CHAPITRE 7

CHAPITRE 7

Croiseur SYLPHID, 63è flottille de Zeon, 5 janvier 14h48 GMT

«Confirmé ! Une importante formation se dirige vers nous. Relèvement plus quatre trois degrés trois, tribord cinq deux, distance deux zéro trois un quatre. Identification positive du navire amiral, il s'agit du MONTEVIDEO de la Dixième flotte fédérale. »

Le capitaine de vaisseau Mirey Greyevski, commandant de bord du croiseur SYLPHID actionna la commande élévatrice de son fauteuil et leva les yeux vers le moniteur principal ou s'affichaient déjà les schémas d'interception en 3D. Au premier plan, à droite, la station avec l'escorte figurant en vert ; à gauche et au fond, la flotte fédérale en rouge. Une série de chiffres indiquait les effectifs estimés de l'adversaire, ceux de leur propre flotte, le temps d'interception optimum et les différents paramètres de tir. Greyevski se tourna vers sa propre console et tapa sur le clavier. Les informations provenaient du SWA-LEY, à la limite du périmètre bâbord mais trop proche de leur propre secteur pour qu'on les laisse tranquilles. Le commandant de bord grogna en se renfoncent dans son fauteuil.

Le vice-amiral Da Silva, commandant en chef de la Dixième flotte fédérale, avait été autrefois l'un des instructeurs de Greyevski, à l'époque ou celle-ci était entrée à l'Académie des officiers de la Marine Fédérale. C'était bien avant qu'elle n'émigre sur Side-3, à l'époque où la flotte spatiale fédérale venait tout juste de naître. Elle ne pensait pas que le vieil homme aurait eu le courage de monter en première ligne; Da Silva était plus un théoricien qu'un homme de terrain, mais c'était toutefois un redoutable tacticien... du moins sur le papier.

«Des instructions du navire-amiral? demanda-t-elle à l'officier des communications.

_Affirmatif, répondit l'enseigne de vaisseau Perez Leroi. Je reçois à l'instant une communication du SLEIPNIR. Le SYLPHID à l'ordre de se porter en avant sur le flanc tribord en renfort de la 63e flottille. Ordre de combat vingt-six Alpha, cap vecteur Tango-Delta six-huit.

_Accusez réception. Lieutenant Steiner, direction quatre-six point neuf; tribord deux-sept point quatre, vitesse facteur sept. Placez l'équipage en alerte rouge et avertissez la 634è escadrille de se tenir prête à décoller à tout moment.

_A vos ordres!» répondit l'officier de pont.

Accompagné des sept autres navires composant la 63è flottille de combat, le SYLPHID quitta sa position pour s'aligner face à l'ennemi. En tant que composante mobile du dispositif d'interception placé à la périphérie de la zone défensive, la Sixième flotte pouvait déployer ses navires en cas d'alerte et intervenir en tous lieux, contrairement au dispositif défensif dont les vaisseaux gardaient une position fixe.

La porte du fond s'effaça pour livrer le passage à un homme de haute stature en combinaison de vol.

«Monsieur Cresta, vos hommes sont-ils prêts? demanda Mirey en lui tendant un petit appareil électronique.

_Oui capitaine. Y a-t-il des instructions particulières?

_Négatif, ce n'est pas au commandant de bord de dicter leur travail aux pilotes. Tout ce que je vous demande c'est de maintenir le périmètre de défense impénétrable et de rentrer avec des effectifs complets.»

Le pilote salua discrètement et effectua un demi-tour parfait avant de quitter la passerelle. Le capitaine Reed Cresta fit signe à son officier en second qui l'attendait dans le couloir de le suivre et se dirigea vers le tube transporteur.

Cresta s'engouffra dans l'ascenseur et appuya sur un bouton; les portes se refermèrent et le tube repartit aussitôt ne produisant pour seul bruit qu'un doux ronronnement. Reed en profita pour jeter un regard sur la tablette informatique où Greyevski avait reporté les principales instructions et données relatives à l'interception. Lorsque l'ascenseur arriva à destination, ils sortirent de l'étroite cabine pour laisser la place à un jeune matelot et se dirigèrent d'un pas alerte vers la salle de briefing. Les dix pilotes du groupe embarqué étaient tous présents, attendant patiemment assis dans leurs fauteuils.

Le capitaine se dirigea sans préambule vers la table centrale et introduisit la tablette informatique directement dans le projecteur tridimensionnel. Une mince ligne blanche surgit d'abord de la table puis se mit à gonfler pour prendre progressivement l'apparence d'une sphère parfaite luisant d'un éclat bleuté. Presque au même moment, de petits signaux lumineux firent leur apparition en divers endroits de la sphère. Une espèce de gros boudin vert figurait la station; de petits triangles verts leurs propres croiseurs, puis d'autres triangles, rouges cette fois, figuraient l'ennemi.

«Mesdames, messieurs, des éléments de la Dixième flotte fédérale ont été détectes à la limite de notre espace défensif il y a trois minutes. Le SYLPHID et la 63è flottille ont reçu l'ordre de se porter en avant et de stopper cette action. La flottille se déplacera selon le vecteur tactique Delta-Tango six-huit.»

Cresta effectua un agrandissement et à l'intérieur de la sphère holographique en apparut une deuxième, qui se mit à prendre du volume pour épouser bientôt les contours de la sphère d'origine. Tous les objets présent dans cette deuxième sphère furent alors agrandis tandis que disparaissait la disposition précédente. Au fur et à mesure des explications, le schéma de bataille se mit à prendre vie et de petites flèches vertes se mirent à se déplacer selon un certain vecteur pour intercepter de petits traits jaunes.

«Nous nous déplacerons en conséquence et nous efforcerons de prendre le vecteur Delta-Sierra quatre-huit, afin de ne pas gêner l'action de nos artilleurs. Je sais que pour la plupart d'entre nous, cette sortie est la première depuis l'ouverture des hostilités, raison de plus pour ne pas faire de conneries. Je rappelle que notre objectif est d'empêcher toute pénétration ennemie : pas de folies, on est pas au ball-trap. Armement standard, plus quelques gadgets supplémentaires pour la lutte anti-navire. La section à sera au sommet de la formation, les autres suivront dans l'ordre. Les sections D et E serviront de réserve et se tiendront légèrement en retrait. Notre indicatif sera Javelot, celui du SYLPHID restera inchangé. Des questions?»

