CHAPITRE 6
6è flotte de Zeon, navire amiral, 5
janvier 1h41 GMT
Les voyants d'alerte rouge clignotaient sur la passerelle en permanence.
Cependant, l'activité ne semblait pas s'être intensifiée pour autant, comme
si personne ne s'était aperçu de rien. Les opérateurs restaient calmes, énonçant
les données et retransmettant les ordres avec professionnalisme ; en fait, tout
le monde sur la passerelle s'efforçait de maintenir un masque
d'impassibilité toute professionnelle. Le moment crucial était arrive, celui
ou ils devaient faire preuve de leurs compétences, démontrer que ces dernières
années d'entraînement, de sacrifices et d'épreuves n'avaient pas été
gaspillées en vain. C'était l'heure de la première épreuve du feu, le
moment de vérité, et le commandant Franczesko Deker le savait. Le commandant
de bord du SLEIPNIR, vaisseau-amiral de la Sixième flotte, fit mine de ne pas
remarquer la nervosité qui affleurait malgré tout sur le visage de ses
officiers et leva les yeux vers le moniteur supérieur.
Les
détecteurs placés sur le périmètre périphérique extérieur tribord avaient
repéré un essaim de missiles se dirigeant à grande vitesse dans leur
direction.
«Les
vecteurs directionnels nous confirment l'origine du raid, commença l'officier
des opérations, le capitaine de corvette Walter Braskow. Les missiles ont été
tirés depuis la périphérie de Side-5, approximativement de la position présumée
de la Dixième flotte fédérale.
_Leur
nombre ? demanda Deker.
_Estimation
présumée à cent vingt, type présumé : Alliance 2B.
_Présumé
?
_Notre
arrière-garde à laisse dans notre sillage un rideau de particule trop dense
qui rend nos relevés imprécis. »
Deker esquissa l'ombre d'un sourire en écoutant le rapport de ses
officiers. C'était leur première opération militaire réelle à tous, et il
n'était pas étonnant qu'il y ait eu quelques cafouillages au début ; le
rideau de brouillage laissé par la flotte du Vice-amiral Garahau n'était pas
une erreur de jugement mais simplement l'expression d'un zèle consécutif à
l'excitation d'un premier déploiement opérationnel.
A
ce moment, la porte du fond s'ouvrit en coulissant, laissant passer un homme à
peine plus âgé que lui qui portait un uniforme beaucoup plus impressionnant
que le sien.
«Amiral»
salua-t-il en reconnaissant le vice-amiral Mark Powland, à demi étonné de
voir son supérieur hiérarchique se présenter sur la passerelle alors qu'il
avait laissé des ordres stricts pour qu'on ne le dérange pas dans son sommeil.
Debout aux cotes de l'amiral, une ravissante jeune femme assez jeune pour être
sa fille se tenait bien droite, sanglée dans son uniforme impeccable comme s'il
sortait tout droit du pressing. Visiblement, l'aide de camp de l'amiral n'avait
pas ferme l'œil depuis le début des opérations et avait peut-être reçu un
contrordre de Powland lui intimant de le réveiller s'il se produisait quoique
ce soit sortant de l'ordinaire. Apparemment nullement dérangé par ce réveil
impromptu, si ce n'est un bâillement hâtivement étouffé, Powland gardait
l'œil vif et s'installa dignement sur le siège de commandement tout en
fixant à son tour le moniteur supérieur.
«Rapport, commandant, demanda-t-il.
_Nos
unités de détection avancée sur le flanc tribord nous ont signalé il y a
deux minutes l'émergence à la périphérie de leur zone de balayage d'un
important raid de missiles anti-navires de type Alliance 2B, nombre estimé à
cent vingt. Les vecteurs annonces laissent penser qu'il s'agit d'une attaque
improvisée organisée par des éléments épars de la Dixième flotte fédérale,
rassembles derrière Side-5.
_Les
unités d'interception ont-elles été correctement déployées ? demanda
Powland. »
La question était purement formelle, les hommes de Powland savaient ce
qu'ils avaient à faire, ils l'avaient répété des centaines de fois lors des
exercices ; toutefois l'amiral désirait être sur qu'aucun d'entre eux ne
serait en proie à l'hésitation à la minute ultime. Deker hocha la tête et
afficha le diagramme tactique à l'intention de son supérieur. Le commandant en
chef de la Sixième flotte leva les yeux vers le moniteur principal en hochant
imperceptiblement du chef, méditant sur chaque phase de l'interception telle
qu'elle devrait être planifiée.
«Contact ?
_Dans
sept minutes, répondit Braskow.
_Capitaine,
fit Powland à l'intention du capitaine de frégate Jennifer Ketlik, son chef
d'état-major qui faisait également fonction d'officier en second à bord du
SLEIPNIR, faites avancer la 64è flottille sur le flanc gauche et ordonnez aux
frégates des 67è et 68è de se placer plus en avant mais en position basse de
façon à ne pas gêner le tir de la Cinquième flotte.
_A
vos ordres, répondit la jeune femme. »
Plusieurs centaines de kilomètres plus loin, les vaisseaux concernés exécutèrent
un ballet silencieux et démesuré, déplaçant leurs lourdes carcasses dans un
parfait synchronisme, comme si en fait ils avaient été des éléments fixes
sur une plaque de verre monumentale. A peine leur placement avait-il été achevé
que les missiles firent leur apparition. Les frégates lance-missiles les plus
avancées lâchèrent leur arsenal et arrosèrent la formation en approche d'un
redoutable déluge d'antimissiles, produisant une ceinture d'explosions aussi
lumineuses que brèves.
«Pourcentage de tir au but soixante-douze pour cent, énonça l'un des
opérateurs de la passerelle. Interception jusqu'à deuxième ligne à moins zéro
point trois. »
Trente secondes plus tard, la deuxième vague d'interception lança ses
antimissiles à son tour, accompagnée par les chœurs des canons à particules
des croiseurs Musaï.
