CHAPITRE 3
3 janvier 0079, 7h00 GMT
Les gigantesques panneaux réflecteurs s'écartèrent lentement pour réajuster
leur orientation, durement frappés par les rayons du Soleil qui baignèrent
petit à petit la station 8 de Side-2. La clarté s'immisça tout d'abord vers
les bords du terminal spatioportuaire, situé à l'une des extrémités de la
station, puis gagna les premiers foyers d'habitation. Bientôt, il sembla que
rien ne fut en mesure de stopper la marée lumineuse qui gagnait sans cesse du
terrain, pourchassant les ténèbres des moindres recoins. Enfin, l'ensemble de
la station fut inondé de lumière puis, tout aussi doucement, les villes
prirent vie, s'éveillant avec paresse, s'étirant avec maladresse et
mauvaise volonté, encore à moitié désireuses de retourner à la douce
somnolence nocturne.
A peu près au même moment, un vaisseau-cargo de moyen tonnage endommagé
approchait de la station, tous feux éteints. Dans la salle de contrôle du
spatioport, le contrôleur Edvar Eriksen tripotait du bout de sa fourchette la pâtée
jaunâtre et peu appétissante qui gisait au fond de son plateau repas. Purée
de céréales assaisonnée de lait sucré en poudre, disait l'étiquette. Peu
engageant d'aspect... Mais entre ça et les pilules nutritives, l'art culinaire
en apesanteur avait encore beaucoup de progrès à faire. Alors qu'il s'apprêtait
à remettre le couvercle, le radar d'approche moyenne portée se mit à émettre
des bips sonores. Edvar fit glisser son siège jusqu'au moniteur et se pencha
sur l'écran.
«Monsieur, fit-il en interpellant son supérieur. Je repère un objet se
déplaçant sur moins trente-deux, plus quatre-vingt-six point six. Distance,
deux cent treize kilomètres.
_Identification
?
_Aucune.
D'après la silhouette, ça peut être un cargo de classe Orion. Il... Il
progresse très lentement et sans signaux. »
Le contrôleur en chef Mikhail Rosenberg fronça les sourcils et pianota
sur son moniteur personnel, lequel relaya les informations du radar et l'image
renvoyée par les senseurs visuels. La silhouette correspondait effectivement à
un navire de classe Orion, un type de vaisseau-cargo de taille moyenne, très répandu
; mais l'absence de tous signaux était par contre inhabituelle.
«Monsieur Eriksen, avez-vous réussi à entrer en contact ?
_Négatif,
monsieur.
_Des
particules Minovsky ?
_Importante
densité en bordure de notre espace aérien, la densité dans les limites de
notre territoire reste toujours au-dessus de la normale. La même purée de poix
que d'habitude.
_Mmh...
Quand pourrons-nous avoir un contact visuel direct ? »
Pianotant sur le clavier de sa console, Eriksen calibra le système
de télémetrie-laser ainsi que les scanners avant de les braquer vers la
position approximative du vaisseau en approche.
«A cette vélocité, reprit-il en lisant les résultats livrés par
l'ordinateur, il lui faudra quatre-vingt-douze secondes avant d'entrer à portée
visuelle directe, soixante-dix de plus pour pouvoir entrer en communication
avec... Attendez, je détecte des fluctuations dans sa trajectoire.
_Confirmé,
continua Lester Khe-Nang. Le vaisseau semble éprouver des difficultés à
maintenir une trajectoire rectiligne. Nos scanners révèlent également des irrégularités
dans la structure... Je crois qu'il est endommagé. »
Rosenberg prit la souris magnétique posée sur le pad de droite et
modifia le placement des fenêtres de données sur son moniteur. Les
informations livrées par les senseurs dévoilaient sans conteste que le
transporteur n'était pas au mieux de sa forme. Des fuites de gaz et des
traces de radiations laissaient soupçonner des dégâts non négligeables, mais
tant qu'ils n'auraient pas l'appareil à portée visuelle, rien ne pouvait être
décidé.
Le contrôleur en chef savait que l'image sur son moniteur était loin
d'être totalement fiable et qu'il ne s'agissait que d'une projection simulée
par l'ordinateur, élaborée d'après les données fournies par les senseurs.
Ces fameux champs de particules Minovsky, nouvelle trouvaille de la technologie
militaire et cauchemar des contrôleurs spatiaux, brouillaient toutes les formes
de champs magnétiques. Plus de radar, plus de radio !
En d'autres circonstances, Rosenberg aurait du être totalement paniqué
à l'idée que la tour de contrôle soit complètement sourde et aveugle, mais
aujourd'hui, c'était tout juste s'il semblait s'en préoccupait. En effet, la
flotte spatiale de Zeon s'amusait régulièrement à inonder l'espace de ces
particules depuis au moins deux ans, histoire de faire peur. Au début ça avait
marché, et même rudement bien. Alertes, branle-bas de combat et déploiement
de vaisseaux de guerre fédéraux. Parfois on avait même vu des croiseurs de
type totalement inconnu pénétrer dans l'espace aérien colonial et repartir
aussitôt, avant que qui que ce soit ait pu esquisser le moindre mouvement.
Au fil des mois, au fur et à mesure que Zeon s'évertuait à perpétuer
ce rituel qui, on le savait maintenant, était une campagne de harcèlement et
d'intimidation, la Flotte Fédérale, puis les contrôleurs à leur tour
perdirent progressivement tout intérêt pour ce jeu. Ça commençait même à
devenir lassant.