Les pilotes secouèrent tous la tête.

«Bien, alors bonne chasse messieurs. Rompez!»

Reed salua ses pilotes qui le suivirent en file indienne lorsqu'il sortit de la pièce. Les hommes en combinaison de vol se dirigèrent calmement par petits groupes vers les différents ascenseurs menant aux hangars.

Le chef d'escadrille s'engouffra dans le premier sas avec ses deux ailiers puis accéda au hangar principal ou les attendaient leurs montures de combat.

Colombus-1044, 104è flottille fédérale, 5 janvier 15h13 GMT

Le lieutenant Mike Sentry fixait les profondeurs étoilées à travers le hublot, sans dire un mot. Un léger froncement de sourcils de temps à autre était le seul signe qui aurait pu trahir sa nervosité.

«Quelque chose te tracasse, Mike? demanda Tatiana Dampierre, son ailier.

_Oui. Je persiste à penser que cette opération est vouée à l'échec et qu'ils sont tous devenus tares à Jabrow.»

La jeune femme jeta un regard discret autour d'elle puis reporta son attention sur son partenaire.

«Mike, tu devrais surveiller tes paroles...

_Et alors? explosa Sentry en se retournant vers elle. Quand on sera tous morts, on ne pourra plus dire quoique ce soit. Ce qu'ils nous demandent est tout simplement débile: on ne connaît rien des forces adverses! On ignore tout de leurs effectifs, de leur ordre de bataille, tout! On ne voit strictement rien avec leur foutu barrage de particules et on nous demande de les stopper? Non, mais oh! Faut pas rêver...»

Le pilote de chasse se détourna de nouveau vers les étoiles en marmonnant. De l'autre cote du hublot, le MONTEVIDEO, vaisseau amiral de la Dixième flotte, glissait paisiblement sur les rayons du soleil, comme si l'amiral Da Silva lui avait communiqué de son assurance et de sa tranquillité, alors qu'ils couraient sans doute vers la mort à bras ouverts. Sentry n'aimait pas la tournure que prenait cette opération. Le Grand Quartier Général de Jabrow leur avait donne ordre de s'avancer afin de stopper la progression ennemie. Bah, rien de plus simple. Encore aurait-il fallut qu'on leur dise exactement ce contre quoi ils auraient à se battre. Or là, les services de renseignements s'étaient montrés d'une stupéfiante incompétence, comme depuis le début du conflit. Aucune de leurs flottilles de reconnaissance n'était parvenue à percer le bouclier défensif de Zeon, pas plus qu'elles n'avaient été capables de relever leurs déplacements et leur rassemblement la veille autour de Side-2. Les seules données dont ils disposaient actuellement étaient des renseignements fragmentaires ramasses par les 103è et 48è flottilles.

«Tout ça sent l'improvisation, reprit-il. Nous n'avons aucune préparation sur les conditions d'interception, aucune donnée sur les tactiques de l'adversaire. On nous a parachuté là uniquement parce que nous étions la flotte la plus proche. Ben tiens! ça me fait une belle jambe... Il peut bien y avoir la moitié de la flotte de Zeon là-bas. On peut se demander ce que foutent les gars des SR; et dire qu'on ne nous a même pas permis d'attendre la Quatrième ou la Vingt-troisième... On va droit au casse-pipe!

_Faites attention à ce que vous dites, lieutenant Sentry, gronda une voix dans son dos. Les murs ont des oreilles, et ce que vous dites n'est justement pas bon pour toutes les oreilles. Nous sommes en état d'alerte, ne l'oubliez pas.»

Mike Sentry sursauta et se mit au garde-à-vous.

«Colonel Selznick? Je suis désole... Mais si je dois mourir dans quelques heures, je préfère profiter du peu de temps qui me reste pour déballer ce que j'ai sur le cœur.»

Le visage du lieutenant-colonel Alberto Selznick se fendit d'un sourire. Décidément il aimait bien ce jeune Sentry au parler si franc. Puis tout aussi brusquement, son sourire s'effaça.

«Je sais ce que vous pensez. Et vous avez raison.

_Mais pourquoi allons-nous au casse-pipe, alors ?

_Jabrow estime qu'il est préférable de tenter une interception tant qu'il en est encore temps. Si nous avions attendu la Quatrième et la Vingt-troisième, nous n'aurions jamais eu le temps de stopper Island Iffish avant la Lune. Mais étant donné notre complète ignorance, je suis d'avis que cette opération relève autant du coup de poker que du coup d'épée dans l'eau.

_Voulez-vous dire que nous avons très peu de chances?

_Non... Je dis que nos chances sont nulles ! »

L'expression de Mike s'affaissa et il regarda son supérieur comme si ce dernier venait de proférer un blasphème.

«Oui, je partage votre avis, lieutenant, mais je dois suivre scrupuleusement les ordres. Cela ne signifie pas que je suis d'accord avec eux. On ne livre pas une bataille à l'aveuglette, c'est du suicide. Or c'est ce que nous faisons. L'amiral en est parfaitement conscient mais lui non plus ne peut pas se permettre de désobéir.

D'après ce qu'on dit, il à tente de discuter avec Jabrow, mais il se serait fait remonter les bretelles.

_Alors qu'allons-nous faire?

_Croiser les doigts.»

Sur ces mots, Selznick alla s'asseoir de l'autre côté de la salle de repos et entreprit d'éplucher un magazine. Sentry se tourna vers sa collègue qui se contenta de hausser les épaules.

A cet instant la sirène d'alerte se mit à mugir, emplissant la salle de ses appels stridents. Selznick bondit aussitôt vers l'interphone mural.

«Colonel, fit la voix de l'officier de la passerelle, nos senseurs longue portée viennent de repérer les premières formations ennemies à la limite du périmètre de détection. Le MONTEVIDEO vient de lancer l'ordre d'interception sur Thêta-Epsilonn bleu.

_Bien reçu.»

