CHAPITRE 5

CHAPITRE 5

JABROW, 4 janvier, 17h30 heure locale, 21h30 GMT

« C'est la station huit ! Island Iffish vient de se mettre en mouvement !

_Passez sur visuel, moniteur principal ! » ordonna le lieutenant-colonel Wagner Konolly.

L'écran géant du centre opérationnel s'illumina et aux cartes géographiques terrestres se substitua une image figurant un gigantesque cylindre se déplaçant dans le vide spatial. Tournoyant lentement sur elle-même, la station quittait sa position initiale au sein de la colonie, laissant s'échapper derrière elle une impressionnante traînée lumineuse. A cette distance et compte tenu de l'échelle, Island Iffish semblait se mouvoir avec une infinie lenteur, comme un mastodonte qui éprouve quelques difficultés à faire bouger sa carcasse. La force d'inertie devait être colossale, mais la force nécessaire pour la contrer devait l'être plus encore ; la poussée nécessaire au déplacement de la station était sûrement terrifiante.

Un brouhaha d'appréhension parcourut la salle, et plusieurs personnes s'échangèrent des regards interrogateurs.

« Rapport ! tonna le lieutenant-colonel.

_La station huit quitte sa position initiale dans le périmètre assigné et se dirige vers le périmètre extérieur en suivant une trajectoire linéaire.

_Vitesse estimée, facteur six point trois avec accélération croissante. D'après la simulation, elle devrait quitter le périmètre de la colonie dans une demi-heure.

_C'est impossible ! Les moteurs de ce type de station ont été démantelés il y a vingt ans... Contre-vérifiez les données.

_Confirmé. Vitesse maintenant estimée entre facteur six point cinq et six point huit, toujours en augmentation.

_Agrandissez la zone arrière ! Cette station ne peut pas se déplacer toute seule... »

L'image du cylindre disparut pour être remplacée par une autre, plus grande, mais beaucoup plus floue. Malgré la perte en définition, on pouvait à présent distinguer quelques détails supplémentaires, comme plusieurs masses non-identifiées fixées à l'arrière de la station, près des anciens blocs-moteurs.

«Des propulseurs à fusion thermonucléaire ?

_Les ordinateurs confirment. Ces propulseurs fournissent près de quatre-vingt-dix pour cent de la poussée actuelle.

_Quel est l'état de la station ? A-t-on réussi à joindre la base Fairford ?

_Négatif mon colonel. Nous n'avons toujours pas réussi à rétablir les communications avec Side-2.

_Est-il possible de déterminer ce qu'il est advenu de la population ?

_Impossible à déterminer. Nos satellites d'observation ont atteint les limites de leur portée et le champ Minovsky brouille prèsque toutes les autres transmissions. Ceci est la définition maximale disponible.

_Nous recevons une transmission-flash de la 102è flottille... Elle nous annonce qu'elle vient de perdre simultanément les trois unités de reconnaissance dirigées sur l'objectif. »

Konolly grinça des dents et réprima un geste qui aurait pu trahir sa frustration et sa colère.

D'après ce qu'il pouvait distinguer sur les moniteurs, un des trois miroirs avait été brisé à mi-longueur ; plusieurs taches sombres trahissaient la présence de brèches dans la coque, suffisamment importantes pour que les caméras puissent les discerner à cette distance.

Wagner Konolly pianota sur sa console dans l'espoir d'obtenir un compte-rendu mais n'obtint aucune réponse. Les champs de particules Minovsky déployés partout par la flotte de Zeon bloquaient toujours la plupart des communications spatiales.

Rappelés en hâte, une délégation d'amiraux, Kessling en tête, fit irruption dans la salle de contrôle.

« Konolly, rapport de la situation !

_Les Forces de Zeon ont activé des unités de propulsion fixées sur la station 8 de Side-2, «Island Iffish. L'ignition a eu lieu à 21h30 heure de Greenwich, 17h30 heure locale.

_Qu'est-ce que ça veut dire ? ! Que cherchent les rebelles ? demanda le général Karey.

_Nous l'ignorons. Tout ce que nous savons pour l'instant, c'est que la station quitte Side-2 sous très bonne escorte. Nous avons détourné nos satellites d'observation terrestres, mais ils sont incapables de nous fournir des données plus détaillées. Pour sa part, la Flotte est maintenue dans l'incapacité d'approcher.

_Que disent nos satellites longue portée ? demanda l'amiral Jean Paul Rockwell.

_Amiral, reprit Konolly d'un air désespéré, depuis hier matin, la flotte de Zeon a détruit plus de quatre-vingts pour cent d'entre eux. Ceux qui nous restent sont ou inutilisables, ou de l'autre côté du globe !

_Damnation ! » cracha Rockwell.

5è Flotte de Zeon, navire amiral, 4 janvier, 21h47 GMT.

« Combien de temps jusqu'à l'orbite lunaire ?

_Cinquante-six heures et quarante-deux minutes, amiral.

_Réaction de l'ennemi ?

_Négative. Les éléments de la Flotte Fédérale repérés autour de Side-2 et Side-5 n'ont toujours pas esquissé le moindre mouvement. La Troisième flotte nous signale toutefois que quelques unités de reconnaissance fédérales ont du être abattues.

_Parfait. Donnez l'ordre à la Sixième flotte de se porter en avant et de sécuriser la trajectoire de la station.

_A vos ordres. »

Aurillac sourit faiblement. Les dés étaient jetés, il ne pouvait plus faire marche arrière. L'Opération British était lancée, mais pour l'instant rien n'en laissait prévoir le but ultime, pas plus que l'étape suivante d'ailleurs. Et cette inconnue constituait leur plus grand atout contre leur plus grand ennemi : le temps. Dans l'immédiat, les Forces Fédérales avaient les mains liées par leur manque d'informations, par l'absence de données fiables et l'impossibilité de collecter de plus amples renseignements. Le temps que la pesante bureaucratie terrienne se mette en branle et que les flottes adverses se décident à intervenir, il serait presque trop tard.

Presque... La station serait totalement vulnérable pendant la phase finale de l'opération : le moindre changement de trajectoire, la moindre oscillation et ce pourrait être l'échec. Il devenait donc primordial que la réaction ennemie soit la plus tardive possible, et qu'une fois celle-ci engagée, l'escorte puisse gagner le plus de temps possible.

