.

«Cyclope Un à groupe Cyclope, à l'assaut!»

Jered Thomson obéit à l'injonction de son supérieur et poussa les manettes à son tour. L'engin bondit en avant et se rua vers la station.

Side-2, station Island Iffish, 7h21 GMT

« Qu'est-ce que c'est que ca?» s'écria Brubaker en fixant la baie vitrée, totalement médusé.

Quatorze conteneurs s'étaient subitement détachés de la navette en détresse et avaient éclaté, dévoilant autant d'astronautes engoncés dans de grotesques combinaisons. Mais le colonel réalisa tout à coup que quelque chose ne tournait pas rond: ces astronautes se déplaçaient à une vitesse peu commune. Une vitesse telle qu'aucune combinaison connue n'aurait pu se déplacer à cette vitesse, même équipée de propulseurs autonomes. Ce n'est que lorsque l'une d'entre elle passa à proximité d'un des pylônes de guidage que Brubaker apprécia l'étendue de son erreur. Ce n'étaient pas des astronautes engoncés dans des combinaisons, ou alors ceux-ci mesuraient près de vingt mètres de haut!

«Colonel!» hurla un contrôleur terrorisé, alors qu'un de ces géants pointait un monumental canon vers eux.»

Brubaker écarquilla les yeux alors que le canon faisait feu. Ce fut la dernière chose que lui et les contrôleurs militaires virent avant que l'obus ne les atteigne. La baie vitrée vola en éclats lorsque le projectile la traversa, puis un ouragan se déchaîna dans la salle, balayant tout sur son passage. Un feu d'enfer se déclencha, dévorant chaque particule d'air; le feu se fit plus intense et se propagea dans toutes les directions tandis que les vestiges de la baie vitrée achevaient d'être soufflées vers l'extérieur par la dépressurisation brutale. Les douze officiers fédéraux présents dans la salle furent immolés vivants et leurs corps carbonisés furent expulsés dans le vide après que l'incendie eut tout consumé.

Imitant l'exemple du capitaine Steiner, les hommes du groupe de combat se dispersèrent tout autour du complexe portuaire. Jered se plaça derrière le Mobile-Suit de l'aspirant Abdul Kizaki, prêt à le couvrir, tandis que ce dernier s'agenouillait près du système d'ouverture manuel des portes spatiales. L'engin anthropomorphe ouvrit le clapet de sécurité, éprouva la résistance du volant avant de faire signe que tout allait bien et de tourner la poignée de cent quatre-vingt degrés vers la droite.

Les portes s'ouvrirent lentement. Cinq MS restèrent à l'extérieur tandis que les sept autres s'engouffrèrent aussitôt par l'ouverture, pénétrant enfin dans le complexe portuaire. Comme les services de renseignements l'avaient prévu, cinq croiseurs fédéraux étaient amarrés sur les quais au milieu des transporteurs civils. Steiner donna quelques ordres brefs et les Zakus commencèrent à balayer les docks aux obus explosifs et perforants, transformant instantanément les navires parqués en nuages de débris, fauchant sur leur passage les équipes de maintenance dans leurs frêles combinaisons spatiales.

Jered voulu fermer les yeux au moment ou il appuya sur la commande de mise à feu, mais il n'y parvint pas. Le conditionnement hypnotique auquel il avait été soumis avait pris le pas sur ses émotions et dirigeait ses réflexes, réveillant en lui ses instincts de machine à tuer.

L'énorme canon que portait le Zaku fit feu à trois reprises, déchirant en deux un tanker rempli d'Hélium 3 qui s'embrasa immédiatement. L'appareil du lieutenant Stefan Karadine accosta le sien par derrière et posa une main sur son épaule. L'écran de communication s'activa et l'image de son chef de peloton lui apparut.

«Thomson, faites attention à ne pas gaspiller inutilement vos munitions. N'oubliez pas que notre véritable objectif est encore devant nous.»

Jered hocha la tête. Il savait ce qu'il avait à faire, sans cela il n'aurait pas été dans cette unité. Le groupe de combat des Cyclopes était une formation d'élite spécialisée dans les opérations de commando et de guérilla, mais elle était surtout la seule unité de la flotte qui soit parfaitement multirôle : elle pouvait opérer sur terre, sur mer, dans les airs et dans l'espace, à pied, en MS ou même à dos de chameau si cela s'avérait nécessaire. Les hommes étaient censés pouvoir remplir n'importe quelle mission dans n'importe quelles conditions.

