CHAPITRE 5
JABROW, 4 janvier, 17h30 heure locale,
21h30 GMT
« C'est la station huit ! Island Iffish vient de se mettre en
mouvement !
_Passez
sur visuel, moniteur principal ! » ordonna le lieutenant-colonel Wagner Konolly.
L'écran géant du centre opérationnel s'illumina et aux cartes géographiques
terrestres se substitua une image figurant un gigantesque cylindre se déplaçant
dans le vide spatial. Tournoyant lentement sur elle-même, la station quittait
sa position initiale au sein de la colonie, laissant s'échapper derrière
elle une impressionnante traînée lumineuse. A cette distance et compte tenu de
l'échelle, Island Iffish semblait se mouvoir avec une infinie lenteur, comme
un mastodonte qui éprouve quelques difficultés à faire bouger sa carcasse. La
force d'inertie devait être colossale, mais la force nécessaire pour la
contrer devait l'être plus encore ; la poussée nécessaire au déplacement
de la station était sûrement terrifiante.
Un brouhaha d'appréhension parcourut la salle, et plusieurs personnes
s'échangèrent des regards interrogateurs.
« Rapport ! tonna le lieutenant-colonel.
_La
station huit quitte sa position initiale dans le périmètre assigné et se
dirige vers le périmètre extérieur en suivant une trajectoire linéaire.
_Vitesse
estimée, facteur six point trois avec accélération croissante. D'après la
simulation, elle devrait quitter le périmètre de la colonie
dans une demi-heure.
_C'est
impossible ! Les moteurs de ce type de station ont été démantelés il y a
vingt ans... Contre-vérifiez les données.
_Confirmé.
Vitesse maintenant estimée entre facteur six point cinq et six point huit,
toujours en augmentation.
_Agrandissez
la zone arrière ! Cette station ne peut pas se déplacer toute seule... »
L'image du cylindre disparut pour être remplacée par une autre,
plus grande, mais beaucoup plus floue. Malgré la perte en définition, on
pouvait à présent distinguer quelques détails supplémentaires, comme
plusieurs masses non-identifiées fixées à l'arrière de la station, près
des anciens blocs-moteurs.
«Des propulseurs à fusion thermonucléaire ?
_Les
ordinateurs confirment. Ces propulseurs fournissent près de quatre-vingt-dix
pour cent de la poussée actuelle.
_Quel
est l'état de la station ? A-t-on réussi à joindre la base Fairford ?
_Négatif
mon colonel. Nous n'avons toujours pas réussi à rétablir les communications
avec Side-2.
_Est-il
possible de déterminer ce qu'il est advenu de la population ?
_Impossible
à déterminer. Nos satellites d'observation ont atteint les limites de leur
portée et le champ Minovsky brouille prèsque toutes les autres transmissions.
Ceci est la définition maximale disponible.
_Nous
recevons une transmission-flash de la 102è flottille... Elle nous annonce
qu'elle vient de perdre simultanément les trois unités de reconnaissance dirigées
sur l'objectif. »
Konolly grinça des dents et réprima un geste qui aurait pu trahir sa
frustration et sa colère.
D'après
ce qu'il pouvait distinguer sur les moniteurs, un des trois miroirs avait été
brisé à mi-longueur ; plusieurs taches sombres trahissaient la présence de brèches
dans la coque, suffisamment importantes pour que les caméras puissent les
discerner à cette distance.
Wagner Konolly pianota sur sa console dans l'espoir d'obtenir un
compte-rendu mais n'obtint aucune réponse. Les champs de particules Minovsky déployés
partout par la flotte de Zeon bloquaient toujours la plupart des communications
spatiales.
Rappelés en hâte, une délégation d'amiraux, Kessling en tête, fit
irruption dans la salle de contrôle.
« Konolly, rapport de la situation !
_Les
Forces de Zeon ont activé des unités de propulsion fixées sur la station 8 de
Side-2, «Island Iffish. L'ignition a eu lieu à 21h30 heure de Greenwich, 17h30
heure locale.
_Qu'est-ce
que ça veut dire ? ! Que cherchent les rebelles ? demanda le général Karey.
_Nous
l'ignorons. Tout ce que nous savons pour l'instant, c'est que la station quitte
Side-2 sous très bonne escorte.
Nous avons détourné nos satellites d'observation terrestres, mais ils sont
incapables de nous fournir des données plus détaillées. Pour sa part, la
Flotte est maintenue dans l'incapacité d'approcher.
_Que
disent nos satellites longue portée ? demanda l'amiral Jean Paul Rockwell.
_Amiral,
reprit Konolly d'un air désespéré, depuis hier matin, la flotte de Zeon a détruit
plus de quatre-vingts pour cent d'entre eux. Ceux qui nous restent sont ou
inutilisables, ou de l'autre côté du globe !
_Damnation
! » cracha Rockwell.
5è Flotte de Zeon, navire amiral, 4
janvier, 21h47 GMT.
« Combien de temps jusqu'à l'orbite lunaire ?
_Cinquante-six
heures et quarante-deux minutes, amiral.
_Réaction
de l'ennemi ?
_Négative.
Les éléments de la Flotte Fédérale repérés autour de Side-2 et Side-5
n'ont toujours pas esquissé le moindre mouvement. La Troisième flotte nous
signale toutefois que quelques unités de reconnaissance fédérales ont du être
abattues.
_Parfait.
Donnez l'ordre à la Sixième flotte de se porter en avant et de sécuriser la
trajectoire de la station.
_A
vos ordres. »
Aurillac sourit faiblement. Les dés étaient jetés, il ne pouvait plus
faire marche arrière. L'Opération British était lancée, mais pour
l'instant rien n'en laissait prévoir le but ultime, pas plus que l'étape
suivante d'ailleurs. Et cette inconnue constituait leur plus grand atout contre
leur plus grand ennemi : le temps. Dans l'immédiat, les Forces Fédérales
avaient les mains liées par leur manque d'informations, par l'absence de données
fiables et l'impossibilité de collecter de plus amples renseignements. Le
temps que la pesante bureaucratie terrienne se mette en branle et que les
flottes adverses se décident à intervenir, il serait presque trop tard.
Presque... La station serait totalement vulnérable pendant la phase
finale de l'opération : le moindre changement de trajectoire, la moindre
oscillation et ce pourrait être l'échec. Il devenait donc primordial que la
réaction ennemie soit la plus tardive possible, et qu'une fois celle-ci engagée,
l'escorte puisse gagner le plus de temps possible.