«Nouveau contact sur le même vecteur, glapit l'officier-radar,
estimation nombre deux cent dix, distance sept deux zéro. »
Ni Deker, ni Powland ne cillèrent. Ils se contentèrent d'édicter
calmement leurs ordres et de suivre le déroulement de la bataille. Qu'espéraient
donc faire les Forces Fédérales, se demandait l'amiral Powland ? Ce n'était
pas avec de pitoyables pluies de missiles balistiques qu'ils pouvaient espérer
stopper leur avance. Certes, trois navires avaient été touches par la première
vague de missiles, mais cela n'était du qu'au hasard et à l'inexpérience
des équipages, et non à cause de l'efficacité des têtes chercheuses.
Les missiles de type Alliance 2B appartenaient à un autre âge, celui
des glorieuses batailles navales de l'ère précédente, c'étaient de
simples projectiles balistiques disposant d'une tête chercheuse à
programmation basique, d'un éventail de senseurs très limité et d'une charge
classique à peine assez puissante pour détruire un vaisseau cargo dépourvu de
blindage. Leur flotte n'aurait absolument aucun mal à les intercepter tous.
C'était pourtant la l'armement standard des croiseurs fédéraux en temps de
paix, l'armement standard de campagne étant composé de missiles de type
Intruder, plus performants et beaucoup plus dangereux.
Powland se doutait bien qu'il ne fallait voir dans ces raids qu'une
tentative maladroite de la Flotte Fédérale pour manifester son opposition à
l'opération en cours. Mais il était un peu tard, il aurait fallu que les
forces sous les ordres de Jabrow réagissent plus tôt, dans la journée du 3
par exemple, pour pouvoir disposer d'une chance de s'opposer à leurs plans
avant leur exécution. à présent, à moins d'une offensive de grande
envergure, rien de ce qu'ils pouvaient faire ne pourrait stopper Island Iffish
avant sa destination.
Il y eu quatre vagues de missiles au total ; toutes furent interceptées
et le SLEIPNIR n'eut même pas à mettre des batteries en action. Une dizaine de
missiles touchèrent la station, mais les charges explosives étaient trop peu
importante et ne réussirent guère qu'a ébrécher la coque.
Croiseur KINSHASA, 106è flottille fédérale,
5 janvier, 2h01 GMT
Lorsque le dernier des traits bleus s'éteignit sur l'écran, le
capitaine de vaisseau Ramon Perry poussa un soupir sonore, pendant que ses épaules
s'affaissaient imperceptiblement.
«Alors ? demanda-t-il, sans conviction.
_Rien,
mon capitaine. Tous nos missiles semblent avoir été interceptés. »
Perry secoua la tête. Il s'y était attendu, ce n'était pas avec
leurs Alliances 2B qu'ils allaient stopper la flotte ennemie, pas avec des armes
aussi insignifiantes. Les Alliance n'étaient que de simples missiles
balistiques et ils n'avaient pu les tirer que dans une seule direction, la
position supposée de la flotte ennemie. Ils possédaient bien quelques missiles
de croisière de type Bullpup Mk.3, mais les têtes chercheuses étaient soit désarmées,
soit déprogrammées pour des raisons de maintenance. Leur misérable attaque de
missiles avait donc été conduite dans la plus totale improvisation, avec les
«moyens du bord», plus pour manifester leur présence que pour contrecarrer
quoique ce soit, d'ailleurs. Autant comparer leur tentative à celle d'une
mouche qui essaie de déplacer une montagne. En fait, tant que la flotte n'était
pas au complet et tant que les commandants des bases fédérales sur Side-5 ne
se seraient pas résolus à passer outre la pesante procedure administrative
pour autoriser la livraison et le chargement de l'armement de campagne, la Dixième
flotte ne pouvait matériellement rien faire.
«Combien de temps jusqu'à la jonction avec le MONTEVIDEO ?
_Trois
heures vingt-huit minutes.
_Aucun
changement dans les directives ?
_Négatif,
mon capitaine. »
Le commandant de la 106è flottille soupira de nouveau, ressassant dans
son esprit la décision prise par Jabrow. Transmise par faisceau-laser codé
avec d'infinies précautions, le message avait été relayé par le MONTEVIDEO
directement vers tous les commandants de flottille de la Dixième Flotte,
accompagné par des ordres supplémentaires de leur commandant en chef. Perry se
demandait toutefois si la décision prise par le haut-commandement était bien
raisonnable. A vrai dire, il avait encore du mal à croire à la réalité de la
guerre. Lorsque le message lui était parvenu, une quarantaine d'heures
auparavant, il n'y avait pas cru, il avait tout d'abord pensé à une erreur.
Perry connaissait, ou du moins s'imaginait bien connaître Side-3, il y
avait habité pendant sept ans. Attache militaire auprès du consulat fédéral,
il s'était même fait beaucoup d'amis dans les sphères politiques. Mais c'était
il y a quinze ans, avant l'accession au pouvoir des Zabi, et il ignorait également
que la plupart de ses amis avaient été éliminés lors des grandes purges
politiques.
Il avait observé l'évolution de la politique sur Side-3 avec beaucoup
d'anxiété, toujours persuadé que les choses allaient s'arranger malgré
tout. L'annonce de la guerre avait donc été pour lui une surprise, et il avait
persiste à nier sa réalité jusqu'à ce qu'il voie de ses propres yeux les
Forces de Zeon s'abattre sur Side-5 comme une nuée de frelons.
A présent, sa flottille se trouvait sur une trajectoire directe qui
devait la mener à effectuer une jonction, dans un peu moins de quatre heures
avec sept des dix flottilles composant la Dixième flotte fédérale, sous les
ordres du vice-amiral Alister Da Silva. Les trois flottilles restantes devaient
quant à elles les rejoindre une heure et demie plus tard. Mais il y avait un défaut
de taille dans leur plan de bataille. Dans la hâte décisionnelle, les escadres
de soutien n'avaient pu être préparées à temps. Ces escadres, composées
d'escorteurs ou de bâtiments de soutien, n'étaient généralement pas
solidaires du corps principal et croisaient indépendamment. Il en résultait
que ces navires se trouvaient actuellement à plusieurs milliers de kilomètres
du reste de la flotte, hors de portée immédiate.