Pourtant Rosenberg devait soumettre tous les vaisseaux en approche à un
contrôle d'identité, procédures guère utilisées que par les militaires.
Et pour cause, cette station, Island Iffish, accueillait dans ses flancs une très
importante base militaire appartenant aux Forces Fédérales. Depuis la
modernisation de la base en 0076, les autorités militaires avaient émis
plusieurs réserves et imposé une limitation stricte de la circulation spatiale
dans les parages immédiats de la station, vers ou en partance d'Island Iffish.
Des procédures spéciales antédiluviennes avaient été exhumées de placards
poussiéreux, revues et corrigées, doublant ainsi le nombre et la durée des
procédures d'identification.
Auparavant, la majeure partie des formalités consistait en un échange
de faisceaux laser contenant les informations relatives aux documents requis,
leur validité, etc... Après quoi, le capitaine du navire était autorisé à
accoster et décharger ses marchandises ou ses passagers avant d'achever les
formalités d'immigration. A présent, la totalité des vérifications avaient
lieu en vol, pendant toute la phase d'approche finale, et uniquement sur
audiovisuel. Le capitaine devait donner l'identification son navire, son
immatriculation, sa provenance, sa propre identité et celle de son équipage
ainsi que leur numéro de passeport respectif, nommer la compagnie qui affrétait
le vaisseau et indiquer la nature de la cargaison. Le temps que ces informations
soient vérifiées et contre-vérifiées, les équipages avaient le temps de
mourir d'impatience, parfois obligés de patienter jusqu'à deux ou trois
heures !
Lorsque les champs Minovsky se faisaient trop denses, le centre de contrôle
demandait au bâtiment, dès son arrivée à portée de communication directe,
de rester en attente à l'extérieur jusqu'à identification complète. Cela
avait pour effet d'énerver les équipages de la Marine marchande, mais il
fallait bien se plier aux caprices des autorités militaires.
«Contact visuel dans cinq secondes, monsieur. Relèvement sur moins
trente-neuf, plus quatre-vingt-six point six. Déviation de l'ordre de sept degrés
par rapport au relèvement précédent. Distance cent trente kilomètres. »
Rosenberg saisit ses jumelles électroniques et scruta le vide spatial à
travers la grande baie vitrée, guettant un petit point lumineux perdu parmi
tant d'autres, un qui se déplaçait avec hésitation, comme un bateau ivre. Là
! Vers la droite ! Il émettait des signaux lumineux, du morse.
«Monsieur, nous recevons une transmission visuelle en morse. Je
transcris... «Cargo Alderant Beta-021 stop Compagnie Minière Générale des
Asteroïdlands stop endommagé pluie météorite stop fuite réacteur stop
communication hors service stop barre gyroscopique endommagée stop brèches
coque stop demande guidage et assistance immédiate stop. » C'est un message
automatique, ils émettent en continu. »
Le contrôleur en chef se gratta le menton, en proie à l'hésitation.
Les consignes étaient très strictes, mais base militaire ou pas, tout Spacenoïd
se devait de secourir un navire en difficulté, c'était une question de
civisme qui ne se posait même pas dans l'espace. Par ailleurs, il avait reçu
peu de précision sur les consignes à adopter en cas de navire en détresse. Il
ne savait pas ce que les autorités militaires décideraient, mais il n'avait
pas le temps d'élaborer des hypothèses. Le vaisseau-cargo avait besoin de
lui, et vite. Rosenberg soupira et regarda sa montre. Sept heures et trois
minutes.
«Nous n'avons pas le choix. Monsieur Khe-Nang, nous laissons tomber la
procédure habituelle et nous reprenons la procédure d'approche d'urgence amputée
de tout ce que vous jugerez superficiel : je prends sur moi la responsabilité
de faire pénétrer cet appareil dans notre espace et dans la station sans vérification
complète. Notez ça sur le livre de bord et ouvrez la porte trois après avoir
pointé un faisceau de guidage vers le vaisseau. Ah, et donnez l'ordre aux équipes
de secours et de décontamination de se tenir prêts. Sommes-nous à portée
d'émission ?
_Affirmatif,
monsieur.
_Parfait,
Kridge, transmettez par héliographe. «Contrôle Double-India zéro huit à
clipper Alpha-bravo 021 stop message bien reçu stop veuillez accuser réception
stop provenance et nature dégâts stop. »
_Aucune
réponse.
_Alors
ordonnez-leur de stopper les machines ou nous ouvrons le feu ! »
Rosenberg sentit ses cheveux se hérisser et se tourna avec appréhension
vers l'endroit d'où provenait l'ordre impérieux. Le lieutenant-colonel Karim
Brubaker, chef de la sécurité de la base fédérale et délégué auprès des
autorités de la station, se tenait bien droit sur ses bottes magnétiques sur
le pas de la porte, accompagné d'une escouade de gardes armes.
«Rosenberg, reprit-il sèchement, en quel honneur vous êtes-vous adjugé
le droit de transgresser les ordres ?
_Colonel,
il s'agit d'un appareil en détresse, et je n'ai aucune consigne particulière...
_Ces
consignes s'appliquent à tous les navires ! En détresse ou pas.
_Colonel...
!
_Assez,
coupa-t-il. Vous êtes relevé de vos fonctions et mis aux arrêts pour faute
professionnelle et violation des directives militaires jusqu'à ce que des
autorités juridiques compétentes s'occupent de votre cas. Dans l'immédiat,
je prends la direction des opérations. Monsieur Kridge, avez-vous correctement
transmis mon message ?