Il y avait là un quart de l'effectif total de la flotte de Zeon. Quatre cuirassés de classe Gwa-Jin, seize croiseurs lourds de classe Tibet, cent quarante croiseurs de classe Musaï, cent vingt bâtiments d'escorte toutes classes confondues et quatre-vingts bâtiments de support logistique : vaisseaux-cargos, navires de contre-mesures électroniques, navires hôpitaux, etc... Quatre cents chasseurs de type Gattle, plus de mille deux cents MS et six jours d'attente. Six jours durant lesquels il leur faudrait d'abord leurrer la flotte fédérale puis repousser leurs assauts. Mais le jeu en valait la chandelle. Cette opération constituait le coup de marteau final de cette guerre-éclair, l'action décisive qui ferait plier le gouvernement terrien et l'obligerait à accepter leurs revendications. Non que Side-3 ne fut en mesure de poursuivre ce conflit, mais plus vite il se terminerait, mieux cela vaudrait.

Aurillac jeta un regard en coin vers l'homme de haute stature qui était resté debout devant l'écran principal depuis le début de l'opération.

«Votre excellence, on me rapporte que l'ennemi n'a toujours entamé aucun mouvement en notre direction si ce n'est quelques timides tentatives en vue d'infiltrer des unités de reconnaissance.

_Merci beaucoup, amiral. Quel est le moral des troupes ? demanda-t-il après une pause.

_Le moral est au plus haut, excellence.

_Ce n'est pas ce que je voulais dire, fit l'homme avec un sourire. J'aurais souhaité connaître la réaction des hommes en apprenant notre but, je veux savoir ce qu'ils en pensent.

_Les soldats ne sont pas faits pour penser, ils obéissent aux ordres quels qu'ils soient sans poser de questions.

_Cela est bien dit. Mais ce que nous nous apprêtons à commettre sort tout de même de l'ordinaire. Dans cent ans, voire dans cinq cents ans, on s'en souviendra encore. Quel est votre propre point de vue ? Une action d'une telle ampleur est-elle justifiée selon vous ? »

L'amiral Aurillac ne se permit pas le moindre signe trahissant son hésitation, pourtant il évita de répondre tout de suite à la question de son supérieur. L'autre voulait visiblement l'entraîner dans une joute oratoire, domaine où il lui était incontestablement supérieur. Pourquoi une telle question ? Pour soulager sa conscience ? L'amiral se permit d'observer à la dérobée l'expression de l'homme qui était à côté de lui. Ses yeux étaient gris, froids et durs comme de l'acier. Non, il n'était pas du genre à éprouver des remords, cela ne correspondait pas au personnage. Il devait plutôt chercher à juger le degré d'abnégation de ses officiers généraux. Aurillac décrispa ses mâchoires et prit la parole.

«L'Opération British est essentielle si nous souhaitons remporter une victoire immédiate. Aussi terrifiante cette action puisse-t-elle nous paraître, elle le sera encore plus aux yeux de nos adversaires : rien de plus effrayant ne pourrait mieux les convaincre de signer une armistice. »

Satisfait de la réponse, Gihren Zabi se retourna et alla s'asseoir sur le fauteuil de commandement spécialement installé à son intention.

Aurillac suivit du regard le chef suprême des Forces de Zeon avec une pointe de crainte et de répulsion. Comment cet homme parvenait-il à garder son calme ? Se rendait-il compte des répercussions que cette opération allait avoir ? Oui, et il devait avoir pris la décision en toute connaissance de cause. Seul un homme totalement dépourvu de compassion et de pitié pouvait planifier une telle horreur, et Gihren Zabi l'avait fait. Mais il semblait animé d'une telle foi, une détermination qui avait le don d'aveugler et d'enthousiasmer tous les hommes qui l'entouraient et de les entraîner dans son sillage sanglant.

Lorsqu'il avait passé une annonce générale une heure auparavant, une immense clameur avait retenti à travers toute la flotte. Un cri de joie avait jailli du cœur des centaines de milliers d'hommes et de femmes engagés dans cette opération, enthousiasmés par l'ardeur de leur commandant en chef, par l'ambition de leur entreprise et par la promesse d'une victoire proche. Personne n'avait alors pleinement songé aux conséquences inhérentes à l'Opération British puisque seuls importaient dans l'immédiat les implications stratégiques et politiques. Mais il ne faudrait pas attendre trop longtemps avant que les esprits les plus aiguisés émergent de la brume dispensée par la propagande officielle et commencent à mettre en cause la nécessite d'une telle action.

Mais les soldats n'ont pas à se poser de questions, ni à douter des décisions de leurs supérieurs, il l'avait dit lui-même. En temps de conflit tout particulièrement, l'idée même d'une remise en question était à proscrire afin de ne pas nuire à la cohésion de l'appareil militaire. Le soldat devait se battre pour sauvegarder les intérêts de sa patrie, sinon pour assurer sa propre survie ou celle de ses camarades. Et quel ciment plus puissant que la propagande pouvait maintenir une armée et un peuple aussi unis même à travers les pires atrocités ?

Gordon Aurillac n'était cependant pas dupe. Agé de soixante-neuf ans, il était l'officier gradé le plus âgé et le plus ancien de toute la flotte encore en service; et bien qu'il fut autrefois attaché militaire auprès de Zeon Daikun, même Gihren Zabi n'avait osé le supprimer sans risquer de déstabiliser la hiérarchie de l'armée de Zeon toute naissante. Gordon avait néanmoins prêté serment de fidélité à la dynastie Zabi et juré obéissance sur les conseils judicieux d'amis politiques.

De nouveau, le vieil homme songea que Gihren cherchait à tester son abnégation. Sa nomination au poste de chef des opérations avait tendance à le prouver : de ce fait, lorsqu'ils atteindraient la Lune deux jours plus tard et que Gihren quitterait le bord, il deviendrait alors le chef suprême de cette force mobile. Toute la responsabilité de l'opération reposerait alors sur lui, un fardeau bien trop lourd pour son âge.

Croiseur TRIESTE, 48è flottille Fédérale, 4 janvier, 23h34 GMT.