Selznick se retourna vers ses pilotes, hocha la tête et tous les dix se précipitèrent vers le sas. Le hangar étant encore pressurise, ils n'eurent pas longtemps à attendre avant que la porte ne s'ouvre. Mike Sentry se laissa flotter jusqu'à son appareil et grimpa dans le cockpit tandis qu'accouraient deux techniciens, l'un pour l'aider à se sangler et fermer la verrière, l'autre pour effectuer les dernières vérifications avant le décollage.

«Contrôle 1044 à Canopus, fit la voix du contrôleur sur le canal de communication, les rebelles arrivent sur nous par trente-six bâbord, plus cinquante-sept, distance: à peu près quarante-neuf kilomètres. Les radars ne peuvent pas nous donner d'estimation sur le nombre exact. La flotte devrait lancer d'abord trois salves de missiles avant de vous lâcher. Après, ce sera à vous de jouer.

_Colonel, est-ce que ce seront ces fameux MS dont on parle tant?

_Oui lieutenant Grayzon, y'a des chances.»

Chouette, se dit Sentry, engonce dans son casque. On va se taper les MS ! On ne sait même pas à quoi ils ressemblent.

«‚Distance quarante-cinq kilomètres, en approche rapide, amiral. Temps d'interception estime, dix minutes.

_Bien, soupira l'amiral Alister Da Silva. Tirez la première salve à mon signal, puis les deux suivantes à trente secondes d'intervalles. Une minute plus tard, ce sera au tour de nos chasseurs. »

L'officier acquiesça et donna un ordre bref. L'alerte se mit à sonner à travers toute la formation astronavale et quelques secondes plus tard, le MONTEVIDEO tira une première salve de huit missiles, aussitôt imité par les trente-neuf autres vaisseaux composant les deux premières vagues. Les quatre cents missiles à guidage infrarouge se ruèrent à la rencontre de la position présumée de la formation adverse. Les projectiles disparurent bientôt de la vue des officiers fédéraux, puis une ceinture de gerbes lumineuses fit son apparition dans le lointain.

«Pourcentage de tirs au but? demanda Da Silva.

_Euh... Données insuffisantes. Zeon à intensifie le brouillage et nous ne parvenons pas à dissocier les leurres des objectifs.»

Da Silva serra les poings.

« Tirez la seconde salve.

_Seconde salve, feu! transmit l'officier de tir.

_Chambre des missiles, confirme. Deuxième salve, feu ! »

Les quarante vaisseaux de guerre alignés côte à côte lancèrent la deuxième vague de missiles, puis une troisième quelques secondes plus tard.

«Résultats? demanda Da Silva, impatient.

_Toujours négatif... Amiral, leurs émissions de particules Minovsky se font plus denses et nos radars sont à présent complètement aveugles.

_Retenez les chasseurs, envoyez six unités d'alerte avancée et une vingtaine de drones. Faites leur effectuer un balayage laser de la zone; je refuse d'envoyer les chasseurs sans repérage préalable. Quelles sont les estimations du temps d'interception?

_Et bien... Si l'ennemi à maintenu son cap et sa vitesse, dans à peu près sept minutes et trente-six secondes.

_Largage des sondes de reconnaissances confirme, amiral.

_Bien. Déployez les 102è et 108è flottilles en une première ligne d'interception à dix kilomètres devant nous. Les transporteurs COLOMBUS en support à cinq kilomètres. Dès les premiers rapports des drones, lâchez toutes les escadrilles opérationnelles. »

Chaque vaisseau lança un drone de reconnaissance automatique, puis les vingt vaisseaux des deux flottilles concernées prirent de la vitesse, laissant le gros de la flotte derrière eux.

«Passerelle-Colombus 1044 à Canopus-Tête, feu vert pour largage. L'ennemi est estime à une centaine d'appareils, certainement des MS. Ils se rapprochent selon le vecteur Sigma-Epsilonn-Indigo; ordre de bataille Thêta-Epsilonn-Bleu inchangé. Ordre à tous les appareils: feu vert pour largage.

_Ici Canopus-Tête, bien reçu. Quels sont les paramètres exacts?

_Bâbord cinquante-deux, trente, dix-neuf; plus seize-trois-dix-sept.»

Selznick poussa un soupir puis abaissa la visière de son casque. Il fit un geste vers le mécanicien debout sur l'échelle d'accès qui se hâta de fermer la verrière. Presque aussitôt, les autres mécaniciens abaissèrent la verrière des autres appareils et s'empressèrent d'achever les ultimes préparatifs. Les échelles d'accès furent rétractées, les câbles retirés et les chasseurs d'interception FF-6G Cyberfish furent agrippés par de puissants crochets d'arrimage.

«Canopus-Tête à escadrille, parés pour largage!»

Disposés en deux colonnes de cinq, les dix chasseurs de la 1044è escadrille d'interception furent amenés un par un au-dessus des immenses portes composant le fond des vaisseaux-porteurs Colombus. Le hangar fut dépressurisé après évacuation; à un signal donné, les lourdes portes basculèrent vers le bas et les bras mécaniques placèrent les appareils d'interception hors de la carlingue.

«Passerelle C-1044 à Canopus-Tête, largage ! »

Les crochets de verrouillage de chaque appareil furent libérés et les dix chasseurs largués dans le vide spatial en commençant par le dernier de la file, Selznick, suivit de son ailier, puis des autres pilotes de son unité. Mike Sentry fut largué en septième, Tatiana Dampierre en huitième.

«Canopus-Tête à C-1044, confirmation largage!

_Passerelle C-1044, bien reçu ! »

Quinze mètres après avoir été lâchés, les pilotes actionnèrent leurs fusées et les dix chasseurs se mirent à filer comme des météores.

6è flotte de Zeon, navire amiral, 5 janvier, 17h47 GMT

Le Vice-amiral Mark Powland regardait anxieusement les points lumineux se déplacer sur le schéma tactique du moniteur principal. Les points verts figurant les escadrilles de Zakus et les flottilles de croiseurs Musaï venaient d'enfoncer la ligne de front fédérale en plusieurs endroits tandis que les points rouges figurant les unités fédérales se dispersaient dans le désordre. D'une position offensive, la Dixième flotte fédérale avait du rompre la ligne pour tenter de se réorganiser en défense et repousser la contre-attaque de Zeon.