_Oui...
monsieur, répondit le contrôleur avec hostilité. Toujours aucune réponse.
_Bien.
Répétez et ouvrez les rampes de missiles en guise d'avertissement. Dites-leur
que s'ils tentent de fuir, nous les abattrons sur-le-champ ! »
Rosenberg et ses hommes écoutèrent avec consternation le discours de
l'officier. C'était tout bonnement ahurissant ! Aucun Spacenoïd n'aurait
tenu un discours pareil à un autre Spacenoïd en difficulté dans l'espace.
Mais Brubaker ne pouvait pas comprendre. Il était né sur Terre, avait toujours
vécu dans un environnement planétaire naturel où il n'avait jamais eu à
connaître la peur de l'asphyxie. Les concepts de civisme développés par les
Spacenoïds vivants dans un milieu plein de dangers lui étaient étrangers ; il
ne se sentait même pas concerné.
Deux des gardes s'avancèrent pour encadrer le chef de la tour de contrôle
et l'emmener dehors.
«Sale rampant... » siffla Rosenberg entre ses dents en quittant la
salle.
Side-2, station Da Vinci, 3 janvier,
7h07 GMT
« Le commandant Martygg et son équipage vous souhaitent la bienvenue à
bord du vol Orbital Starways 975 à destination de la station Liberty 3, sur
l'orbite circumterrestre. Nous effectuons en ce moment les manœuvres de désarrimage
et nous quitterons le spatioport dans quelques minutes. Le trajet durera douze
heures durant lesquelles nous voyagerons à une vitesse moyenne équivalant à
la poussée facteur six. Nous vous rappelons qu'il est strictement interdit de
fumer ou de se déplacer dans la cabine durant les manœuvres de décollage. L'équipage
vous souhaite un agréable voyage. »
Ian-Pedro Martygg reposa le combiné relié au système acoustique de la
cabine passager et continua sa check-list tandis que les crampes d'amarrage
relâchaient le vaisseau, le laissant flotter librement. Stiv Parish, le
copilote, attendit le feu vert de la tour de contrôle pour allumer les fusées
d'appoint qui crachèrent de timides jets de gaz incandescents, propulsant le
navire par touches chirurgicales vers la sortie des docks. Martygg reprit les
commandes lorsqu'ils approchèrent des portes spatiales, tandis que Parish énonçait
à voix haute les directives de la tour et préparait l'ordinateur de bord.
Le vaisseau de ligne «Fleur de Lys» glissa latéralement jusqu'à se
trouver dans l'axe de la piste lumineuse. La tour le fit patienter encore
quelques secondes puis les deux battants du monumental portail spatial glissèrent
avec lenteur, alors que d'imposants gyrophares signalaient l'ouverture dans une
débauche de lumière orangée. Le contrôleur aérien donna le feu vert et le
navire repartit à faible allure, propulsé par ses petites fusées.
Une fois à l'extérieur du spatioport, Parish augmenta légèrement la
poussée et le vaisseau s'éloigna un peu plus rapidement de la station.
«Contrôle
Delta-Victor zéro sept à clipper Oscar-Sierra 975, autorisation allumage réacteurs
confirmée.
_De
clipper Oscar-Sierra 975 à contrôle Delta-Victor zéro-sept, roger !
Confirmons allumage réacteurs, parés pour accélération.
_Ici
contrôle Delta-Victor zéro-sept, bien reçu. Confirmez trajectoire de dégagement
sur couloir deux-six-un. Passons relais à contrôle Mike-Lima trois-zéro-deux
sitôt départ espace aérien. Bon voyage clipper Oscar-Sierra 975.»
Martygg remercia la tour et poussa à fond la manette des gaz. Le réacteur
à fusion, qui n'avait pas cessé de tourner au ralenti jusqu'alors, se réveilla
subitement, hurlant son insatiable faim dans le vide spatial qui ne pouvait
l'entendre, secouant imperceptiblement le vaisseau de ligne pendant quelques
secondes. Puis soudain, une longue traînée lumineuse jaillit à l'arrière
du navire et celui-ci gagna en vélocité, s'éloignant de plus en plus
rapidement de «Da Vinci», la station 7 de Side-2.
Abords de Side-2, 3 janvier, 7h13 GMT
«Capitaine, ils nous ordonnent de stopper les machines ou ils ouvrent le
feu. »
L'officier
interpellé releva la tête de son plan de vol et s'approcha du pilote.
«Que fait-on ? demanda de nouveau ce dernier. Ce n'était pas prévu
comme ça...
_Ce
n'est pas trop grave. Ça signifie juste que nous n'avons plus la même personne
à l'autre bout du fil. C'est sûrement un Fed qui a prit le commandement ;
aucun contrôleur digne de ce nom n'aurait osé laisser un navire endommagé en
plan. A combien de kilomètres de la station sommes-nous ?
_A
peu près neuf-cinq point huit.
_C'est
toujours trop... Lance le message numéro deux et poursuivons notre route. Ils
ne sont quand même pas totalement aveugles. A cette distance là ils peuvent déjà
identifier notre pavillon, et puis ils voient bien qu'il y a une fuite du réacteur
thermonucléaire. S'ils ne sont pas totalement idiots, ils savent pertinemment
que si notre réacteur pète à l'entrée de leur principal couloir d'accès,
ils auront un sérieux problème de contamination et de navigation sur les bras.