Il y avait là un quart de l'effectif total de la flotte de Zeon. Quatre
cuirassés de classe Gwa-Jin, seize croiseurs lourds de classe Tibet, cent
quarante croiseurs de classe Musaï, cent vingt bâtiments d'escorte toutes
classes confondues et quatre-vingts bâtiments de support logistique :
vaisseaux-cargos, navires de contre-mesures électroniques, navires hôpitaux,
etc... Quatre cents chasseurs de type Gattle, plus de mille deux cents MS et six
jours d'attente. Six jours durant lesquels il leur faudrait d'abord leurrer la
flotte fédérale puis repousser leurs assauts. Mais le jeu en valait la
chandelle. Cette opération constituait le coup de marteau final de cette
guerre-éclair, l'action décisive qui ferait plier le gouvernement terrien et
l'obligerait à accepter leurs revendications. Non que Side-3 ne fut en mesure
de poursuivre ce conflit, mais plus vite il se terminerait, mieux cela vaudrait.
Aurillac jeta un regard en coin vers l'homme de haute stature qui était
resté debout devant l'écran principal depuis le début de l'opération.
«Votre excellence, on me rapporte que l'ennemi n'a toujours entamé
aucun mouvement en notre direction si ce n'est quelques timides tentatives en
vue d'infiltrer des unités de reconnaissance.
_Merci
beaucoup, amiral. Quel est le moral des troupes ? demanda-t-il après une pause.
_Le
moral est au plus haut, excellence.
_Ce
n'est pas ce que je voulais dire, fit l'homme avec un sourire. J'aurais souhaité
connaître la réaction des hommes en apprenant notre but, je veux savoir ce
qu'ils en pensent.
_Les
soldats ne sont pas faits pour penser, ils obéissent aux ordres quels qu'ils
soient sans poser de questions.
_Cela
est bien dit. Mais ce que nous nous apprêtons à commettre sort tout de même
de l'ordinaire. Dans cent ans, voire dans cinq cents ans, on s'en souviendra
encore. Quel est votre propre point de vue ? Une action d'une telle ampleur
est-elle justifiée selon vous ? »
L'amiral Aurillac ne se permit pas le moindre signe trahissant son hésitation,
pourtant il évita de répondre tout de suite à la question de son supérieur.
L'autre voulait visiblement l'entraîner dans une joute oratoire, domaine où
il lui était incontestablement supérieur. Pourquoi une telle question ? Pour
soulager sa conscience ? L'amiral se permit d'observer à la dérobée
l'expression de l'homme qui était à côté de lui. Ses yeux étaient gris,
froids et durs comme de l'acier. Non, il n'était pas du genre à éprouver
des remords, cela ne correspondait pas au personnage. Il devait plutôt chercher
à juger le degré d'abnégation de ses officiers généraux. Aurillac décrispa
ses mâchoires et prit la parole.
«L'Opération British est essentielle si nous souhaitons remporter une
victoire immédiate. Aussi terrifiante cette action puisse-t-elle nous paraître,
elle le sera encore plus aux yeux de nos adversaires : rien de plus effrayant ne
pourrait mieux les convaincre de signer une armistice. »
Satisfait de la réponse, Gihren Zabi se retourna et alla s'asseoir sur
le fauteuil de commandement spécialement installé à son intention.
Aurillac suivit du regard le chef suprême des Forces de Zeon avec une
pointe de crainte et de répulsion. Comment cet homme parvenait-il à garder son
calme ? Se rendait-il compte des répercussions que cette opération allait
avoir ? Oui, et il devait avoir pris la décision en toute connaissance de
cause. Seul un homme totalement dépourvu de compassion et de pitié pouvait
planifier une telle horreur, et Gihren Zabi l'avait fait. Mais il semblait animé
d'une telle foi, une détermination qui avait le don d'aveugler et
d'enthousiasmer tous les hommes qui l'entouraient et de les entraîner dans son
sillage sanglant.
Lorsqu'il avait passé une annonce générale une heure auparavant, une
immense clameur avait retenti à travers toute la flotte. Un cri de joie avait
jailli du cœur des centaines de milliers d'hommes et de femmes engagés dans
cette opération, enthousiasmés par l'ardeur de leur commandant en chef, par
l'ambition de leur entreprise et par la promesse d'une victoire proche. Personne
n'avait alors pleinement songé aux conséquences inhérentes à l'Opération
British puisque seuls importaient dans l'immédiat les implications stratégiques
et politiques. Mais il ne faudrait pas attendre trop longtemps avant que les
esprits les plus aiguisés émergent de la brume dispensée par la propagande
officielle et commencent à mettre en cause la nécessite d'une telle action.
Mais les soldats n'ont pas à se poser de questions, ni à douter des décisions
de leurs supérieurs, il l'avait dit lui-même. En temps de conflit tout
particulièrement, l'idée même d'une remise en question était à proscrire
afin de ne pas nuire à la cohésion de l'appareil militaire. Le soldat devait
se battre pour sauvegarder les intérêts de sa patrie, sinon pour assurer sa
propre survie ou celle de ses camarades. Et quel ciment plus puissant que la
propagande pouvait maintenir une armée et un peuple aussi unis même à travers
les pires atrocités ?
Gordon Aurillac n'était cependant pas dupe. Agé de soixante-neuf ans,
il était l'officier gradé le plus âgé et le plus ancien de toute la flotte
encore en service; et bien qu'il fut autrefois attaché militaire auprès de
Zeon Daikun, même Gihren Zabi n'avait osé le supprimer sans risquer de déstabiliser
la hiérarchie de l'armée de Zeon toute naissante. Gordon avait néanmoins prêté
serment de fidélité à la dynastie Zabi et juré obéissance sur les conseils
judicieux d'amis politiques.
De nouveau, le vieil homme songea que Gihren cherchait à tester son abnégation.
Sa nomination au poste de chef des opérations avait tendance à le prouver :
de ce fait, lorsqu'ils atteindraient la Lune deux jours plus tard et que Gihren
quitterait le bord, il deviendrait alors le chef suprême de cette force mobile.
Toute la responsabilité de l'opération reposerait alors sur lui, un fardeau
bien trop lourd pour son âge.
Croiseur TRIESTE, 48è flottille Fédérale,
4 janvier, 23h34 GMT.
