CHAPITRE 9

CHAPITRE 9

Base Fédérale de Lansberg, Lune,6 janvier, 17h55 heure locale, 22h50 GMT

Le général Pierre McCallum consulta sa montre puis releva les yeux vers les écrans de contrôle. La vaste salle de commandement de la base de Lansberg était en effervescence depuis plus de quatre heures, et son retour une heure auparavant n'avait fait qu'accroître la tension qui régnait en ces lieux.

Afin de minimiser les soupçons de l'ennemi, on avait placé la base sous très haute surveillance, tout accès aux installations ayant été interdit, de même les sorties, les activités en surface, et cela durant la totalité de l'alerte. Les préparatifs de lancement s'étaient déroulés avec autant de discrétion que possible, mais on ne pouvait écarter tout risque de fuite ; les services de renseignements de Zeon étant réputés pour leur efficacité. On ne pouvait pas en dire autant des leurs puisque peu d'informations avaient filtré de l'autre bord depuis vingt-quatre heures, en dehors de la désastreuse interception avortée de la Dixième flotte. La Vingt-troisième flotte avait envoyé six appareils d'alerte avancée accompagnés de deux escadrilles de chasseurs quatre heures plus tôt, mais aucun d'entre eux n'était parvenu à approcher la flotte ennemie de suffisamment près pour recueillir des informations valables. En attendant que la flotte de Zeon fasse son approche de l'orbite lunaire, la base d'Aristarque avait lancé une demi-heure auparavant deux satellites de reconnaissance, en remplacement des quatre que Zeon avait abattu l'avant-veille. Même si l'attaque nucléaire échouait, ils sauraient ainsi dans un peu moins de huit heures quels étaient les effectifs adverses.

« Les aires de lancement sont dégagées, mon général, annonça un opérateur assis à sa droite.

_Bien. L'ordinateur a-t-il livré les paramètres de tir ?

_Affirmatif, trajectoire d'interception calculée. Les paramètres sont programmés dans les têtes chercheuses en ce moment même.

_Bien... Confirmez la synchronisation avec les bases d'Aristarque et De Gasparis et armez les silos sitôt la confirmation reçue. »

McCallum consulta de nouveau sa montre et s'aperçut avec surprise qu'il répétait le même geste pour la quatrième fois en cinq minutes. La nervosité sans doute. Il n'empêche qu'il regardait encore sa montre lorsque la confirmation des deux autres bases parvint quarante secondes plus tard.

« Confirmation reçue, mon général. De Gasparis et Aristarque viennent de synchroniser leur compte à rebours sur le notre.

_Estimation compte à rebours ?

_H moins sept minutes, trente-neuf secondes.

_Armez les silos de lancement.

_A vos ordres. Silos de lancement un à trente armes. Dégagement du pas de tir, vérifié.

_Engagez le compte à rebours-lancement.

_Séquence de tir engagée, compte à rebours-lancement engagé. De Gasparis, Aristarque : confirmation compte à rebours-lancement engage. »

Un compte à rebours à six chiffres apparut en haut à droite de tous les écrans et la salle entière sembla retenir son souffle. Tapis au fond de leurs silos, les trente premiers missiles à charge nucléaire exhalaient leur haleine de mort, fusant de leurs orifices de longs jets d'oxygène liquide aussitôt aspirés par de puissantes gaines d'aération avant qu'ils n'aient eu le temps de se transformer en plaques de givre. Les bras mécaniques se retirèrent, emportant avec eux la plupart des câbles reliant les engins au système informatique de la base. Les plates-formes de support se rétractèrent à leur tour, laissant à la plate-forme supérieure le soin de maintenir chaque missile en place jusqu'à la dernière minute. Les chiffres indiquant les dixièmes et les centièmes de secondes continuaient à défiler à toute allure, tandis que les chiffres des minutes et des secondes semblaient s'égrener avec une infinie lenteur.

McCallum sortit un mouchoir de sa poche et essuya la sueur qui perlait de son front. Depuis sa nomination à ce commandement huit ans auparavant, jamais il n'avait pensé que viendrait le jour redouté ou il aurait à lancer son arsenal sur un véritable objectif. A dire vrai, il y avait fort à parier que nul au sein des Forces Fédérales eut jamais cru possible d'avoir à utiliser le matériel de guerre dans des conditions de conflit réel.

L'unification des nations un siècle plus tôt avait conforté chacun dans l'opinion que plus aucune guerre était désormais possible, et c'est dans cette quiétude que les Forces Fédérales avaient été constituées. Le monde désormais unifié, on ne pouvait guère craindre qu'une « invasion extra-terrestre » pour menacer la Terre, et la Flotte Spatiale avait plus fonction de force de police chargée de maintenir la paix qu'une force de frappe.

Mais la situation dégénérant entre la Terre et ses colonies, il avait fallu renforcer ses moyens ; au début plus pour intimider les Spacenoïds que dans l'optique d'une guerre. Le gouvernement voyant toujours les choses en grand mais manifestement pas suffisamment loin, l'armée s'était vue dotée d'une formidable armada de vaisseaux spatiaux, à présent totalement obsolètes face aux MS ennemis.

« Heure H moins cinq minutes un zéro, mon général, annonça un opérateur. »

McCallum acquiesça et fit signe à son premier officier. Le colonel Roberto Lancôme et lui sortirent leur clé codée dans un parfait synchronisme et, après s'être assurés de la coordination de leur geste, introduisirent chacun leur clé dans l'orifice prévu sur la console tactique et lui imprimèrent un mouvement rotatif vers la droite. Tous les voyants rouges virèrent instantanément au vert.

« Systèmes de sécurité désamorcés, séquence de lancement finale engagée. Compte à rebours final H moins cinq zéro zéro. De Gasparis, Aristarque, synchronisation confirmée. »

A présent, plus personne ne bougeait dans la salle de contrôle. Les bruits de conversations animées avaient cessé pour ne laisser la place qu'aux couinements électroniques des consoles informatiques et à un silence terrifié. Les yeux rivés sur le moniteur principal, tous scrutaient avec angoisse la position supposée de la force ennemie sur le schéma tactique.