_Ils
referment la porte numéro trois et... Ils viennent d'activer leurs batteries de
missiles !
_Merde,
c'est pas vrai ! Ils sont stupides ou quoi? Quelle heure est-il ?
_H
moins neuf minutes.
_C'est
encore trop tôt. On n'a pas le choix, réduis progressivement la vitesse mais
ne touche pas aux rétrofusées. Nous allons nous laisser dériver et tenter de
pénétrer dans la limite des quatre-vingts kilomètres. Pendant qu'on y est,
fais sauter la première charge, ça leur donnera un sérieux sujet de réflexion
pendant quelques minutes. »
Side-2, station
Island Iffish, 7h17 GMT
«Monsieur Brubaker, je détecte une forte signature infrarouge sur le
navire... Oh mon Dieu ! C'est une explosion ! Il y a une importante fuite d'air.
_Monsieur
Khe-Nang, tout d'abord c'est «colonel» Brubaker. Ensuite j'aimerai que vous
m'expliquiez en quoi une fuite d'air vous met dans un tel état !
_Mais
enfin... colonel, c'est l'asphyxie assurée à court terme ! C'est l'évidence
même ! »
Brubaker renifla de mépris. Il ne comprenait toujours pas ce qu'il y
avait de si dramatique à ce que quelques molécules d'oxygène, d'azote et de
gaz inertes s'échappent d'un misérable vaisseau marchand. L'équipage,
s'il était encore vivant, portait sûrement des combinaisons autonomes. Et puis
si le vaisseau était en si mauvais état, cela prouvait seulement qu'il avait
été très mal entretenu.
« Que faites-vous ? aboya-t-il en voyant Kridge avancer sa main vers le
combiné téléphonique.
_Ceci
est une situation d'extrême urgence. Votre refus de prendre en considération
l'arrimage de ce vaisseau relève du crime : ça s'appelle de la non-assistance
à personne en danger. Je dois en référer immédiatement au directeur de la
station. !
_Reposez
ce combiné ! A partir du moment ou vos actions peuvent mettre en danger la sécurité
de la station, et par la celle de la base elle-même, je suis habilité à
prendre toutes les décisions que je jugerai utiles, sans avoir besoin de
l'accord des autorités coloniales ! »
Kridge en eu tout à coup assez. Assez de cet imbécile, assez de l'armée
et assez de la Fédération ! Il se leva subitement de siège et, comme s'il
avait eu la même idée en tête, Khe-Nang en fit autant, aussitôt imité par
les sept contrôleurs restants.
«Que faites-vous ?
_Nous
recevons notre salaire des autorités coloniales, commença Kridge, pas des
Forces Fédérales. Par conséquent nous refusons de nous soumettre à une
autorité que nous ne reconnaissons pas comme étant la notre, en d'autres
termes, vous ! Maintenant, vous avez la salle pour vous tout seul. Si ce
vaisseau explose, ce sera de votre responsabilité, et nous nous ferons un
plaisir de témoigner contre vous.
_Gardes
! vociféra Brubaker, hors de lui. Saisissez-vous de ces hommes et mettez-les
aux arrêts ! »
Les neuf hommes quittèrent la salle sous le regard outré de l'officier
fédéral qui proféra à leur encontre en son for intérieur une série
d'imprécations. Voilà bien la dernière chose qu'il aurait voulu voir tomber
sur les bras, une mutinerie ! Et sous sa responsabilité. S'il n'agissait pas
immédiatement, il pouvait bien recevoir un blâme et voir son dossier militaire
entaché. Je trouverai bien un moyen de les casser pour faute professionnelle,
se disait-il en grinçant des dents, abandon de poste, violation des procédures
militaires, intelligence avec l'ennemi.
Dans l'immédiat il lui fallait trouver au plus vite une nouvelle équipe
de contrôleurs avant que la circulation ne devienne plus dense et ne sombre
vraiment dans le chaos, auquel cas Brubaker ne recevrait pas qu'un simple blâme.
L'officier saisit le téléphone et composa le numéro de la base.
«Ici le lieutenant-colonel Brubaker, envoyez-moi d'urgence des contrôleurs
spatiaux militaires au spatioport de proue. »
Au moins ceux-ci ne discuteraient pas ses ordres.
Cité lunaire Oberth, cratère de
Reinhold, 3 janvier, 5h18 heures locale, 7h19 GMT.
« Tiens, fit Arlène Devaris en tendant un gobelet en plastique à son
collègue. »
Derek Richards marmonna un vague remerciement, se leva à demi du sofa
pour prendre le gobelet plein de café brûlant.
Les bureaux de la rédaction étaient vides, seuls restaient Derek, Arlène
et deux ou trois journalistes de leur équipe rédactionnelle. Ils venaient de
passer toute la nuit à explorer le CosmoNet et à essayer de décrypter
plusieurs séries de messages codés qui avaient fusé à travers l'espace,
avant qu'une énième émission de particules Minovsky ne rende la Lune
totalement aveugle et sourde.
«Pourtant je suis sûr qu'il y a quelque chose là-dessous, murmura
distraitement Derek.
_Tu
disais ?
_Je
suis sûr que ça cache quelque chose.
_Sans
doute, mais Zeon n'a pas cessé de nous faire le coup régulièrement toutes les
semaines depuis deux ans.
_Oui,
mais cette fois ça bourdonne sérieusement sur le Net, les rumeurs sont plus précises
!
_Ça
bourdonnait autant le mois dernier lorsque le sénateur Chipendale a été arrêté
pour pots-de-vin, contra la journaliste.