«Nom de Dieu, s'exclama le commandant Kenneth Marineris. Mais
qu'attendent-ils pour donner les ordres ! »
L'équipage de la passerelle se retourna vers lui, peu habitué à voir
le commandant du TRIESTE jurer. Son officier en second, le capitaine de corvette
Kris Korolev remarqua fortuitement qu'il s'était mis à tapoter nerveusement
l'accoudoir de son siège.
«Commandant, interrompit-elle, nos senseurs longue portée indiquent que
la station quitte l'espace territorial de Side-2.
_Est-ce
que la Dixième flotte confirme ?
_Négatif,
commandant. Le contact n'a toujours pas été établi, les champs de particules
gênent la transmission.
_Merde
! »
Le TRIESTE faisait partie de la 48è flottille de combat, l'une des dix
composantes de la Quatrième flotte de l'amiral Tianm. En tant que corps
d'interception indépendant, la 48è flottille patrouillait à proximité de
Side-2, à une distance de sept mille quatre cent trente-sept kilomètres. En
dehors de quelques navires de la Dixième flotte en orbite autour de la colonie,
elle avait été l'une des premiers unités à détecter les mouvements de la
flotte de Zeon et le déplacement de la station. Une heure et demie auparavant,
le TRIESTE et l'ACAPULCO avaient lancé chacun deux sondes de détection puis un
appareil de reconnaissance accompagné de deux chasseurs. Tous les appareils
envoyés avaient cessé de transmettre dix à douze minutes plus tard alors
qu'ils n'étaient encore qu'à deux mille kilomètres de la station ;
naturellement, aucun n'était revenu.
«Commandant, s'exclama l'enseigne Helen Tarsis, la station subit une
modification de trajectoire !
_ACAPULCO,
HELSINKI, confirmez la modification.
_L'HELSINKI
confirme, mais négatif pour l'ACAPULCO. Le brouillage se fait plus intense et
perturbe nos relevés. L'ACAPULCO et le BEYRUTH me confirment qu'ils ne voient
plus rien.
_Commandant,
nous allons perdre le contact visuel ! fit Tarsis.
_Contact
visuel coupé, commandant, confirma Kris Korolev.
_Essayez
encore de contacter l'amiral Tianm.
_Bien
commandant. »
Marineris fixa le moniteur désespérément vide. Comme tout son équipage,
il se demandait à quoi rimait ce rapt. On aurait pu croire que les rebelles
songeaient à se servir de la population comme otage et faire chanter le
gouvernement fédéral, mais c'était peu plausible. Marineris avait pu
observer le travail des Forces de Zeon sur Side-2, ils n'avaient pas hésité à
détruire deux stations entières au cours des trois opérations qu'ils avaient
lancé. Gazage, missiles nucléaires... L'enlèvement d'Island Iffish ne
cadrait pas très bien avec la
tactique actuelle de l'armée rebelle.
Le soi-disant Duché de Zeon avait déployé depuis deux jours des moyens
militaires insoupçonnés et remporté des victoires aussi soudaines que
violentes. Zeon voulait-il alors limiter les pertes, ou prévenir une future défaite
si la guerre venait à durer ? Car il était probable qu'avec ses effectifs
considérablement supérieurs, l'armada fédérale finirait par écraser les
Forces de Zeon, le nombre l'emportant finalement sur la minorité. Mais...
subsistait malgré tout une incertitude. Les Mobile-Suits.
Avec l'application brute des particules Minovsky, les deux camps avaient
crée non seulement des armes à rayons à haute concentration en particules,
mais aussi, sous forme de champ ou de rideau, d'un moyen de brouiller à très
longue distance les communications et les radars de l'adversaire. Mais seul le
Duché de Zeon avait vu assez loin pour créer une arme réellement efficace
pour œuvrer dans ces conditions particulières. Privé de liaisons radio ou
radar, le combat conventionnel longue portée devenait totalement aléatoire ;
il fallait dès alors disposer de vecteurs capables de porter l'action
directement au devant de l'ennemi, c'est-à-dire pratiquer le combat rapproché.
Mais les analystes des Forces Fédérales étaient restés aveugles et n'avaient
pas cherché plus loin. En créant les Mobile-Suits, ou MS, les Forces de Zeon
avaient de leur côté mis au point une arme meurtrière ment efficace qui répondait
à tous les critères essentiels du combat rapproché : mobilité optimum dans
les trois dimensions, configurations multiples, panoplie d'armes variées. Après
tout, quelle forme autre que la forme humaine pouvait être mieux adaptée pour
le combat au corps à corps? Ces MS constituaient un potentiel terrible qui ne
manquerait pas de faire pencher la balance.
Si
seulement les rebelles n'avaient pas disposé de ces armes formidables ou plutôt
si les Forces Fédérales en avaient possédé d'équivalentes, la révolte
aurait été étouffée dans l'œuf et les indépendantistes de Side-3 enfermés!
«Commandant, nous avons une transmission par faisceau-laser elle
n'est pas très nette, mais j'ai l'amiral Tianm en ligne.
_Passez-le-moi.»
répondit-il en prenant le combiné. Un des moniteurs du plafond s'illumina et
un homme d'âge mûr fit son apparition. L'image était très mauvaise,
couverte de parasites et tressautait sans cesse, mais Marineris reconnut tout de
suite l'amiral Victor Tianm. C'était l'un des amiraux les plus jeunes mais
les plus prometteurs de la flotte fédérale; ancien officier de marine, il
avait demandé lui-même à être affecté à la flotte spatiale lorsqu'elle
avait été créée une vingtaine d'années auparavant.
.
Doué d'un grand sens tactique et préoccupé par le bien-être de ses troupes,
il aimait être parmi ses hommes. En cela il était profondément admiré et
respecté de tous ceux qui étaient sous ses ordres et différait considérablement
de la majorité des officiers supérieurs qui se contentaient de commander
depuis l'arrière.
«Commandant, salua Tianm.
_Mes
respects, amiral, salua celui-ci en retour. Nous venons de perdre tout contact
radar avec l'ennemi. Le brouillage se fait plus intense, toutefois nos senseurs
ont pu détecter avant la rupture le changement de trajectoire d'Island Iffish
à la sortie de Side-2.
_Je
sais, nous avons eu la confirmation de la 102è, mais vous êtes dorénavant
l'unité la plus rapprochée. C'est donc à vous qu'échoit la tâche de
collecter de plus amples informations, peu importent les moyens utilisés.
_Ai-je
l'autorisation de risquer mes navires dans un combat rapproché?