« Distance estimée de la flotte de Zeon ? demanda Lancôme.

_Distance estimée quatorze mille cinq cents kilomètres.

_Temps d'interception ?

_Approximativement une heure, cinquante minutes.

_Décompte ?

_H moins trois minutes.

_Ouvrez les silos de lancement.

_Ouverture des silos de lancement un à trente confirmée. De Gasparis et Aristarque accusent réception, silos ouverts. »

Le colonel Lancôme jeta un regard circulaire sur la salle puis reporta son attention vers les écrans alors que tous les chiffres semblaient s'obstiner à évoluer avec une lenteur exaspérante vers le moment fatidique. Les radars longue portée, malgré le brouillage, n'indiquaient aucune présence ennemie aux abords de leur espace aérien. La base ennemie de Granada n'ayant entamé aucune action contre eux, il fallait croire que pour une fois ils étaient parvenus à prendre de vitesse leurs services de renseignements. La décision de l'attaque avait été prise en très peu de temps et le délai était trop court pour que Zeon puisse préparer une contre-attaque et la lancer contre eux. Il aurait fallut pour cela envoyer une force armée sur orbite, l'envoyer contourner la Lune puis redescendre sur les sites des trois bases. Mais le délai était beaucoup trop court ; aucune armée, même celle de Zeon, était capable d'élaborer une tactique, monter une contre-attaque et la mener à terme, le tout en quelques minutes !

« H moins trente secondes. Vérification finale pour verrouillage trajectoire, confirmée. Champ de tir dégagé, aucun obstacle en vue.

_Systèmes de sécurité terminaux déverrouillés, missiles pares au lancement.

_H moins dix secondes... Huit... Sept... Six... Cinq... Quatre. »

Les dernières plates-formes de support se retirèrent, laissant chaque missile livre à lui-même tandis que les tuyères vomissaient déjà leurs torrents de feu.

« Trois... Deux... Un... Mise à feu ! »

Les trente missiles de croisière s'arrachèrent de leur confinement dans un ouragan de flammes, sectionnant les derniers câbles qui, par le truchement des impulsions électriques, leur maintenaient encore la bride quelques secondes auparavant. Les projectiles s'élancèrent dans le vide, brûlant leur combustible à une vitesse folle et laissant derrière eux une longue traînée lumineuse.

« Mise à feu confirmée.

_Missiles un à trente, lancement confirmé ! Première salve, trajectoire confirmée.

_De Gasparis et Aristarque confirment la mise à feu et le lancement de leurs missiles. »

McCallum relâcha bruyamment sa respiration, comme si pendant tout ce temps il en avait oublié de respirer. La première vague de quatre-vingt-dix missiles était à présent en route pour son destin. La deuxième suivrait à cinq minutes d'intervalle, puis la dernière, dix minutes plus tard sitôt le remplacement des missiles effectué par rotation dans les soixante silos de chacune des bases. à présent, le sort en était jeté et il ne leur restait plus qu'a patienter.

Croiseur DE LANNES, 7è flotte de Zeon, 7 janvier, 00h30 GMT

Le voyant d'alerte s'alluma sur la console du lieutenant de vaisseau Martin Kordin. Le jeune officier pianota sur quelques touches pour obtenir un supplément d'informations avant de s'adresser à son commandant de bord.

« Capitaine, le 923è groupe d'alerte avancée, indicatif Oracle-315 nous signale une importante formation en approche à l'extrême limite de leur champ de détection.

_Estimation et nature ? demanda le capitaine de vaisseau Gerart Ostenbrück.

_Estimation nombre, soixante-dix... Non, entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix. Origine probable, missiles de croisière... Origine confirmée par Oracle 158, missiles de croisière AM-36 Hellhound, nombre : quatre-vingt-dix. Vitesse d'approche estimée, huit mille kilomètres heure, distance deux-cinq-un-zéro, délai avant impact... dix-neuf minutes zéro-deux.

_Capitaine, fit-il à son officier en second, annulez l'alerte jaune et placez l'équipage en alerte rouge. Enseigne Trabicks, transmettez ces informations au DESAIX et au SEIGNEUR DES ANNEAUX, code prioritaire rouge.

_A vos ordres. »

L'enseigne de seconde classe Hector Trabicks appuya sur une série de boutons, brancha son casque sur le canal prioritaire et entra en contact avec le centre des opérations sur le DESAIX, vaisseau amiral de la Dixième flotte.

5è Flotte de Zeon, navire amiral, 7 janvier, 00h31 GMT

« Amiral, le DE LANNES nous transmet un rapport préliminaire d'une de ses unités d'alerte avancée. Avons repéré importante formation de missiles de croisière AM-36 Hellhound, relèvement moins trois degrés trois, tribord deux-six. Distance deux-cinq-zéro-zéro, nombre quatre vingt-six, je répète, neuf-zéro. Estimation impact dans dix-neuf minutes.»

L'amiral Gordon Aurillac fronça les sourcils et se retourna vers Gihren Zabi. A son grand étonnement, il put lire une légère surprise sur le visage de ce dernier, rapidement remplacée par un sourire sardonique. Gihren resta tranquillement assis sur son siège, croisant les mains d'un air satisfait. Anticipant les ordres d'Aurillac, Gihren prit la parole le premier.

« Ordre à la Sixième et à la Huitième Flotte, dit-il en se levant. à tous les bâtiments porte-missiles à portée de tir, avancez à l'encontre de la menace. Lancez les antimissiles et les leurres passifs. Ordre d'interception sur cap vecteur Delta-Zoulou neuf-treize pour tous les MS disponibles et ordre de disperser des leurres actifs sur leur passage. Exécution ! »

Gihren se rassit calmement. Cette attaque par missiles avait été considérée parmi les possibilités de ripostes ennemies lors des simulations et il s'y était attendu. Pourtant Gihren, qui n'avait reçu aucune information en provenance de Granada venant infirmer ou confirmer cette hypothèse, l'avait reléguée au fond de son esprit.

Jusqu'à présent, les informations transmises par les services de renseignement dépendant du commandement de sa sœur Kycillia étaient révélées d'une redoutable exactitude, arrivant toujours en temps et en heure. Mais manifestement, il y avait des limites à tout : leur quartier général lunaire n'avait transmis aucune information quant à un lancement de missiles à partir des bases lunaires fédérales.