La Dixième flotte était donc privée de ses bâtiments de support
logistique et de guerre électronique, de ses frégates lance-missiles et
corvettes d'interception; réduite à sa seule composante offensive constituée
de croiseurs, elle ne disposait tout au plus à ses côtés que d'une vingtaine
de porte-aéronefs d'escorte et d'une douzaine de vaisseaux cargos. Rien de
vraiment réjouissant. Toutefois, ce n'était encore rien comparé à
l'ignorance totale dans laquelle ils se trouvaient quant aux effectifs adverses.
Pas une photo, pas un rapport, pas la moindre information ne leur avait été
transmise. Comment auraient ils pu savoir que le Haut-commandement de l'armée
de Zeon avait délibéré des mois durant sur les effectifs à engager dans
cette opération, sans parler des aspects tactiques, techniques ou encore
logistiques?
Jabrow leur demandait tout simplement d'aller au devant d'une menace sans
aucune évaluation précise de la situation. à en croire les manuels d'histoire
militaire, cela constituait une première depuis la fin des dernières guerres médiévales!
Siège du gouvernement fédéral,
Dakar, Terre, 5 janvier, 3h47 GMT
Les principaux membres du conseil de sécurité avaient été réveillés
en pleine nuit, soit disant pour une urgence, mais au fur et à mesure que le
porte-parole militaire avançait dans son exposé de la situation, Helen McCord
doutait de plus en plus de la fraîcheur de l'information. La réunion se
faisait entièrement en vidéoconférence, les membres du cabinet, le Premier
ministre Carlton Pawris, la Vice Premier ministre Ariette Wang, le ministre de
la Défense Gilbar DiConti, le secrétaire à la Sûreté Clarke Hopkins et
elle-même, la conseillère spéciale à la Sécurité Fédérale, ayant préféré
ne pas quitter leurs domiciles respectifs. Assistaient également en duplex de
Jabrow l'amiral Maximilien Kessling, commandant suprême des Forces Fédérales,
ainsi que l'état-major constituant le Haut-commandement militaire, le
vice-amiral Jamitov Highman, chef du contre-espionnage militaire et le général
de brigade Johannes Bernard, chef des services de renseignements; le ministre de
l'Intérieur et le ministre des affaires internationales semblaient avoir été
écartés de la réunion bien qu'ils fassent officiellement partie du comité.
«... nos derniers relevés nous signalent que la station suit désormais
une trajectoire de collision avec la Lune. Nos experts estiment à l'heure
actuelle que...»
McCord n'écoutait que d'une oreille ce que disait le porte-parole
officiel de l'armée; de l'autre, elle tentait d'obtenir une communication avec
un de ses contacts à Jabrow. Après quelques minutes nécessaires à la sécurisation
du canal et à la précodification des signaux, la Conseillère Spéciale à la
Sécurité Fédérale chercha la liaison avec le vice-amiral Kasaren. McCord le
connaissait bien, son père et lui avaient usé leurs fonds de culotte ensemble
sur les bancs de Saint-Cyr. Comme elle ne voulait pas que les autres membres du
comité sachent qu'elle manigançait quelque chose sous la table; elle conserva
sur son moniteur principal l'image du porte-parole tout en coupant le son,
tandis qu'elle faisait apparaître une série de sous-titres et une petite fenêtre
secondaire dans le coin inférieur gauche. Un amusant programme informatique
envoyait aux autres écrans une image truquée ou on la voyait on ne peut plus
absorbée par l'expose.
«Quelle est la situation, amiral ? tapa-t-elle sur son clavier.»
à
Jabrow, Kasaren assistait également à la réunion en duplex à partir de la
grande salle d'état-major. Un signal sur son ordinateur personnel lui indiqua
l'arrivée d'un message code prioritaire, ainsi que le nom de l'expéditeur.
Comprenant que la conseillère du Premier ministre souhaitait une évaluation
officieuse mais plus fiable que la langue de bois officielle, il s'éloigna de
l'écran pour utiliser un terminal à l'écart des autres et entra une série
de paramètres de codage avant de répondre. Lorsque les deux terminaux furent
reliés sur un canal sécurisé, ils laissèrent tomber la connexion
informatique pour la liaison audiovisuelle.
«La situation est plus alarmante que le Haut-commandement le laisse
supposer, répondit l'amiral. L'information date d'il y a plus de cinq heures
mais nous n'avons pas progresse depuis. En fait, à part le fait que Zeon déplace
cette station, nous ne disposons d'aucune information précise.
_Le
déplacement de la station a-t-il été réellement confirmé? Est-ce que ce
n'est pas un leurre?
_Non,
Helen, pas de cette taille-là. Mais Zeon déploie depuis deux jours le plus
vaste réseau de brouillage que j'aie jamais vu et ça perturbe sérieusement la
transmission des informations. Depuis hier... Pardon, chez vous c'était
avant-hier, nous avons perdu le contact avec plusieurs centres de commandement
militaires. Celui d'Island Iffish figurait parmi les premiers.
_Cela
signifie-t-il qu'ils peuvent avoir arraisonne d'autres stations?
_C'est
probable. mais ou voulez-vous en venir?
_Pensez-vous
qu'ils pourraient recommencer? Je veux dire, déplacer une autre station?
_C'est
tout à fait possible, répondit l'air plus sombre.
_Savons-nous
quelles sont leurs forces?
_Non.
Tout ce que vous dit le colonel Leonov n'est que du vent. Nous n'avons aucun
chiffre à avancer, nos unités de reconnaissance ont toutes été interceptées,
sans exception. Le but de l'opération ennemie est inconnu, de même que
l'objectif.
_Mais
le rapport de l'amiral Kessling parle de la Lune.
_Ce
n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, les analystes restent en fait très
partages sur le sujet. Mon chef d'état-major ne soutient pas l'option retenue
par Kessling; il à réussi à bâtir une idée intéressante en un temps record
avec son équipe avant de me la soumettre.