_Négatif,
évitez tout contact superflu. Rapprochez-vous le plus possible de la flotte
ennemie mais restez dans les limites de sécurité. Si Zeon lâche ses MS,
faites demi-tour. La 102è a déjà perdu six croiseurs au cours d'une tentative
avortée et trop téméraire. Je vous envoie dès que possible la 42e flottille;
en attendant, vous serez les yeux et les oreilles de la Flotte, compris?
_Bien
amiral.»
Kenneth salua son supérieur et l'écran redevint noir.
«Quels sont les ordres, commandant? demanda son second.
_La
procédure voudrait que je consulte tous les commandants et mon état-major,
mais le temps presse. Quelle est la distance de sécurité?
_D'après
nos extrapolations, les rebelles auraient étendu leur zone de sécurité à
environ huit cents kilomètres autour de la station. L'intervention des MS
pourrait étendre cette zone au triple. Nous sommes actuellement à près de
sept mille quatre cents kilomètres de la station.
_Bien.
Nous allons nous avancer dans la zone dangereuse. Alertez les autres navires,
vitesse facteur sept sur cap vecteur Phi-Sigma-vermillion, que les chasseurs
soient prêts au moindre signal. Préparez également les drones de
reconnaissance, fréquence de lancement toutes les demi-heures avec trajectoires
différentes.»
JABROW, 4 janvier 20h58 heure locale, 5
janvier 00h58 GMT.
La tension montait à Jabrow et rien ne laissait envisager qu'elle
pourrait retomber. Les principaux stratèges des Forces Fédérales étaient sur
le pied de guerre depuis trois heures pour tenter de deviner la cible visée par
Zeon et de prévoir les mesures en conséquence. Mais aucun des spécialistes présents
n'était capable d'exposer des arguments tangibles, pas plus que de s'accorder
sur le moindre point avec son voisin.
John Koweyn, chef d'état-major auprès de l'amiral Jean-Paul Rockwell
introduisit sa disquette dans le lecteur et se retourna vers le plan qui
s'affichait sur l'écran géant.
«Tactiquement, la Lune est de loin la cible idéale. Proche de Side-3,
les renforts en cas de contre-attaque de notre part peuvent intervenir
rapidement. Cette proximité est un atout décisif : le facteur temps joue dans
cette opération un rôle majeur et dans ce cas, limite nos opportunités de
riposte et la disponibilité de nos forces. Par ailleurs, en détruisant Von
Braun et les installations industrielles environnantes, les rebelles nous
privent d'une éventuelle plate-forme militaire et se débarrassent d'un
dangereux rival économique.
_Colonel,
interrompit le commandant Armand Lin Pao, si les rebelles cherchent réellement
à écourter le conflit par une action d'éclat, la cible sera la Terre.
Porter un coup décisif sur la planète aura psychologiquement plus d'impact sur
le moral des troupes et sur notre politique que s'ils s'attaquent à quelque
lointaine colonie. »
Koweyn s'avança pour répliquer mais Rockwell l'invita à se taire
d'un geste ferme. C'est lui qui mena la contre-argumentation.
« Dans ce cas, commandant, auriez-vous l'obligeance de
nous indiquer quel sera l'objectif visé ? »
Lin Pao sursauta un instant. A vrai dire il avait été tellement occupé
à contrecarrer Koweyn qu'il n'avait pas eu le temps de songer à cela.
«Eh bien, ma foi...
_Vous
n'en savez rien, n'est-ce pas? coupa Rockwell. A vrai dire, moi non plus. La
Terre est bien trop vaste.
_Justement,
amiral. La superficie de la planète est telle qu'elle offre un large éventail
de cibles. Cette multiplicité de choix représente l'élément de surprise
dont l'ennemi à besoin pour nous égarer. Il ne s'agit pas là d'un astéroïde,
mais d'une station dont Zeon peut changer la trajectoire à tout moment. Si les
rebelles tentent bien de bombarder la Terre, nous ne connaîtrons la cible avec
exactitude que lorsque Island Iffish entamera sa descente atmosphérique, soit
moins de trente minutes avant l'impact. Jamais nous n'aurons le temps d'évacuer
la zone visée dans le délai imparti: Zeon aura gagné. »
Quelques murmures s'élevèrent autour de la table et Lin Pao sut qu'il
avait touché juste. Mais Rockwell ne semblait pas pour le moins du monde
impressionné.
«Cette hypothèse est tout à fait pertinente, d'un point strictement géopolitique.
Mais le sens politique n'a jamais rien eu à voir avec les décisions
militaires. Les problèmes tactiques soulevés par votre hypothèse sont
insurmontables pour leur flotte. Ils ne peuvent s'immiscer aussi profondément
et aussi longtemps dans nos lignes de défense, cela exposerait inutilement leur
flotte et leur poserait d'importantes contraintes logistiques qu'ils ne peuvent
surmonter.
_Vous
sous-estimez le potentiel offensif de leurs MS..
_Je
ne sous-estime rien du tout; MS ou pas, notre supériorité numérique est
incontestable. Par ailleurs, l'actuelle trajectoire d'Island Iffish aurait
tendance à confirmer notre hypothèse.»
Koweyn observa son supérieur du coin de l'œil et toisa son collègue
en arborant un sourire narquois. Lin Pao pinça ses lèvres en cherchant une réplique.
«L'attraction lunaire peut très bien
être utilisée pour relancer la station vers une nouvelle trajectoire.
_Ça
leur prendrait trop de temps, ce qui nous laisserait tout le loisir de les
intercepter. Ils ne commettraient pas cette erreur.
_C'est
peut-être un risque dûment calculé ? Que ce soit pour bombarder la Terre ou
la Lune, la station devra effectuer au moins une révolution autour de celle-ci
pour ajuster sa trajectoire...
_Général
Karey? interrompit Kessling, voyant ce dernier s'agiter.
_La
remarque du colonel Lin Pao n'est pas sans fondement. Une telle modification de
trajectoire pourrait nous mener à commettre une grave erreur tactique. Au cas
ou nous ne disposerions pas de la logistique nécessaire; nos flottes pourraient
bien se trouver à court de carburant si, après l'avoir poursuivie sur des
parsecs, elle venait à changer de direction près de la Lune. Par ailleurs, ce serait notre flotte qui serait
alors exposée si elle était immobilisée du côté de Granada. Quant à la
question logistique, elle trouve sa solution si Zeon vise Side-1 ou Side-6 plutôt
que la Terre. Apres Luna 2, nos plus grandes installations militaires sont sur
Side-1, et Side-6 est économiquement la plus riche des colonies. Or les
rebelles disposent de leurs asteroïdes-forteresses Solomon et A Vaoa Koo sur la
trajectoire, constituant autant de points de ravitaillement et de support
logistique pour leur flotte. En outre, la multiplicité des cibles offertes nous
pose un problème: nous ne pouvons pas éparpiller notre flotte pour protéger
individuellement l'intégralité des stations des deux colonies.