Selon toute probabilité les missiles avaient du être tirés plus d'une heure auparavant, et bien que la rotondité de la Lune ait pu cacher le lancement, la trajectoire des missiles aurait pu être observée de Granada même sans l'aide des satellites d'observation. Gihren ZABI n'aimait pas l'imprévu. Cela mettait certes du piment dans la vie, comme disait souvent son frère Dozel, mais lui préférait les plans rondement menés comme des mécaniques bien huilées.

« Aurillac, que savez-vous des Hellhounds ?

_Ce sont des missiles de croisière longue portée à ogive nucléaire, tires à partir de bâtiments spéciaux ou à partir du sol à l'aide de fusées d'appoint. Ils sont équipés de calculateurs de visée Eastinghouse APWQ-8 et disposent en outre d'un ordinateur intégré leur permettant de modifier leur trajectoire, d'éviter les obstacles. On parle également d'un modèle AM-37 en cours de développement doté d'un brouilleur actif de type Puzzle 2. Deux types d'ogives disponibles: uranium ou plutonium. Les têtes chercheuses sélectionnent leurs cibles à partir de trois milles kilomètres mais ne se verrouillent réellement dessus que sur les soixante derniers kilomètres.

_Cela nous laisse donc avec un peu moins de quinze minutes pour les intercepter. »

86è flottille de Zeon, 7 janvier, 00h34 GMT

La frégate lance-missiles JEANNE D'ARC filait maintenant à pleine vitesse, suivie par onze autres bâtiments du même type, toutes armes dehors et systèmes de visée balayant au maximum.

« Distance de l'objectif ? tonna le capitaine Wilfried Terence.

_Un-neuf-sept-zéro. Contact radar négatif. Oracle 317 et 319 nous envoient une simulation de la formation ennemie.

_Une solution de tir ?

_Affirmative à soixante-dix pour cent.

_Alors illuminez ! Assurez-vous qu'aucun missile n'a été délaissé et faites feu ! »

Dix secondes plus tard, le JEANNE D'ARC lâchait une trentaine antimissiles Perseus guides sur la zone par faisceau-laser au rythme de quatre à la seconde, imite par huit des onze autres bâtiments. Les quelque deux cent soixante-dix antimissiles se ruèrent à la rencontre des Hellhounds à la vitesse de sept mille kilomètres/heure, à raison de trois Perseus pour un Hellhound.

« Estimation du temps d'interception ?

_Un peu moins de sept minutes. »

Le décompte défilait sur l'écran principal tandis qu'un moniteur auxiliaire affichait la trajectoire des Perseus. Les têtes chercheuses se braquèrent sur la zone pointée par le signal de guidage laser lance par le JEANNE D'ARC puis balayèrent l'espace devant eux afin d'acquérir leurs objectifs. Mais la distance séparant les navires porte-missiles des Hellhounds était encore trop importante et la précision du tir était trop mauvaise : seuls quarante pour cent des Perseus trouvèrent leurs objectifs, les autres se perdirent dans l'espace. Lorsqu'ils atteignirent les Hellhounds, seuls une trentaine d'entre eux furent détruits, le reste continuant sur sa lancée.

« Rapport de tir, trente-trois pour cent de coups au but. Bandits estimés à cinquante-huit, estimation impact six minutes !

_Lancez salve deux, armez les têtes sur zéro-zéro-zéro et illuminez toute la zone !

_Capitaine, Oracle 270 nous signale une seconde formation. Nouveau contact radar, désignons Raid-Deux, gisement six-trois, bâbord un-un, distance deux-trois-zéro-zéro !

_Quoi ? »

Terence frémit en observant les nouveaux contacts reportés sur le tableau tactique, loin au-dessus de leur position sur leurs onze heures, totalement hors de portée. Si l'action qu'ils avaient mené quelques minutes plus tôt avait prouvé les limites d'une interception sur très longue distance, une tentative contre cette deuxième vague ne pouvait être qu'une pure perte de temps et de matériel.

« Transmettez l'information au DE GAULLE et lancez salves deux et trois, annonça-t-il froidement. Cap vecteur inchangé pour salve deux, cap vecteur Roméo-Fox deux-zéro pour salve trois.

_Commandant, le magasin nous fait savoir que nous ne disposons plus de munitions que pour une salve et demie.

_Merde ! Alors videz-moi ce putain de magasin mais stoppez-moi ces missiles ! »

5è Flotte de Zeon, navire amiral, 7 janvier, 00h42 GMT

Gihren Zabi vit les voyants d'alerte s'allumer en même temps que l'opérateur tactique de la passerelle énonçait la présence d'une nouvelle menace. Une deuxième vague de missiles se présentant par un cap complètement diffèrent ; décidément, les stratèges fédéraux remontaient un peu dans son estime.

« Transmettez à Garahau, Raid-Deux localisé sur six-trois, bâbord un-un. Envoyez bâtiments lance-missiles pour interception selon vecteur Roméo-Echo deux-zéro. Prenez mesures pour manœuvres d'interception.

_Alerte ! annonça l'officier tactique. Nouveau relèvement moins huit-sept, bâbord un-sept-six ! Désignons Raid-Trois, distance deux-un-zéro-zéro !

_Encore ? ! Estimation nombre et interception !

_Nombre quatre-vingt-dix. Temps d'interception quinze minutes. »

Cette fois-ci, le visage de Gihren devint blême. Il avait cru pouvoir gérer l'attaque ennemie, mais la troisième vague de missiles le prenait au dépourvu. Il avait envoyé trois de ses quatre flottes pour intercepter les deux premières attaques, ce qui ne lui laissait guère plus qu'une flotte pour protéger la station. Il s'était laissé surprendre comme un débutant.