«Nom de Dieu, s'exclama le commandant Kenneth Marineris. Mais qu'attendent-ils pour donner les ordres ! »

L'équipage de la passerelle se retourna vers lui, peu habitué à voir le commandant du TRIESTE jurer. Son officier en second, le capitaine de corvette Kris Korolev remarqua fortuitement qu'il s'était mis à tapoter nerveusement l'accoudoir de son siège.

«Commandant, interrompit-elle, nos senseurs longue portée indiquent que la station quitte l'espace territorial de Side-2.

_Est-ce que la Dixième flotte confirme ?

_Négatif, commandant. Le contact n'a toujours pas été établi, les champs de particules gênent la transmission.

_Merde ! »

Le TRIESTE faisait partie de la 48è flottille de combat, l'une des dix composantes de la Quatrième flotte de l'amiral Tianm. En tant que corps d'interception indépendant, la 48è flottille patrouillait à proximité de Side-2, à une distance de sept mille quatre cent trente-sept kilomètres. En dehors de quelques navires de la Dixième flotte en orbite autour de la colonie, elle avait été l'une des premiers unités à détecter les mouvements de la flotte de Zeon et le déplacement de la station. Une heure et demie auparavant, le TRIESTE et l'ACAPULCO avaient lancé chacun deux sondes de détection puis un appareil de reconnaissance accompagné de deux chasseurs. Tous les appareils envoyés avaient cessé de transmettre dix à douze minutes plus tard alors qu'ils n'étaient encore qu'à deux mille kilomètres de la station ; naturellement, aucun n'était revenu.

«Commandant, s'exclama l'enseigne Helen Tarsis, la station subit une modification de trajectoire !

_ACAPULCO, HELSINKI, confirmez la modification.

_L'HELSINKI confirme, mais négatif pour l'ACAPULCO. Le brouillage se fait plus intense et perturbe nos relevés. L'ACAPULCO et le BEYRUTH me confirment qu'ils ne voient plus rien.

_Commandant, nous allons perdre le contact visuel ! fit Tarsis.

_Contact visuel coupé, commandant, confirma Kris Korolev.

_Essayez encore de contacter l'amiral Tianm.

_Bien commandant. »

Marineris fixa le moniteur désespérément vide. Comme tout son équipage, il se demandait à quoi rimait ce rapt. On aurait pu croire que les rebelles songeaient à se servir de la population comme otage et faire chanter le gouvernement fédéral, mais c'était peu plausible. Marineris avait pu observer le travail des Forces de Zeon sur Side-2, ils n'avaient pas hésité à détruire deux stations entières au cours des trois opérations qu'ils avaient lancé. Gazage, missiles nucléaires... L'enlèvement d'Island Iffish ne cadrait pas très bien avec la tactique actuelle de l'armée rebelle.

Le soi-disant Duché de Zeon avait déployé depuis deux jours des moyens militaires insoupçonnés et remporté des victoires aussi soudaines que violentes. Zeon voulait-il alors limiter les pertes, ou prévenir une future défaite si la guerre venait à durer ? Car il était probable qu'avec ses effectifs considérablement supérieurs, l'armada fédérale finirait par écraser les Forces de Zeon, le nombre l'emportant finalement sur la minorité. Mais... subsistait malgré tout une incertitude. Les Mobile-Suits.

Avec l'application brute des particules Minovsky, les deux camps avaient crée non seulement des armes à rayons à haute concentration en particules, mais aussi, sous forme de champ ou de rideau, d'un moyen de brouiller à très longue distance les communications et les radars de l'adversaire. Mais seul le Duché de Zeon avait vu assez loin pour créer une arme réellement efficace pour œuvrer dans ces conditions particulières. Privé de liaisons radio ou radar, le combat conventionnel longue portée devenait totalement aléatoire ; il fallait dès alors disposer de vecteurs capables de porter l'action directement au devant de l'ennemi, c'est-à-dire pratiquer le combat rapproché. Mais les analystes des Forces Fédérales étaient restés aveugles et n'avaient pas cherché plus loin. En créant les Mobile-Suits, ou MS, les Forces de Zeon avaient de leur côté mis au point une arme meurtrière ment efficace qui répondait à tous les critères essentiels du combat rapproché : mobilité optimum dans les trois dimensions, configurations multiples, panoplie d'armes variées. Après tout, quelle forme autre que la forme humaine pouvait être mieux adaptée pour le combat au corps à corps? Ces MS constituaient un potentiel terrible qui ne manquerait pas de faire pencher la balance.

Si seulement les rebelles n'avaient pas disposé de ces armes formidables ou plutôt si les Forces Fédérales en avaient possédé d'équivalentes, la révolte aurait été étouffée dans l'œuf et les indépendantistes de Side-3 enfermés!

«Commandant, nous avons une transmission par faisceau-laser elle n'est pas très nette, mais j'ai l'amiral Tianm en ligne.

_Passez-le-moi.» répondit-il en prenant le combiné. Un des moniteurs du plafond s'illumina et un homme d'âge mûr fit son apparition. L'image était très mauvaise, couverte de parasites et tressautait sans cesse, mais Marineris reconnut tout de suite l'amiral Victor Tianm. C'était l'un des amiraux les plus jeunes mais les plus prometteurs de la flotte fédérale; ancien officier de marine, il avait demandé lui-même à être affecté à la flotte spatiale lorsqu'elle avait été créée une vingtaine d'années auparavant.

. Doué d'un grand sens tactique et préoccupé par le bien-être de ses troupes, il aimait être parmi ses hommes. En cela il était profondément admiré et respecté de tous ceux qui étaient sous ses ordres et différait considérablement de la majorité des officiers supérieurs qui se contentaient de commander depuis l'arrière.

«Commandant, salua Tianm.

_Mes respects, amiral, salua celui-ci en retour. Nous venons de perdre tout contact radar avec l'ennemi. Le brouillage se fait plus intense, toutefois nos senseurs ont pu détecter avant la rupture le changement de trajectoire d'Island Iffish à la sortie de Side-2.

_Je sais, nous avons eu la confirmation de la 102è, mais vous êtes dorénavant l'unité la plus rapprochée. C'est donc à vous qu'échoit la tâche de collecter de plus amples informations, peu importent les moyens utilisés.

_Ai-je l'autorisation de risquer mes navires dans un combat rapproché?