_Qui
est-ce?
_Le
commandant Lin Pao, il a été adjoint au directeur du Troisième bureau,
section géopolitique militaire. Il est un peu jeune mais il a beaucoup de
talent; il estime que Zeon vise en fait la Terre.
_Pourquoi
n'est-ce pas son analyse que nous écoutons en ce moment, alors?
_Rockwell
lui à remonte les bretelles.
_L'amiral
Rockwell a la réputation d'avoir une grande gueule.
_Je
sais, il a réussi à convaincre la majorité du haut état-major et je n'ai pas
reçu l'appui nécessaire pour le contrer. Je ne dis pas ça parce qu'ils ont
fait taire mon chef état-major, mais parce que je suis persuade qu'ils négligent
quelque chose. C'est comme dans un meurtre: il y a bien un but, l'élimination
physique d'autrui, mais au-delà de ce but purement matériel, il y a toujours
quelque chose; il ne s'agit pas du mobile, mais de l'objectif ultime de
l'action, ce pourquoi elle a été rendue nécessaire: à qui le crime va-t-il
profiter et quelle manière? Et en l'occurrence, je crois que Zeon cherche à
nous faire plier, et balancer ça sur Terre serait la meilleure solution...
_Attendez,
Herbert, je crois que Leonov parle justement de l'hypothèse de Lin Pao, je me
trompe?»
Kasaren consulta le moniteur de son cote.
«En
effet, mais les contre arguments sont plutôt légers, c'est Rockwell lui-même
qui les a concocté tout seul dans sa cafetière. Or, contrairement à Lin Pao,
ni lui, ni les autres n'ont fait de la politique. Pour y avoir trempe un peu
moi-même, j'en connais les règles essentielles, et je pense que le
Haut-commandement est en train de se fourrer le doigt dans l'œil.
_Pourquoi
n'avez-vous rien dit?
_Ca
ne se passe pas comme ça chez nous. Un colonel ne peut pas se permettre de
rembarrer un amiral devant tout le monde. Lin Pao a protesté ferme, dans la
limite du possible, et je crois bien que s'il n'avait pas été sous mes ordres,
il aurait définitivement compromis sa carrière.
_Jusqu'à
quel point vous fiez-vous à son analyse?
_Il
n'est pas encore tout à fait mûr, car il n'a jamais été affecté à un échelon
aussi élevé de la hiérarchie militaire; il ne connaît donc pas les
conventions. Mais c'est par contre un fin limier qui a un sens de l'analyse hors
pair, les sciences-po lui ont permis d'acquérir une objectivité nouvelle et
une façon de raisonner qui sort des sentiers battus de l'armée. Enfin, pour répondre
à votre question, oui, il est fiable.
_Je
vais sauter du coq à l'âne, mais pourquoi avons-nous été avertis si tard?
_Nous
tenions à vérifier l'information avant de faire un quelconque rapport au
gouvernement. Le problème est assez grave pour que nous n'ayons pas pu attendre
votre réveil demain matin... ce matin, pardon, mais pas assez pour que nous
vous fassions immédiatement un rapport au stade préliminaire et spéculatif.
Que pensez-vous que le Premier Ministre va proposer?
_Pawris
est un bon politicien mais il ne comprend rien aux affaires militaires. Avant
tout, c'est un civil qui n'a jamais touché ni même approché une arme
quelconque, il va donc réagir selon des critères de civil. Il y à des chances
qu'ils restreigne l'information à Jabrow, il ne voudra pas déclencher une
panique de fin du monde.
_Et
si Lin Pao a raison?
_Comme
vous l'avez dit de la théorie de Koweyn, celle de Lin Pao ne constitue également
qu'une hypothèse parmi tant d'autres. Quoiqu'il en soit, il est du devoir de
nos forces armées de nous protéger justement de ce type de menace.
_Vous
ne pouvez pas parler de «ce type de menace», car il n'y a jamais eu de précédent
auparavant. Nous sommes censés protéger les stations, pas de les détruire.
Nous ne savons même pas comment procéder parce que l'idée même ne nous est
jamais venue à l'esprit lors de toutes nos simulations. C'est tout simplement
contraire à notre déontologie.
_Mais
d'après ce que disent les rapports, la station n'est peut-être plus habitée.
_Je
sais que ce que vous voulez dire, Helen, et vous avez raison. Il y a de fortes
probabilités que la population ait été éliminée, par conséquent nous
pouvons considérer la station non plus comme un centre d'habitation, mais comme
un simple projectile balistique, c'est cela?
_A
peu près.
_Helen,
vous n'auriez jamais du quitter l'armée, le contact prolonge avec le
gouvernement vous rend dangereusement cynique, alors que vous auriez fait un
excellent officier.
_Je
vous remercie, répondit avec un demi sourire. Ah, le colonel Leonov a terminé
son exposé et je vais devoir passer sur le canal principal. Oh, une dernière
question. Pouvons-nous stopper la station?
_Je
vous l'ai dit: il n'y a jamais eu de précédent dans l'Histoire. Jamais on n'a
demandé à une force militaire de stopper un objet de cette taille, je ne sais
pas ce que nos attaques vont donner, si elles vont réussir ou échouer. La
Flotte Spatiale Fédérale a été créée il y a moins de vingt ans, nous
n'avons qu'une très faible expérience du combat spatial!
_L'amiral
Rockwell semble toutefois être persuade de la victoire. Que pensez-vous de lui?
_Il
est ambitieux, mais assez borne à mon goût, trop d'orgueil. C'est un bon
meneur d'hommes, mais comme tacticien, il y à beaucoup mieux. Il ne voit les
choses que sous un seul angle, le sien, et
quand
il à une idée en tête, il n'en démord pas, même s'il sait lui-même qu'il
à tort.
_Vraiment?
Je suis surprise qu'il soit monte aussi haut.
_Si
vous aviez suivi les pas de votre père, vous ne le seriez pas. L'armée fédérale
a bien changé depuis l'époque ou vous étiez fillette et qu'Alberto vous
emmenait visiter Jabrow.
