CHAPITRE 10
5è flotte de Zeon, navire amiral, 7
janvier, 2h04 GMT
Les amiraux des quatre flottes étaient à nouveau réunis dans la salle
d'état-major du SEIGNEUR DES ANNEAUX. Debout devant le plan 3D, le capitaine
Kurtzel Guidan énumérait leurs pertes.
«Nous
avons perdu quatre croiseurs lourds de classe Tibet, douze croiseurs Musaï,
trois frégates lance-missiles, cinq frégates d'interception, trois corvettes,
deux avisos et douze bâtiments logistiques. Nous arrivons à un total de
quarante et un bâtiments, toutes classes confondues, ce qui sur un total de
deux cents soixante-dix missiles, nous donne un taux de pertes proche des quinze
pour cent.
_C'est
un chiffre inacceptable, dit posément Gihren Zabi. Notre système
d'interception aurait du être beaucoup plus efficace que cela. Comment cela
est-il possible ? »
Les quatre amiraux échangèrent des regards interrogateurs. Selon eux,
ils avaient fait tout ce qui avait été en leur pouvoir pour stopper les
missiles ; fallait-il mettre le taux de réussite exceptionnel de l'ennemi sur
le coup de la chance ? L'amiral en chef Gihren n'accepterait jamais une telle
justification...
Pressentant l'impasse, Mark Powland se leva après avoir consulté du
regard ses confrères. Il lut de la gratitude dans le regard d'Aurillac, et il
sut qu'en prenant la parole, il pouvait très bien y laisser sa tête si son
explication ne satisfaisait pas Gihren.
«Contrairement à ce que nous pensions, les missiles semblaient dirigés
non contre la station, mais volontairement contre la flotte. Tous nos systèmes
d'interception étaient calibrés de façon à couvrir Island Iffish, mais les
missiles se sont verrouillés en fait sur la flotte. Ce n'est que dans les
trente dernières secondes que nous avons réalisé que nous étions la cible
visée.
_Visaient-ils
l'escorte intentionnellement ?
_Sans
aucun doute ; la suppression de l'escorte aurait facilité leur contre-attaque
lunaire. Il semble par ailleurs que nos ordinateurs se soient mépris sur la
nature des missiles. Il devait s'agir non de l'AM-36 mais du modèle AM-37,
soi-disant encore en période d'essais. L'AM-37 se distingue de son prédécesseur
par un programme beaucoup plus évolué et un brouilleur Puzzle-2 auquel on doit
sans doute le désastreux taux d'interception de nos antimissiles et
l'inefficacité de nos leurres.
_Comment
se fait-il que nous n'ayons reçu aucune information sur la mise en service de
ces missiles ? demanda Gihren à l'officier des renseignements.
_Nos
agents placés sur Terre nous ont rapporté à maintes reprises les problèmes
de mise au point rencontrés par les ingénieurs fédéraux. Ceux-ci
concernaient notamment le sélecteur de cibles et le détonateur ; nous ne
pensions pas que les Forces Fédérales résoudraient ces défauts si tôt,
encore moins qu'ils oseraient mettre en service des engins imparfaits. »
Ne quittant pas le diagramme tactique des yeux, Gihren Zabi se caressa
distraitement le menton d'un air songeur. En trois jours il avait perdu un total
de cent quatorze vaisseaux pour deux attaques ennemies, c'était beaucoup plus
qu'il ne l'aurait voulu, mais cependant beaucoup moins que ce qu'il avait calculé
au départ.
«Nous allons changer l'ordre de bataille, annonça-t-il brusquement.
Amiral Hazawell, votre flotte est celle qui a le plus souffert, vous serez par
conséquent retire de l'opération. La flotte de l'amiral Reymond prendra
votre relève au sein du dispositif ; nous nous adjoindrons également les
services de la Quatrième flotte. »
Jeyms
Hazawell bondit subitement hors de son siège comme s'il avait été piqué par
un hérisson.
« Excellence ! protesta-t-il avec sincérité, vous ne pouvez pas me
retirer de l'opération maintenant. Ma flotte est encore pleinement opérationnelle.
_C'est
inexact, et vous le savez mieux que moi. En l'absence d'unités de réserves,
vous seriez toujours en sous effectifs : cela constituerait une menace pour la sécurité
du groupe. Et puis vos hommes sont fatigues ; c'est également le cas pour la
Sixième flotte, mais j'ai beaucoup trop besoin de vous, Powland. Je ne peux pas
me débarrasser d'un coup de mes deux unités les plus aguerries, c'est pourquoi
il me faut retirer l'un de vous deux de la première ligne.
_Bien
excellence.
_Vos
ordres, amiral Hazawell, sont d'attendre vos unités de réserves sur la Lune et
de nous rejoindre à pleine vitesse avant la dernière phase de l'Opération.
_A
vos ordres. »
Hazawell hocha la tête, résigné. Il n'aimait pas l'idée de se voir écarté
prématurément de l'Opération British, cela sonnait comme une disgrâce,
bien qu'il sut que ça n'en était pas une, comme le laissait sous-entendre
Gihren. Les unités sélectionnées pour participer à cette opération avaient
été choisies selon des critères très sévères, les hommes triés sur le
volet, déplacés d'une unité à une autre et les unités elles-mêmes transférées
d'une division ou d'une flottille à une autre. Sa nomination avait été un
grand honneur pour lui et la perspective de se tourner les pouces sur la Lune ne
lui plaisait guère. Mais la décision de Gihren restait sans appel.
Un petit voyant lumineux sur le bureau se mit à clignoter avec
insistance, attirant l'attention de Gihren.
« Oui ? dit-il en branchant le haut-parleur.
_Nous
entrons dans l'espace défensif lunaire, excellence.
_Dans
combien de temps atteindrons-nous Granada ?
_A
peu près cinq heures, votre excellence. Le premier contact avec les Deuxièmes
et Troisièmes Flottes devrait s'effectuer dans deux heures vingt-trois minutes.
»
Gihren
remercia l'opérateur-radio de la passerelle et son chef d'état-major modifia
la disposition du schéma à l'aide de son clavier personnel.