_Négatif, évitez tout contact superflu. Rapprochez-vous le plus possible de la flotte ennemie mais restez dans les limites de sécurité. Si Zeon lâche ses MS, faites demi-tour. La 102è a déjà perdu six croiseurs au cours d'une tentative avortée et trop téméraire. Je vous envoie dès que possible la 42e flottille; en attendant, vous serez les yeux et les oreilles de la Flotte, compris?

_Bien amiral.»

Kenneth salua son supérieur et l'écran redevint noir.

«Quels sont les ordres, commandant? demanda son second.

_La procédure voudrait que je consulte tous les commandants et mon état-major, mais le temps presse. Quelle est la distance de sécurité?

_D'après nos extrapolations, les rebelles auraient étendu leur zone de sécurité à environ huit cents kilomètres autour de la station. L'intervention des MS pourrait étendre cette zone au triple. Nous sommes actuellement à près de sept mille quatre cents kilomètres de la station.

_Bien. Nous allons nous avancer dans la zone dangereuse. Alertez les autres navires, vitesse facteur sept sur cap vecteur Phi-Sigma-vermillion, que les chasseurs soient prêts au moindre signal. Préparez également les drones de reconnaissance, fréquence de lancement toutes les demi-heures avec trajectoires différentes.»

JABROW, 4 janvier 20h58 heure locale, 5 janvier 00h58 GMT.

La tension montait à Jabrow et rien ne laissait envisager qu'elle pourrait retomber. Les principaux stratèges des Forces Fédérales étaient sur le pied de guerre depuis trois heures pour tenter de deviner la cible visée par Zeon et de prévoir les mesures en conséquence. Mais aucun des spécialistes présents n'était capable d'exposer des arguments tangibles, pas plus que de s'accorder sur le moindre point avec son voisin.

John Koweyn, chef d'état-major auprès de l'amiral Jean-Paul Rockwell introduisit sa disquette dans le lecteur et se retourna vers le plan qui s'affichait sur l'écran géant.

«Tactiquement, la Lune est de loin la cible idéale. Proche de Side-3, les renforts en cas de contre-attaque de notre part peuvent intervenir rapidement. Cette proximité est un atout décisif : le facteur temps joue dans cette opération un rôle majeur et dans ce cas, limite nos opportunités de riposte et la disponibilité de nos forces. Par ailleurs, en détruisant Von Braun et les installations industrielles environnantes, les rebelles nous privent d'une éventuelle plate-forme militaire et se débarrassent d'un dangereux rival économique.

_Colonel, interrompit le commandant Armand Lin Pao, si les rebelles cherchent réellement à écourter le conflit par une action d'éclat, la cible sera la Terre. Porter un coup décisif sur la planète aura psychologiquement plus d'impact sur le moral des troupes et sur notre politique que s'ils s'attaquent à quelque lointaine colonie. »

Koweyn s'avança pour répliquer mais Rockwell l'invita à se taire d'un geste ferme. C'est lui qui mena la contre-argumentation.

« Dans ce cas, commandant, auriez-vous l'obligeance de nous indiquer quel sera l'objectif visé ? »

Lin Pao sursauta un instant. A vrai dire il avait été tellement occupé à contrecarrer Koweyn qu'il n'avait pas eu le temps de songer à cela.

«Eh bien, ma foi...

_Vous n'en savez rien, n'est-ce pas? coupa Rockwell. A vrai dire, moi non plus. La Terre est bien trop vaste.

_Justement, amiral. La superficie de la planète est telle qu'elle offre un large éventail de cibles. Cette multiplicité de choix représente l'élément de surprise dont l'ennemi à besoin pour nous égarer. Il ne s'agit pas là d'un astéroïde, mais d'une station dont Zeon peut changer la trajectoire à tout moment. Si les rebelles tentent bien de bombarder la Terre, nous ne connaîtrons la cible avec exactitude que lorsque Island Iffish entamera sa descente atmosphérique, soit moins de trente minutes avant l'impact. Jamais nous n'aurons le temps d'évacuer la zone visée dans le délai imparti: Zeon aura gagné. »

Quelques murmures s'élevèrent autour de la table et Lin Pao sut qu'il avait touché juste. Mais Rockwell ne semblait pas pour le moins du monde impressionné.

«Cette hypothèse est tout à fait pertinente, d'un point strictement géopolitique. Mais le sens politique n'a jamais rien eu à voir avec les décisions militaires. Les problèmes tactiques soulevés par votre hypothèse sont insurmontables pour leur flotte. Ils ne peuvent s'immiscer aussi profondément et aussi longtemps dans nos lignes de défense, cela exposerait inutilement leur flotte et leur poserait d'importantes contraintes logistiques qu'ils ne peuvent surmonter.

_Vous sous-estimez le potentiel offensif de leurs MS..

_Je ne sous-estime rien du tout; MS ou pas, notre supériorité numérique est incontestable. Par ailleurs, l'actuelle trajectoire d'Island Iffish aurait tendance à confirmer notre hypothèse.»

Koweyn observa son supérieur du coin de l'œil et toisa son collègue en arborant un sourire narquois. Lin Pao pinça ses lèvres en cherchant une réplique.

«L'attraction lunaire peut très bien être utilisée pour relancer la station vers une nouvelle trajectoire.

_Ça leur prendrait trop de temps, ce qui nous laisserait tout le loisir de les intercepter. Ils ne commettraient pas cette erreur.

_C'est peut-être un risque dûment calculé ? Que ce soit pour bombarder la Terre ou la Lune, la station devra effectuer au moins une révolution autour de celle-ci pour ajuster sa trajectoire...

_Général Karey? interrompit Kessling, voyant ce dernier s'agiter.

_La remarque du colonel Lin Pao n'est pas sans fondement. Une telle modification de trajectoire pourrait nous mener à commettre une grave erreur tactique. Au cas ou nous ne disposerions pas de la logistique nécessaire; nos flottes pourraient bien se trouver à court de carburant si, après l'avoir poursuivie sur des parsecs, elle venait à changer de direction près de la Lune. Par ailleurs, ce serait notre flotte qui serait alors exposée si elle était immobilisée du côté de Granada. Quant à la question logistique, elle trouve sa solution si Zeon vise Side-1 ou Side-6 plutôt que la Terre. Apres Luna 2, nos plus grandes installations militaires sont sur Side-1, et Side-6 est économiquement la plus riche des colonies. Or les rebelles disposent de leurs asteroïdes-forteresses Solomon et A Vaoa Koo sur la trajectoire, constituant autant de points de ravitaillement et de support logistique pour leur flotte. En outre, la multiplicité des cibles offertes nous pose un problème: nous ne pouvons pas éparpiller notre flotte pour protéger individuellement l'intégralité des stations des deux colonies.