_Merci
pour tout ces éclaircissements, amiral, il faut vraiment que je libère la
ligne.»
La conseillère coupa la communication, désactiva le programme de
camouflage et se retrancha sur la ligne principale. Le Premier ministre commençait
déjà à émettre des resserves sur les possibilités de contre-attaque, mais
l'amiral Kessling lui opposa des arguments solides, soufflés par Rockwell assis
à ses côtés. McCord pianota discrètement sur sa console et envoya un message
au ministre assis dans le bureau de sa résidence à cinq kilomètres de la.
Pawris baissa imperceptiblement les yeux alors que les lettres du message
apparaissaient en surimpression sur le visage de Kessling.
«Ils essaient de vous embobiner, lut-il, ils n'ont pas assez éléments
pour garantir la victoire. Sources sérieuses.»
Le Premier ministre tacha de ne pas laisser transparaître sa confusion
et se demanda comment il pourrait utiliser cette information dans sa prochaine
question. McCord lui avait toujours donne des conseils avises, mais la...
Pourquoi le Haut-commandement chercherait-il à lui mentir? Pour masquer leur
impuissance? Aucun de ses interlocuteurs ne semblait avoir remarqué son
changement d'expression, absorbés par l'exposé tactique du colonel Leonov.
Croiseur MIDGARD, 6e flotte de Zeon,
4h39 GMT
Pour la 625è escadrille, c'était encore la période de nuit. Jered
dormait. Un reconditionnement hypnotique plongeaient automatiquement les pilotes
dans un sommeil profond à un signal donné par leurs supérieurs ou simplement
par le fait de s'allonger dans un lit. Le sommeil durait en principe huit
heures, mais pouvait être interrompu à n'importe quel moment par un ordre
direct. Les avantages de ce système n'étaient pas négligeables: les hommes
ne craignaient plus les insomnies, pouvaient dormir dans n'importe quelle
situation ou milieu, nus comme un ver ou harnachés des pieds à la tête, aussi
bien par quarante degrés à l'ombre que par moins vingt au milieu de la neige;
ce système bénéficiait surtout aux officiers qui pouvaient envoyer leurs
hommes chez Morphée quand ils le jugeaient utile, même si le concerne n'était
pas du même avis.
Jered dormait. Pour être plus précis, il rêvait. Il se revoyait à une
époque de son enfance. Il ne parvenait pas à déterminer avec exactitude l'âge
qu'il avait. Neuf ans? Dix ans? En tous cas, il reconnaissait nettement son
ancienne école primaire. Il était né le 17 octobre 0053 sur Amadeus, la
station 26 de Side-3 et y avait vécu huit ans avant d'émigrer sur Terre. Son
père était sous-directeur de la branche Side-3 de la Compagnie Coloniale
Civile, et ses parents s'étaient installés en Suisse. La famille Thomson y
avait passé trois ans avant de retourner sur Side-3.
Les enfants sont cruels et mesquins, car ils sont trop jeunes pour
comprendre les notions d'égalité et de respect. Beaucoup de garçons sont de
tempérament bagarreurs ou chamailleurs, parfois même violents. Mais durant les
trois années passées sur Terre, Jered n'avait rien été de cela, il avait été
la cible des quolibets et des bagarres. Après tout, ce n'était qu'un
envahisseur de l'espace, ignare et crasseux; il ne méritait pas de jouer avec
les autres. Pourtant, il avait fait des efforts pour s'intégrer, et ses
professeurs le voulaient également, mais les autres élèves en avaient décidé
autrement. Jered avait donc passé trois ans dans une complète solitude, isolé
et mis à l'écart par les autres enfants qui ne voulaient pas «se
compromettre» avec un Spacenoïd.
Jered en avait souffert, mais il ne pouvait rien y changer, il était
trop isolé. Il avait ainsi fait l'apprentissage du racisme et de la ségrégation.
Il avait également appris à ravaler sa fierté, ses larmes et sa frustration,
à contrôler sa fureur, à se taire et en dernier recours, à se battre.
Mais
au cours de la dernière semaine passée sur la planète, il avait commis une
erreur en participant à une compétition sportive inter-écoles: il s'était
fait remarquer en remportant deux des épreuves les plus disputées. Les gamins,
furieux qu'un extraterrestre leur ait volé la victoire, l'avaient attendu sur
le chemin de sa maison pour le passer à tabac et lui voler les prix qu'il avait
gagné. Ils s'y étaient pris à sept. Quelques minutes plus tard, ils l'avaient
abandonné sous un pont, en sang et le visage tuméfié après lui avoir cassé,
devait-il apprendre plus tard, deux côtes, trois dents, le nez, la jambe
droite, le poignet gauche et deux doigts. Incapable de faire un mouvement, ni même
de proférer une parole, il était resté là, la respiration sifflante,
immobile et gémissant, jusqu'à ce qu'une silhouette se dresse devant lui.
« C'est toi Jered Thomson, l'extraterrestre ? »
Jered leva péniblement les yeux vers la fillette qui lui masquait le
soleil. Elle était plutôt petite et boulotte, à peu près de son âge, et
mordillait nerveusement les boucles brunes qui retombaient sur les côtés de
son visage. Elle posa ses petits yeux verts et curieux sur lui, mais comme il était
dans l'ombre, elle ne distinguait qu'une forme affalée sur le sol. Craignant
quelque coup fourré, Jered fronça les sourcils. Qu'est-ce que cela peut te
faire, aurait-il voulu dire, mais il n'en avait pas la force. Il se contenta de
grogner.
« T'as rien d'un extraterrestre , t'es comme nous ?… C'est
Carl et ses copains qui t'ont fait ca ? »
Carl Winfield était le meneur de la bande, l'une des têtes dures de la
classe.
« Carl est un crétin. C'est mon cousin, mais je l'aime pas, c'est
qu'une grosse brute. Il me frappe moi aussi d'ailleurs. »
Jered continuait de la regarder sans trop comprendre ce qu'elle lui
voulait.