«Nous serons encore à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres de
la Lune, annonça Kurtzel Guidan. La jonction avec la Quatrième flotte, elle,
ne se fera qu'au-dessus de Granada elle-même. La destruction d'une partie des
bases lunaires fédérales nous garantit l'absence de toute activité ennemie
durant le court trajet ou Island Iffish ne sera sous l'escorte que de deux
flottes. Si nous respectons l'horaire, la force C devrait rejoindre les deux
premières au-dessus de la Mare Foecunditatis trente minutes plus tard. »
46è flottille fédérale, Lune, 7
janvier, 2h45 GMT
Debout sur la passerelle du transporteur Colombus-467, l'aspirant Anaïs
Macleyn avait aperçu une heure auparavant la pluie de missiles s'abattre sur
les complexes fédéraux du versant occidental. Les radars étaient restés
totalement muets, comme d'habitude, et le réseau de senseurs visuels les avait
avertis trop tard pour qu'ils aient eu une chance de contre-attaquer. Avec un
frisson d'horreur, elle avait observe l'apparition d'énormes boules de feu,
loin sur la ligne d'horizon, chaque lueur correspondant à la destruction d'une
base. Lorsque finalement les rapports et les confirmations en provenance de
Gutenberg étaient tombés, elle avait été prise à la fois d'une grande
tristesse et d'une grande fureur.
Force était de constater que si leur propre attaque nucléaire avait été
une réussite, leur avantage n'avait pas duré bien longtemps. Il avait fallu à
peine une heure aux Forces de Zeon pour se ressaisir et répliquer. De nouveau,
les Forces Fédérales se retrouvaient menés par l'initiative ennemie et il
apparaissait impossible de la leur reprendre dans les conditions actuelles. Par
ailleurs, on distinguait à présent sur les senseurs optroniques les effectifs
ennemis, et ils étaient conséquents : pas loin de cinq cents vaisseaux de
toutes sortes. Nettement plus que ce qu'ils avaient estimé.
La
rumeur disait qu'on était demandé à Jabrow s'il n'était pas préférable
d'attendre les renforts de la Sixième flotte et patienter jusqu'à la seconde
orbite lunaire, plutôt que d'attaquer tout de suite. Les partisans de la
seconde option ne l'avaient finalement remporté qu'au bout de deux heures de délibération.
Pour la première fois depuis son engagement dans l'armée, Anaïs Macleyn
commençait à douter de la véritable suprématie des Forces Fédérales : car
dans l'immédiat ils n'en possédaient aucune, pas même la supériorité numérique.
L'autre fait marquant était la confirmation de la trajectoire d'Island
Iffish, calculée par rapport à son orientation actuelle. Bien que
l'annihilation des bases sur le versant occidental ait pu faire penser à la manœuvre
inverse, il avait été clairement établi que la station contournerait la Lune
par la face cachée.
Mais le dispositif lunaire était prêt à l'accueillir au tournant, pour
ainsi dire. Quelques minutes plus tôt, un signal transmis par le BERLIN,
navire-amiral de la Quatrième flotte, avait ordonné que tous les navires
restent en position jusqu'à nouvel ordre. Il y avait à présent plus de
quatre cents vaisseaux de toutes classes en orbite stationnaire au-dessus de la
Mer de la Fécondité, plus mille cents chasseurs-bombardiers dont six cents
embarqués, les cinq cents autres bases à terre.
Le capitaine Tess Jirka entra dans la salle de repos et s'affala dans un
canapé, l'air accablée. Sans se soucier du protocole, le chef d'escadrille déboutonna
son col d'uniforme et se laissa aller sur la banquette devant ses pilotes.
«Capitaine ? interrogea quelqu'un.
_Rien,
répondit-elle en secouant la tête. Il ne reste rien de la base de Lalande. Un
drone de reconnaissance est passé il y a une demi-heure. Tout à été détruit,
dévasté. Le cratère est comme nettoyé de toute trace humaine, comme au jour
ou l'Homme à aluni pour la première fois. »
Anaïs
resta hébétée pendant quelques secondes, tentant d'appréhender le fait que
les trois mille deux cents personnes composant les effectifs de la base n'étaient
plus que particules carbonisées. Plusieurs filles pleuraient ; Anaïs tenta de
partager leur douleur sans y parvenir. La mort de toutes ces personnes ne la
laissait pas indifférente, mais elle se sentait comme détachée de ses
camarades. Puis elle réalisa avec tristesse que son manque de réaction était
du au fait qu'elle ne connaissait pas du tout la base ni ses occupants ; et elle
sut que ce seul fait l'isolerait des autres.
Sous-officier de réserve, sa juridiction d'attache était l'Australie,
sa patrie ; mais lorsque la guerre avait éclaté, elle se trouvait sur la Lune
pour raisons professionnelles. Le hasard avait voulu qu'elle soit
automatiquement affectée à la plus proche unité. Pour une fois la lente
bureaucratie fédérale n'avait pas traîné et elle avait été transférée
dans une toute autre unité où elle avait à peine eue le temps de faire
connaissance avec ses partenaires. De la cite lunaire Goddard, elle avait été
affectée à la base de Lalande, puis directement transférée la veille vers la
Quatrième flotte via Von Braun. Si son unité n'avait pas été appelée pour
l'Opération Atlas, elle aurait été envoyée sur Lalande et là...
«Liz, ça va ? » demanda-t-elle à la fille assise à cote d'elle.
Celle-ci ne répondit pas tout de suite, le regard fixe et exorbité,
vide de toute expression comme si elle avait vu l'enfer. Liz Banaren tourna
lentement la tête vers elle sans paraître la voir, puis éclata subitement en
sanglots. Anaïs l'attira doucement vers elle et la laissa pleurer dans ses
bras, sans rien dire. Aucun mot n'aurait pu soulager la douleur et le désespoir
qui secouaient ceux qui venaient de perdre des êtres chers dans un cataclysme
aussi terrifiant qu'injuste.
Tess Jirka observa les deux jeunes femmes avec une certaine envie puis
tourna la tête vers la vitre, ravalant ses larmes. Elle aussi aurait voulu
hurler sa rage et son chagrin, s'effondrer en pleurs jusqu'à ce que son corps
se tarisse et qu'il ne reste plus rien d'elle qu'une mince ecorce dessechée que
le vent effrite. Mais elle ne pouvait et ne devait pas faiblir. Si elle se
laissait vaincre ici par ses émotions, rien ne pourrait alors sauver son unité
sur le champ de bataille. Il lui fallait transfigurer ce chagrin en colère et
la retourner contre l'ennemi.
« Mesdemoiselles, clama-t-elle en se levant. Nous sommes en état
d'alerte, nous n'avons pas le temps de nous laisser aller à nous lamenter sur
le sort de ceux qui sont morts. Le combat qui nous attend promet d'être
excessivement dur, mais ce sera pour nous l'occasion de faire payer ces
extraterrestres. Je vous veux toutes ici en combinaison de vol dans dix minutes,
prêtes à décoller à tout moment, compris ? »
Anaïs leva la tête en essayant de refouler les vagues de désespoir qui
s'évertuaient à monter en elle et acquiesça de concert avec ses coéquipières.