_Alors
tous ces messages codés ?
_Encore
un gag de ces messieurs. La semaine dernière c'était la recette de la
choucroute bavaroise en sumérien, avant ça le manuel d'entretien d'une machine
à laver traduite en espéranto. »
Derek ne se découragea pas. Il savait qu'Arlène cherchait juste à modérer
son enthousiasme, qu'elle cherchait à lui enseigner quelque chose en contrant méthodiquement
chaque point. Il ne pouvait décemment pas refuser un tel défi, cela eut été
ne pas connaître l'opiniâtreté et la persévérance de Derek et faire
insulte à l'intelligence de son chef.
«Alors que penses-tu de l'émission généralisée de particules
Minovsky ? Attends, je n'ai pas fini ! D'accord, Zeon s'amuse à ça tout le
temps, mais jusqu'à présent, ça ne s'est jamais produit partout au même
moment. Alors ?
_Tu
connais l'histoire du petit garçon qui criait au loup ?
_Oui.
Celle où un gamin passe son temps à crier au loup alors que c'est faux, de
sorte que personne ne le croit lorsque le loup arrive pour de vrai ? C'est ça ?
_Oui.
Quelle est la morale, selon toi ?
_Qu'à
force de dire le même mensonge, plus personne ne vous croit.
_Faux.
Laisse-moi te proposer une autre interprétation. Il ne faut jamais dire le même
mensonge deux fois. Zeon a pu se dire qu'il fallait élargir un peu son éventail
de bobards.
_Et
ces rumeurs de manœuvres militaires dont parlent les services secrets fédéraux
?
_Et
ces rumeurs d'invasion d'extraterrestres velus et tentaculaires que nous avons
intercepté sur ce même Net l'an dernier ? Derek, tu es encore jeune, mais il
ne faut pas t'emballer à la moindre information et tout prendre pour argent
comptant. Les informations sont essentielles à notre profession, soit, mais
elles sont aussi terriblement sujettes à caution car elles sont subjectives,
suivant leur origine, la personne ou encore leur moyen de transmission. Il y a
beaucoup de leurres et de pièges, de fausses infos, d'intox, de propagande. Un
bon journaliste se doit de pouvoir faire la part du vrai et du faux et tacher de
ne pas tomber dans le panneau trop souvent. Jamais serait l'idéal, mais je
doute que nous soyons aussi futés que les gars qui passent leur temps à
concocter ces pièges à cons et qui sont payés pour.
_Je
ne suis pas du même avis. Après tout, nous aussi nous sommes payés, mais pour
défaire ces mêmes pièges à cons et faire la part de la vérité, non ? »
Arlène éclata de rire.
«Je n'avais jamais vu les choses sous cet angle la, mais oui.
_Arlène,
Derek ! Venez vite ! s'écria John Alvarez. »
John avait pris le relais de Derek devant la console informatique et
naviguait sur le Net depuis maintenant deux heures. Le jeune homme faisait de
grands gestes tout en montant le son.
«Ça vient de submerger tous les canaux il y a trente secondes !
_Qu'est-ce
que c'est ?
_J'en
sais rien, mais ça vient de l'autre côté de la Lune.
_Granada
?
_Non,
encore plus loin. Mais attendez, ce n'est pas tout. Malgré le brouillage, je
retrouve ce machin sur toutes les fréquences radio, vidéo, micro-ondes et réseaux
de communication-laser. C'est même relayé par satellite et ça douche littéralement
toute la région.
_Comment
sais-tu ça ? demanda Arlène.
_J'ai
essayé d'appeler New York, et à la place, je me suis retrouvé avec ça ! »
L'écran retransmettait l'image d'un drapeau, celui du Duché de Zeon.
Puis tout à coup, le drapeau disparut pour laisser la place à un grand bureau
style Louis XV, derrière lequel trônait un homme de belle prestance, les épaules
larges, ayant à peine plus de la trentaine. Ses cheveux étrangement argentés
pour son âge étaient soigneusement peignés en arrière, soulignant la dureté
de ses traits et la froideur qui émanait de ses yeux gris acier dépourvus de
sourcils. Affichant un air supérieur et sûr de lui, il se mit à parler de sa
voix grave, d'un ton ferme et incisif.
Derek
écouta en silence, Arlène fronçait les sourcils, le regard concentré sur
l'écran. A leurs côtés, John écarquillait les yeux, tandis qu'Elena Clancy,
la quatrième journaliste, maintenait sa main devant la bouche pour se retenir
de crier.
«Mais... C'est un ultimatum ? !»
Il était très exactement sept heures et vingt minutes.
Side-2, abords d'Island Iffish, 7h20
«Mon capitaine, vous... Vous allez rire : je crois qu'ils essaient de
nous contacter par radio. »
Le capitaine Hardy Steiner se caressa la moustache, tentant de refréner
le fou rire qu'il sentait monter en lui.
«Je crois définitivement que nous ne sommes plus devant le même
interlocuteur, déclara-t-il avec un large sourire. Ce Fed doit être un vrai
rampant «de chez rampant», fraîchement sorti de son terrier ! Il s'imagine
vraiment que sa transmission radio passera à travers le champ de particules ? A
combien sommes-nous de la station ?
_Nous
venons de franchir le cap des neuf-zéro.
_C'est
toujours un tantinet trop loin, mais ça devrait aller. Micha, mets tout le
monde sur alerte, largage imminent. Hans, on te laisse la caisse.