« Je t'ai vu à la course, tu les as battu à plates coutures... Eh,
t'es muet ou quoi? »
Comme le jeune garçon ne parlait toujours pas, la fillette commença à
s'énerver. Une expression d'exaspération passa sur son petit visage puis
disparut aussitôt lorsque Jered lui montra ses mains et désigna ses dents et
ses côtes.
« Ohlala... murmura-t-elle horrifiée en s'agenouillant près lui. Fais
voir? »
Jered,
recula instinctivement, effrayé, et étouffa un gémissement de douleur quand
l'une des côtes cassées manifesta violemment son existence. Le petit garçon
dut se mordre les lèvres pour se retenir de hurler et des larmes jaillirent aux
coins des yeux.
« Je vais pas te faire du mal... Tu as très mal ? Je vais aller appeler
de l'aide. Je reviens...»
Elle prit ses jambes à son cou et disparut en haut du talus. Jered ne se
faisait pas trop d'illusion, elle avait tout simplement eu la trouille. Elle
irait certainement chercher de l'aide, mais il ne devait pas s'attendre à ce
qu'elle revienne. La cousine de Carl... Eh bien, si seulement il n'avait pas été
dans un état aussi lamentable, il aurait pu lui foutre une raclée et se venger
sur elle. Non, il n'avait pas le droit de réagir de cette façon, sa mère
l'aurait puni pour ca; ce n'était pas parce que les autres s'en prenaient
toujours aux plus faibles qu'il devait en faire autant.
Jered tourna la tête vers la berge, à cinq mètres à peine de lui. Il
estima qu'il lui restait peut-être assez de forces pour se traîner jusqu'à
elle et se laisser glisser dans l'eau. Dans son état de faiblesse, il aurait
coulé instantanément. Avec une froide lucidité, il se dit que ce serait une
bonne manière d'en finir. Fini les persécutions, fini les cris et les coups.
Il sentit un chagrin énorme peser tout à coup sur son cœur et se mit à
sangloter. Les yeux clos et les larmes coulant sur son visage ensanglante, il
n'entendit pas la fillette s'approcher de lui. Il ne la remarqua que lorsque des
petites mains fraîches se posèrent sur lui pour essuyer les larmes. Jered
frissonna de tous ses membres avant d'ouvrir les yeux, une intense stupéfaction
peinte sur les traits. Voyant le corps en proie à des spasmes, la fillette
appliqua posément ses mains sur sa poitrine pour tenter de refréner les
tremblements. Jered ne savait que dire.
En cet instant précis, la fillette lui apparut comme une ange lumineux
et il se mit à pleurer de plus belle. Avec une infinie délicatesse, la petite
fille lui souleva la tête et la posa sur ses genoux, lui murmurant des mots
apaisants.
«J 'ai appellé du secours, dit-elle doucement. Ma maman elle est médecin
dans un hôpital, mais on habite pas ici, on est en vacances chez mon oncle et
ma tante... Tu ne parles pas beaucoup, reprit-elle après une pose. Tu es
timide, hein? Tu as eu peur de moi quand je me suis approchée, tout à l'heure,
pas vrai ? Tu as peur des filles ou quoi ? »
Jered tenta de sourire, péniblement, à travers ses lèvres tuméfiées
mais ne réussit qu'à tousser, crachant du sang par la bouche. Le jeune fille
frémit un instant mais conserva une expression neutre sur son visage.
« Quand je serai grande, je serai infirmière, fit-elle bravement, détournant
imperceptiblement le regard de la tache écarlate qui s'élargissait sur le
T-shirt de son patient. Jered glissa alors vers l'inconscience. La dernière
chose qu'il vit était le visage de la petite fille qui criait et pleurait,
paniquée. Elle semblait lui dire quelque chose mais il n'entendait plus rien,
il distinguait à peine les contours de son visage, son champ de vision se
brouilla et se réduisit à une vitesse prodigieuse, puis ce fut le noir
complet.
Il avait été transporté d'urgence à hôpital. Ses parents portèrent
plainte et son père demanda immédiatement son transfert sur Side-3. Dès que
Jered fut transportable, la famille Thomson quitta la planète pour de bon.
Jered passa encore deux mois en convalescence et quand il retourna à l'école,
ce n'était plus le même; l'école n'était plus la même également. Là-haut
dans les colonies spatiales, il était avec les siens, il n'y avait pas de ségrégation.
Pour Jered, ce fut comme une résurrection. Son enfance commençait enfin. Passés
les premiers moments, il se fit beaucoup d'amis et progressivement, le souvenir
de la petite fille qui l'avait sauvée s'atténua dans son esprit. Parce
qu'associé à l'un des moments les plus pénibles de son existence passée sur
Terre et parce qu'il n'avait aucun nom à mettre sur son visage.
Lorsque Jered se réveilla cinq heures plus tard, il ne subsistait plus
rien de son rêve.
Cité lunaire Oberth, cratère de
Reinhold, 5 janvier, 3h00 heure locale, 5h00 GMT.
Rien n'était plus comme avant. Deux jours encore auparavant, les
bureaux de la rédaction d'ILBN étaient totalement vides à une heure pareille.
Depuis le déclenchement de la guerre, ils ne désemplissaient pas. La
consommation moyenne de café et de cigarettes avait doublé, puis quadruplé en
l'espace de quelques heures, et la plupart des reporters et journalistes,
lorsqu'ils n'étaient pas en mission à extérieur, se relayaient devant les
machines, pourchassant la moindre miette d'information comme des rats affamés.
Les gens dormaient sur les fauteuils du salon de réception ou affalés sur leur
propre bureau. Dans les coulisses, les équipes techniques maintenaient le matériel
prêt à fonctionner à tout instant pour remplacer immédiatement tout
programme par un flash spécial.
N'y tenant plus, Derek Richards laissa sa place à un de ses collègues
et quitta les bureaux sans demander son reste. Depuis trois jours, il avait à
peine totalisé une dizaine d'heures de sommeil. Il tombait de fatigue et ne
pouvait plus supporter l'atmosphère enfumée de la rédaction. Arlène
Devaris était partie avec John Alvarez pour Von Braun une vingtaine d'heures
auparavant, et on lui avait collé pour équipier Shing Darel, un jeune
cameraman qui débutait, mais ce dernier n'avait pas reparu depuis hier.