« Aurillac, lancez votre force d'interception ; contactez Hazawell, qu'il rappelle ses navires et qu'il prenne ses dispositions pour l'évitement. Dispersion maximale à tous les navires. »

Aurillac se retourna vers les officiers de la passerelle et donna une série d'ordres brefs. Sur tribord, une formation composée de vingt-quatre croiseurs, dix-sept frégates lance-missiles et onze corvettes quittèrent le groupe principal pour se diriger vers le bas. Exactement une minute plus tard, ces mêmes bâtiments lancèrent leurs salves d'antimissiles puis leur escadrilles de MS à quarante secondes d'intervalle. Trente secondes après le catapultage de leur force mobile, ces bâtiments larguèrent les leurres passifs, sous forme de bouées dégageant une signature identique à celle d'un croiseur puis un chapelet de mines actives dans leur sillage.

7è flotte de Zeon, 734e escadrille, 7 janvier, 00h45 GMT

« Brigand Un-zéro à DESAIX, approchons de Raid-Deux sur Roméo-Golf quatre-zéro. Rapport de tir, dix-sept pour cent de coups au but; estimation bandits soixante-cinq, je répète, six-cinq. Interception dans quatre-vingt-douze secondes, contact visuel dans vingt-six secondes. »

Le commandant Dwight Takaya recalibra la camera longue portée de son Zaku de façon à se focaliser sur les Hellhounds. Six minutes auparavant, les antimissiles de la flottille d'interception sous la houlette de la frégate ANNA REITSCH les avaient dépassé en trombe, laissant derrière eux une traînée de gaz incandescents. Il y avait eu une série d'éclairs aussi brefs qu'aveuglants, indiquant que certains d'entre eux avaient atteint les Hellhound, embrasant leurs réservoirs de propergols ou la charge nucléaire. Le radar d'alerte indiquait toujours la présence de soixante-cinq projectiles en approche.

« Brigand Un-zéro à escadrille, interception dans quatre-vingt-une secondes. Je vous rappelle qu'aussitôt notre cap calqué sur le leur, nous disposerons de dix secondes à pleine vitesse pour descendre le maximum de bandits avant de nous faire distancer. Passé ce délai, les Hellhounds seront hors de portée. Utilisation de l'hyper-bazooka seul, les projectiles des canons-mitrailleurs sont trop lents. Prenez garde à ne pas vous faire happer par l'explosion. Attention ! Interception moins cinq-neuf ! »

Les soixante-six Zaku se présentèrent par le travers puis virèrent de bord jusqu'à adopter une trajectoire parallèle à cent vingt kilomètres en avant de leurs objectifs puis, un peu moins d'une demi-minute plus tard, la formation entra en contact avec les monstrueux missiles. Les MS tentèrent de se rapprocher encore plus mais se faisant déjà distancer, ils n'eurent d'autre choix que de tenter d'aligner les Hellhounds dans leur collimateur et tirer.

La camera de vol se fixa sur le missile que le commandant Takaya suivait tant bien que mal et le système de tir prit le relais du contrôle visuel. Deux cercles rouges de tailles différentes firent leur apparition au milieu du moniteur principal et se baladèrent un instant sur la visière du casque. Le calculateur de tir digéra les informations relayées par la camera et ajusta la visée. Les deux cercles continuèrent leur petit ballet pendant une ou deux secondes, suivant les mouvements du canon géant de l'hyper-bazooka. Lorsque l'ordinateur jugea la visée correcte, les deux cercles se superposèrent et un troisième cercle, vert, indiqua le verrouillage de l'objectif.

Takaya appuya sur la gâchette et le Zaku ne fit feu qu'une seule fois avant de dégager rapidement sur la gauche. L'écran de visualisation arrière lui indiqua l'apparition d'une puissante source lumineuse et qu'il avait réussi. Un rapide coup d'œil lui indiqua que plusieurs de ses hommes avaient aussi touché leur objectif, ce qui constituait un exploit considérant la vélocité phénoménale à laquelle ils avaient du opérer. Il restait toutefois une quarantaine de missiles, mais Takaya et son unité ne pouvaient plus rien faire sinon regarder les missiles les distancer. Il restait un peu moins de trois minutes avant que Raid-deux n'atteigne la flotte.

Croiseur FREYIA, 64è flottille de Zeon, 7 janvier, 00h48 GMT

Le capitaine Sylvain Randal tapait à toute vitesse sur son clavier personnel en jetant de temps à autre des regards anxieux en direction du moniteur principal. à ses cotes, son premier officier, le capitaine de frégate Kristel Manheim tentait de le convaincre d'enfiler sa combinaison spatiale. Quarante-deux missiles Hellhounds de Raid-Un étaient parvenus à traverser successivement les quatre rideaux défensifs tendus par les Zaku et les escorteurs. à présent il ne restait plus que les croiseurs eux-mêmes, livres à l'adresse de leurs artilleurs pour protéger la flotte de l'attaque ennemie.

« Artilleurs, pointez sur cap vecteur Quebec-Tango un-six, ordonna Randal en interrompant ses calculs. Armes libres ! Armes libres, laissez faire les calculateurs de tir. Cadence de tir continue !

_Impact moins trente secondes ! Le radar d'alerte vient de s'activer, illumination confirmée : verrouillage missiles imminent !

_FEU ! »

Le FREYIA fit feu de ses quatre tourelles doubles en même temps que les autres croiseurs de la flotte. Mais les têtes chercheuses des Hellhound avaient déjà anticipe la manœuvre ; les missiles virevoltèrent en tous sens tandis que les puissants rayons destructeurs ne faisaient que les effleurer. Quelques-uns furent toutefois touches et explosèrent avant d'atteindre leur cible. Sur les trente-huit missiles restants, douze passèrent entre les bâtiments sous les regards terrifiés de leurs équipages et se dirigèrent sur la station sous un feu nourri. Les vingt-six missiles restants se jetèrent droit sur des bâtiments bien spécifiques sans que ceux-ci aient pu faire quoi que ce soit. Malgré la grande dispersion des navires, on dénombra quatorze explosions nettes.

Le FREYIA fut lui-même traverse par un missile qui n'explosa pas mais pulvérisa son module-moteur tribord, criblant d'éclats le module bâbord et une partie de la superstructure. Le hangar aux MS fut littéralement soufflé par l'explosion des réservoirs de propergol et une énorme carcasse de métal s'écrasa sur la partie droite de la passerelle, tuant le capitaine Randal et les deux navigateurs sur le coup. Le capitaine Manheim n'eut elle-même la vie sauve que grâce au réflexe de l'enseigne Miguel Ardino qui la tira dans la coursive au moment où la passerelle volait en éclats.

