CHAPITRE 12

CHAPITRE 12

Croiseur MIDGARD, 62è flottille de Zeon, Taruntius, 8h30 GMT

« Tu as quoi ? s'écria Marine Jensen. »

Jered Thomson ne répondit pas tout de suite et s'engouffra dans le sas de décompression ; la jeune femme le suivit et colla son casque contre le sien.

« Répète-moi ce que tu viens de dire !

_J'ai rencontré Derek, lâcha-t-il enfin.

_Qu'est-ce que tu lui as dit ?

_Rien. Que voulais-tu que je lui dise, d'ailleurs ? Il n'aurait même pas eu la vie sauve si Kurtzel ne s'était pas montré si indulgent. Je suis d'ailleurs persuadé que le capitaine se doute de quelque chose maintenant.

_Et Derek, t'a-t-il dit quelque chose ?

_Oui. Qu'Anaïs s'est engagée de l'autre côté, mais il ne m'a pas dit où.

_Merde... »

Le voyant au-dessus de la porte passa au vert, indiquant que la pression du sas avait atteint celle du hangar. Marine soupira et ses épaules s'affaissèrent imperceptiblement.

« Qu'est-ce qu'on va faire ? demanda-t-elle.

_Qu'est-ce que j'en sais ? Anaïs est ta meilleure amie, non? On ne va tout de même pas demander à chaque soldat fédéral s'il s'appelle Anaïs Macleyn avant de le descendre ?

_Mais enfin, c'est notre amie, tout de même !

_Tu crois peut-être que je l'ignore ? »

Jered détourna la tête afin que son amie ne voie pas son expression gênée. Il était en proie à l'hésitation, car lui non plus n'aimait pas cette situation mais il n'y pouvait rien. Il ne pouvait pas non plus s'amuser à sélectionner ses cibles.

« Il ne reste plus qu'à prier qu'elle ne se retrouve jamais de l'autre côté du canon, murmura-t-il en sortant du sas. »

Marine lui décocha un regard lourd de reproches mais ne dit rien. Le jeune homme la dépassa et enjamba la rambarde de sécurité avant de se propulser vers son MS. Marine le suivit quelques mètres derrière puis changea de direction et le rejoignit alors qu'il s'apprêtait à s'installer.

« Au fait, Derek allait bien ?

_En pleine forme. Mais il n'a pas encore appris qu'en tant de guerre, journaliste ou pas, la curiosité est non seulement un vilain défaut, mais également un moyen idéal pour aller au casse-pipe. Sinon on ne l'aurait pas ramassé sur Lacus Somniorum, si loin de toute agglomération.

_Jered ! Comment peux-tu parler ainsi de ton meilleur ami ? Tu ne l'as pas vu depuis un an et c'est tout ce que tu trouves à dire ?

_Occupe-toi plutôt d'Anaïs. »

Marine foudroya son ex-petit ami du regard et leva la main pour lui lancer une gifle, puis, se rappelant qu'il portait un casque, elle abaissa son bras puis lui décocha brusquement un uppercut à l'estomac avant de se propulser vers son Zaku. Le jeune homme se plia en deux et fut repoussé par le choc vers l'intérieur du cockpit. Il ne pouvait guère lui en vouloir, il aurait pu se montrer plus délicat, mais il ne voulait pas que la jeune femme lui transmette ses angoisses, et par-dessus de tout, il ne voulait pas qu'elle devine ses sentiments.

Massant son estomac endolori, Jered s'assit dans son siège et actionna la fermeture du cockpit. Sitôt les voyants allumés, le jeune homme commença sa check-list abrégée et entama les préparatifs de départ ; c'est tout juste s'il remarqua que la plate-forme de maintenance se déplaçait déjà en direction du système de largage. Le capitaine Kurtzel fut le premier à décoller, puis ce fut le tour du sous-lieutenant Largo et enfin celui de Jered.