Les Forces de Zeon se pressentaient à l'orée de la zone d'influence lunaire
avec des effectifs presque équivalents en nombre, mais nettement supérieurs en
moyens tactiques ; à croire qu'ils n'avaient pas souffert du raid de missiles.
à l'inverse, le moral des Forces Fédérales en avait pris un coup avec l'élimination
des deux tiers des bases lunaires. Comment ne pas se sentir alors indécise face
à un avenir funeste et dangereusement proche ? Elle se demanda tout à coup si
les hommes et les femmes de la Dixième flotte avaient ressenti la même chose
avant d'engager le combat.
« Comment fait-elle pour ne pas craquer ? souffla l'aspirant Lilas
Castillo.
_On
raconte que les officiers ont tous un morceau d'uranium à la place du cœur. »
répondit le lieutenant Jill Arnet pour tenter de leur remonter le moral.
Les neuf jeunes femmes émirent quelques rires nerveux puis se dirigèrent
vers les vestiaires avec lenteur, aussi enthousiastes que si elles allaient à
un enterrement. Oui, qu'elles pensent à autre chose, se disait Jirka, cela les
aiderai à s'occuper l'esprit et atténuerait peut-être leur douleur. Convertir
cela en rage et en combativité ne sera alors plus qu'une formalité.
Granada, Lune, 7 janvier, 15h00 heure
locale, 3h00 GMT
Les lourds portails en tritanium composite s'ébranlèrent avec
lenteur, comme si, même à un sixième de G, leur poids considérable entravait
la bonne marche du système d'ouverture. Une fois les portails ouverts, les
monumentales plates-formes élévatrices amenèrent les vaisseaux de guerre par
paires jusqu'au niveau du sol, exposant les coques rutilantes sous le puissant
rayonnement solaire. La tour de contrôle alluma les balises de décollage,
dressant aux coins de chaque aire une colonne lumineuse, rendue diaphane et
difficilement discernable par la lumière du soleil.
Le
signal du décollage donné, les vingt premiers navires de la Deuxième flotte
quittèrent les aires de décollage dans un ordre parfait. Dès qu'ils eurent
atteint la vitesse de libération, les vingt bâtiments gagnèrent une orbite
plus haute et maintinrent leur position afin que le reste de la flotte puisse
les rejoindre. Flottille après flottille, les cuirasses Gwa-Jin et Tibet s'élevèrent
dans le ciel, suivis par les croiseurs Musaï puis par les escorteurs.
Sangle sur son siège, Austin Vyper regardait les chiffres indiquant
l'altitude s'égrener lentement sur le moniteur. Les moteurs à fusion
thermonucléaire ronronnaient sous la lourde carcasse de métal, emportant le
vaisseau toujours plus haut.
«Impressionnant, n'est-ce pas ? chuchota-t-il à l'adresse de sa
voisine, assise dans le fauteuil de droite.
_En
effet, répondit Reika Masarick d'un air maussade. »
En
vérité, Reika se désintéressait totalement de l'ascension, ce n'était pas
la première fois qu'elle assistait à un décollage lunaire, et puis c'était
certainement moins impressionnant qu'un décollage terrestre. Préoccupée par
les informations reçues sur les effectifs ennemis, elle ne prêta pas grande
attention aux bavardages du commandant de bord, bien qu'elle fut parfaitement
consciente que celui-ci ne cherchait qu'a se rendre sociable et établir des
relations amicales entre officiers commandants. Devant le manque de loquacité
de son interlocutrice, Vyper se tut bientôt pour se concentrer sur la montée
quand soudain, il se retourna vers elle, mu par l'inspiration.
« Vous verrez, tout se passera bien, fit-il comme s'il avait lu dans ses
pensées. »
Reika sursauta, surprise, puis acquiesça du chef.
« Combien de temps avant le départ ? demanda Vyper à son second pour
changer de sujet.
_Vingt-trois
minutes, capitaine, répondit le capitaine de frégate Axel Flavius. Une heure
vingt-trois minutes avant jonction avec l'escorte. »
Les vaisseaux de la 21è flotte, tels des mastodontes libérés de
l'emprise gravitationnelle, continuèrent d'élever leurs immenses carcasses métalliques
vers le firmament, comme si rien au monde ne pouvait les arrêter. Déjà sur
l'aire de décollage, la Vingt-deuxième flottille achevait ses préparatifs et
faisait chauffer ses moteurs. Trois minutes plus tard, les huit croiseurs
quittaient le sol, accompagnés de leur neuf escorteurs et de trois vaisseaux de
transport. Les plates-formes élévatrices disparurent de nouveau dans les
entrailles de la base, réapparaissant quelques minutes après chargés d'un
nouveau contingent d'astronefs.
A
trois heures trente, heure standard, les 444 bâtiments regroupant les effectifs
des Deuxième, Troisième et Quatrième flottes, accompagnés de ceux des
Dix-septième, Dix-huitième, Dix-neuvième et Vingtième flottes logistiques,
étaient disposes en formation triangulaire au-dessus de Granada. L'amiral
Ketlynn Reymond donna l'ordre de départ et les vaisseaux s'ébranlèrent dans
une monumentale débauche de photons, accompagnés par les hourras issus de huit
mille cœurs enflammés. Quittant lentement le périmètre du cratère de
Daedalus, la formation s'aligna sur l'équateur lunaire et prit de la vitesse,
dépassant bientôt Icarus. Passé le cap de Congreve, la flotte augmenta sa
vitesse de façon à s'arracher à la force d'attraction lunaire.
A quatre heures quinze précises, les vaisseaux stoppèrent tout
mouvement alors que la Lune était un disque à peine plus gros que la Terre.
« Island Iffish en vue, amiral, annonça le commandant Alexia Daneris.
Distance un-zéro-cinq-zéro, relèvement plus trois, zéro-zéro, droit devant
nous.
_Merci,
commandant. Contact avec l'escorte ?
_Affirmatif,
nous recevons un signal du SEIGNEUR DES ANNEAUX.
_Parfait.
Transmettez-leur mes salutations et souhaitez leur la bienvenue sur la Lune.
Ordre à toute la flotte, reprit-elle après une pause, rotation sur tribord
un-huit-zéro à mon signal puis poussée un quart sur distance un-cinq. »
L'ordre fut relayé à travers toute la flotte, et lorsque trente
secondes plus tard l'amiral Reymond donna le signal, les deux cent quatre
vaisseaux de guerre et deux cent quarante vaisseaux-cargo enclenchèrent leurs
fusées latérales et pivotèrent vers la droite. Lorsque tous eurent exécuté
leur demi-tour, les navires reprirent lentement leur progression.