_Bien
mon capitaine. »
Le sous-lieutenant Mikhail Kaminsky pianota sur la console tactique et
les voyants de signal d'alerte vomirent leur lumière sanglante dans toutes les
coursives du vaisseau. Hardy Steiner prit son casque qui gisait dans un coin et
éteignit sa cigarette avant de quitter l'étroite cabine de pilotage, Micha
sur les talons.
Le vaisseau-cargo Alderante Beta-021 était officiellement un navire
immatriculé auprès de la Compagnie Générale Minière des Asteroïdlands, un
conglomérat multinational créé pour exploiter la ceinture d'astéroïdes
qui pullulaient entre Mars et Jupiter. L'illusion était parfaite, même si du
vrai Alderante Beta-021 n'avait été conservé que la balise d'identification,
le reste du véritable cargo ayant été converti par leurs soins en masse de métaux
informes et carbonisés quatre jours auparavant. Les Forces Fédérales
n'avaient aucun moyen de déceler la supercherie, et quand ils auraient
l'occasion de douter de leur identité, il serait trop tard.
Les deux hommes passèrent devant l'unique salle de repos du vaisseau et
se contentèrent de donner deux coups dans la porte. Celle-ci s'ouvrit aussitôt
et une douzaine d'hommes sortit sans qu'un seul mot soit proféré. Tous
portaient la combinaison de vol réglementaire, mais celle-ci était de couleur
gris sombre, presque noire, contrairement au vert-moyen en usage. Ils arboraient
tous sur l'épaule un écusson doré représentant la lettre C d'un côté et
un aile stylisée de l'autre, l'insigne de leur unité. Le petit groupe
s'engouffra dans l'enfilade des coursives puis se sépara à l'entrée de la
soute. Hardy Steiner regarda les conteneurs arrimés et en désigna un pour
chacun de ses hommes, lesquels acquiescèrent en silence, partant chacun de leur
côté.
Steiner se dirigea vers le conteneur le plus proche, tandis qu'à sa
droite, le sous-lieutenant Jered Thomson en faisait autant, s'approchant du
conteneur qui lui avait été assigné. Le jeune homme composa sur le panneau le
code qui en permettait l'accès ; une petite trappe s'ouvrit sur le côté et
il pénétra dans la pénombre, gagnant le gigantesque appareil recroquevillé
à l'intérieur. La trappe d'accès était ouverte et le pilote se glissa
directement dans le cockpit où il effectua machinalement les procédures
d'allumage et de mise en route. La lourde trappe et les plaques de blindage
s'abaissèrent aussitôt, isolant hermétiquement le poste de pilotage.
Il y eu tout d'abord un faible grésillement durant lequel les moniteurs
furent couverts de parasites, puis ils s'allumèrent l'un après l'autre.
D'abord l'écran principal, situé à hauteur des yeux, puis l'écran supérieur,
incliné au-dessus de la tête, et enfin les écrans latéraux. Tous affectaient
la forme d'un rectangle de quatre-vingt-dix centimètres sur soixante, placés
verticalement pour les deux premiers et horizontalement pour les deux autres.
Entre l'écran principal et l'écran supérieur se trouvaient deux petits
moniteurs auxiliaires : celui réservé aux communications, à droite, et le
moniteur d'alerte de vision arrière à gauche. Entre les deux, la console supérieure
comportant le sélecteur de mode des senseurs. Enfin, sous l'écran principal,
la console principale comprenant notamment la commande d'activation, le sélecteur
de moniteurs et le panneau général d'alerte.
Jered laissa ses yeux s'accoutumer progressivement au nouvel éclairage
et passa en revue le reste des instruments et des commandes. Tout d'abord,
faisant partie intégrante de la structure du siège, les manettes de contrôle,
de part et d'autre. Destinées à commander tous les mouvements de l'appareil,
ils étaient pourvus d'une grande mobilité : ils pivotaient à droite comme à
gauche, d'avant en arrière, on pouvait les tirer en arrière et les pousser en
avant, les abaisser, les relever et cætera. Chaque manette disposait en outre
d'une série de poussoirs et autres boutons sélecteurs permettant une infinité
de combinaison ; pour le reste, l'ordinateur de bord se chargeait de coordonner
toutes les actions du pilote. Enfin, indépendamment du siège venaient les
consoles latérales, comprenant la majorité des commandes. La console de gauche
incluait le panneau de sélection de mode de vol, les voyants d'alerte, le sélecteur
d'armement, les systèmes d'urgence et la commande du siège éjectable avec, au
bout, le moniteur et la console auxiliaire. Sur la console de droite, le système
de communication et de reconnaissance, le moniteur de service permettant de
visionner l'état de l'appareil, puis les commandes internes telles que contrôle
de l'éclairage, niveau d'oxygène, pressurisation de la cabine et autres
gadgets.
«Hans, demanda Steiner sur la fréquence générale, quoi de neuf ?
_La
tour est devenue muette, capitaine. On dirait qu'ils ont des problèmes, mais
ils ne montrent plus aucun signe d'hostilité. Nos astronefs sont encore hors
de la zone de détection mais ne tarderont pas à y pénétrer. Le message du
Duc Gihren est diffusé en ce moment même et dans quelques secondes, nous
aurons le feu vert. Largage moins deux minutes.
_Merci,
Steiner à toute l'escadrille, je vous rappelle le programme des festivités.