_Non! glapit le général Harriman. Tout cela n'est que du bluff! Side-3 nous mène par le bout du nez, il ne s'agit ni plus ni moins que de nous ridiculiser en nous affolant avec cette épée de Damoclès. Et ils y parviennent! Vous vous perdez en conjectures mais rien n'en ressort. En fait vous pouvez tous avoir raison et tous tort. »

Harriman se ménagea une pause pour reprendre son souffle et toisa ses congénères.

«Mais les rebelles n'iront pas jusqu'au bout, poursuivit-il, car ils n'ont pas assez de tripes: ils se mettraient tous les Spacenoïds à dos. De mon point de vue, la thèse du général Karey est encore la plus plausible, mais Zeon cherche uniquement à disperser nos flottes sur des cibles potentielles et attaquer en force les plus vulnérables. Quels sont les chiffres sur l'escorte de la station? Nous n'avons que de vagues estimations. Ils peuvent bien être cent, deux cents, trois cents?»

Herbert Kasaren soupira en regardant sa montre. Vingt et une heures deux. La réunion durait depuis maintenant quatre heures et toujours aucune décision n'avait pu être prise.

«Quel est le rapport des services de renseignements, demanda Kessling d'un ton las.

_A vrai dire... Il est nul. Side-3 nous à inonde de données contradictoires et nos services ont été totalement aveugles. Le véritable plan semble, lui, avoir été bien garde.

_Il semble surtout que vos services ont laisse passer énormément de choses ces temps-ci, général Bernard.

_Je suis désolé, amiral.

_Amiral, interrompit un opérateur, nous venons de perdre le contact avec notre avant-garde. Le dernier relèvement de trajectoire de la station nous à été confirmé par le TRIESTE : Island Iffish se dirige maintenant vers la Lune. »

Un murmure d'appréhension parcourut la salle. Koweyn se retourna vers Lin Pao pour voir comment ce dernier prenait la nouvelle. Celui-ci était livide.

«Amiral, fit remarquer ce dernier d'une voix blanche, ne perdez pas de vue le fait que la station puisse toujours utiliser l'attraction lunaire.

_C'est bien note, colonel. Quoiqu'il en soit, reprit le vice amiral Kasaren, nous pouvons désormais extrapoler une trajectoire d'interception, du moins jusqu'à la Lune.

_Estevar, appela Kessling, pouvons-nous détruire la station?

_Amiral... Nous ne possédons aucune arme suffisamment puissante pour détruire un objet de cette taille. Peut-être pourrions nous la détruire, mais il faudrait pour cela épuiser la totalité de notre

arsenal nucléaire.

_Cela en vaut-il la peine? fit Harriman en haussant les épaules.

_Naturellement! s'écria Rockwell. Il en va de notre honneur! Comment pourrions nous nous prétendre les maîtres de la Fédération si nous ne pouvons pas mater une bande de rebelles? Nous devons leur montrer qui gouverne, même si cela doit vider nos arsenaux!

_Amiral, détruire la station présente un grand risque, interrompit Estevar. Si nous nous y prenons mal ou trop tard, la fragmentation de la station produirait une pluie de débris météoriques qui ne ferait qu'étendre les dégâts sur une plus vaste superficie.

_Que devons-nous faire alors?

_La meilleure solution consiste à dévier la trajectoire d'Island Iffish en faisant détonner à proximité des charges nucléaires importantes. Il faudrait pouvoir le faire le plus tôt possible et relativement près de la station. Mais pour l'approcher nous devrons déjà percer le rideau défensif dressé par l'escorte.

_Pouvons-nous lancer des missiles d'ici?

_Je regrette, amiral. L'orientation de la Terre ne nous permet aucun lancement direct dans l'immédiat. Les opportunités de contre-attaque se limitent à nos seules unités mobiles.

_Je vois, conclut Kessling. Quel est la plus proche?

_La 48è flottille se trouve actuellement à 6800 kilomètres de la station, mais le gros de la Quatrième Flotte est dispersé dans un rayon de 228000 et 250000 kilomètres. Notre flotte la plus rapprochée est donc la Dixième flotte à près de 67000 kilomètres de l'objectif, à la périphérie de Side-2.

_Où sont les autres flottes?» questionna Rockwell, interloqué. Sur la table de contrôle, la disposition des différentes flottes fédérales vint se superposer au plan du système terrien. Piotr Estevar reprit la parole en désignant le plan.

«Ceci est une projection qui date d'il y à douze heures; en raison du brouillage, nous avons perdu tout contact avec la plupart de nos unités et nos données ne sont pas exactement à jour. Les Troisième, Septième, Huitième, Neuvième et Quatorzième Flottes se trouvent sur Luna 2; les Sixième, Onzième et Douzième flottes sont encore du côté de Side-1; la Vingt-troisième à 136000 kilomètres entre Side-6 et la Lune. à l'exception des dix flottes actuellement en cours de rééquipement sur Terre, les autres Flottes sont dispersées un peu partout. Seules les Quatrième, Dixième et Vingt-troisième sont réellement à portée, mais trop éloignées les unes des autres pour mener une action concertée. Séparément, il leur faudra respectivement quarante-neuf heures, huit heures vingt et cinquante-deux heures pour se mettre en position d'interception. Ce délai prend en compte le ravitaillement en appareils et en munitions.

_Huit heures pour la plus proche? répéta Kessling abasourdi. N'y a-t-il vraiment aucune autre unité disponible?

_Non, amiral.

_Ou sera la station à ce moment-là ?

_Si Zeon se conforme à nos prévisions, elle sera à mi-chemin entre Side-2 et la Lune.

_Je vois... Si nous voulons stopper la station avant la Lune, nous ne pourrons compter que sur la Dixième flotte.

_Amiral! s'écria Lin Pao. Nous ignorons tout des effectifs rebelles, des renforts peuvent même les attendre sur Granada. Une contre-attaque conjointe des trois flottes augmenterait indubitablement nos chances de réussite.