Mais quelque chose n'allait pas. Les Zakus étaient infiniment plus maniables que les lourds croiseurs fédéraux: les systèmes de contrôle de visée de ces derniers n'avaient pas été programmés pour des cibles aussi imprévisibles et aussi nombreuses. Les calculateurs de tir, saturés de données changeantes et contradictoires, étaient incapables de fournir une visée correcte. De ce qu'il pouvait en voir, Powland était prêt à jurer que les artilleurs fédéraux procédaient manuellement.

Quant à la nouvelle disposition, elle était loin d'offrir une protection suffisante. La ligne de front s'était creusée et l'amiral Da Silva avait laissé cette ouverture s'élargir volontairement, faisant battre en retraite ses vaisseaux vers l'arrière et sur les flancs. En les rabattant ensuite par tous les côtés, il espérait sans doute pouvoir emprisonner les MS dans une sorte de nasse où il ne lui resterait plus alors qu'à tirer jusqu'à ce que les Zaku soient tous éliminés. Mais ça ne marcherait pas: son plan était beaucoup trop prévisible et Da Silva semblait oublier un petit détail qui avait son importance. Il ne rabattait pas suffisamment sa couverture vers le haut et vers le bas.

«Il semblerait que les officiers de la flotte fédérale ne pensent toujours qu'en deux dimensions, amiral, fit remarquer Alexendra Satori en s'approchant de son fauteuil.

_En effet.»

La Dixième flotte fédérale négligeait sa position haute et sa position basse. Certes, quelques vaisseaux faisaient bien mouvement pour rabattre les filets, mais pas assez pour contenir les MS. Les Zakus allaient facilement percer le rideau et prendre l'ennemi à revers ou s'égayer dans leurs lignes avant que le piège ne se referme.

«Quelque chose vous tracasse, amiral ? constata la jeune femme. »

Powland ne répondit pas tout de suite. L'inquiétude qui lui tordait les entrailles n'était pas dirigée vers les unités de sa propre flotte. Quelques chiffres en bas à droite de l'écran lui indiquaient le nombre de leurs pertes, mais ils étaient ridiculement bas ; il savait que ses unités étaient maîtres de la situation et qu'elles s'en sortiraient très bien. Mais c'est pourtant avec un effroi dissimule qu'il vit les MS du 162è escadron traverser toutes les lignes de défense adverses et se rapprocher dangereusement du MONTEVIDEO. Lorsque trois secondes plus tard le signal lumineux du navire-amiral fédéral s'éteignit, ses paupières se fermèrent malgré lui, tandis que ses doigts se crispaient sur l'accoudoir du siège.

«Amiral ? demanda de nouveau Satori qui n'avait rien remarqué sur le moniteur.

_Non, tout va bien, répondit le vieil homme en se renfonçant dans le fauteuil de commandement.

_Amiral, ça ne va pas du tout, insista la jeune femme à voix basse. Vous... Vous pleurez ? »

Powland foudroya la jeune femme du regard comme si elle avait proféré une obscénité puis détourna la tête afin que personne ne le vit essuyer ses larmes.

«Amiral ?

_Ce n'est rien... Juste une poussière dans l'œil, répondit Powland avec un faux sourire. Vous ne croyiez tout de même pas que...

_Ce n'était certainement pas une poussière, amiral. coupa-t-elle avec fermeté, mais toujours à voix basse.

_Il est inconvenant qu'une simple enseigne se permette d'insister autant sur des points touchant à la vie privée d'un amiral, répliqua-t-il à son tour en se levant à demi.

_Je suis la fille de votre meilleur ami et votre filleule aussi ! Vous pourriez au moins me dire ce qui vous tracasse au lieu de garder votre chagrin pour vous. »

Les épaules du vieil amiral s'affaissèrent en un grand soupir. Vaincu, il se radossa lentement au fauteuil et ferma de nouveau les yeux.

«Soit. Après tout je dois bien cela à la fille de Leyt. Mais pas sur la passerelle. Allons plutôt dans mes quartiers.

_A vos ordres, répondit la jeune femme avec prudence.

_Commandant Deker, je vous laisse la passerelle. Je serai dans mon bureau.

_Y a-t-il d'autres instructions quant à la contre-offensive ?

_Négatif, nos hommes savent ce qu'il y a à faire, et puis tant que l'amiral Aurillac ne modifie pas l'ordre de bataille, ma présence n'est pas indispensable.

_Bien amiral. »

Sur ce bref échange de paroles, Powland quitta la passerelle suivit de la jeune femme.

«Vous ne devriez pas me rappeler que vous êtes ma filleule, lui reprocha-t-il une fois dans l'ascenseur. Si cela arrive aux oreilles de mes officiers, on m'accusera de favoritisme.

_Tous les autres amiraux en font autant, pourquoi pas vous ? Par ailleurs, c'est la première fois que je vous fais la remarque depuis que je suis à votre service, amiral. J'avoue que cela constitue un argument puissant pour vous rappeler que j'ai des motifs autres que ceux imposés par ma charge pour me soucier de votre bien-être. »

Powland marmonna quelque chose qui fut noyé dans les replis de sa barbe et se retourna vers la porte qui venait de s'ouvrir en coulissant. A vingt mètres de là se dressait l'entrée de sa cabine personnelle. Les cuirassés de classe Gwa-Jin avaient ceci de bien qu'ils étaient deux fois plus vastes que les croiseurs de classe Musaï ou Tibet ; de ce fait les cabines allouées aux officiers supérieurs et aux officiers généraux étaient bien plus spacieuses que celles de l'équipage. Les quartiers de Powland se composaient d'un vaste bureau, d'une chambre et d'une salle d'eau privée ; la cabine de son aide de camp était contiguë à la sienne.

L'amiral s'assit dans son fauteuil et invita la jeune femme à prendre place de l'autre côté du bureau.

«Nous avons fait nos classes ensemble à l'école militaire, commença-t-il sans préambule.

_L'amiral... Da Silva ? avança Alexendra.»

Powland opina du chef.