Vingt-sept secondes plus tard, les trente-sept missiles de Raid-Deux firent leur apparition sur les écrans des croiseurs protégeant le cadran supérieur. La flotte de l'amiral Garahau lâcha les deux tiers de son arsenal et déversa un véritable déluge de fer et de lumière pendant quarante secondes, puis les missiles s'abattirent sur la formation, détruisant instantanément quatre croiseurs Musaï, cinq escorteurs et cinq vaisseaux-cargo ; six autres vaisseaux furent touches par le raid, mais les têtes nucléaires ne s'armèrent pas et les missiles se contentèrent de transpercer la coque, endommageant néanmoins gravement les bâtiments.

Pratiquement au même moment, les soixante-douze Hellhounds de Raid-Trois frappèrent les bâtiments des Cinquième et Huitième flotte. Malgré les dispositions prises, deux Tibet, cinq Musaï, quatre escorteurs, un Pazock et deux Papuwa furent touchés de plein fouet. Tous explosèrent sur le coup, projetant des débris sur des kilomètres à la ronde. Les bâtiments restants continuèrent malgré tout à faire feu sur les missiles poursuivant leur course vers la station. Onze d'entre eux furent abattus avant d'avoir pu aller plus loin, dix-huit de plus se jetèrent sur les leurres et six autres s'égarèrent, leurs systèmes de visée et de direction détraqués par les explosions.

Sur les cent soixante-dix missiles Hellhound programmés initialement pour viser la station, une soixantaine se déprogrammèrent en vol pour se focaliser sur les bâtiments de guerre, et sur les cent dix restants, seuls vingt parvinrent vraiment à passer au travers de tous les rideaux défensifs, mais neuf d'entre eux furent leurrés par le dernier barrage de contre-mesures électroniques et effleurèrent la station ; deux autres passèrent à travers les larges ouvertures de la coque brisée et, par un extraordinaire coup de chance, allèrent se perdre dans l'espace après être ressortis de l'autre côté !

Finalement, seuls huit missiles touchèrent réellement la station, mais pour une raison inconnue, les ogives de cinq d'entre eux explosèrent pas et les équipes de déminage passèrent ensuite cinq heures épouvantables à neutraliser les trente-cinq têtes nucléaires. Un autre toucha la coque de plein fouet, arrachant une partie de l'enveloppe externe sur une surface de trois cents mètres à l'avant ; enfin les deux derniers arrivèrent par l'arrière et pulvérisèrent ce qui avait été le complexe portuaire de poupe.

En revanche, le score était plus brillant du côté des missiles anti-navires. Sur les cent soixante missiles qui fondirent sur la flotte, soixante-seize d'entre eux avaient fait mouche, entraînant la destruction totale de soixante-neuf bâtiments et la destruction partielle de onze autres, touches soit par des débris, soit par des missiles dont le détonateur n'avait pas explose. En l'espace de vingt minutes, la flotte de Zeon venait de perdre onze pour cent de ses effectifs.

Base Fédérale de Gutenberg, Lune, 7 janvier, 5h45 heure locale, 1H45 GMT

Il devait y avoir à la fois de l'exultation et du soulagement au centre de commandement. L'un des deux satellites lancés par Aristarque retransmettait depuis une heure les photos longue portée de la flotte de Zeon. Les clichés développés une quarantaine de minutes auparavant montraient une formation démantelée et éparpillée, traînant derrière elle une mer de débris. Certes la station n'avait pu être détruite ni même, au vu des photos, être endommagée, mais on avait dénombré près de soixante-dix explosions correspondant sans aucun doute aux vaisseaux de l'escorte. C'était déjà là un exploit d'une grande valeur qui ne pouvait que conforter les officiers généraux dans l'invincibilité de leurs moyens militaires.

Un peu partout dans toute l'étendue de la base, on sabrait le champagne malgré l'heure matinale, comme si à présent la destruction d'Island Iffish n'était plus qu'une question d'heures, aisément résolue en un tour de main. L'amiral Tianm ne partageait cependant pas cet enthousiasme, car ce qui faisait la force de la flotte de Zeon, ce n'était pas sa flotte, mais ses MS. La destruction de soixante-dix bâtiments pouvait être considérée comme une grande victoire, dans la mesure ou ce chiffre pouvait représenter une partie non négligeable des effectifs de la flotte ennemie, bien que le chiffre total restât encore inconnu. On ignorait la répartition exacte des pertes ennemies mais il fallait espérer qu'une bonne partie des croiseurs porteurs de MS feraient partie du lot. Tianm vit le contre-amiral Van Tran s'approcher de lui d'un air réjoui, une bouteille à la main.

« Alors amiral ? Vous ne buvez pas ?

_Désolé amiral, je ne suis pas d'humeur très fêtarde.

_Ah oui ? Vous devriez pourtant, nous venons de flanquer une bonne raclée à ces extraterrestres. Avec ça, ils devraient reconsidérer leur déclaration de guerre et rentrer chez eux. »

Tianm le foudroya du regard, puis détourna la tête.

« Vous ne considérez pas sérieusement cette déclaration, n'est-ce pas, reprit-il au bout d'un moment.

_Ma foi, non, répondit Van Tran avec désinvolture. Je ne prends pas cette « guerre » vraiment au sérieux. Je ne vois vraiment pas comment Side-3 espère faire plier l'Union avec ses faibles moyens.

_Vous sous-estimez l'ennemi.

_Sans doute, oui. Mais comment ne pas le faire? Zeon Daikun lui-même n'était guère qu'un agitateur politique en son temps et le fait qu'il ait pu trouver autant d'audience sur Side-3 doit prouver quelque part que cette colonie est peuplée d'agités lunatiques. Leur stupéfiant déploiement sur Side-1, 2 et 4 n'est peut-être après tout qu'une exagération.

_Ils ne se seraient pas amusés à exterminer des milliards de gens rien que pour nous intimider.

_Des milliards? Tant que ça? demanda-t-il, surpris.