Après le largage, vous aurez cinq minutes pour atteindre les portes, forcer
l'entrée du spatioport, traverser les docks spatiaux et vous infiltrer dans
la colonie. »
Pendant qu'il parlait, Jered afficha le plan de vol sur le moniteur
auxiliaire, imitant en cela tous les hommes de l'escadrille.
«Objectif : le centre de commandement opérationnel des Forces Fédérales
pour ce secteur. Contrairement aux autres unités de première ligne, on nous a
interdit l'utilisation des ogives nucléaires, nous avons besoin de la station
intacte, enfin presque. Ne perdez pas de temps à vouloir épargner la
population civile, ce n'est pas notre but. Essayez toutefois de faire attention
à ne pas trop abîmer la base fédérale, nos services de renseignements nous
ont rapporté que les Feds dissimulaient illégalement des têtes nucléaires.
Tachez de ne pas les faire sauter «par inadvertance», cela compliquerait la
suite des opérations.
_Largage
moins une minute, mon capitaine, interrompit l'aspirant Hans Maekel.
_Merci.
Je vous rappelle tous que si le Haut-commandement à fait appel à nous pour
cette mission, c'est parce que nous sommes des professionnels. Il n'y a aucune
autre unité comme la nôtre dans toute la flotte, aucune qui soit à la fois
aussi spécialisée et aussi diversifiée. Ce sera la toute première action de
la guerre ; nous serons les premiers à engager les festivités, imaginez-vous
que tout le monde vous regarde et donnez le meilleur de vous-même, vu ?
Hans...?
_Vingt
secondes, mon capitaine.
_Donne
nous le compte à partir de dix.
_A
vos ordres… Point de largage moins dix secondes... Neuf... Huit... Sept...
Six... cinq... Quatre... Trois... Deux... Un... Largage!»
Quatorze conteneurs se détachèrent de la structure du vaisseau et
furent éjectés loin du cargo par les boulons explosifs. Les conteneurs dérivèrent
paresseusement pendant quelques secondes, puis explosèrent à leur tour, révélant
chacun un MS-06C Zaku II. Dans le Zaku de tête, Hardy Steiner poussa vivement
sur les manettes et appuya sur la commande des gaz.
«Cyclope Un à groupe Cyclope, à l'assaut!»
Jered Thomson obéit à l'injonction de son supérieur et poussa les
manettes à son tour. L'engin bondit en avant et se rua vers la station.
Side-2, station
Island Iffish, 7h21 GMT
«
Qu'est-ce que c'est que ca?» s'écria Brubaker en fixant la baie vitrée,
totalement médusé.
Quatorze conteneurs s'étaient subitement détachés de la navette en détresse
et avaient éclaté, dévoilant autant d'astronautes engoncés dans de
grotesques combinaisons. Mais le colonel réalisa tout à coup que quelque chose
ne tournait pas rond: ces astronautes se déplaçaient à une vitesse peu
commune. Une vitesse telle qu'aucune combinaison connue n'aurait pu se déplacer
à cette vitesse, même équipée de propulseurs autonomes. Ce n'est que lorsque
l'une d'entre elle passa à proximité d'un des pylônes de guidage que Brubaker
apprécia l'étendue de son erreur. Ce n'étaient pas des astronautes engoncés
dans des combinaisons, ou alors ceux-ci mesuraient près de vingt mètres de
haut!
«Colonel!» hurla un contrôleur terrorisé, alors qu'un de ces géants
pointait un monumental canon vers eux.»
Brubaker écarquilla les yeux alors que le canon faisait feu. Ce fut la
dernière chose que lui et les contrôleurs militaires virent avant que l'obus
ne les atteigne. La baie vitrée vola en éclats lorsque le projectile la
traversa, puis un ouragan se déchaîna dans la salle, balayant tout sur son
passage. Un feu d'enfer se déclencha, dévorant chaque particule d'air; le feu
se fit plus intense et se propagea dans toutes les directions tandis que les
vestiges de la baie vitrée achevaient d'être soufflées vers l'extérieur
par la dépressurisation brutale. Les douze officiers fédéraux présents dans
la salle furent immolés vivants et leurs corps carbonisés furent expulsés
dans le vide après que l'incendie eut tout consumé.
Imitant l'exemple du capitaine Steiner, les hommes du groupe de combat se
dispersèrent tout autour du complexe portuaire. Jered se plaça derrière le
Mobile-Suit de l'aspirant Abdul Kizaki, prêt à le couvrir, tandis que ce
dernier s'agenouillait près du système d'ouverture manuel des portes
spatiales. L'engin anthropomorphe ouvrit le clapet de sécurité, éprouva la résistance
du volant avant de faire signe que tout allait bien et de tourner la poignée de
cent quatre-vingt degrés vers la droite.
Les portes s'ouvrirent lentement. Cinq MS restèrent à l'extérieur
tandis que les sept autres s'engouffrèrent aussitôt par l'ouverture, pénétrant
enfin dans le complexe portuaire. Comme les services de renseignements l'avaient
prévu, cinq croiseurs fédéraux étaient amarrés sur les quais au milieu des
transporteurs civils. Steiner donna quelques ordres brefs et les Zakus commencèrent
à balayer les docks aux obus explosifs et perforants, transformant instantanément
les navires parqués en nuages de débris, fauchant sur leur passage les équipes
de maintenance dans leurs frêles combinaisons spatiales.
Jered voulu fermer les yeux au moment ou il appuya sur la commande de
mise à feu, mais il n'y parvint pas. Le conditionnement hypnotique auquel il
avait été soumis avait pris le pas sur ses émotions et dirigeait ses réflexes,
réveillant en lui ses instincts de machine à tuer.