Quinze kilomètres plus loin, Island Iffish passa majestueusement
au-dessus d'eux. Il était exactement quatre heures trente du matin. Dans un
ordre parfait et une coordination sans faille, la Troisième flotte du
contre-amiral Azarell Falken se déploya en dessous de la station, bientôt
rejointe par la Quatrième de l'amiral Eva Rittenheim et la Huitième de
l'amiral Hazawell ; dans un même temps l'escorte se sépara en deux groupes qui
remontèrent de part et d'autre des flancs de la station. Le groupe tribord était
constitue de la Cinquième flotte de l'amiral Aurillac et de la Sixième flotte
du vice-amiral Powland. Le groupe bâbord était composé pour sa part de la
Septième flotte du vice-amiral Garahau et de la Deuxième flotte de l'amirale
Reymond.
Les
navires des trois flottes logistiques se dispersèrent sur tout le périmètre,
la moitié d'entre eux s'alignèrent aux côtés de chaque navire de guerre et
transférèrent leur chargement avec célérité ; dix minutes plus tard, le
ravitaillement était terminé et les deux groupes latéraux, à l'exception de
leurs ravitailleurs, commencèrent à s'éloigner d'Island Iffish à vive
allure.
à bord du SEIGNEUR DES ANNEAUX, Gordon Aurillac avait assisté à la manœuvre
sans prononcer un mot, mais l'expression qui se lisait sur son visage attestait
de sa satisfaction. Pour son plus grand soulagement, Gihren Zabi avait quitté
son bord une heure plus tôt pour se transférer sur le DE GAULLE, navire amiral
de la Huitième flotte. Au cours de ces quatre jours, Gihren avait tente de le
pousser à bout, sournoisement, cherchant à le confondre ; le vieil amiral
avait du faire appel à toute son intelligence pour contrer chacune de ces
attaques ; son départ constituait pour lui une véritable délivrance... Peut-être
qu'après tout, la fantastique manœuvre de déploiement de ses navires n'était
pas seule responsable de son sourire ?
Croiseur KRIEMHILD, 62è flottille de
Zeon, 7 janvier, 6h17 GMT
« A plus tard, maudite vieille carcasse, murmura le lieutenant Anabelle
Csteret. »
Suivant le regard de sa collègue, Gary Kurtzel tourna les yeux vers le
hublot et observa pendant quelques minutes la station qui s'éloignait.
« J'avoue que je ne suis pas mécontente de m'éloigner un peu de ce
machin, murmura-t-elle de nouveau.
_C'était
plutôt lugubre, non ? »
Anabelle hocha la tête. Et en plus, elle ne nous a pas porté chance,
aurait-elle voulu rajouter. L'attaque fédérale qui les avait assailli aux
premières heures du matin avait laissé de profondes meurtrissures au sein de
la flotte. Si l'YGGDRASIL lui-même n'avait pas été touche, son équipage en
avait été quitte pour une peur bleue. Les artilleurs avaient fait tonner
toutes leurs pièces, dressant un pathétique rideau devant le déluge de
missiles qui s'était rué sur eux. Le croiseur SVANHIL, vaisseau-jumeau de l'YGGDRASIL,
n'avait pas eu la même chance ; deux missiles l'avaient touché par le travers,
transperçant la coque et faisant éclater le vaisseau comme une bulle de savon.
Anabelle était dehors au moment de l'attaque. La 628è escadrille venait
à peine de prendre son tour de garde lorsque l'alerte avait retenti, mais le
vaisseau faisant partie du dernier périmètre défensif, ses MS n'avaient pas
eu l'autorisation d'aller intercepter les missiles. Lorsque ces derniers étaient
apparus sur leurs senseurs, il était trop tard pour espérer les arrêter : les
AM-37 filaient à une vitesse moyenne de huit mille kilomètres heure, alors que
leurs MS étaient à l'arrêt complet ; le taux d'interception fut misérablement
bas : seuls quatre missiles furent touches.
C'est avec effroi que les pilotes des différentes unités avaient vu les
projectiles s'abattre sur les différentes formations et exploser en de
gigantesques boules de feu, consumées en quelques secondes par la violente réaction
thermonucléaire. Pendant dix bonnes minutes, ça avait été la panique et
l'incertitude, chacun cherchant à comprendre ce qui n'avait pas marche. La
confiance et l'enthousiasme qui les avaient accompagné depuis Side-2 semblaient
s'être envolés sous les coups des missiles fédéraux. Après quelques
instants de flottement, Gihren Zabi avait beuglé sur les réseaux de
communication pour ramener le calme. Et ça avait marché ! Il n'y avait pas à
dire, le fils aîné du Duc Degwin n'était pas seulement doué pour les
blablas politiques ; il venait de prouver avec brio qu'il savait gérer une
situation critique. En quelques minutes, il était parvenu non seulement à
ramener le calme au sein de ses hommes, mais également à remonter le moral de
ceux qui commençaient à douter de leur victoire. A la surprise et la peur
avaient bientôt succédé la haine et la colère.
La Force de frappe à naviguait à présent cap sur le pôle Nord
lunaire, délaissant derrière elle Island Iffish, tandis qu'a l'exact oppose,
la Force de frappe B s'éloignait vers le sud. Pour maximiser l'effet de
surprise, les deux flottes devraient contourner la Lune à très basse altitude
sans pouvoir utiliser la force de gravitation. A l'inverse, quand la station
entrerait dans le champ d'attraction, sa masse l'entraînerait à une vitesse
vertigineuse. Si les flottes voulaient respecter le minutage, il leur fallait
prendre autant d'avance que possible ; et à présent libérées du lourd
fardeau de l'escorte, elles n'avaient plus à déployer leurs escadres de MS et
pouvaient se consacrer uniquement à la vitesse. Les pilotes et les équipages
pouvaient ainsi profiter du court laps de temps qui les séparait de leur
prochain champ de bataille pour se distraire.
A vrai dire, en fait de distraction il n'y avait pas grand chose à faire
sinon dormir puisqu'il n'existait pas à bord de facilites destinées à la recréation,
sinon les salles de gymnastique. Il fallait croire que les concepteurs de la
flotte avaient négligé ce point lorsqu'ils avaient dessiné l'aménagement
intérieur. Les hommes et les femmes tentaient donc de s'occuper comme ils le
pouvaient: parties de cartes ou jeux de hasard, compétitions sur les
simulateurs de combat, jogging dans les coursives, projections de films;
certains équipages improvisaient même des parties de handball en gravité zéro
dans les hangars à MS.