_Non!
glapit le général Harriman. Tout cela n'est que du bluff! Side-3 nous mène
par le bout du nez, il ne s'agit ni plus ni moins que de nous ridiculiser en
nous affolant avec cette épée de Damoclès. Et ils y parviennent! Vous vous
perdez en conjectures mais rien n'en ressort. En fait vous pouvez tous avoir
raison et tous tort. »
Harriman se ménagea une pause pour reprendre son souffle et toisa ses
congénères.
«Mais
les rebelles n'iront pas jusqu'au bout, poursuivit-il, car ils n'ont pas assez
de tripes: ils se mettraient tous les Spacenoïds à dos. De mon point de vue,
la thèse du général Karey est encore la plus plausible, mais Zeon cherche
uniquement à disperser nos flottes sur des cibles potentielles et attaquer en
force les plus vulnérables. Quels sont les chiffres sur l'escorte de la
station? Nous n'avons que de vagues estimations. Ils peuvent bien être cent,
deux cents, trois cents?»
Herbert Kasaren soupira en regardant sa montre. Vingt et une heures deux.
La réunion durait depuis maintenant quatre heures et toujours aucune décision
n'avait pu être prise.
«Quel est le rapport des services de renseignements, demanda Kessling
d'un ton las.
_A
vrai dire... Il est nul. Side-3 nous à inonde de données contradictoires et
nos services ont été totalement aveugles. Le véritable plan semble, lui,
avoir été bien garde.
_Il
semble surtout que vos services ont laisse passer énormément de choses ces
temps-ci, général Bernard.
_Je
suis désolé, amiral.
_Amiral,
interrompit un opérateur, nous venons de perdre le contact avec notre
avant-garde. Le dernier relèvement de trajectoire de la station nous à été
confirmé par le TRIESTE : Island Iffish se dirige maintenant vers la Lune. »
Un murmure d'appréhension parcourut la salle. Koweyn se retourna vers
Lin Pao pour voir comment ce dernier prenait la nouvelle. Celui-ci était
livide.
«Amiral, fit remarquer ce dernier d'une voix blanche, ne perdez pas de
vue le fait que la station puisse toujours utiliser l'attraction lunaire.
_C'est
bien note, colonel. Quoiqu'il en soit, reprit le vice amiral Kasaren, nous
pouvons désormais extrapoler une trajectoire d'interception, du moins jusqu'à
la Lune.
_Estevar,
appela Kessling, pouvons-nous détruire la station?
_Amiral...
Nous ne possédons aucune arme suffisamment puissante pour détruire un objet de
cette taille. Peut-être pourrions nous la détruire, mais il faudrait pour cela
épuiser la totalité de notre
arsenal
nucléaire.
_Cela
en vaut-il la peine? fit Harriman en haussant les épaules.
_Naturellement!
s'écria Rockwell. Il en va de notre honneur! Comment pourrions nous nous prétendre
les maîtres de la Fédération si nous ne pouvons pas mater une bande de
rebelles? Nous devons leur montrer qui gouverne, même si cela doit vider nos
arsenaux!
_Amiral,
détruire la station présente un grand risque, interrompit Estevar. Si nous
nous y prenons mal ou trop tard, la fragmentation de la station produirait une
pluie de débris météoriques qui ne ferait qu'étendre les dégâts sur une
plus vaste superficie.
_Que
devons-nous faire alors?
_La
meilleure solution consiste à dévier la trajectoire d'Island Iffish en faisant
détonner à proximité des charges nucléaires importantes. Il faudrait pouvoir
le faire le plus tôt possible et relativement près de la station. Mais pour
l'approcher nous devrons déjà percer le rideau défensif dressé par
l'escorte.
_Pouvons-nous
lancer des missiles d'ici?
_Je
regrette, amiral. L'orientation de la Terre ne nous permet aucun lancement
direct dans l'immédiat. Les opportunités de contre-attaque se limitent à
nos seules unités mobiles.
_Je
vois, conclut Kessling. Quel est la plus proche?
_La
48è flottille se trouve actuellement à 6800 kilomètres de la station, mais le
gros de la Quatrième Flotte est dispersé dans un rayon de 228000 et 250000
kilomètres. Notre flotte la plus rapprochée est donc la Dixième flotte à près
de 67000 kilomètres de l'objectif, à la périphérie de Side-2.
_Où
sont les autres flottes?» questionna Rockwell, interloqué. Sur la table de contrôle, la disposition des différentes flottes fédérales
vint se superposer au plan du système terrien. Piotr Estevar reprit la parole
en désignant le plan.
«Ceci est une projection qui date d'il y à douze heures; en raison du
brouillage, nous avons perdu tout contact avec la plupart de nos unités et nos
données ne sont pas exactement à jour. Les Troisième, Septième, Huitième,
Neuvième et Quatorzième Flottes se trouvent sur Luna 2; les Sixième, Onzième
et Douzième flottes sont encore du côté de Side-1; la Vingt-troisième à
136000 kilomètres entre Side-6 et la Lune. à l'exception des dix flottes
actuellement en cours de rééquipement sur Terre, les autres Flottes sont
dispersées un peu partout. Seules les Quatrième, Dixième et Vingt-troisième
sont réellement à portée, mais trop éloignées les unes des autres pour
mener une action concertée. Séparément, il leur faudra respectivement
quarante-neuf heures, huit heures vingt et cinquante-deux heures pour se mettre
en position d'interception. Ce délai prend en compte le ravitaillement en
appareils et en munitions.
_Huit
heures pour la plus proche? répéta Kessling abasourdi. N'y a-t-il vraiment
aucune autre unité disponible?
_Non,
amiral.
_Ou
sera la station à ce moment-là ?
_Si
Zeon se conforme à nos prévisions, elle sera à mi-chemin entre Side-2 et la
Lune.
_Je
vois... Si nous voulons stopper la station avant la Lune, nous ne pourrons
compter que sur la Dixième flotte.
_Amiral!
s'écria Lin Pao. Nous ignorons tout des effectifs rebelles, des renforts
peuvent même les attendre sur Granada. Une contre-attaque conjointe des trois
flottes augmenterait indubitablement nos chances de réussite.