Fatigué d'attendre son coéquipier et fatigué de rester les yeux rivés
sur un stupide écran, Derek avait estimé qu'il était amplement temps pour lui
de dormir. Trop harassé pour conduire son Elecar, il se traîna donc jusqu'à
la station de monorail la plus proche pour prendre la ligne qui menait vers la
façade nord; il dut toutefois se faire violence pour ne pas s'endormir pendant
tout le trajet. Une vingtaine de minutes plus tard, il gravissait les marches du
perron comme un robot et s'engouffra lourdement dans un des ascenseurs. Il
appuya machinalement sur le bouton de l'étage voulu, et failli s'effondrer
dans l'étroite cabine. Les yeux mi-clos, il se força à regarder et compter
à voix haute les chiffres lumineux qui s'égrenaient lentement:
« Troisième étage, quatrième étage, cinquième étage, sixième étage,
septième... Ah, c'est chez moi...»
La porte s'ouvrit en coulissant et il sortit en titubant. Par chance, son
appartement n'était pas trop loin de l'ascenseur, il avait pu en apprécier
l'avantage de nombreuses fois lors de nuits particulierement arrosées... Non,
ce n'était pas de la chance, mais de la perspicacité: il avait
volontairement choisi un appartement près de la porte de l'ascenseur, pour
qu'il n'aie pas à parcourir un long couloir quand il était rond comme une
barrique! Il passa quelques minutes à chercher péniblement sa carte dans ses
poches. Vite ! Il ne se sentait pas capable de tenir plus de cinq minutes! Il la
trouva enfin dans la poche intérieure gauche de sa veste, celle dont il ne se
servait jamais, et l'introduisit maladroitement dans la fente. Le voyant
au-dessus de la serrure passa au vert et la porte s'ouvrit automatiquement.
« Ah, vive le progrès ! » bredouilla-t-il en entrant.
Son appartement, un grand duplex de cent cinquante mètres carrés avec
mezzanine était situé au dernier étage d'un petit immeuble. Il y avait emménagé
trois ans plus tôt, un an après sa confirmation chez ILBN, et n'avait pas
attendu pour l'aménager confortablement. Un canapé en cuir noir trônait au
milieu d'un grand tapis qui recouvrait généreusement une bonne partie du
parquet. La table basse en verre était également entourée de fauteuils en
cuir et d'un redoutable ensemble hi-fi vidéo de pointe. La cuisine entièrement
équipée occupait un coin de la pièce, accompagnée d'une table avec quatre
chaises. La pièce comportait trois grandes baies vitrées donnant sur une
terrasse, et les murs qui restaient étaient garnis de poster sous verre ou
disparaissaient, caches par les plantes vertes artificielles en pots. Derek
aimait avoir de la verdure chez lui, mais il n'avait pas le temps de s'en
occuper.
L'étage supérieur était son sanctuaire, on y trouvait son lit, une
table de nuit, son armoire avec sa garde-robe, son bureau et sa chaise; c'était
également la plus grosse erreur de sa vie: il lui fallait grimper l'escalier
tous les soirs, quel que soit son état. Lorsqu'il était trop éreinté, il
dormait sur le canapé, et dans l'immédiat cela lui semblait justement une
bonne idée à suivre. Le jeune homme jeta négligemment son manteau sur le
fauteuil voisin et s'affala de tout son long dans le canapé.
Il ne dormait pas depuis deux minutes que le téléphone sonna. Derek se
retourna mais laissa sonner. Les répondeurs n'existaient pas pour rien. Derek
ouvrit le deuxième œil lorsque le téléphone émit la sonnerie secondaire,
après la diffusion du message du répondeur. Quelque soit la personne, elle
connaissait le code d'accès privilégié. Furieux d'avoir été réveillé,
Derek décrocha en grommelant.
« Richards, j'écoute.
_Derek?
C'est Anaïs. »
Rien n'aurait pu lui arriver de pire et de plus merveilleux. Les seuls
contacts qu'il avait jamais eu avec Anaïs Macleyn avaient été à travers
Marine et Jered. Progressivement, leurs amis commun les avaient rapproché, et
il s'était établi une curieuse relation entre eux, comme un beau-frère et
une belle-sœur. Mais si Derek avait une personnalité plus marquée et plus
ouverte que son ami, c'était l'inverse avec Anaïs, plus discrète et plus
renfermée que Marine. Derek avait alors trouve curieux que le hasard s'acharnât
à ne pas vouloir faire les choses comme il eut été préférable qu'elles le
fussent. Il avait toujours espéré que leur relation aille plus loin, mais il
n'avait pas eu le courage de faire le premier pas, puis il avait décidé que
ses autres conquêtes monopoliseraient toute son attention. Une façon comme une
autre d'oublier.
C'est
alors qu'il avait remarqué avec étonnement qu'Anaïs avait beaucoup de points
communs avec son ami. Son petit côté discret, l'impression qu'elle gardait au
fond d'elle-même quelque grand secret, sa manière de regarder le monde avec
circonspection, plein d'autres petits détails insignifiants. Il l'avait déjà
eu au bout du fil à maintes reprises pendant leurs études et il aimait écouter
sa voix mélodieuse, mais pas aujourd'hui, et pas à cette heure-ci. Il se
pencha péniblement en avant de façon à faire face à l'écran qui renvoyait
l'image de la jeune femme.
« Oui, c'est moi. Tu as vu l'heure qu'il est ?
_Il
est presque huit heures et demie, pourquoi ?
_Huit
heures ? rugit-il. Il est huit heures ? Il est près de trois heures et demie du
matin ici ! D'ou est-ce que tu appelles?
_De
Von Braun.
_Von
Braun ? fit-il, surpris. Qu'est-ce que tu fais là-bas ?
_Je...
J'ai rempilé.