Le groupe, habituellement composé de douze hommes, avait du faire appel à quelques pilotes supplémentaires il y a six jours, deux de ses membres habituels ayant été tués au cours d'une ultime séance d'entraînement à balles réelles. Le dossier de Jered et ses excellents états de service lui avaient valu d'être sélectionné et affecté dans cette prestigieuse unité, mais le capitaine Steiner avait tiqué sur un détail : Jered n'avait aucune expérience du feu, alors que tous les Cyclopes avaient participé à la campagne de répression sur Kintzem au mois d'octobre. Finalement, Jered n'avait pas été retenu en tant que membre à part entière, mais en tant que membre «temporaire» détaché de la Sixième flotte, car Steiner avait jugé qu'il n'avait pas à faire la fine bouche quand il lui fallait absolument quatre hommes supplémentaires pour cette mission.

Pendant cinq jours, Jered et trois autres pilotes avaient subi un entraînement intense, accumulant heures de vol sur heures d'hypnopédie, jusqu'à ce que chacun des quatorze hommes soit en mesure de connaître les moindres détails de l'opération, au point de pouvoir les réciter pendant leur sommeil.

Avant même que les explosions n'eurent cessé, les neuf MS se dirigèrent vers les immenses portes qui leur permettraient d'accéder à l'intérieur de la station. Ils passèrent le premier puis le second sas sans rencontrer la moindre résistance. A travers les baies vitrées qui couraient tout le long des voies d'accès, Jered pouvaient voir des formes s'agiter, courir dans tous les sens, affolées par la soudaineté de l'attaque et par leur incapacité à admettre la nature de leur ennemi. Le petit groupe parvint enfin au dernier sas qu'ils ouvrirent sans trop de difficultés. Le portail s'ouvrit et l'air s'engouffra violemment en projetant toutes sortes de détritus.

L'intérieur de la station s'offrait maintenant à leur regard, immense et déroutant. Devant eux s'étendait un vaste espace clos de mille cinq cent sept kilomètres carrés, non pas plat, mais cylindrique ! Lorsqu'on était à la surface même, on n'y prêtait garde, mais Jered se souvenait de la première fois où son père l'avait emmené au spatioport pour lui montrer le spectacle particulièrement déroutant d'une colonie vue par son axe de rotation. Son esprit habitué à un environnement linéaire s'était révolté contre cette perspective que sa logique refusait d'admettre : contrairement à la Lune ou à la Terre, où l'horizon était courbe, là il s'incurvait vers le haut sur les côtés ! Suivant leur perspective, les neuf pilotes pouvaient se considérer soit au fond d'un puits dont l'autre bout se trouvait quarante kilomètres plus haut, soit à l'extrémité d'un tunnel dont on ne saurait différencier le sol du plafond. On disait que cette vision plongeait toujours dans un état de choc les Earthnoïds qui la voyaient pour la première fois.

«Attention, appela Steiner, l'équipement de vos MS est plus lourd que dans les simulations, gardez bien votre cap pendant que vous vous déplacerez dans l'axe de rotation, le moindre écart de trajectoire peut vous précipiter prématurément vers la surface. Willy, tu as le commandement ; moi je retourne à l'extérieur. Nous opérerons la jonction dans quinze minutes. »

Les pilotes acquiescèrent et suivirent le lieutenant Willy Larsen. Trois minutes à peine s'étaient écoulées depuis leur largage. Jered considéra le paysage qui tournoyait autour de lui et s'engagea prudemment hors du sas en surveillant ses instruments. La rotation de la station maintenait tout le long de son axe un état de pesanteur nul, alors qu'au fur et à mesure qu'on s'en éloignait et qu'on se rapprochait de l'une ou de l'autre des parois internes, la gravité reprenait progressivement ses droits jusqu'à atteindre 1G au niveau du sol.

Les sept appareils planèrent en formation serrée en direction de l'hémisphère opposé puis, à un signal donné, les MS larguèrent leurs réservoirs pendulaires et commencèrent à entamer leur descente. Les yeux rivés sur les données affichées sur la visière de son casque, chaque pilote s'efforça de maintenir sa trajectoire, luttant contre la nausée produite par le rapide changement de pression et d'altitude.

«Cible sur instruments ! Signal infrarouge : alerte missiles ! » gueula Larsen tandis que son MS dégainait une mitrailleuse d'une taille impressionnante.

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