_C'est
très juste, mais il faudra au
minimum cinquante-trois heures pour que ces trois flottes effectuent leur
jonction et peut-être deux à trois de plus pour se mettre en position. A ce
stade-là, la station aura déjà entame sa phase d'approche lunaire, et il y à
de fortes chances que cette approche se fasse du côté de la face cachée, le
plus près possible de Side-3.
_Pouvons-nous
envoyer une flotte d'ici ? demanda Harriman.
_Négatif,
général. Comme pour les missiles, nous ne disposerons d'aucune fenêtre de tir
avant trois jours.
_Zeon
à bien choisi son moment. Estevar, de combien de temps disposons-nous avant de
devoir opter pour l'une ou l'autre des solutions?
_Trente-deux
minutes, ou les flottes de ravitaillement basées sur la Lune vont rater leur
fenêtre de lancement et occasionner un retard de trois heures sur l'horaire .»
Kessling s'affala dans son fauteuil et chercha désespérément une
aide dans le regard de ses collègues, mais ceux-ci ne firent que lui renvoyer
le reflet de sa propre impuissance et le chef suprême des Forces Fédérales
sentit les murs de la solitude se refermer lentement sur lui. Grey et Karey étaient
de sa génération mais avaient l'esprit un peu obtus; quant à Harriman, il
aurait fait un excellent politicien mais il avait un piètre sens tactique.
Rockwell était plus jeune qu'eux et très compétent, mais trop zélé. Son
ambition faisait de lui un adversaire dangereux et son arrogance avait parfois
tendance à trop fausser son jugement pour qu'on puisse lui faire confiance.
Kessling lui préférait nettement les vice-amiraux Kasaren ou Revil qui avaient
les idées plus larges et n'hésitaient pas à prendre en compte les opinions
de leurs hommes. Pourtant chacun d'entre eux pouvait avoir raison.
«
Amiral Kasaren, votre avis ?
_Vous
connaissez ma réponse. Le commandant Lin Pao est l'un de mes officiers, et je
partage son avis. Même si nous perdons plusieurs heures, il est préférable de
mettre toutes les chances de notre côté plutôt que d'agir avec précipitation.
Qu'est-ce que quelques heures si cela peut nous éviter un désastre?
_Amiral,
répliqua Rockwell, vous ne pensez pas sérieusement pouvoir stopper la station?
C'est impossible, nous n'avons pas la logistique adéquate, vous l'avez entendu
aussi bien que moi. Mais nous ne pouvons pas non plus rester à ne rien faire,
il faut engager une action immédiate et envoyer la Dixième flotte avant qu'il
n'arrive un drame.
_Je
suis du même avis, renchérit Harriman. Supercherie ou non, le facteur temps
joue contre nous »
Kasaren se tourna vers Karey pour voir si celui-ci voulait bien le
soutenir, mais le vieux général tourna la tête, restant obstinément sur sa
position. à deux voix contre une, Kessling dut prendre la décision qui
s'imposait, même si elle lui paraissait discutable.
«Bien. Donnez l'ordre à la Dixième flotte de se porter à la rencontre
de l'ennemi; objectif, détourner la station. Et puis... Spécifiez bien au
vice-amiral Da Silva que l'usage des ogives nucléaires est interdite jusqu'à
nouvel ordre; il me faut d'abord demander le feu vert du Premier ministre. En
attendant, donnez l'ordre à la Vingt-troisième Flotte de rallier la Quatrième;
l'amiral Tianm prendra le commandement et se portera dès que possible en
renfort de la Dixième.»
6è Flotte de Zeon, 5 janvier, 1h30 GMT.
«625B, vous avez la permission de regagner votre navire. Je répète,
625B, vous avez la permission de regagner votre navire. Vous êtes relevés par
la section C de la 542è escadrille. »
Jered Thomson resta un moment sans réagir, les yeux fixés sur son
moniteur principal. Ce n'est que quand son supérieur vint accoster son appareil
que Jered sembla émerger de sa torpeur.
«Thomson,
nous avons ordre de nous retirer.
_B...
Bien compris, bégaya-t-il en reprenant ses esprits. »
Jered
passa en mode de croisière et dirigea son MS vers le croiseur MIDGARD en
position stationnaire, trois cent dix-sept kilomètres vers l'arrière.
Lentement, les trois MS de la section B de la 625e escadrille quittèrent le périmètre
de défense externe tribord avant pour réintégrer leur bâtiment d'attache.
Voilà quatre heures maintenant qu'Island Iffish avait quitté sa
position initiale sur Side-2 et l'escorte n'avait toujours eu aucun contact
direct avec l'ennemi. La tension née de cette attente et de cette incertitude
mettait les nerfs des pilotes à rude épreuve. Les effectifs avaient été répartis
comme suit: cinq escadrons de MS, soit deux cent quatre-vingt-deux MS,
assuraient une surveillance permanente autour de la station. Cent vingt MS étaient
placés en protection rapprochée pendant que les cent soixante-deux autres
effectuaient des patrouilles dans les secteurs avoisinants. A la moindre alerte,
deux cent quatre-vingts autres MS pouvaient intervenir à tout moment; en
situation de combat, un total de huit cent cinquante MS pouvait être
disponible, les trois cent cinquante derniers devant constituer une réserve
destinée à couvrir les pertes. En cas de nécessité absolue, la totalité des
mille deux cents MS pouvait être mobilisée. La rotation du personnel
s'effectuait à raison d'une escadre lancée toutes les deux heures sur un cycle
de six heures de patrouille, huit heures de repos, deux heures de gymnastique,
deux heures de briefing et six heures de mise en alerte.
La deuxième section de la 625è escadrille, composant le groupe embarque
du MIDGARD, effectuait ici son premier tour de service, mais contre toute
attente, rien ne s'était passé. à vrai dire, cette unité n'avait pas
encore tiré une seule fois depuis le début de l'opération. Lorsqu'ils
avaient pris position six heures auparavant, les pilotes étaient très nerveux,
guettant le moindre mouvement
suspect
à portée de leurs senseurs ou le moindre ordre émanant du centre de
coordination opérationnel. Mais seuls le calme et le silence les avaient
accompagnés durant ces heures de solitude, cloîtrés dans leurs cockpits.
«Contrôle
MIDGARD à Epervier Deux-un, vous avez l'autorisation d'apponter deux-six-trois;
couloir d'approche deux-zéro libre par trois-un, quatre-zéro, balises
d'approche allumées sur distance un point cinq-zéro, à vous.