_Qu'est-ce
que tu veux dire ?
_J'ai
demande à être mobilisée. »
La nouvelle lui fit l'effet d'une douche froide. Tout à coup, il ne se
sentait plus fatigué, mais totalement éveillé. En fait il pensait même avoir
un début de migraine.
«Tu as fait quoi ?
_J'ai
demandé ma mobilisation dans les Forces Fédérales.
_Tu
es folle ? Tu sais que c'est la guerre, dehors ?
_Oui,
je le sais. C'est pour ça que j'ai rempilé. »
Derek s'effondra dans son canapé. Il ne parvenait pas à y croire ! Elle
ne pouvait pas décemment s'engager. Jamais les bureaux de recrutement allaient
l'accepter, ce serait l'anarchie chez les mâles de l'armée fédérale; elle était
quand même l'une des cinq mannequins les plus cotées, merde ! Et puis il ne
fallait pas qu'elle s'engage, il ne pouvait pas la laisser faire une telle bêtise.
« Ecoute, commença, tu devrais y réfléchir plus longtemps avant de
prendre ta décision, demander l'avis de tes amis, de ta famille.
Personnellement, je crois que tu as tort... Est-ce que tu te rends compte de ce
qui se passe, au moins ? D'après les maigres nouvelles qui nous parviennent,
les Forces Fédérales se prennent la pâtée sur tous les fronts et...
_C'est
impossible. Personne ne peut battre l'armada fédérale. Elle est réputée
invincible !
_Je
n'en suis plus aussi sur. Il parait que Zeon utilise un nouveau type d'arme,
mais personne ne sait exactement ce que c'est. Je ne pense pas qu'il soit très
sage de s'engager dans de telles conditions, tu ne crois pas ?
_C'est
mon devoir. Je suis citoyenne de la Fédération, et lors de mon service
militaire, je me suis engagée à servir ma planète, ma famille et...
_Oh,
je t'en prie, on croirait entendre monsieur Delarivierre.
_Mais
j'ai le droit de me battre pour ce que je crois être juste ! répliqua-t-elle
sur la défensive. Je... Je sais que l'actuel gouvernement n'est pas le meilleur
qu'on ait eu, mais je persiste à croire que la Fédération vaut mieux que
cette... cette dictature. »
Derek considéra le visage de la jeune femme.
«Qu'est-ce que tes parents pensent de ça ?
_Ils
ne le savent pas encore. J'ai pris ma décision hier soir et j'ai posé ma
candidature tout à l'heure. J'avais l'intention de les prévenir ce soir, mais
je sais d'avance que ça ne leur plaira pas: je ne les ai pas consulté.
_Quels
parents seraient contents de voir leur progéniture aller se faire tuer ? Et que
me vaut l'honneur de ton coup de fil ? interrogea-t-il. Je ne pense pas que tu
m'appelles pour que je joue au médiateur auprès de tes parents, non ?
_Je
voudrais savoir si tu sais où se trouve Jered.
_Jered
? Pourquoi en un tel moment ? questionna-t-il, se rappelant ce que son ami avait
laissé sous-entendre l'an passé. »
Anaïs ne répondit pas tout de suite, et Derek remarqua son regard
fuyant. On aurait dit qu'elle cherchait à cacher quelque chose.
« J'aurais voulu lui parler avant d'avoir mon affectation, répondit
enfin, la voix tendue. Je sais qu'il va s'engager, et Marine aussi. Nous allons
nous retrouver dans deux camps opposés et je ne sais pas si l'un d'entre nous
survivra à la guerre. J'aurais voulu...
_Et
Marine ? Tu l'as contactée ?
_Elle
est injoignable, son oncle à Oberth ne sais pas non plus où elle peut être.
Tout ce que j'espère, c'est que... C'est que... »
Anaïs essaya de se maîtriser, puis enfoui son visage entre ses mains.
Derek détourna son regard par politesse. Décidément, il apprenait beaucoup de
choses. Elle était très perspicace puisque, à ce qu'il voyait, il n'avait pas
été le seul à faire lien entre le brevet de pilote de Jered et son travail
dans l'armée, et extrapoler à partir de là. C'était aussi, à sa
connaissance, la première fois que Jered était la cause de ses sanglots.
« Je ne sais pas ou il est. »
Et c'était la vérité. Jered n'avait pas donné signe de vie depuis
douze mois, il avait disparu sans laisser de traces peu après leur réunion
d'anciens élèves. Mais Derek était lui aussi persuadé que son ami se
retrouverait sous les drapeaux, que ce soit de sa propre volonté ou du à la
conscription relative aux réservistes. Comme si partir à la guerre était une
chose exaltante. Bon Dieu! Il s'agissait de tuer des gens, des gens comme soi-même!
Jered et Anaïs pouvaient très bien se retrouver face à face, les armes à la
main. Que se passerait-il, alors? Derek essaya de repousser cette idée de
toutes ses forces, mais il réalisa que cela était vain. Au combat, les
protagonistes ne se voient pas ; ils distinguent une ombre, un signal sur un écran,
une silhouette. On ne sait sur qui on tire, on ne sait pas si on a fait mouche
et on ne sait pas non plus qui on tue. La guerre était anonyme et ne faisait
pas de détails parce qu'elle sabrait dans les rangs selon les seules lois du
hasard.
Derek essaya de la raisonner, en vain. Il cru bien réussir à un moment,
sentant sa résolution faillir, mais Anaïs se reprit et il raccrocha, furieux
de ne pas avoir pu la dissuader, furieux de ne pas avoir eu Marine ou Jered pour
l'y aider. Il fallait absolument qu'il parvienne à contacter l'un ou l'autre.
Par n'importe quel moyen. Il fallait qu'ils sachent, mais après? Quelle serait
leur course d'action? Quels seraient les choix auxquels ils seraient confrontés?
Derek se traîna jusqu'à la cuisine pour prendre un cachet d'aspirine
puis rassembla ses dernières forces pour monter l'escalier. Deux minutes plus
tard, il dormait à peu près paisiblement.