«Nous étions très bons amis... Votre père aussi le connaissait. Lorsque je me suis porté volontaire pour le Service Spatial, il a préféré rester sur Terre. Contrairement à moi, il ne croyait pas aux multiples promesses offertes par les colonies ; il est donc resté à l'Académie de Cherbourg pour y enseigner. Je ne l'avais pas revu depuis... au moins vingt ans ? »

L'amiral se leva pour aller se servir une pochette de bourbon glacé dans le petit bar. Après avoir bu une longue gorgée à l'embout en plastique, il retourna s'asseoir dans son fauteuil.

«Je regrette que nous nous soyons retrouvés dans de telles circonstances, reprit-il. En fait, depuis le début de la guerre froide j'ai toujours craint cette confrontation, priant chaque jour pour qu'elle n'arrive jamais. Pour les plus âgés d'entre nous, cette guerre est une lutte fratricide ou amis et proches parents se retrouvent des deux côtés de la barrière. C'est un fait inévitable et commun à toutes les guerres civiles. La perpétuation du mythe de Caïn et Abel...»

JABROW, 5 janvier, 16h45 heure locale, 20h45 GMT

Le colonel John Koweyn lisait les chiffres qui s'affichaient sur l'un des douze moniteurs auxiliaires sans trop y croire. La dépêche était tombée dix minutes auparavant et était encore en phase de décryptage, mais les premiers rapports annonçaient des nouvelles catastrophiques. Un brouhaha permanent régnait à présent dans la salle, embrumée par la fumée des cigarettes que des hommes à bouts de nerfs allumaient coup sur coup. Les opérateurs s'agitaient comme autant de fourmis, tandis que les officiers bourdonnaient de leur côté, tentant de comprendre ce qui s'était passe. Koweyn sentit comme une boule se former dans le creux de son estomac et un goût amer lui monter à la bouche: celui de la peur.

«Koweyn ! éclata Armand Lin Pao en l'agrippant brutalement par le bras. Vous pouvez être fier de votre travail!»

Koweyn fixa son vis-à-vis. L'asiatique semblait au bord de l'apoplexie, son regard était agrandi par l'horreur et ses lèvres tremblaient, mues par la rage.

«Je... Je ne suis pas responsable, bredouilla Koweyn en lui retournant son regard horrifié. L'amiral Kessling a pris la décision en toute connaissance de cause.

_Mais vous avez servi les arguments nécessaires à l'amiral Rockwell pour mener son argumentation. C'est exactement comme si vous aviez vous-même envoyé ces soldats à la mort. Vous ne vous imaginiez tout de même pas qu'on pouvait les arrêter avec les seuls effectifs d'une malheureuse petite flotte? C'était de la folie, et nous avons sacrifié des milliers d'hommes en pure perte...

_C'est inexact, murmura Koweyn d'une voix tremblante, à moitié pour tenter de se convaincre lui-même. Nous sommes quand même parvenus à les ralentir.

_Les ralentir? A qui voulez-vous faire avaler cela? Ils nous ont tout simplement balayés de la carte avant qu'on ait eu le temps de dire ouf!

_ça suffit, commandant! interrompit l'amiral Rockwell. Vous en avez assez dit comme ca. C'était une action vouée à l'échec, nous le savions tous. Mais il fallait bien faire quelque chose. Nous ne pouvions décemment pas rester là les bras croisés, nous devions agir, c'était une question d'honneur. C'est ce que nous avons fait, en dépit du bon sens, je l'admets, mais nous avons agi parce qu'il n'y avait rien de mieux à faire. Nous n'avons pas eu de chance, c'est tout... Nous étions inférieurs en nombre, mais cela ne se reproduira plus.

_Jouer avec la vie de milliers d'hommes pour une question d'étiquette tient de l'inconscience, amiral !

_Taisez-vous Lin Pao ! grinça Rockwell dont le visage pâlissait. Vous dépassez les bornes!»

Sur ces mots, le fier amiral tourna les talons et remonta les gradins vers le poste de contrôle. Lin Pao se tourna en serrant les dents vers les moniteurs qui affichaient maintenant l'évaluation des pertes.

Des quatre-vingts vaisseaux qui composaient jadis la Dixième flotte fédérale, il n'en restait plus que sept, tous sérieusement endommagés. Aucun transporteur Colombus n'avait survécu ; des quelques quatre-cent chasseurs, on estimait le nombre de survivants à moins de dix pour-cent! Les pertes étaient effroyables et Rockwell appelait cette boucherie un «simple manque de chance»? Ce vieil hypocrite avait contrecarré chaque point de son analyse en y opposant ses propres vues et il avait été le premier à proposer une solution dans le seul but de se faire bien voir par Kessling. Pas de chance? Infériorité numérique? Alors qu'il était le principal artisan de cette hécatombe?

Lin Pao jeta un rapide coup d'œil autour de lui, cherchant quelque chose sur quoi cogner et décharger sa frustration. Finalement il jeta son dévolu sur une cloison et lui assena un grand coup de pied.

Sur la passerelle de commandement supérieure, l'amiral Kessling recevait sans interruption les derniers rapports faisant état de la situation. N'ayant pas dormi de la nuit en raison de l'alerte tardive, il avait décidé de faire un sieste réparatrice après déjeuner lorsqu'on l'avait réveillé en catastrophe. D'abord furieux qu'on ait ose le tirer du lit et les yeux encore embrumes par la fatigue, il s'était raidit comme s'il avait reçu une douche froide lorsque Estevar était venu lui communiquer les premiers chiffres. A présent, Kessling semblait avoir subitement vieilli de dix ans. Ses yeux s'étaient rétrécis et il semblait beaucoup plus voûté qu'à l'ordinaire. Le visage accablé, il restait les yeux fixés sur le diagramme tactique.

«Combien de temps faudra-t-il à la Quatrième flotte pour effectuer sa jonction avec la Vingt-Troisième?

_Trente-deux heures dix minutes, amiral, répondit Piotr Estevar. Il faudra encore deux heures supplémentaires pour achever le ravitaillement.

_La trajectoire d'Island Iffish ? demanda Kessling d'un ton las.

_Inchangée, amiral. Mais lorsque nos deux flottes seront prêtes, la station aura déjà effectué un quart de révolution autour de la Lune, ou alors...

_Elle aura déjà atteint son objectif.