_De
Epervier Deux-Un à Contrôle MIDGARD, roger. Paramètres d'approche reçus, paré
pour interception ILS et réception signal de guidage, termine.»
Sur son moniteur principal, Jered pouvait voir la plate-forme d'appontage
arrière grandir à vue d'œil. Une série de traits et de points lumineux
indiquaient l'angle d'approche idéal et sa trajectoire actuelle. En bas à
gauche, sa vitesse d'approche en rouge, la vitesse idéale en vert inscrite
juste au-dessus tandis que la distance au vaisseau lui était indiquée à
droite. Par ailleurs, deux séries de pointillés lumineux générés en ligne
droite depuis le vaisseau lui indiquaient l'axe de la plate-forme; le Zaku
n'avait plus qu'à s'engager au milieu de cette allée pour parfaire son
approche.
Arrivé
à mille mètres du croiseur, Jered pianota sur le sélecteur de mode, sur la
console gauche, pour passer en mode d'appontage. Après quelques ultimes
corrections, tous les paramètres affichés passèrent au vert.
«De Epervier Deux-un à Contrôle MIDGARD, vérifications finales avant
appontage toutes OK. Séquence d'approche finale terminée, paré pour
appontage, à vous.
_Ici
Contrôle MIDGARD, reçu. Confirmation trajectoire d'approche, couloir deux-zéro
degagé, autorisation d'appontage deux-six-trois confirmée, terminé.»
Le Zaku décèlera sur les derniers cinq cent mètres, passa de la
station horizontale à la station verticale; le MS déclencha une dernière fois
ses rétrofusées et se posa en douceur en fléchissant légèrement sur ses
jambes.
« Appontage terminé, fit l'opérateur du MIDGARD. Epervier Deux-un,
veuillez dégager la plate-forme s'il vous plaît. »
Jered
dirigea son Zaku sur la plate-forme de maintenance mobile qui glissa lentement
vers la droite pour libérer l'aire d'appontage et le mener jusqu'à sa place
de parking, où l'attendaient déjà toute une équipe de mécaniciens. Quarante
secondes plus tard, le MS s'immobilisa enfin et le pilote put couper tous les
circuits tandis qu'a l'extérieur, l'équipe de maintenance s'affairait déjà
sur la machine.
«Mon lieutenant, vous pouvez couper les circuits principaux, fit le chef
mécano en branchant son casque sur le circuit audio externe du Zaku. Nous
prenons la suite des opérations, merci.»
Jered lui adressa un vague remerciement en retour et fit basculer les
interrupteurs concernés. presque aussitôt, le bourdonnement familier des générateurs
cessa et les écrans redevinrent noirs, ne laissant que l'éclairage de
secours. Jered actionna l'ouverture du cockpit et les trois épaisseurs de
blindages pivotèrent vers le haut; le siège glissa vers la gauche et il put
enfin s'extraire de l'habitacle.
Contrairement
aux nouvelles versions, le croiseur de classe Musaï MIDGARD ne disposait pas de
facilites modernes pour les MS telle que la catapulte de lancement. Appartenant
à la deuxième génération de vaisseaux, le hangar occupant toute la partie
arrière du vaisseau pouvait contenir un total de six MS, plus deux en réserve
dans la capsule Comusaï. Le lancement s'effectuant par largage des MS au moyen
d'un bras télescopique et l'atterrissage sur la plate-forme arrière du hangar
ou par filet d'arrêt.
Avec six MS à son bord, le hangar du MIDGARD semblait surchargé,
impression renforcée par le nombre d'instruments de servitude et de maintenance
présents, ainsi que par l'activité fébrile déployée par les nombreux
techniciens. Jered prit appui sur la coque de son MS puis se propulsa à l'aide
de ses jambes jusqu'à la plus proche passerelle d'aces. Flottant librement,
le jeune officier traversa ainsi la distance qui le séparait de la cloison.
S'agrippant finalement à la rambarde, il enjamba le parapet et se dirigea
vers le plus proche sas de décompression. Un voyant rouge lui indiqua que le
sas était occupé et Jered dut prendre son mal en patience.
L'absence de réaction ennemie, l'attente et l'anxiété avaient
finalement eu raison de l'enthousiasme et de la ferveur des premiers instants.
La nervosité commençait à se faire ressentir et Jered pouvait en distinguer
les différents symptômes partout autour de lui. La brusquerie et
l'empressement des uns, l'apathie ou l'angoisse des autres, tout cela
contrastait fortement avec l'impression de calme et de confiance qui émanait
pourtant d'eux. Ils conservaient malgré tout cette confiance absolue en Gihren
ZABI, et les victoires éclatantes que leur armée avait remportées depuis
l'ouverture des hostilités devaient y être pour beaucoup.
Mais après tout, et Jered n'était pas dupe, la propagande restait le
meilleur des euphorisants. La propagande officielle vantait exagérément les mérites
de leur armée auprès du public, les soldats en avaient généralement
conscience, mais ils n'étaient pas immunisés pour autant. En cas de revers,
la propagande pouvait leurrer les militaires eux-mêmes, entretenant chez eux
l'illusion que la victoire était proche jusqu'au moment où l'annihilation était
inéluctable.
En cas de conflit, la propagande devenait un facteur inévitable quel que
soit le camp et quel que soit l'idéologie: dans pratiquement tous les
conflits par le passe, il y avait toujours eu une certaine forme de propagande.
Généralement destinée à justifier et à soutenir le gouvernement en place
dans sa politique belliqueuse, elle permettait de collecter des fonds et de
recruter des soldats en faisant vibrer leur corde patriotique. Avec
l'effondrement de certaines valeurs morales comme patriotisme, honneur et
civisme, il avait fallu réviser les statuts et revoir la politique dite de
propagande. Ce qui en était ressorti était malheureusement beaucoup plus
dangereux : une méthode de manipulation psychologique base sur les pulsions négatives
de l'opinion publique, exploitant le mécontentement social et idéologique. Généralement,
un gouvernement qui usait de tels moyens de manipulation finissait
immanquablement par glisser vers un système de type totalitaire ou vers un Etat
policier qui nierait toute forme de liberté et d'individualisme. Au bout du
compte, ces gouvernements voyaient leur ascension abruptement interrompue par
les autres puissances qui voyaient en eux un danger potentiel pour leur intégralité
territoriale et politique ; ou alors le système finissait par pourrir et
s'effondrer de lui-même. Les exemples abondaient dans la riche et longue
Histoire de l'Humanité, et on aurait pu croire que les hommes avaient retenu
la leçon, mais ça ne les empêchait pas de répéter sans cesse les mêmes
erreurs. Peut-être le Duché de ZEON suivait-il un chemin tout tracé qui le mènerait
vers un destin maudit ?