_Vous ne consultez donc pas les rapports? Je crois que nous devons déjà en être à quelque chose comme deux milliards de morts. Gazage, atomisation, Zeon est en train de faire le vide.

_Oh... Pourquoi auraient-ils fait cela à votre avis ? »

Tianm haussa les épaules en signe d'ignorance. La famille Zabi avait développé une doctrine basée sur la pureté de la race Spacenoïd, l'avenir des colonies comme tremplin du renouveau de l'espèce humaine dans l'espace, insistant sur la corruption et le pourrissement qui gagnaient ceux qui restaient enracinés sur la Terre. Par extension les habitants de Side-3 en étaient venus à traiter avec mépris les Earthnoïds; fallait-il voir dans les massacres une extension de leur mépris vers les valets spatiaux de l'Union Terrienne?

« Vous me semblez préoccupé, mon cher.

_Oui... J'ai eu l'occasion de croiser certains membres de la famille Zabi par le passe. J'ai rencontré le Duc Degwin sur la Lune, il y à une quinzaine d'années, lors d'une soirée.

_Haha, vous avez d'intéressantes fréquentations. Et quel genre d'homme était-ce?

_Passionné, brillant, ambitieux, un homme d'une grande culture. Son fils est le portrait craché de son père, mais en plus dangereux. S'il l'était déjà à l'époque, Dieu seul sait ce qu'il est devenu aujourd'hui. C'est la raison pour laquelle je ne peux que croire aux intentions de Side-3. Cette guerre va durer, et elle fera très mal, j'en ai le pressentiment.

_Allons, allons, reprit Van Tran avec un sourire, vous ne devriez pas dramatiser autant. Je veux bien admettre que Gihren ait un grain, mais de là à le considérer comme le Diable...

_Vous avez déjà vu la retransmission d'un de ses discours?

_A vrai dire, non. Je n'en ai jamais eu le temps.

_Si jamais vous en trouvez une disquette, jetez-y un coup d'œil, c'est impressionnant. Il manipule les foules, les harangue jusqu'à l'abrutissement complet, et ces Spacenoïds boivent ses paroles comme des assoiffés dans le Sahel. On se croirait revenu sous Staline, Hitler ou Mao, à se demander s'il n'a pas hérité de leur « grain », comme vous dites. C'est étrange comme parfois l'Histoire se plaît à mettre sur le devant de la scène des personnages dotés d'une prodigieuse intelligence à la mesure de leur ambition, et qui finissent tous par verser dans le totalitarisme. »

Tianm se détourna de nouveau de son interlocuteur et fit quelques pas vers la baie vitrée du salon d'observation. Le centre de commandement était profondément encastré dans le versant nord de la paroi montagneuse et s'étendait sur quatre niveaux; les deux salons d'observation jouxtaient en fait le dernier niveau de part et d'autre, donnant une vue imprenable sur le cratère depuis le haut de la crête. Le commandant de la Quatrième flotte regarda en contrebas et contempla la base de Theophilus qui s'étendait à ses pieds, collection de lucioles clignotantes sur un tapis d'obscurité. Le Soleil avait à présent totalement disparu sur l'autre versant de la Lune et la face visible se trouvait entièrement plongée dans les ténèbres, réduisant les cités lunaires à des petites oasis de lumière. Les bases militaires elles-mêmes resteraient éclairées durant la préparation finale de l'Opération Atlas puis observeraient un black-out total durant la traversée d'Island Iffish, non que leur position fut inconnue des Forces de Zeon mais pour éviter de leur offrir des cibles supplémentaires illuminées comme des arbres de Noël.

Tout à coup, le hurlement rauque de la sirène d'alarme retentit à travers toute la base. Le visage de Van Tran vira au blanc et son verre de champagne chut lentement vers le sol sans se briser. Les deux amiraux se précipitèrent en courant vers l'ascenseur qui les mena au niveau un du centre de commandement.

« Que se passe-t-il? demanda Van Tran au colonel Irvine.

_Des missiles, amiral! Nos détecteurs longue portée viennent de repérer plusieurs formations de missiles qui viennent de passer la frontière occidentale.

_Relèvement?

_Caps vecteurs Sigma-Lambda-Vert, Delta-Lambda-Bleu, Upsillon-Thêta-Rouge, répondit un officier. Relèvement latitude soixante-treize, désignons raid-Un pour longitude moins cinquante-sept, désignons raid-Deux pour moins trente-quatre; raid-Trois pour moins onze; raid-Quatre pour plus sept; raids-Cinq, Six et Sept caps indéterminés ! Rectification, j'ai maintenant onze raids sur mon écran !

_Onze? Demandez confirmation. Est-ce bien onze raids missiles?

_Transmission des bases de Lansberg et Euclide, annonça l'officier tactique, nombre onze raids missiles confirmé ! Identification positive, missiles de croisière intercontinentaux de type Arès 3. Trajectoires en cours de calcul, estimation impact dans sept minutes. Estimation nombre... Quarante-quatre.

_Seulement ? fit Van Tran interloque. Quarante-quatre missiles seulem... Alerte nucléaire ! Passez en condition défensive Un, donnez l'alerte sur toutes les bases et lancez une première salve d'antimissiles.

_Attendez, amiral. L'ordinateur nous communique les derniers paramètres... Trajectoires calculées et vérifiées, les raids ne se dirigent pas vers le versant oriental. Je répète, les raids ne se dirigent pas vers le versant oriental. Cibles présumées, installations sur le versant occidental, estimation impact dans... Raid-cinq vient de tomber sur De Gasparis !

_Euclide confirme par visuel la destruction de la base de De Gasparis par vecteur nuc... Je... Je viens de perdre tout contact avec la base d'Euclide...

_Passez sur visuel !

_Impossible, nos satellites sont de l'autre côté de la Lune.

_Et nos flottes sont hors de portée, termina Tianm sans qu'on ait eu à lui poser la question.

_Raccordez-nous sur le réseau des balises de surveillance ! »

L'image sur le moniteur tremblota un moment avant que la connexion ne fut établie puis fit place à une énorme boule de feu.

« C'est la base de Lansberg, lâcha un opérateur.