Le conseiller stratégique hocha sombrement la tête. Les propulseurs thermonucléaires que les Forces de Zeon avaient fait installer sur Island Iffish s'étaient tus onze heures auparavant. Ce fait significatif avait confirmé la thèse de Lin Pao: quel que soit l'objectif, Zeon devait faire effectuer à la station au moins une révolution autour de la Lune pour lui redonner de l'élan. Dans un peu moins d'une trentaine d'heures, le champ d'attraction lunaire commencerait à happer Island Iffish avant de le rejeter avec force et une vitesse accrue. Oui, mais vers où ? Toujours la même interrogation qui revenait sans pouvoir être résolue pour autant. En fait, elle ne le serait sans doute pas avant que la station ne quitte l'orbite. Cinquante interminables heures à attendre, pieds et poings liés, sans pouvoir esquisser la moindre action. Tout ce qu'ils pouvaient faire, c'était mettre ce délai à profit pour planifier leur seconde contre-attaque. Peaufiner jusque dans les moindres détails, élaborer les tactiques les plus prometteuses et les plus inattendues, et surtout, trouver un moyen de descendre ces diaboliques MS.

«Nous porterons notre prochaine offensive là, suggéra Karey en se levant de son fauteuil et pointant un doigt impérieux sur une représentation en 2D du schéma stratégique. à hauteur de cette mer.»

Estevar se pencha à son tour sur la carte et lu le nom à voix haute.

«Mare Foecunditatis?

_Oui. Notre flotte devra se placer à ce niveau-là, prête à intercepter la station. Qu'elle passe par-devant ou par derrière, Island Iffish devra bien traverser ce méridien. Nous nous servirons de la rotondité du globe pour nous dissimuler aux yeux de l'ennemi; par ailleurs la Mer de la Fécondité sera à ce moment le point le plus éloigné de Side-3, et nous serons suffisamment écartés de Von Braun pour craindre des pertes civiles.

_Il y a un hic, amiral.

_Oui, amiral O'Connor ?

_C'est aujourd'hui la nouvelle lune. »

Karey s'interrompit et regarda sa condisciple sans comprendre.

«Cela signifie que la face visible sera entièrement plongée dans l'obscurité, poursuivit-elle. Nous n'aurons par conséquent pratiquement aucune visibilité et ce ne sont pas là des conditions idéales pour mener une contre-attaque. Et pour des raisons évidentes nous ne pouvons pas porter notre action sur la face cachée.»

Kasaren leva à son tour les yeux du diagramme et la fixa du regard. L'Amiral Aresta O'Connor était à cinquante-huit ans en charge du district défensif lunaire. Mariée, trois enfants et cinq fois grand-mère, elle était arrivée à Jabrow six heures auparavant par avion spécial. Le conflit avait débuté alors qu'elle était en permission chez ses enfants en Espagne et elle n'avait pas eu le temps de trouver un moyen de regagner son affectation. Une aubaine pour le Haut-commandement qui disposait ainsi d'une spécialiste en matière de stratégie lunaire.

«On peut s'attendre à ce que Zeon soit paré à toute éventualité, nous devrons déployer des trésors d'imagination si nous tenons à surprendre l'ennemi.

_Vous avez une suggestion, amiral? demanda Kessling.

_Aucune. Les facteurs limitatifs sont trop importants et l'échéance est trop courte pour que je puisse trouver quelque chose. Notre capacité à trouver un plan rapidement déterminera le délai dont nous disposerons pour rassembler les effectifs et les moyens requis. Quoiqu'il en soit, nous aurons besoin d'un minimum de trente-deux heures pour mettre en place le plus élémentaire des dispositifs offensifs lunaires.

_Quelqu'un d'autre a-t-il des suggestions? demanda Kasaren à la ronde.»

Personne ne broncha autour de la table, chaque officier affectant un air dubitatif ou préoccupé. Ecœuré, Kasaren s'éloigna vers un pupitre de contrôle et commença à tester des simulations de batailles.

10è flotte fédérale, 5 janvier, 22h31 GMT

Les escadrilles de MS de l'arrière garde de la Flotte de Zeon s'étaient retirées deux heures auparavant, laissant derrière elles très peu de survivants sur le champ de bataille. Seuls deux cuirassés de classe Magellan et cinq croiseurs de classe Saramis semblaient avoir survécu. Menés par le KINSHASA de la 106è flottille, les rescapés tentaient de se regrouper avant de s'éloigner de la ligne de front.

Dans la salle de contrôle auxiliaire reconvertie en passerelle de fortune, le lieutenant de vaisseau Alexis Robaltap tentait désespérément de comprendre ce qui n'avait pas marché. Ils avaient pourtant adopté une tactique d'interception classique, une disposition en diamant destinée à rompre la ligne de défense ennemie; puis à l'approche des Zakus la pointe du diamant s'était volontairement effritée pour s'ouvrir en deux, puis s'écarter largement pour se disposer en fer à cheval. En simulant un repli en désordre, ils auraient du attirer les MS au milieu du piège qui ne demandait qu'à se refermer. Mais ça n'avait pas marché.

«Mon lieutenant, interrompit une enseigne de vaisseau, l'infirmerie me fait savoir que le capitaine Perry vient de décéder.»

Robaltap sentit ses mâchoires se crisper.

«Faites passer un message aux autres navires et demandez-leur s'il leur reste un officier supérieur valide. En héliographe, s'il ne nous reste plus rien d'autre.

Le jeune lieutenant se renfonça dans son siège en adoptant une pose anxieuse. Son officier supérieur, le capitaine de vaisseau Ramon Perry, commandant du KINSHASA, venait de mourir des blessures infligées par éclats lorsqu'un obus ennemi avait explosé derrière la passerelle, déchiquetant la paroi et expédiant une dizaine d'hommes valser dans le vide. Les équipes de secours étaient intervenues rapidement mais le capitaine avait été gravement touché. Perry et son second morts, Robaltap était l'officier le plus gradé survivant à bord et se retrouvait par la force des choses à la tête du vaisseau. Mais il n'avait pas l'expérience nécessaire pour commander, encore moins dans des conditions aussi catastrophiques.