Le crochet d'arrimage agrippa le MS et le souleva du sol tandis que les grappins se chargeaient de le faire passer de la station verticale à la station horizontale. Lorsque le Zaku fut en position, le crochet glissa le long du rail de guidage pour permettre l'abaissement des déflecteurs de jet. Jered passa du mode de veille au mode de largage et mit le régime du moteur en mode d'attente. Le poste de contrôle donna le feu vert et tout se passa très vite : le système de largage décrocha le MS et le repoussa légèrement vers le bas. Le MS continua de «chuter» jusqu'à ce qu'il soit hors du sillage du vaisseau tout en effectuant un double retournement qui lui donna la même orientation que le MIDGARD. Un signal lumineux sur la visière du casque signala que le largage était réussi tandis que le contrôleur de trafic lui donnait le feu vert pour l'allumage. Poussant à fond sur la manette des gaz, Jered appuya fermement sur la pédale de droite tout en relâchant la pédale de gauche. Le MS se stabilisa et se rua en avant, s'élançant à la suite de ses ailiers. Trente secondes plus tard, c'était au tour de Marine et les quatre MS purent se mettre en formation.

Croiseur TRIESTE, 48è flottille fédérale, Taruntius, 8h31 GMT.

Une déflagration brutale secoua de nouveau le TRIESTE, obligeant son commandant à se cramponner à son siège pour éviter de se retrouver désarçonné. Le croiseur fédéral riposta en crachant le feu de ses pièces et parvint à endommager son adversaire. La partie avant de la coque du Musaï se désintégra sous les coups meurtriers et dut rompre le combat, s'enfuyant en virant brusquement sur bâbord. Marineris ne se risqua pas à tirer le diable par la queue et décidant que l'autre avait son compte, il donna des ordres afin que son vaisseau virât de bord et se rapprochât du périmètre de la base.

Bien que la flotte se battit encore pour repousser les navires ennemis, Taruntius avait été incapable d'endiguer plus longtemps la marée grouillante des MS qui s'étaient infiltrés et avaient pilonné les installations : de nombreux impacts témoignaient d'un farouche bombardement, et des carcasses de MS, d'une âpre résistance qui s'était trouvée progressivement submergée.

« Etat de la base ? demanda le commandant de bord.

_Systèmes défensifs et offensifs réduits de soixante-dix pour cent, vingt-deux silos de lancement sont détruits. Brèches importantes repérées sur les deux premiers niveaux en trente-deux sections différentes ! Huit des dix aires de décollage sont endommagées ou détruites, le versant montagneux nord a été pulvérisé par trois projectiles nucléaires. L'estimation des pertes se porte à mille trois cent... »

Kenneth donna un violent coup de poing sur son accoudoir sans que cela le soulageât de la frustration et de la colère qui sourdaient en lui.

« Foncez dans le tas et tirez sur tout ce qui vous parait hostile, ordonna-t-il avec véhémence. »

Le TRIESTE pénétra l'espace aérien de la base en balayant tout le périmètre de ses projectiles. Depuis un moment, le navire naviguait en solo, ayant perdu de vue de reste de sa flottille et se préservant des coups tant bien que mal tout en ripostant férocement. Mais à vrai dire, les artilleurs ne savaient même plus sur quoi tirer, ni comment d'ailleurs : il y avait bien longtemps qu'ils avaient débranché leurs calculateurs de tir et qu'ils opéraient manuellement. La cadence de tir avait chuté, la précision réduite à zéro et les coups au but relevaient plus du hasard que d'autre chose, mais au moins ils faisaient mouche. Pour la première fois ils avaient vraiment l'impression de tenir une arme de destruction entre les mains, et non plus être un simple instrument, le seul facteur faillible d'une machinerie bourrée d'électronique qui, elle, était réputée infaillible. Principal inconvénient, et de taille : sans l'aide de leur attirail informatique, ils ne pouvaient plus dissocier les engins ennemis des leurs.

« Commandant ! s'écria l'officier de pont, contact sur trente-sept degrés tribord, plus six, distance zéro deux cent douze. C'est le NAIROBI de la 44è, il se déplace à très grande vitesse et il va couper notre trajectoire ! Collision estimée dans quatre-vingt-quinze secondes !

_Contactez-les, qu'ils dégagent !

_Impossible d'établir le contact !