_P... Passez sur un autre canal.

_Amiral, annonça encore quelqu'un dans la salle, nous venons de perdre le contact quasi simultanément avec plusieurs de nos bases. Les communications par micro-ondes et par faisceaux-laser ne donnent plus rien. »

Van Tran se retourna vers son chef d'état-major, l'air furieux.

« Pourquoi n'avons nous pas pu les repérer plus tôt ?

_En l'absence de tout moyen de détection radar, nos systèmes de détection marchent en mode visuel infrarouge uniquement. C'est la pleine lune, amiral, et nos détecteurs orientés vers la face cachée sont tous rendus à moitié aveugles par le rayonnement solaire. Les raids missiles n'ont pu être repérés qu'après leur passage de la frontière...»

Van Tran ravala sa frustration et donna un grand coup de poing sur le pupitre. Tianm détourna les yeux, mais il partageait sa douleur. Selon toute probabilité, onze des vingt-huit bases lunaires brûlaient dans un feu d'enfer, pour ainsi dire. Ce n'était pas qu'une image, la détonation des sept têtes nucléaires contenues dans chaque missile ayant produit une formidable réaction thermonucléaire qui avait tout consumé dans un rayon de plusieurs kilomètres, transformant chacune des bases en brasier éphémère et monstrueux.

« Donnez-moi une estimation des bases détruites et de ce qui nous reste comme installations intactes.

_Le quartier général de la face occidentale de Lansberg est détruit, de même les bases de missiles d'Aristarque, Street, De Gasparis et Lambert; nos installations militaires de Lalande et Sharp; le centre général de traitement informatique d'Euclide, les complexes de ravitaillement et les dépôts de matériels de Callipus et de Lexell ne répondent plus. Et euh... Il y a une forte probabilité que la cité lunaire Leonov aurait été détruite en même temps que la base de Parry.

_Population civile?

_N... Neuf millions d'individus.

_Mon Dieu... murmura quelqu'un.

_Et que nous reste-t-il ? continua Van Tran, livide.

_Les bases de Gutenberg, Tarentius, Grove, Steavenson, Young, Lubiniezky, le complexe de ravitaillement d'Alfraganus ainsi que onze bases mineures disséminées dans l'hémisphère sud.

_C'est tout? demanda Tianm.

_Oui, amiral.»

Van Tran s'affala sur un siège, l'air subitement épuisé. La joie qui l'habitait quelques minutes auparavant l'avait quitté, le plongeant dans une torpeur hébétée, comme une monumentale gueule de bois après une soirée bien arrosée. La perte des bases elle-même ne perturberait pas grand chose dans l'Opération Atlas, la majorité des moyens offensifs mobiles de ces bases ayant été rassemblés autour de la Mer de la Fécondité, mais la perte des installations elles-mêmes allait changer l'équilibre des forces sur la Lune.

La destruction de onze bases sur vingt-huit allait sérieusement entamer la présence militaire fédérale et par conséquent affaiblir leur influence politique; Side-3 ne manquerait certainement d'exploiter cette faiblesse pour étendre sa sphère d'influence. Avec cinq grandes bases militaires sur la face cachée, dont Granada était la plus importante, Zeon apparaissait désormais en position d'égalité voire de force et bien que la Lune fut un dominion à statut particulier de la Fédération, il n'était pas exclu que le Conseil Sélénite soit tenté par une révolution. Cette attaque nucléaire était-elle une action politique et militaire préméditée ou une simple réponse à leur propre attaque quelques heures plus tôt ?

«Contactez l'amiral O'Connor à Jabrow de toute urgence. Faites-lui un rapport détaillé et demandez des instructions. »

Van Tran se mit la tête entre les mains et sentit les vagues du désespoir monter en lui par lentes et douloureuses pulsations.

Cité lunaire OBERTH, cratère de Reinhold, 6 janvier, 23h47 heure locale; 7 janvier, 1h47 GMT

Derek Richards avait senti les secousses sismiques ébranler la vaste cité lunaire quelques minutes plus tôt. Croyant à un tremblement de lune, il n'y prêta pas attention comme tout Sélénite et continua de siroter son martini-soda. Il en était à trier ce qu'il avait glané au centre d'information de l'armée, lorsque son téléphone cellulaire se mit à sonner.

« Nom de Dieu! Derek, ramène-toi ! fit la voix paniquée de Shing Darel, son coéquipier, il vient de se passer quelque chose ici !

_Quoi ? Qu'est-ce que tu as vu ? Où es-tu ?

_Je suis au square Slayton, à la baie d'observation sud. Je ne sais pas ce qui se passe mais l'a quelque chose qui a pété !

_Tu filmes ?

_Et comment!

_J'arrive ! »

Sentant qu'il devait y avoir la quelque chose d'envergure, Derek coupa la communication et bondit hors du bar après avoir hâtivement réglé la note avec sa carte. Le jeune homme courut jusqu'au plus proche arrêt d'Elecar de location, prit le premier véhicule de la file et introduisit sa carte de crédit. Le tableau de bord s'illumina tandis que l'ordinateur lui indiquait aimablement le nombre de crédits qu'il lui restait. Derek ne perdit pas de temps à attendre toutes les recommandations d'usage énoncées par la machine, il ferma la portière et appuya vivement sur l'accélérateur. Le véhicule quitta la file de parquage et fila en direction du quartier sud de la ville à grande vitesse. En raison de l'heure tardive, les rues étaient presque désertes et Derek se permit de rouler largement au-dessus de la limite autorisée pour tenter de parvenir à destination avant qu'il ne restât plus rien à voir.

Exactement trois minutes après avoir quitté le bar de la trente-septième avenue, Derek surgit hors de l'ascenseur et se précipita vers la baie d'observation à trente mètres de la. Son coéquipier et cameraman Shing Darel était debout, sa caméra professionnelle sur l'épaule, achevant de filmer ce qui ressemblait à trois énormes nuages de poussières à l'horizon. Plusieurs badauds observaient également le phénomène en poussant des cris tandis que d'autres titubaient en gémissant, tendant les bras devant eux, comme une armée de zombies.

« Qu'est-ce que c'était ? demanda Derek en haletant.