Confortablement
installés dans la salle de briefing du KRIEMHILD, vaisseau-amiral de la 62e
flottille, les pilotes de MS analysaient les séquences de combats filmées par
leurs caméras de vol. Pour la circonstance, on avait également invité les
pilotes des autres escadrilles, et une trentaine de pilotes s'entassaient dans
la pièce, les autres ayant préféré tuer le temps différemment. Assis dans
un canapé au fond de la pièce, les lieutenants Kurtzel et Csteret commentaient
les films à leur manière tout en sirotant un soda. Le lieutenant Carmen
Richards entra à ce moment et vint s'asseoir près d'eux après avoir salué
ses collègues.
« Tel que je vois ça et dans les conditions actuelles, dit Carmen au
bout d'un moment, le combat en MS a atteint ses limites.
_Pardon
? sursauta Anabelle, prise au dépourvu.
_Ce
que je veux dire, c'est que les fédéraux ne sont pas les seuls à penser
encore en deux dimensions. Tiens, regardez celui la, à l'écran. Vous avez
remarqué sa façon d'attaquer ? On dirait qu'il se croit encore dans un
avion, à s'inquiéter de son assiette ou de sa trajectoire. Parfois il se
rappelle qu'il est dans l'espace, que son engin peut pivoter dans toutes les
directions et que les mots haut, bas, droite et gauche ne veulent rien dire.
_Et
alors ? bougonna Gary en reconnaissant Ken Largo, un de ses hommes. On a tous
gardé certains automatismes d'aviateurs, on ne va pas changer du jour au
lendemain.
_Justement,
la sont les limites du combat en Mobile-Suit. Tout dépend du pilote, or nous ne
sommes pas suffisamment préparés pour combattre dans les conditions actuelles.
On a trop tendance à penser en deux dimensions, non en trois, à raisonner en
termes de directions en non en termes de vecteurs, sans parler des problèmes de
perspective. Nos formateurs eux-mêmes n'étaient pas totalement familiarisés
avec ce type de milieu. Je pense que nous vivons une période charnière et que
nous sommes les pionniers d'une nouvelle forme de guerre. C'est à nous
d'aiguiser nos sens afin d'exploiter les possibilités des MS au maximum.
_Bah,
moi je trouve qu'on se débrouille déjà pas mal.
_Oui,
mais ce n'est pas suffisant. La technologie des MS va sans doute évoluer dans
les prochaines années de façon exponentielle ; on ne peut pas espérer maîtriser
ces nouvelles technologies si on ne change pas radicalement notre façon
d'appréhender l'espace. Et j'ai la ferme conviction que la victoire
appartiendra au premier qui parviendra à atteindre cet objectif.
_Vous
avez tout à fait raison, lieutenant, interrompit le commandant Kristal
Terenkova en s'asseyant. Et c'est pour ça que nous devons gagner cette guerre
le plus tôt possible.
_Alors
vous pensez vous-aussi que les Forces Fédérales ne tarderont pas à développer
leurs propres MS ?
_Oh,
oui, répondit le chef d'escadron. Les bureaux d'études fédéraux ne sont
pas aussi incompétents que la propagande le laisse croire. à supposer qu'ils
partent de zéro, je leur donne au maximum un an pour introduire en service
actif leurs premiers MS. Le Haut-commandement table par contre sur un délai
encore plus court, c'est pourquoi le Duc Degwin tente d'écourter cette guerre
au maximum. Si le délai est dépassé, il faudra revoir entièrement notre
stratégie et remanier la gestion de nos effectifs militaires.
_Je
comprends, fit Anabelle. Les effectifs fédéraux sont six fois supérieurs aux
nôtres, à la fois en hommes et en matériel, et seule l'utilisation intensive
des MS nous permet actuellement de combattre à armes égales. Si les Forces Fédérales
parviennent à créer leurs propres MS, nous n'aurons plus aucun avantage.
Est-ce exact?»
Le
commandant Terenkova hocha la tête. L'Opération British devait constituer le
bouquet final de cette guerre-éclair et il fallait absolument que le
gouvernement fédéral demande l'armistice. Les bruits couraient en effet que
Gihren Zabi était prêt à lancer autant de stations sur Terre qu'il le
faudrait pour faire plier la Fédération, et elle-même ne préférait pas
imaginer ce qui se passerait en ce cas. Etait-ce là le prix à payer pour avoir
la l'indépendance? En ce qui la concernait, elle avait largement eu le temps de
faire son choix en vingt ans de carrière, mais il y avait dans ses unités des
garçons et des filles qui sortaient à peine des jupes de leur mère. Etait-il
décent de leur demander de payer un tel prix ?
Elle se demanda un instant quelle pouvait être leur motivation à
chacun. Pour les gens de sa génération, cette guerre était destinée à
exorciser une rancœur et des antagonismes vieux de vingt ans, comme un règlement
de compte, en quelque sorte. Les plus jeunes, par contre, ne devaient pas avoir
la même vision des choses. Ils avaient grandi dans une société qui mettait en
avant la nécessité de disséminer la race humaine vers les étoiles, insistait
sur la différence ethnique entre Earthnoïds et Spacenoïds ou sur la politique
dictatoriale de la Fédération Avec un tel bourrage de crâne, ils devaient
avoir une perception de la guerre sensiblement différente de la leur, quelque
chose se rapprochant de l'idée d'une croisade ou d'une guerre sainte.
Le commandant d'escadron observa un instant ses pilotes, ces hommes et
ces femmes qui en avaient déjà vu des vertes et des pas mûres, mais qui
devraient encore montrer toute leur force de caractère au terme de l'opération.
S'ils vivaient jusque là.
Lune, quelque part au-dessus de Lacus
Sommniorum. 7 janvier, 8h22 heure locale, 7h52 GMT
« Comment ça nous sommes déroutés? glapit Irwin Li-Wang en saisissant
le micro. Nous avons une autorisation signée du général McCallum pour nous
rendre sur la face cachée.
_Désolé
ILBN-2, mais les consignes sont strictes. Depuis deux heures ce matin, il est
strictement interdit à tout navire, militaire ou civil, de passer la frontière,
ordre du Haut-commandement.
_Mais
c'est idiot! On n'a rien d'espions ou de transfuges, on veut juste faire notre
boulot! Laissez-nous passer, merde ! »
Derek Richards tapota l'épaule du pilote et secoua la tête. Irwin lui
jeta un regard courroucé et aurait continué à abreuver d'injures le contrôleur
aérien si Derek ne lui avait pas arraché le micro et pris le relais.
« Rien à faire, dit-il au bout de dix minutes. La base de Grove refuse
de nous laisser passer. Je n'y comprends rien, la Lune est territoire
international; guerre ou pas guerre, tous les navires civils ont libre droit de
passage.