_Alors virez sur tribord quarante-cinq ! s'écria Marineris. Manœuvre de roulement par tribord... Maintenant ! »

Les fusées d'appoint latéraux du TRIESTE lancèrent leurs jets de gaz et modifièrent la course du vaisseau, d'abord de façon imperceptible, puis de façon plus prononcée lorsqu'il fut évident qu'il faisait maintenant face à l'autre croiseur. Les fusées de contrôle de roulis crachèrent à plusieurs reprises et le TRIESTE bascula lentement sur le côté droit au moment où le NAIROBI arrivait sur lui. Le commandant de bord sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque alors que la proue de l'autre croiseur passait à seulement quelques mètres de la passerelle.

« Nom de Dieu ! jura-t-il entre les dents une fois que le vaisseau eut passe, comment se fait-il qu'ils ne nous aient pas vu ?

_Commandant ! fit Kris en brandissant son index en direction du moniteur de vision arrière. Le NAIROBI... Il n'a plus de passerelle ! »

Kenneth fixa l'image d'un œil incrédule : le croiseur continuait de naviguer en tirant dans tous les sens alors qu'il n'avait plus de poste de commandement. On eut dit un soldat décapité qui continuait à tirer avec son arme !

« Regardez vos moniteurs, bon sang ! s'écria-t-il pour tirer ses officiers de leur torpeur. Rapport des dommages ?

_Systèmes défensifs réduits de dix-sept pour cent, systèmes offensifs réduits de vingt et un pour cent. Tourelle deux inopérante, batteries un, six et neuf détruites. Tubes cinq et six inopérants. Intégrité de la coque réduite de vingt-six pour cent. Trois brèches localisées sur les ponts Trois section G, Cinq sections à et D. Compartiments isolés et sécurisés.

_Commandant, je reçois une communication-flash du BERLIN. Nous avons ordre ne nous rabattre sur Secchi puis Gutenberg ! Ordre à tous les navires disponibles d'assister l'évacuation de la base. Le BERLIN transmet les paramètres en code par faisceau-laser.

_On abandonne la base ? bégaya Kris. Nous battons en retraite ? »

La jeune femme jeta vers son supérieur un regard interrogateur où se mêlaient détresse et incompréhension. Notre situation est-elle désespérée au point que nous soyons obligés de battre en retraite, semblait-elle demander ? Ne sachant que dire, le commandant hocha tristement la tête en guise de confirmation puis se détourna vers son moniteur personnel. Consternés, les officiers de la passerelle s'échangèrent des regards inquiets, mais Marineris aurait été bien en peine de trouver des mots pour les réconforter, lui-même était en proie au doute. Jamais dans sa carrière il n'aurait cru que la puissance fédérale puisse être défaite, comme tous il avait été élevé dans la croyance que l'armada était toute puissante et pouvait faire plier n'importe qui. Et là, sur la Lune, une poignée d'extraterrestres était en train de les obliger à se replier ? Ses instructeurs de l'académie en auraient ri ! Une telle chose était impossible, or elle se déroulait sous ses yeux en ce moment même, et ni lui, ni aucun de ses officiers ne pouvait en accepter la réalité. Kris fut toutefois la première à reprendre ses esprits.

« Allez, du nerf, les houspilla-t-elle. La bataille n'est pas encore finie, concentrez-vous sur vos tâches ou nous serons abattus avant même d'avoir compris ce qui nous arrive ! »

Marineris acquiesça faiblement.

« Manœuvrez sur Delta-Kappa-vert sur distance zéro sept cent vingt, reprit-il bientôt. Poussée avant deux tiers facteur un, maintenez l'assiette sur distance zéro-zéro-soixante-dix puis descendez de moins cent cinquante. Assurez-vous qu'aucun des nôtres ne nous colle au train et lâchez un chapelet de mines actives tous les cinq kilomètres. »

5è flotte de Zeon, au-dessus de Soclenius, 8h34 GMT

Leur progression était stoppée nette, il fallait bien l'admettre. Après que leur «rouleau compresseur» se soit transformé en cylindre destiné à absorber le «diamant fédéral», la formation du contre-amiral Lazlo avait brusquement éclaté en deux. Le diamant s'était scindé en deux groupes, l'un battant en retraite, l'autre augmentant brutalement sa vitesse ; la première formation brisa son encerclement en s'extrayant du piège cylindrique et se déploya en éventail afin de lancer une contre-offensive. Là-dessus, la seconde formation exécuta une manœuvre identique mais à l'opposé, directement sur les arrières de la flotte de Zeon.