«Chiottes ! » laissa tomber Jered, adossé au mur. Le voyant au-dessus
du sas passa au vert et la porte s'ouvrit en coulissant, laissant passer trois
pilotes en combinaison de vol.
«Bonjour lieutenant, salua l'homme de tête.
_Capitaine
Krugger, répondit Jered en se mettant au garde-à-vous. Je vous souhaite bonne
chasse !
_Merci
lieutenant, fit celui-ci en s'éloignant, espérons que les Forces Fédérales
nous honoreront de leur visite. »
La section A de l'escadrille s'envolait pour une nouvelle patrouille dans
le secteur qui lui était assigné, mais Jered n'assista pas au décollage et
s'engouffra dans le sas inoccupé. L'opération ne dura que trente secondes,
juste le temps que la cabine soit pressurisée. Le voyant au-dessus de la deuxième
porte étanche passa enfin au vert, indiquant que la pression avait retrouvé un
niveau normal et qu'il pouvait emprunter la sortie. C'est le signal qu'attendait
Jered avec impatience pour retirer son casque et ouvrir la porte. Celle-ci
s'ouvrit dans un chuintement discret, donnant sur un autre sas d'intersection.
Après un court moment d'hésitation, Jered prit la direction des vestiaires réservés
aux pilotes.
La pièce était exiguë, comme la majorité des sections dans ce type de
vaisseau. Le vestiaire n'était guère plus qu'un réduit dont deux des murs
étaient occupés par des armoires en métal et plastique ; une porte au fond
donnait sur les cabines de douches. Un voyant indiquait d'ailleurs qu'une des
cabines était occupée, sans doute par le lieutenant Kurtzel. Jered rangea tout
d'abord son casque dans la partie supérieure de son casier, se débotta et
entreprit de retirer les diverses protections de sa combinaison. Une fois toutes
retirées et rangées, il lui suffisait d'ouvrir les glissières pour enlever la
combinaison de vol.
»Salut. » glissa le sous-lieutenant Largo qui venait d'entrer.
Jered lui rendit son salut et continua de se dévêtir. La porte des
douches coulissa en silence et le lieutenant Gary Kurtzel sortit dignement, une
serviette autour des reins. Les deux pilotes se redressèrent aussitôt mais
Kurtzel leur répondit par un regard exaspéré.
«Repos ! Pas dans les vestiaires, messieurs ! Pas de salut dans les
vestiaires, vous en êtes dispensés.
_A
vos ordres, mon lieutenant. »
Le grand brun d'origine maghrébine se tourna vers son propre vestiaire
et enfila un sous-vêtement ainsi qu'un survêtement d'intérieur. La tenue,
kaki clair avec de fins liserés jaunes, à l'instar des uniformes, ne portait
pratiquement aucun signe distinctif, hormis l'écusson de l'escadron sur l'épaule
gauche et le macaron indiquant le grade au niveau du col.
«Débriefing dans cinq minutes. Après ça, vous aurez sept heures et
vingt-cinq minutes pour prendre une douche, dormir et vous restaurer, pas nécessairement
dans cet ordre. Gymnastique jusqu'à seize heures. A seize heures cinq je vous
veux tous les deux en salle de briefing.
_Bien
mon lieutenant ! »
Jered se mit instinctivement au garde à vous, un caleçon pour tout vêtement
et une serviette sur l'épaule. Ken Largo était tout aussi ridicule avec sa
combinaison de vol aux pieds.
Kurtzel maugréa quelque chose et s'en fut vers ses quartiers en
flottant. Jered jeta un coup d'œil sur son ailier qui enlevait ses bottes
magnétiques et entra à son tour dans les douches. Entrant dans la cabine numéro
deux, il accrocha sa serviette et son caleçon sur le crochet ; après quoi il
tira sur la glissière de l'enveloppe étanche et prit soin de passer ses pieds
sous les arceaux de sécurité avant d'actionner le programme.
Un courant d'air chaud envahit la bulle étanche, se transformant petit
à petit en vapeur sous l'effet des injections d'eau. Bientôt le jeune homme
sentit ses muscles se décontracter sous l'effet relaxant de la chaleur. Au bout
de cinq petites minutes, ce fut au tour de la douche sonique qui débarrassa les
pores de sa peau de toute trace de toxine. Dix minutes après, Jered sortit de
la cabine frais et dispos. Le voyant numéro trois lui indiquait que Largo était
en train de prendre sa douche, et un bruit semblable à celui de la bourrasque,
que son coéquipier ne lésinait pas sur la quantité d'eau.
Bien sûr il existait une quinzaine de programmes différents dans les
douches du bord, allant de la douche classique avec de l'eau, très prisée mais
peu recommandée en raison du rationnement de l'eau, malgré le recyclage des
eaux utilitaires, à la douche purement sonique, plus efficace et plus économique
mais moins relaxante et encore peu populaire, sauf chez les officiers soucieux
de montrer l'exemple. D'autres degrés divers comprenaient une sorte de séance
de sauna, un mixage eau-sonique, avec ou sans air chaud, tiède ou froid à
volonté.
Suivant l'exemple de son supérieur un quart d'heure plus tôt, Jered
enfila un T-shirt, son survêtement et partit en direction de la salle de
briefing. La patrouille n'ayant rien eu de particulier, le débriefing ne dura
qu'un quart d'heure, après quoi les hommes furent autorisés à regagner leurs
chambres. Jered partit le premier sans attendre son coéquipier. Les officiers
subalternes au-dessus du grade de lieutenant, qu'ils appartiennent à la Marine
ou aux Forces Mobiles, disposaient d'une chambre individuelle. Les autres tels
les sous-lieutenants et les aspirants étaient logés à la même enseigne que
les sous-officiers, devant partager leur chambre à deux tandis que les hommes
du rang disposaient de dortoirs de six lits chacun.
Lorsque Largo entra dans la chambre, Jered était déjà profondément endormi sous l'effet de la préparation hypnotique et solidement attaché à son lit par les sangles velcro. Un quart d'heure plus tard, la sirène d'alerte retentit à travers le vaisseau, sauf dans les quartiers de l'équipe de repos. Ni Jered, ni Ken ne furent réveillés.