_C'est
tout à fait irrégulier, renchérit Elena Clancy. Il doit se passer quelque
chose sur la face cachée pour qu'on nous en refuse l'accès.
_Mmh...
Je crois que j'aurais encore préféré enquêter en combinaison NBC sur les
sites atomisés, soupira Shing Darel. »
Après
avoir transmis la nouvelle de l'attaque nucléaire à la chaîne, le signal vidéo
était passé directement en régie en vue d'être diffusée le plus tôt
possible. Mais les fédéraux devaient avoir placé des mouchards sur toutes les
lignes, car le signal fut intercepté entre la rédaction et la régie, puis
saisi par les forces armées. Vaine tentative puisqu'il était impossible de
dissimuler une telle catastrophe, les explosions avaient du être observées
depuis un grand nombre de cités lunaires par des milliers de gens. Le
porte-parole des Forces Fédérales de la base de Gutenberg avait donc fait une
déclaration de presse tôt dans la matinée, où il divulguait la nature de
l'attaque et l'état des pertes. C'était une allocution sobre, sans aucune
image ou photo des sites touches. Frustré de son scoop, le rédacteur en chef
Maxime Elliott avait ordonné à Derek et Shing de se rendre sur Granada pour
tacher de savoir ce qui s'était passé, puis de ramener l'information en
mains propres.
Mais l'armée avait menti sur l'ampleur des dégâts; et pour camoufler
ce mensonge, elle avait pris des mesures immédiates pour limiter la circulation
circumlunaire. Tous les vols commerciaux domestiques avaient été annulés et
seules quelques lignes interplanétaires avaient été maintenues. Derek et
Shing avaient donc été obligés de sortir des hangars l'une des navettes de
reportage mobile de la chaîne, et tirer Elena Clancy puis Irwin Li-Wang de leur
lit. Si la jeune journaliste n'avait pas fait de manières, le pilote-reporter
avait quant à lui manifesté de façon bruyante son mécontentement. D'abord
furieux d'avoir été réveillé aux aurores, il s'était ensuite préparé en
hâte quand on lui avait montré un extrait de la conférence de presse de
l'armée. Son petit doigt lui disait que les fédéraux n'étaient pas tout
à fait sincères et qu'ils cachaient quelque chose.
« Vous pensez qu'il s'agit de la station que Zeon déplace? demanda
Elena lorsqu'ils furent tous réunis.
_La
station? Foutaises, marmonna Irwin, j'y crois pas à cette info. On n'a eu
aucune confirmation depuis lundi, ça fait bientôt quatre jours; je suis sûr
que c'est encore de l'intox destinée à brouiller les pistes, ce n'est pas la
première fois. S'il y avait une station qui se baladait rudement près de la
Lune, ça se saurait.
_Mais
alors pourquoi auraient-il détruit ces cinq bases fédérales? interrogea Shing.
Un offensive générale sur la Lune?
_Cinq?
Tu penses vraiment que Zeon n'a fait péter que cinq bases? Peut-être bien
qu'il s'agit d'une offensive générale, j'en sais rien, mais pour que les fédéraux
fassent dans leur froc au point d'interdire toute circulation aérienne, c'est
qu'ils ne veulent pas qu'on sache qu'on leur à bousillé bien plus que cinq
bases. Et s'ils ne veulent pas que ça se sache, moi je suis prêt à parier que
les Forces de Zeon, eux, n'ont qu'une envie: s'en vanter sur tous les toits. »
A
six heures et demie, la navette immatriculée KRL-727SJ, appartenant à la chaîne
télévisée Inter-Lunar Broadcasting Network, décollait d'un terrain privé,
toutes les aires de décollage commerciales ayant été fermées. Le vol avait
commence sous les meilleurs auspices et le petit navire spatial avait traversé
successivement Sinus Aestuum puis la Mare Vaporum sans ennuis, puis ils étaient
entrés dans la région couverte par le contrôle aérien de Von Braun qui leur
avait annonce que Mare Tranquilitaris était déclarée zone de survol
interdite. Décidés cependant à passer outre en prétextant une urgence, les
journalistes avaient continué leur chemin lorsqu'ils avaient été interceptés
par deux chasseurs et fermement reconduits hors des limites de la mer.
« Tant pis, avait déclaré Irwin, en obliquant vers le nord. ça va
nous rallonger de quelques heures, mais nous parviendrons bien à passer au
travers .»
Après
la traversée de la Mer de la Sérénité, la navette avait diminué
progressivement son altitude de façon à passer sous la zone de couverture
radar. Avec beaucoup d'astuce et d'efforts, ils avaient ensuite soigneusement évité
toutes les agglomérations sur le parcours ainsi que tous les centres de contrôle
aérien. Le malheur avait cependant voulu qu'ils fussent repérés par une unité
radar aéroportée reliée à la base de Grove. La base fédérale avait aussitôt
réagit en leur intimant de faire demi-tour, menacent même de les abattre s'ils
passaient outre. Là-dessus Irwin avait empoigné le micro pour vomir une
impressionnante série d'expressions très fleuries.
« Alors, que fait-on ? demanda Elena. Demi-tour ?
_T'es
folle, répondit Shing, Elliott nous étranglerait s'il nous voyait revenir
bredouilles!
_On
peut toujours essayer de passer encore plus au nord, proposa Irwin en affichant
la carte sur le moniteur principal. Je sais que les fédéraux n'ont pas de
bases dans ce secteur, juste quelques postes avances. Il suffirait de contourner
Plana, Burg et Baily, passer entre De La Rue et Endymion et hop, nous voilà de
l'autre côté du miroir ! »
_Quelle
est notre position actuelle? demanda Elena.
_Cinquante
kilomètres au sud-ouest de Grove, je viens de nous dérouter légèrement vers
Plana, au nord.
_Bien,
continue comme ça pendant que j'essaie d'embrouiller ces contrôleurs, tu veux
bien?
_Okay!»
La jeune femme empoigna de nouveau le casque de la radio et tenta de
contacter le contrôle aérien de Grove. A sa grande surprise, il n'y eut pas de
réponse.
«Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Derek en voyant son expression étonnée.
_J'en
sais rien, je n'arrive pas à contacter Grove.
_Essaie
une autre fréquence, conseilla Shing. »
Elena refit une tentative et balaya toute la gamme d'ondes, y compris les
fréquences militaires, mais tout ce qu'elle obtenait, c'était un horrible
bruit de friture.
« Ecoutez-moi ça, dit-elle en branchant la radio sur haut-parleurs, on
dirait un troupeau de criquet dansant la salsa. »
Shing et Irwin froncèrent les sourcils, mais ceux de Derek se relevèrent
bien haut.