_J'en sais trop rien. Je filmais le tube balistique quand c'est arrivé ; les filtres solaires de la caméra se sont tous abaissés comme si j'avais regardé le soleil en face et mon champ de vision est devenu tout noir. J'ai tourné la camera dans tous les sens par réflexe pour savoir ce qui s'était passé quand j'ai vu... Attends, je te fais une copie de la disquette. Prends le lecteur dans mon sac et jète donc un coup d'œil pendant que je continue de tourner, au cas où il y aurait encore autre chose. »

Le jeune journaliste suivit ses instructions, sortit les lunettes-video du sac et introduisit la disquette que son collègue lui passa distraitement, l'objectif toujours braqué vers l'horizon. Le lecteur vidéo se présentait sous la forme d'un casque léger comprenant un ensemble lunettes de vision-écouteurs audio, raccordé par un fil à un lecteur professionnel incluant tous les équipements disponibles en studio.

Au début il ne distingua que les lumières de la ligne de train balistique reliant Oberth à Goddard, dans Ptolémée. Le dernier train à destination de l'autre cité lunaire venait de quitter la gare et s'engageait à très grande vitesse dans le tube en plexi-acier transparent qui lui servait de tube conducteur jusqu'à sa destination.

Puis subitement, tout devint sombre et Derek comprit que les filtres anti-rayonnements avaient du se déclencher. Le jeune homme fit un arrêt sur image et s'aperçut à sa grande stupéfaction, en lisant le cadran, que l'intégralité des soixante filtres étaient abaissés. Même en regardant le soleil de face, seuls cinquante d'entre eux se seraient abaissés pour atténuer le rayonnement et le rendre comparable à l'albédo lunaire vu de la Terre. Il fallait donc qu'il y ait eu un phénomène particulièrement aveuglant pour que s'enclenche la protection solaire maximale de la camera. Derek pianota sur les boutons du lecteur et entreprit de retirer électroniquement les filtres de l'image, un par un. A quarante-cinq filtres, l'image était à peine supportable, et àquarante, l'image était complètement aveuglante. Convaincu que le niveau de luminosité était réellement colossal et qu'il ne pourrait aller plus loin, il revint prudemment à cinquante filtres, fit un retour en arrière puis relança le défilement de la bande.

Lorsque vint le moment où précédemment les filtres s'étaient brusquement déclenchés, Derek put observer un grand éclair qui illumina violemment la surface comme en pleine lune, alors que c'était la nouvelle lune et qu'il aurait du faire entièrement nuit !

« Nom de Dieu, murmura-t-il. Qu'est-ce que c'est que ça ? »

Un brusque mouvement de camera lui indiqua que Shing avait réagit à ce moment-là et il y eu un grand balayage de l'horizon, jusqu'à ce qu'il puisse distinguer trois grosses boules lumineuses. La première vers le sud-ouest, la seconde plein sud et la dernière assez loin vers le sud-est. L'objectif s'était finalement fixé sur la première source lumineuse, la plus proche. Sur la bande sonore, on entendait des hoquets de surprise, des cris de panique et des hurlements.

« Qu'est-ce que ça peut bien être à ton avis ? demanda Shing qui avait passé sa camera en mode vision et regardait lui aussi ce qu'il avait filmé quelques minutes plus tôt . »

Derek laissa la disquette tourner encore quelques secondes et sentit nettement ses cheveux se hérisser sur sa nuque lorsque se dissipèrent les dernières traces de doute qui obscurcissaient son esprit.

« Je crois que c'était des explosions nucléaires, balbutia-t-il avec une voix chargée par l'émotion.

_Des... Des quoi ? bégaya Shing, estomaqué.

_Des explosions nucléaires ! Quelqu'un vient de faire sauter au moins trois ogives nucléaires sur la surface lunaire. »

Shing retira ses lunettes avec horreur et regarda en direction du sud, là où planaient encore les lourds nuages de poussières et de débris qui mettraient des mois à retomber. Derek comprenait à présent la raison pour laquelle ces gens se déplaçaient d'une démarche incertaine en tendant les bras devant eux, comme s'ils étaient aveugles. Ces personnes avaient du se trouver face aux fenêtres sud lorsque les explosions avaient eu lieu, et le système de filtrage solaire ayant été désactivé pour cause de nouvelle lune, elles étaient devenues réellement aveugles lorsque le puissant rayonnement avait brûlé leur rétine.

« Oh mon Dieu... murmura-t-il, bouleversé.

_Euh, écoute. Qu'est-ce qu'on fait ? On appelle la rédaction pour faire passer l'info avant qu'un autre chaîne mette le doigt sur le scoop ? Franchement... Je ne suis pas sûr de vouloir savoir ce qui à pété, ni où.

_Je sais, répondit Derek, encore sous le choc, mais ça se saura tôt ou tard. Autant que ce soit nous qui l'annoncions. Contacte la rédaction par faisceau-laser et envoie les données. Mais pas plus : moi non plus je ne veux pas savoir ce qui a sauté, et j'aimerais encore moins qu'on nous envoie enquêter. »

En fait, même sans chercher à le savoir, Derek pouvait aisément deviner ou les ogives avaient du tomber. L'explosion que Shing avait filmé au sud-ouest ne pouvait être que celle de la base fédérale de Lansberg, le quartier général occidental. Celle au sud-est ne pouvait pas être la cité lunaire Goddard, car la ligne de train balistique aurait stoppé automatiquement si le terminal de Tycho avait été touché. Ce ne pouvait donc être que la base de Lalande, située à mi-chemin entre Oberth et Goddard. Le troisième point de chute, par contre, l'inquiétait beaucoup plus. Il n'y avait dans cette direction que le cratère de Parry, à trois cent cinquante kilomètres au sud-sud-est, comprenant non seulement la base militaire de Parry mais également la cité lunaire Leonov. Si ses déductions quant aux deux premiers points de chute étaient exactes, ce devait être la base fédérale qui avait été visée, non la cité; mais cela revenait au même, la base et la cite se partageant le cratère en deux moitiés.

Derek se détourna de la baie vitrée et courut se frayer un chemin jusqu'aux toilettes, subitement pris d'une envie de vomir.