Cinq des sept batteries étaient hors d'usage; la coque avait été percée en douze points, les machines ne pouvaient fournir que cinquante-six pour cent de la poussée initiale et on estimait le nombre des pertes ou des portés disparus aux deux tiers de l'équipage. Après les rapports préliminaires établis il y a tout juste dix minutes, la situation n'était guère meilleure sur les autres navires. Apparemment, seul le KINSHASA totalisait moins de quarante pour cent de dommages, les autres étaient en pire état. Une véritable nébuleuse de débris et d'épaves flottait autour d'eux et se prolongeait aussi loin que se portait leur regard.

Il n'y avait aucune nouvelle des autres navires. Robaltap avait fait lancer des messages sur toutes les fréquences fédérales mais avait du abandonner rapidement, bien vite accaparé par les problèmes inhérent à son propre vaisseau. En fait, tout ce qu'ils pouvaient capter n'était que parasites entrecoupés de temps en temps par de vagues messages terrorisés qui appelaient à l'aide. Quant à repérer les balises de détresses allumées un peu partout, les navires restants ne disposaient plus ni de radar, ni de moyens de communication autres que visuels et encore moins de navettes de récupération ou de facilités d'accueil. Même s'il restait d'autres survivants, ils étaient dans l'incapacité d'aller les secourir.

«Lieutenant, le GUERNESEY me fait savoir qu'ils n'ont aucun officier supérieur en état de commander. Les autres bâtiments me donnent une réponse similaire.

_Merci, enseigne...»

Robaltap cala ses coudes sur les accoudoirs du siège et posa son menton sur ses mains croisées. On ne devient pas commandant en chef d'une flotte réduite à sa plus simple expression à vingt-huit ans. Ce n'est pas décent. Depuis la fin des combats, son action s'était limitée à regrouper un noyau de survivants autour du KINSHASA et tenter de faire l'inventaire des pertes dans la panique et le désordre le plus total. Aucune organisation, aucune coordination... Les seules directives reçues de Jabrow s'étaient limitées à un court message les invitant à évacuer rapidement les lieux. Ca lui faisait une belle jambe : ils seraient partis de toute manière! Mais Robaltap aurait tout de même voulu des instructions précises; on leur avait appris à l'Académie Navale les manœuvres à effectuer en cas de repli précipité mais nulle part il ne leur avait été expliqué comment se comporter en cas d'anéantissement complet ! Prenant son courage à deux mains, il donna rapidement une succession d'ordres et bientôt, les sept navires restant se déployèrent en une ligne large de soixante kilomètres afin de ratisser la zone avant de quitter définitivement les lieux.

Mike Sentry avait allumé sa balise de détresse trois heures auparavant lorsqu'il avait estimé que les forces ennemies étaient suffisamment loin pour qu'il ne risquât plus rien. Depuis, aucune nouvelle de son unité et aucune nouvelle de la flotte. Tout ce qu'il pouvait voir, c'était des épaves à perte de vue. Il avait tout d'abord essayé la radio mais le champ de particules Minovsky était encore trop dense pour permettre quelque communication que ce soit et son radar ainsi que le nez de son appareil avaient été arrachés au cours du combat par un de ces fichus MS.

Lorsqu'il avait décollé quelques heures auparavant, il n'en avait jamais encore vu de sa vie. Mais jeté dans le feu de l'action, il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour réaliser ce qu'étaient ces diaboliques engins anthropomorphes. Le manque de repères dans l'espace lui faussant la perspective, il n'avait pu se faire d'idée précise sur leur taille: cinq, dix, vingt mètres? Peut-être même trente? Deux bras, deux jambes, une tête, une impressionnante panoplie d'armes portatives dont les plus spectaculaires étaient un énorme bazooka qui devait faire facilement du calibre trois cents millimètres pour quinze mètres de long, et une sorte de hache au tranchant chauffé à blanc qui découpait les alliages en titane-ceramique comme du beurre! A cela on pouvait ajouter toute une batterie de grenades et de mines que ces MS pouvaient coller n'importe où comme bon leur semblait. C'est ainsi qu'il avait assisté à la destruction de nombreux croiseurs, certains vaporisés instantanément par les obus nucléaires lancés par les bazookas, d'autres méthodiquement éventrés ou généreusement décorés de mines qui explosaient dans les dix secondes suivantes, brisant les navires comme de vulgaires fétus de paille. La plupart n'avaient sans doute pas eu le temps de réaliser ce qui leur arrivait.

Mike acheva de faire le tour de son appareil et regagna la chaleur du cockpit. L'ordinateur de bord étant pratiquement hors d'usage, il lui avait fallu procéder à une inspection visuelle et passer l'épave de son chasseur au peigne afin de déterminer ce qui était encore en état de marche. Deux heures d'acrobaties dans le vide lui avaient été nécessaires pour clarifier les points suivants.

Seul quatre de ces dix moteurs étaient encore en état de marche et ne fournissaient que trente pour cent de la puissance; les canons en eux-mêmes étaient encore opérationnels mais le calculateur de tir et le système de visée reliés à l'ordinateur était morts; le fuselage souffrait de dommages multiples empêchant tout vol prolongé sous peine de désintégration au moindre choc avec une micrométéorite; la réserve d'air était intacte, lui assurant encore près de dix heures d'oxygène. Quant aux réservoirs de propergol, heureusement pour lui, ils étaient pratiquement vides lorsqu'ils avaient été crevés par un Zaku de passage.

Le jeune pilote boucla ses sangles et entreprit d'attendre que les secours arrivent. Il ne pouvait pas repressuriser le cockpit et ouvrir son casque : la verrière malgré son épais blindage était fêlée par endroits et il devait se contenter de connecter son casque directement au tube d'alimentation en air sur la console gauche. Trop préoccupé par sa propre survie, Mike s'efforça de ne pas songer à l'extermination complète de son escadrille, à l'expérience traumatisante à laquelle il venait d'assister. Au bout de vingt minutes il eut assez du silence qui commençait à l'oppresser et il ralluma sa radio pour balayer toutes les minutes la gamme complète des ondes.