_C'est très juste, mais il faudra au minimum cinquante-trois heures pour que ces trois flottes effectuent leur jonction et peut-être deux à trois de plus pour se mettre en position. A ce stade-là, la station aura déjà entame sa phase d'approche lunaire, et il y à de fortes chances que cette approche se fasse du côté de la face cachée, le plus près possible de Side-3.

_Pouvons-nous envoyer une flotte d'ici ? demanda Harriman.

_Négatif, général. Comme pour les missiles, nous ne disposerons d'aucune fenêtre de tir avant trois jours.

_Zeon à bien choisi son moment. Estevar, de combien de temps disposons-nous avant de devoir opter pour l'une ou l'autre des solutions?

_Trente-deux minutes, ou les flottes de ravitaillement basées sur la Lune vont rater leur fenêtre de lancement et occasionner un retard de trois heures sur l'horaire .»

Kessling s'affala dans son fauteuil et chercha désespérément une aide dans le regard de ses collègues, mais ceux-ci ne firent que lui renvoyer le reflet de sa propre impuissance et le chef suprême des Forces Fédérales sentit les murs de la solitude se refermer lentement sur lui. Grey et Karey étaient de sa génération mais avaient l'esprit un peu obtus; quant à Harriman, il aurait fait un excellent politicien mais il avait un piètre sens tactique. Rockwell était plus jeune qu'eux et très compétent, mais trop zélé. Son ambition faisait de lui un adversaire dangereux et son arrogance avait parfois tendance à trop fausser son jugement pour qu'on puisse lui faire confiance. Kessling lui préférait nettement les vice-amiraux Kasaren ou Revil qui avaient les idées plus larges et n'hésitaient pas à prendre en compte les opinions de leurs hommes. Pourtant chacun d'entre eux pouvait avoir raison.

« Amiral Kasaren, votre avis ?

_Vous connaissez ma réponse. Le commandant Lin Pao est l'un de mes officiers, et je partage son avis. Même si nous perdons plusieurs heures, il est préférable de mettre toutes les chances de notre côté plutôt que d'agir avec précipitation. Qu'est-ce que quelques heures si cela peut nous éviter un désastre?

_Amiral, répliqua Rockwell, vous ne pensez pas sérieusement pouvoir stopper la station? C'est impossible, nous n'avons pas la logistique adéquate, vous l'avez entendu aussi bien que moi. Mais nous ne pouvons pas non plus rester à ne rien faire, il faut engager une action immédiate et envoyer la Dixième flotte avant qu'il n'arrive un drame.

_Je suis du même avis, renchérit Harriman. Supercherie ou non, le facteur temps joue contre nous »

Kasaren se tourna vers Karey pour voir si celui-ci voulait bien le soutenir, mais le vieux général tourna la tête, restant obstinément sur sa position. à deux voix contre une, Kessling dut prendre la décision qui s'imposait, même si elle lui paraissait discutable.

«Bien. Donnez l'ordre à la Dixième flotte de se porter à la rencontre de l'ennemi; objectif, détourner la station. Et puis... Spécifiez bien au vice-amiral Da Silva que l'usage des ogives nucléaires est interdite jusqu'à nouvel ordre; il me faut d'abord demander le feu vert du Premier ministre. En attendant, donnez l'ordre à la Vingt-troisième Flotte de rallier la Quatrième; l'amiral Tianm prendra le commandement et se portera dès que possible en renfort de la Dixième.»

6è Flotte de Zeon, 5 janvier, 1h30 GMT.

«625B, vous avez la permission de regagner votre navire. Je répète, 625B, vous avez la permission de regagner votre navire. Vous êtes relevés par la section C de la 542è escadrille. »

Jered Thomson resta un moment sans réagir, les yeux fixés sur son moniteur principal. Ce n'est que quand son supérieur vint accoster son appareil que Jered sembla émerger de sa torpeur.

«Thomson, nous avons ordre de nous retirer.

_B... Bien compris, bégaya-t-il en reprenant ses esprits. »

Jered passa en mode de croisière et dirigea son MS vers le croiseur MIDGARD en position stationnaire, trois cent dix-sept kilomètres vers l'arrière. Lentement, les trois MS de la section B de la 625e escadrille quittèrent le périmètre de défense externe tribord avant pour réintégrer leur bâtiment d'attache.

Voilà quatre heures maintenant qu'Island Iffish avait quitté sa position initiale sur Side-2 et l'escorte n'avait toujours eu aucun contact direct avec l'ennemi. La tension née de cette attente et de cette incertitude mettait les nerfs des pilotes à rude épreuve. Les effectifs avaient été répartis comme suit: cinq escadrons de MS, soit deux cent quatre-vingt-deux MS, assuraient une surveillance permanente autour de la station. Cent vingt MS étaient placés en protection rapprochée pendant que les cent soixante-deux autres effectuaient des patrouilles dans les secteurs avoisinants. A la moindre alerte, deux cent quatre-vingts autres MS pouvaient intervenir à tout moment; en situation de combat, un total de huit cent cinquante MS pouvait être disponible, les trois cent cinquante derniers devant constituer une réserve destinée à couvrir les pertes. En cas de nécessité absolue, la totalité des mille deux cents MS pouvait être mobilisée. La rotation du personnel s'effectuait à raison d'une escadre lancée toutes les deux heures sur un cycle de six heures de patrouille, huit heures de repos, deux heures de gymnastique, deux heures de briefing et six heures de mise en alerte.

La deuxième section de la 625è escadrille, composant le groupe embarque du MIDGARD, effectuait ici son premier tour de service, mais contre toute attente, rien ne s'était passé. à vrai dire, cette unité n'avait pas encore tiré une seule fois depuis le début de l'opération. Lorsqu'ils avaient pris position six heures auparavant, les pilotes étaient très nerveux, guettant le moindre mouvement

suspect à portée de leurs senseurs ou le moindre ordre émanant du centre de coordination opérationnel. Mais seuls le calme et le silence les avaient accompagnés durant ces heures de solitude, cloîtrés dans leurs cockpits.

«Contrôle MIDGARD à Epervier Deux-un, vous avez l'autorisation d'apponter deux-six-trois; couloir d'approche deux-zéro libre par trois-un, quatre-zéro, balises d'approche allumées sur distance un point cinq-zéro, à vous.