« C'est un flot de particules Minovsky !
_Quoi
? Tu veux dire que c'est un brouillage ?
_Oui,
mais qui... Zeon, évidemment ! Et un brouillage intensif des ondes radio ne
peut signifier qu'une seule chose.
_Allons,
ce n'est pas la première fois qu'ils nous font le coup, rigola Shing d'un air
goguenard.
_Oui,
mais là, nous sommes en guerre.
_Merde
! s'exclama Irwin, on a intérêt à ne pas traîner ici.
_Quoi,
on ne continue pas ? demanda Shing.
_Ça
va pas, blanc-bec ? rétorqua l'autre. Si tu veux crever, vas-y, mais à pied.
Ici, c'est moi qui pilote, et je dis que presse ou pas presse, Zeon n'hésitera
pas à nous buter s'ils nous trouvent sur leur chemin ! »
Les trois journalistes se jetèrent des regards indécis. La tentation de
réaliser un scoop aux premiers loges d'une bataille était très forte, mais ce
que disait leur pilote n'était sans doute pas dénué de fondement : rien ne
garantissait que Zeon respecterait leur immunité de journalistes.
« D'accord, décida Derek, on se tire d'ici. »
A ce moment, un signal lumineux clignota sur la console de commande. Un
message par faisceau-laser! Les quatre passagers de la navette sursautèrent,
puis Derek brancha le haut-parleur.
«... à ILBN-2, vous avez déjà reçu l'ordre de faire demi-tour ! Dégagez
le périmètre d'urgence, vous allez entrer dans l'espace aérien militaire! Je
répète, Mizar-033 à ILBN-2, faites demi-tour: vous pénétrez dans notre
espace aérien ! »
Avec
un soupir de soulagement, Derek reconnut l'unité-radar aéroportée qui les
avait repéré dix minutes auparavant.
«
Ici ILBN-2, bien reçu, nous allons modifier notre trajectoire sur
quatre-vingt-trois degrés bâbord, terminé.
_Combien
de temps vous faudra-t-il pour quitter la zone ? »
Derek jeta un regard interrogatif vers Irwin.
« Même à pleine vitesse, il nous faudra bien dix minutes. On est pas
sur orbite, ça prend du temps.
_Dix
minutes, reprit Derek à l'intention de l'engin militaire.
_C'est
insuffisant ! Vous devez avoir quitté la zone dans moins de six minutes, fit la
voix du contrôleur, avec cette fois-ci une nette trace de panique dans sa voix.
»
« Nom de Dieu, se dit Derek. Que se passe-t-il donc ? Qu'est ce
qu'est-ce que le contrôleur pouvait bien voir sur ses écrans ? Les radars sont
peut-être muets, mais il leur reste les senseurs thermiques, électroniques ou
les rayons X. Qu'est-ce qu'il peut donc bien voir pour qu'il laisse ainsi
transparaître sa peur?»
Derek se tourna de nouveau vers son pilote, mais celui-ci haussa les épaules.
« Nous ne pouvons pas faire mieux, c'est tout ce que nos moteurs peuvent
donner.
_Mizar-033
à ILBN-2, modifiez immédiatement votre trajectoire sur bâbord cent
soixante-dix ! Vous approchez dangereusement de la zone interdite. Faites
demi-tour ou nous serons obligés de vous abattre !
_On
fait ce qu'on peut, bordel ! gueula Irwin. C'est pas un véhicule de course,
quoi ! On sait que vous avez Zeon aux trousses, et si ça peut vous rassurer, on
ne demande qu'à se tirer de là !
_Mizar-033
à ILBN-2, qu'est-ce qui vous fait dire que nous...»
La communication fut brutalement interrompue et Derek put observer une
explosion, plusieurs kilomètres devant eux.
« Oh merde ! »
Alors qu'Irwin se démenait comme un beau diable pour faire un demi-tour
en catastrophe, Derek discerna une formation de lumières se dirigeant vers eux
à grande vitesse. Deux minutes plus tard, alors qu'ils retournaient à pleine
vitesse vers la Mer de la Sérénité, les journalistes virent des éclairs
verts traverser fugitivement leur champ de vision. L'instant d'après il y eut
un choc sourd, et quoi que fit Irwin, les commandes refusèrent d'obier. Les
éclairs verts et les lueurs se stabilisèrent et les quatre personnes purent
enfin observer ceux qui les avaient arraisonné.
Tout d'abord, ils pensèrent qu'il s'agissait de soldats vêtus de
combinaisons effrayantes d'un type inconnu. Puis Elena poussa un cri terrifié
lorsqu'une main monumentale passa devant le hublot panoramique avant, rétablissant
brutalement l'échelle. Abasourdis, aucun d'entre eux n'osait prononcer un
mot. Ils avaient devant eux de gigantesques machines affectant une forme
vaguement anthropomorphe, quinze à vingt mètres de hauteur, jugea Derek. Ce
qui le frappait avant tout, c'était la tête de chaque engin. Une sorte de
casque se terminant sur la face avant par un courte trompe d'où partait des
tuyaux de part et d'autre, comme un masque respiratoire; et puis cet œil, énorme,
rond et unique, qui semblait briller d'une lueur démoniaque. Elena étreignit
le bras de Shing, désignant de l'autre les armes que portaient ces engins.
Derek tenta à nouveau de rétablir la perspective, mais Irwin dut y arriver
avant lui car il lâcha un juron. Ces armes avaient une taille monstrueuse à
l'échelle humaine, le canon qu'ils portaient devait faire dans les deux cent
cinquante millimètres de calibre! Largement équivalent à un canon
d'artillerie de campagne.
Visiblement, l'un de ces engins avait du se jucher sur la navette,
entravant tout mouvement et l'immobilisant sur place. Le contact physique entre
les deux appareils semblait toutefois permettre le contact radio.
« Ici 625è escadrille des Forces de Zeon. Vous tees dans une zone
interdite. Identifiez-vous ou nous vous abattons sur-le-champ. »
Derek sursauta en reconnaissant la voix.
« Jered ! s'écria-t-il en arrachant le casque de la tête d'Irwin.
Jered, c'est toi ? »
A bord de son MS-06C ZAKU II, Jered Thomson hoqueta de surprise. Derek était
bien la dernière personne au monde qu'il aurait voulu croiser dans ces
circonstances. Sentant son hésitation, Kurtzel le contacta en héliographe.
L'œil du Zaku se mit à clignoter en morse.
« Que se passe-t-il, lieutenant ? demanda-t-il.
_C'est
une navette civile, répondit Jered.
_Combien
de personnes à bord ? »
Jered hésita un instant puis transmit la question à la navette.