L'énorme canon que portait le Zaku fit feu à trois reprises, déchirant
en deux un tanker rempli d'Hélium 3 qui s'embrasa immédiatement. L'appareil
du lieutenant Stefan Karadine accosta le sien par derrière et posa une main sur
son épaule. L'écran de communication s'activa et l'image de son chef de
peloton lui apparut.
«Thomson, faites attention à ne pas gaspiller inutilement vos
munitions. N'oubliez pas que notre véritable objectif est encore devant nous.»
Jered hocha la tête. Il savait ce qu'il avait à faire, sans cela il
n'aurait pas été dans cette unité. Le groupe de combat des Cyclopes était
une formation d'élite spécialisée dans les opérations de commando et de guérilla,
mais elle était surtout la seule unité de la flotte qui soit parfaitement
multirôle : elle pouvait opérer sur terre, sur mer, dans les airs et dans
l'espace, à pied, en MS ou même à dos de chameau si cela s'avérait nécessaire.
Les hommes étaient censés pouvoir remplir n'importe quelle mission dans
n'importe quelles conditions.
Le groupe, habituellement composé de douze hommes, avait du faire appel
à quelques pilotes supplémentaires il y a six jours, deux de ses membres
habituels ayant été tués au cours d'une ultime séance d'entraînement à
balles réelles. Le dossier de Jered et ses excellents états de service lui
avaient valu d'être sélectionné et affecté dans cette prestigieuse unité,
mais le capitaine Steiner avait tiqué sur un détail : Jered n'avait aucune expérience
du feu, alors que tous les Cyclopes avaient participé à la campagne de répression
sur Kintzem au mois d'octobre. Finalement, Jered n'avait pas été retenu en
tant que membre à part entière, mais en tant que membre «temporaire» détaché
de la Sixième flotte, car Steiner avait jugé qu'il n'avait pas à faire la
fine bouche quand il lui fallait absolument quatre hommes supplémentaires pour
cette mission.
Pendant cinq jours, Jered et trois autres pilotes avaient subi un entraînement
intense, accumulant heures de vol sur heures d'hypnopédie, jusqu'à ce que
chacun des quatorze hommes soit en mesure de connaître les moindres détails de
l'opération, au point de pouvoir les réciter pendant leur sommeil.
Avant même que les explosions n'eurent cessé, les neuf MS se dirigèrent
vers les immenses portes qui leur permettraient d'accéder à l'intérieur
de la station. Ils passèrent le premier puis le second sas sans rencontrer la
moindre résistance. A travers les baies vitrées qui couraient tout le long des
voies d'accès, Jered pouvaient voir des formes s'agiter, courir dans tous les
sens, affolées par la soudaineté de l'attaque et par leur incapacité à
admettre la nature de leur ennemi. Le petit groupe parvint enfin au dernier sas
qu'ils ouvrirent sans trop de difficultés. Le portail s'ouvrit et l'air
s'engouffra violemment en projetant toutes sortes de détritus.
L'intérieur de la station s'offrait maintenant à leur regard, immense
et déroutant. Devant eux s'étendait un vaste espace clos de mille cinq cent
sept kilomètres carrés, non pas plat, mais cylindrique ! Lorsqu'on était à
la surface même, on n'y prêtait garde, mais Jered se souvenait de la première
fois où son père l'avait emmené au spatioport pour lui montrer le spectacle
particulièrement déroutant d'une colonie vue par son axe de rotation. Son
esprit habitué à un environnement linéaire s'était révolté contre cette
perspective que sa logique refusait d'admettre : contrairement à la Lune ou à
la Terre, où l'horizon était courbe, là il s'incurvait vers le haut sur les côtés
! Suivant leur perspective, les neuf pilotes pouvaient se considérer soit au
fond d'un puits dont l'autre bout se trouvait quarante kilomètres plus haut,
soit à l'extrémité d'un tunnel dont on ne saurait différencier le sol du
plafond. On disait que cette vision plongeait toujours dans un état de choc les
Earthnoïds qui la voyaient pour la première fois.
«Attention, appela Steiner, l'équipement de vos MS est plus lourd que
dans les simulations, gardez bien votre cap pendant que vous vous déplacerez
dans l'axe de rotation, le moindre écart de trajectoire peut vous précipiter
prématurément vers la surface. Willy, tu as le commandement ; moi je retourne
à l'extérieur. Nous opérerons la jonction dans quinze minutes. »
Les pilotes acquiescèrent et suivirent le lieutenant Willy Larsen. Trois
minutes à peine s'étaient écoulées depuis leur largage. Jered considéra
le paysage qui tournoyait autour de lui et s'engagea prudemment hors du sas en
surveillant ses instruments. La rotation de la station maintenait tout le long
de son axe un état de pesanteur nul, alors qu'au fur et à mesure qu'on s'en éloignait
et qu'on se rapprochait de l'une ou de l'autre des parois internes, la gravité
reprenait progressivement ses droits jusqu'à atteindre 1G au niveau du sol.
Les sept appareils planèrent en formation serrée en direction de l'hémisphère
opposé puis, à un signal donné, les MS larguèrent leurs réservoirs
pendulaires et commencèrent à entamer leur descente. Les yeux rivés sur les
données affichées sur la visière de son casque, chaque pilote s'efforça de
maintenir sa trajectoire, luttant contre la nausée produite par le rapide
changement de pression et d'altitude.