_De Epervier Deux-Un à Contrôle MIDGARD, roger. Paramètres d'approche reçus, paré pour interception ILS et réception signal de guidage, termine.»

Sur son moniteur principal, Jered pouvait voir la plate-forme d'appontage arrière grandir à vue d'œil. Une série de traits et de points lumineux indiquaient l'angle d'approche idéal et sa trajectoire actuelle. En bas à gauche, sa vitesse d'approche en rouge, la vitesse idéale en vert inscrite juste au-dessus tandis que la distance au vaisseau lui était indiquée à droite. Par ailleurs, deux séries de pointillés lumineux générés en ligne droite depuis le vaisseau lui indiquaient l'axe de la plate-forme; le Zaku n'avait plus qu'à s'engager au milieu de cette allée pour parfaire son approche.

Arrivé à mille mètres du croiseur, Jered pianota sur le sélecteur de mode, sur la console gauche, pour passer en mode d'appontage. Après quelques ultimes corrections, tous les paramètres affichés passèrent au vert.

«De Epervier Deux-un à Contrôle MIDGARD, vérifications finales avant appontage toutes OK. Séquence d'approche finale terminée, paré pour appontage, à vous.

_Ici Contrôle MIDGARD, reçu. Confirmation trajectoire d'approche, couloir deux-zéro degagé, autorisation d'appontage deux-six-trois confirmée, terminé.»

Le Zaku décèlera sur les derniers cinq cent mètres, passa de la station horizontale à la station verticale; le MS déclencha une dernière fois ses rétrofusées et se posa en douceur en fléchissant légèrement sur ses jambes.

« Appontage terminé, fit l'opérateur du MIDGARD. Epervier Deux-un, veuillez dégager la plate-forme s'il vous plaît. »

Jered dirigea son Zaku sur la plate-forme de maintenance mobile qui glissa lentement vers la droite pour libérer l'aire d'appontage et le mener jusqu'à sa place de parking, où l'attendaient déjà toute une équipe de mécaniciens. Quarante secondes plus tard, le MS s'immobilisa enfin et le pilote put couper tous les circuits tandis qu'a l'extérieur, l'équipe de maintenance s'affairait déjà sur la machine.

«Mon lieutenant, vous pouvez couper les circuits principaux, fit le chef mécano en branchant son casque sur le circuit audio externe du Zaku. Nous prenons la suite des opérations, merci.»

Jered lui adressa un vague remerciement en retour et fit basculer les interrupteurs concernés. presque aussitôt, le bourdonnement familier des générateurs cessa et les écrans redevinrent noirs, ne laissant que l'éclairage de secours. Jered actionna l'ouverture du cockpit et les trois épaisseurs de blindages pivotèrent vers le haut; le siège glissa vers la gauche et il put enfin s'extraire de l'habitacle.

Contrairement aux nouvelles versions, le croiseur de classe Musaï MIDGARD ne disposait pas de facilites modernes pour les MS telle que la catapulte de lancement. Appartenant à la deuxième génération de vaisseaux, le hangar occupant toute la partie arrière du vaisseau pouvait contenir un total de six MS, plus deux en réserve dans la capsule Comusaï. Le lancement s'effectuant par largage des MS au moyen d'un bras télescopique et l'atterrissage sur la plate-forme arrière du hangar ou par filet d'arrêt.

Avec six MS à son bord, le hangar du MIDGARD semblait surchargé, impression renforcée par le nombre d'instruments de servitude et de maintenance présents, ainsi que par l'activité fébrile déployée par les nombreux techniciens. Jered prit appui sur la coque de son MS puis se propulsa à l'aide de ses jambes jusqu'à la plus proche passerelle d'aces. Flottant librement, le jeune officier traversa ainsi la distance qui le séparait de la cloison. S'agrippant finalement à la rambarde, il enjamba le parapet et se dirigea vers le plus proche sas de décompression. Un voyant rouge lui indiqua que le sas était occupé et Jered dut prendre son mal en patience.

L'absence de réaction ennemie, l'attente et l'anxiété avaient finalement eu raison de l'enthousiasme et de la ferveur des premiers instants. La nervosité commençait à se faire ressentir et Jered pouvait en distinguer les différents symptômes partout autour de lui. La brusquerie et l'empressement des uns, l'apathie ou l'angoisse des autres, tout cela contrastait fortement avec l'impression de calme et de confiance qui émanait pourtant d'eux. Ils conservaient malgré tout cette confiance absolue en Gihren ZABI, et les victoires éclatantes que leur armée avait remportées depuis l'ouverture des hostilités devaient y être pour beaucoup.

Mais après tout, et Jered n'était pas dupe, la propagande restait le meilleur des euphorisants. La propagande officielle vantait exagérément les mérites de leur armée auprès du public, les soldats en avaient généralement conscience, mais ils n'étaient pas immunisés pour autant. En cas de revers, la propagande pouvait leurrer les militaires eux-mêmes, entretenant chez eux l'illusion que la victoire était proche jusqu'au moment où l'annihilation était inéluctable.

En cas de conflit, la propagande devenait un facteur inévitable quel que soit le camp et quel que soit l'idéologie: dans pratiquement tous les conflits par le passe, il y avait toujours eu une certaine forme de propagande. Généralement destinée à justifier et à soutenir le gouvernement en place dans sa politique belliqueuse, elle permettait de collecter des fonds et de recruter des soldats en faisant vibrer leur corde patriotique. Avec l'effondrement de certaines valeurs morales comme patriotisme, honneur et civisme, il avait fallu réviser les statuts et revoir la politique dite de propagande. Ce qui en était ressorti était malheureusement beaucoup plus dangereux : une méthode de manipulation psychologique base sur les pulsions négatives de l'opinion publique, exploitant le mécontentement social et idéologique. Généralement, un gouvernement qui usait de tels moyens de manipulation finissait immanquablement par glisser vers un système de type totalitaire ou vers un Etat policier qui nierait toute forme de liberté et d'individualisme. Au bout du compte, ces gouvernements voyaient leur ascension abruptement interrompue par les autres puissances qui voyaient en eux un danger potentiel pour leur intégralité territoriale et politique ; ou alors le système finissait par pourrir et s'effondrer de lui-même. Les exemples abondaient dans la riche et longue Histoire de l'Humanité, et on aurait pu croire que les hommes avaient retenu la leçon, mais ça ne les empêchait pas de répéter sans cesse les mêmes erreurs. Peut-être le Duché de ZEON suivait-il un chemin tout tracé qui le mènerait vers un destin maudit ?