«Quatre personnes, mon lieutenant. Ce sont des journalistes.»
Gary Kurtzel fronça les sourcils à son tour. Cette rencontre fortuite
avec des représentants de la presse ne l'arrangeait pas du tout. S'il les
laissait partir, ces derniers pouvaient fort bien aller transmettre
l'information aux Forces Fédérales. D'un autre côté, les consignes édictées
par Gihren avaient été fermes: il fallait ménager les media, propagande
oblige. Kurtzel lança une sonde orbitale et fit passer un signal laser vers le
SLEIPNIR pour demander des instructions.
« Nom de Dieu, Jered ! Réponds-moi, je sais que c'est toi! implora à
nouveau Derek, hurlant presque »
Jered lutta contre son envie de répondre, mais il se contint. Derek était
son meilleur ami depuis maintenant onze ans. Durant cinq ans, les deux jeunes
hommes avaient mené leurs études ensemble, partageant la même chambre, les mêmes
distractions, parfois les mêmes filles. Mais la situation n'était plus la même.
Jered crispa les mâchoires, car une angoisse qui n'avait cessé de le tenailler
depuis des mois luttait pour se frayer un chemin vers la surface. Se trouver
dans une situation où il aurait à choisir entre son devoir et ses amis. Derek
n'était certes pas un combattant, mais cela ne changeait pas grand chose : sa
présence pouvait être jugée dangereuse et il pourrait être amené à l'éliminer.
Mais qu'en était-il des autres ? Tous ses amis de l'Institut Jules Michelet ? Même
s'ils n'avaient pas tous la vocation des armes, ils seraient invariablement
entraînés dans l'engrenage de la guerre d'une manière ou d'une autre. Quelle
devrait alors être sa réaction? Et comment devait-il réagir en ce moment même?
Jered réalisa avec désespoir que si cette question le taraudait depuis des
mois, il n'avait toujours pas pu trouver la réponse.
« Jered, dis-moi ce qui se passe ? Qu'est-ce que Zeon fait ici ? Et
qu'est ce toi tu fous ici ? »
Elena jeta un regard en coin vers son collègue, mais ce dernier lui fit
signe de se taire.
« Jered, tu te souviens de ce que tu as dit à la soirée des anciens élèves
? Si tu ne peux rien me dire, donne-moi au moins une nouvelle estimation de la
situation.
_Je
ne peux pas, Derek, croassa-t-il enfin avec difficulté, il n'y a jamais eu d'équivalent
dans l'Histoire...
_Lieutenant,
appela Kurtzel, nous avons la réponse du SLEIPNIR : nous avons ordre de ne pas
abattre la navette, cela ferait de la mauvaise publicité, surtout sur la Lune.
_Euh...
Mon lieutenant ? hésita le sous-lieutenant Zeke Leylend, nous les laissons
filer ?
_Non,
nous risquerions de trahir la position de la flotte en les laissant se balader.
Nous pourrions les emmener, mais nous n'avons pas le temps pour ça.
Quelqu'un a-t-il une suggestion à me faire sur ce dont on pourrait en faire ?
_Pourquoi
ne pas neutraliser leur système de propulsion ? avança Jered. Avec le
brouillage, ils ne pourront contacter personne dans un rayon de trois cents
kilomètres ; et le temps qu'ils trouvent de l'aide, notre flotte sera déjà
loin. Si vous voulez, je peux moi-même démanteler le vaisseau.
_Pourquoi
pas ? fit le lieutenant, amusé. Soit. Largo, Leylend, escortez Thomson jusqu'à
la surface. Guedry et Kirzen avec moi, nous poursuivons la patrouille. Thomson,
vous nous rejoindrez le plus tôt possible, nous suivrons le cap vecteur
Lima-Whisky huit-zéro.
_A
vos ordres, mon lieutenant. »
Sans laisser transparaître son soulagement, Jered transmit les
directives à la navette et entama la descente vers le plus proche cratère,
suivit par ses deux ailiers.
« Vous... Vous croyez qu'ils vont nous tue r? demanda Elena.
_Je
ne pense pas, grogna Derek, sinon ils l'auraient déjà fait. »
Dès
que les quatre appareils eurent touché le sol, le Zaku de Jered s'agenouilla près
de la navette, empoigna sa hache et entreprit de détruire méticuleusement le
système de propulsion. Ainsi, il empêchait l'appareil de voler tout en
maintenant intact le bloc moteur, permettant à la cabine de bénéficier d'une
source d'énergie. Au moment où il rangeait sa hache, une silhouette en
combinaison spatiale sortit de la navette. Les deux Zakus d'escorte braquèrent
leur armes mais Jered leur intima de ne pas tirer.
« Nom de Dieu, fit la silhouette, Je sais que tu m'entends. Qu'est-ce
qu'il se passe ? Je veux comprendre...
_Ta
gueule bordel ! Derek, je ne sais pas ce que tu fous là, mais tire-toi de là !
coupa le pilote. Reste sur la Lune si tu veux mais ne t'avise pas de ramener ton
cul sur Terre. Va à Pétaouchnock si tu veux mais planque-toi car ça va pêter
sec ! Planque toi jusqu'à ce que cette foutue guerre se termine ! C'est
l'unique avertissement auquel tu auras droit; la prochaine fois, je ne serais
peut-être pas la pour te sauver la peau. »
Le jeune journaliste leva des yeux incrédules vers la redoutable machine
de guerre. Il ne parvenait pas à croire que son ami était aux commandes,
encore moins que ce dernier venait de s'adresser à lui de la sorte.
« Jered, fit-il en une dernière tentative de communication, Anaïs...
Anaïs Macleyn s'est rengagée dans les Forces Fédérales ! Elle est sur la
Lune ! J'ai essayé de lui faire changer d'avis... ça n'a pas marché. Je n'ai
pas su quoi faire, quoi lui dire... Je pensais... Il faut faire quelque chose... Je
t'en prie, dis quelque chose ! Vous allez vous retrouver face-à-face, vous
allez vous... Vous ne pouvez pas faire ça, ça ne peut pas se passer comme ça
! »
Jered ferma les yeux sans dire un mot. Qu'aurait-il pu faire ? Contacter
les services fédéraux et leur demander la démobilisation d'Anaïs? C'était
la guerre, il n'y avait rien qu'il puisse faire sinon laisser agir la funèbre
marche du destin.
Jered ne répondit pas à son ami ; à la place, le MS s'éloigna de
plusieurs mètres de façon à ne pas projeter le piéton au loin, puis alluma
ses propulseurs. Le Zaku bondit vers le ciel, suivit des deux autres.