Croiseur MIDGARD, 62è flottille de Zeon, 5 janvier, 23h26 GMT

Jered prit son plateau-repas et alla s'installer un peu à l'écart des autres. Il y avait encore pas mal de monde à cette heure-ci dans la cantine, et les nombreux couche-tards présents parlaient avec animation de la bataille d'aujourd'hui comme si c'était un haut fait d'armes. Jered ne partageait pas leur avis: il n'y avait aucune gloire à abattre un adversaire impuissant. Personne ne les avait obligé à les traquer jusqu'au dernier, ils auraient très bien pu se contenter d'immobiliser les bâtiments et faire comprendre à leurs capitaines que toute poursuite était à la fois futile et suicidaire. Mais non. Comme cela avait déjà été le cas depuis trois jours, les pilotes s'en donnaient à cœur joie, ils allaient même trop loin et Jered n'aimait pas ca. L'euphorie est l'un des pires ennemis du soldat: elle le pousse à commettre des actes inconsidérés qu'il pourrait être amené à regretter par la suite. Et ses collègues étaient, semblait-il, allé suffisamment loin. Il ne comprenait pas pourquoi l'amiral Powland n'avait pas donné des ordres pour limiter le massacre; en tant que commandant en chef de l'aile droite, son oncle aurait du donner des ordres pour refréner l'ardeur de ses hommes. Mais il ne l'avait pas fait.

Les informations distillées par le réseau de communication de l'armée étaient plutôt chiches en détail lorsqu'il était question de chiffrer les pertes civiles. Mais comme la plupart des officiers, il n'avait pas tellement apprécié ces images de propagande diffusées en comité restreint ou un speaker enflammé commentait des visions cauchemardesques, des stations brisées par des pluies de missiles nucléaires s'embrasant sous un feu d'enfer, des films rapportés par des sondes automatiques qui montraient des populations décimées par des gaz chimiques... Non, vraiment il appréciait de moins en moins la tournure que prenait les hostilités. D'ailleurs, le concept de cette opération même ne lui disait trop rien. Il n'était pas dupe, il savait que si l'opération réussissait, les conséquences seraient effroyables...

«Tu as entendu les nouvelles? demanda une jeune femme en s'asseyant à côté de lui.»

Jered tourna les yeux et salua discrètement de la tête la nouvelle venue. L'aspirant Marine Jensen appartenait à la section C. Vêtue de son bel uniforme féminin, les cheveux auburn soigneusement coiffés et rassemblés en un chignon, la jeune femme posa son regard noisette sur Jered.

«Qu'est-ce que tu en penses? demanda-t-elle.»

Jered haussa les épaules et croqua distraitement dans son simili-toast aromatisé à la confiture d'abricot.

«Tout ça ne me plaît pas trop. Tout marche comme sur des roulettes, pour l'instant, mais personne ne semble s'apercevoir que c'est trop beau pour durer.

_Ils vivent l'instant présent. Après tout, ils peuvent très bien mourir le lendemain. Alors pourquoi pas ne pas en profiter tant qu'ils en ont encore le temps et l'occasion?

_Ils exagèrent. Ca ne durera pas... Contrairement à la guerre. Je me demande d'ailleurs combien de temps cela va continuer.

_Pas plus d'une semaine si cette opération réussit. C'est pour cela que nous y avons investi toutes nos forces, non?»

Jered fit la moue et vida sa pochette de thé à longs traits. Marine avait eu l'esprit plus ouvert et plus optimiste que lui. Jered songea à quel point le destin pouvait se montrer capricieux. Après leur séparation, ils ne s'étaient revus qu'une fois, il y a un an, à la réunion des anciens élèves. Puis plus rien jusqu'à ce qu'ils se croisent deux jours auparavant, par hasard, au détour d'une coursive.

«Une semaine, hein? lança-t-il laconiquement. L'Histoire nous enseigne que lorsqu'un conflit débute, tout le monde s'imagine qu'il ne durera pas longtemps. C'est là l'expression d'une crainte collective, celle d'une guerre épuisante et étalée dans le temps qui engloutira l'intégralité des ressources économiques et humaines d'une nation donnée. Le fait de penser que le conflit sera court leur apporte le confort de l'âme dont ils ont besoin pour partir au combat la fleur au fusil, sans trop se préoccuper de savoir si la guerre durera. C'est la raison pour laquelle après la Première Guerre Mondiale, tous les grands stratèges se sont efforcés de mener des actions courtes et décisives afin de conclure le conflit en un minimum de temps. C'est une tactique terriblement éprouvante mais qui satisfait les politiciens et l'opinion publique, comme si une guerre courte pouvait être moins horrible qu'une guerre qui dure cent ans...

_Oh, je t'en prie, arrête ton baratin, soupira-t-elle. Tu m'as assez rabâché les oreilles à l'école avec ca, je n'ai pas envie de me taper ce genre de discussion ici aussi.

_Désole, s'excusa Jered.

_Non, c'est moi. Ton analyse de la situation est toujours plus réaliste que la mienne, mais tu as un défaut : tu as tendance à dramatiser les choses. Tu ne pourrais pas croire, ne serait-ce qu'une fois, à ce que dit Gihren ZABI?»

Jered s'interrompit alors qu'il allait croquer dans son toast. Il resta la main en l'air et la bouche ouverte pendant une seconde, puis poursuivit son mouvement en haussant de nouveau les épaules.

«Je ne me bats pas pour ses idéaux, tu le sais, répondit à voix basse. Side-3 est ma patrie et je n'aime pas la Fédération, O.K., mais je n'irai pas jusqu'à m'aliéner l'esprit avec ces foutus slogans racistes à la con. Parfois j'en viens même à me demander lequel des deux gouvernements est le plus pourri !

_Jered !

_Tu devrais boire ton café, coupa-t-il, il va refroidir. »

Leur établissement scolaire était spécialisé en geo-politique spatiale, et Jered y avait récolté la ferme conviction que la politique était comparable à un champ de mines : moins il s'en approcherait, mieux il se porterait. Etant devenu en quelque sorte apolitique, il avait du cependant épouser à contrecœur les thèses Zeonistes lorsque la politique des Zabi s'était durcie. L'apolitisme étant un crime sur Side-3, Jered considérait qu'il valait mieux garder un profil bas. Marine soupira et renonça à approfondir le sujet. Elle entreprit d'injecter le sachet de sucre liquide dans sa pochette de café puis le porta à ses lèvres. Le café était déjà froid.