«Chiottes ! » laissa tomber Jered, adossé au mur. Le voyant au-dessus du sas passa au vert et la porte s'ouvrit en coulissant, laissant passer trois pilotes en combinaison de vol.

«Bonjour lieutenant, salua l'homme de tête.

_Capitaine Krugger, répondit Jered en se mettant au garde-à-vous. Je vous souhaite bonne chasse !

_Merci lieutenant, fit celui-ci en s'éloignant, espérons que les Forces Fédérales nous honoreront de leur visite. »

La section A de l'escadrille s'envolait pour une nouvelle patrouille dans le secteur qui lui était assigné, mais Jered n'assista pas au décollage et s'engouffra dans le sas inoccupé. L'opération ne dura que trente secondes, juste le temps que la cabine soit pressurisée. Le voyant au-dessus de la deuxième porte étanche passa enfin au vert, indiquant que la pression avait retrouvé un niveau normal et qu'il pouvait emprunter la sortie. C'est le signal qu'attendait Jered avec impatience pour retirer son casque et ouvrir la porte. Celle-ci s'ouvrit dans un chuintement discret, donnant sur un autre sas d'intersection. Après un court moment d'hésitation, Jered prit la direction des vestiaires réservés aux pilotes.

La pièce était exiguë, comme la majorité des sections dans ce type de vaisseau. Le vestiaire n'était guère plus qu'un réduit dont deux des murs étaient occupés par des armoires en métal et plastique ; une porte au fond donnait sur les cabines de douches. Un voyant indiquait d'ailleurs qu'une des cabines était occupée, sans doute par le lieutenant Kurtzel. Jered rangea tout d'abord son casque dans la partie supérieure de son casier, se débotta et entreprit de retirer les diverses protections de sa combinaison. Une fois toutes retirées et rangées, il lui suffisait d'ouvrir les glissières pour enlever la combinaison de vol.

»Salut. » glissa le sous-lieutenant Largo qui venait d'entrer.

Jered lui rendit son salut et continua de se dévêtir. La porte des douches coulissa en silence et le lieutenant Gary Kurtzel sortit dignement, une serviette autour des reins. Les deux pilotes se redressèrent aussitôt mais Kurtzel leur répondit par un regard exaspéré.

«Repos ! Pas dans les vestiaires, messieurs ! Pas de salut dans les vestiaires, vous en êtes dispensés.

_A vos ordres, mon lieutenant. »

Le grand brun d'origine maghrébine se tourna vers son propre vestiaire et enfila un sous-vêtement ainsi qu'un survêtement d'intérieur. La tenue, kaki clair avec de fins liserés jaunes, à l'instar des uniformes, ne portait pratiquement aucun signe distinctif, hormis l'écusson de l'escadron sur l'épaule gauche et le macaron indiquant le grade au niveau du col.

«Débriefing dans cinq minutes. Après ça, vous aurez sept heures et vingt-cinq minutes pour prendre une douche, dormir et vous restaurer, pas nécessairement dans cet ordre. Gymnastique jusqu'à seize heures. A seize heures cinq je vous veux tous les deux en salle de briefing.

_Bien mon lieutenant ! »

Jered se mit instinctivement au garde à vous, un caleçon pour tout vêtement et une serviette sur l'épaule. Ken Largo était tout aussi ridicule avec sa combinaison de vol aux pieds.

Kurtzel maugréa quelque chose et s'en fut vers ses quartiers en flottant. Jered jeta un coup d'œil sur son ailier qui enlevait ses bottes magnétiques et entra à son tour dans les douches. Entrant dans la cabine numéro deux, il accrocha sa serviette et son caleçon sur le crochet ; après quoi il tira sur la glissière de l'enveloppe étanche et prit soin de passer ses pieds sous les arceaux de sécurité avant d'actionner le programme.

Un courant d'air chaud envahit la bulle étanche, se transformant petit à petit en vapeur sous l'effet des injections d'eau. Bientôt le jeune homme sentit ses muscles se décontracter sous l'effet relaxant de la chaleur. Au bout de cinq petites minutes, ce fut au tour de la douche sonique qui débarrassa les pores de sa peau de toute trace de toxine. Dix minutes après, Jered sortit de la cabine frais et dispos. Le voyant numéro trois lui indiquait que Largo était en train de prendre sa douche, et un bruit semblable à celui de la bourrasque, que son coéquipier ne lésinait pas sur la quantité d'eau.

Bien sûr il existait une quinzaine de programmes différents dans les douches du bord, allant de la douche classique avec de l'eau, très prisée mais peu recommandée en raison du rationnement de l'eau, malgré le recyclage des eaux utilitaires, à la douche purement sonique, plus efficace et plus économique mais moins relaxante et encore peu populaire, sauf chez les officiers soucieux de montrer l'exemple. D'autres degrés divers comprenaient une sorte de séance de sauna, un mixage eau-sonique, avec ou sans air chaud, tiède ou froid à volonté.

Suivant l'exemple de son supérieur un quart d'heure plus tôt, Jered enfila un T-shirt, son survêtement et partit en direction de la salle de briefing. La patrouille n'ayant rien eu de particulier, le débriefing ne dura qu'un quart d'heure, après quoi les hommes furent autorisés à regagner leurs chambres. Jered partit le premier sans attendre son coéquipier. Les officiers subalternes au-dessus du grade de lieutenant, qu'ils appartiennent à la Marine ou aux Forces Mobiles, disposaient d'une chambre individuelle. Les autres tels les sous-lieutenants et les aspirants étaient logés à la même enseigne que les sous-officiers, devant partager leur chambre à deux tandis que les hommes du rang disposaient de dortoirs de six lits chacun.

Lorsque Largo entra dans la chambre, Jered était déjà profondément endormi sous l'effet de la préparation hypnotique et solidement attaché à son lit par les sangles velcro. Un quart d'heure plus tard, la sirène d'alerte retentit à travers le vaisseau, sauf dans les quartiers de l'équipe de repos. Ni Jered, ni Ken ne furent réveillés.