Cette tactique, jugea Ketlynn Reymond, était très risquée, car scinder une flotte en deux ne pouvait qu'affaiblir son potentiel offensif et défensif, à moins que ce ne fut le résultat d'une action rigoureusement coordonnée. Etait-ce là ce que Lazlo tentait de faire, et quand bien même, ses troupes en étaient-elles vraiment capables ? Bien sur cette tactique était la seule qui puisse permettre de briser un encerclement du type cylindrique tout en contre-attaquant, sans avoir à libérer la voie ou tourner le dos à l'ennemi.

D'autres tactiques étaient possibles : forcer le passage à travers le cylindre et contre-attaquer en force en se déployant sur les arrières ; mettre la poussée à fond afin que les croiseurs s'éparpillent au sien de la formation ennemie puis la traverser, la prenant ainsi à revers. Mais ces deux tactiques avaient de gros inconvénients : la première laissait le passage jusqu'à Gutenberg totalement dégagé et la seconde nécessitait des effectifs égaux ou supérieurs à l'ennemi Ce qui était loin d'être le cas.

Quelles que furent les intentions de Lazlo elles ne portèrent pas leurs fruits. Après quelques minutes, les manœuvres de la flotte fédérale avaient fini par trahir son manque de cohésion ; leurs navires ne se déplaçaient plus avec autant de précision et de coordination qu'au début. Reymond décela la faiblesse et décida de l'exploiter pendant qu'elle était encore fraîche.

« A toutes les flottes, augmentez la poussée de vingt pour cent et dirigez-vous sur Charlie-Zoulou cinq-zéro. Concentrez tous vos tirs sur Delta-Zoulou trois-zéro. »

L'amirale avait repéré deux minutes plus tôt ce qui pouvait devenir une faille dans le dispositif ennemi. Elle n'avait d'abord rien dit, laissant le cours des événements confirmer son hypothèse puis, une fois sûre d'elle, elle avait donné l'ordre de forcer l'assaut sur le point en question. Presque quarante secondes après que les deux flottes aient commence leur martèlement sauvage, le point céda et les vaisseaux federaux s'égaillèrent dans toutes les directions comme un troupeau de brebis affolées.

« Maintenant ! ordonna-t-elle en pointant l'ouverture avec fermeté. Placez les frégates lance-missiles en avant et foncez à pleine vitesse ! Et je ne veux voir aucun navire ralentir avant d'arriver à Gutenberg ! »

A la suite de l'HERAKLES, les bâtiments et les MS des Deuxièmes et Septièmes flottes s'engouffrèrent dans la brèche comme un seul homme. Lazlo tenta de la combler en déplaçant trois flottilles supplémentaires, mais elles furent impitoyablement balayées par la marée verte. Le bouclier défensif fédéral perdit toute consistance et se disloqua sous le choc, la formation se sépara en trois et tenta de se reformer tant bien que mal quelques kilomètres plus loin. A l'arrière, le reste de leur formation tentait de comprendre ce qui se passait à l'avant et fut totalement prise au dépourvu lorsque la flotte de Zeon prit de la vitesse ; il leur fallut plusieurs secondes pour réaliser ce qu'il s'était passé et se lancer à leur poursuite.

Malheureusement pour eux, Reymond avait pris la précaution de laisser derrière elle plusieurs escadrons de MS épaulés par des frégates et des torpilleurs. La formation fédérale se heurta donc à un mur à la fois rigide et mouvant ; la flotte de Lazlo fit trois tentatives, mais chacune se brisa contre cet obstacle et elle dut finalement battre en retraite. Malgré toutes ses tentatives de jonctions, la Vingt-troisième flotte fédérale se trouvait maintenant bel et bien sectionnée en deux. Si Zeon n'avait eu de tâche plus urgente que celle de neutraliser la base, la flotte fédérale aurait peut-être été totalement annihilée.

625è escadrille de Zeon, abords de Taruntius, 8h36 GMT.

Jered agit sur les manettes de direction et le Zaku se redressa à quelques mètres seulement de la coque du Saramis. Bravant les batteries antiaériennes qui tentaient de le suivre à la trace, il remonta le long de la paroi de métal en s'efforcent d'exploiter les angles morts et augmenta la poussée, propulsant son MS jusqu'à la passerelle. Jered verrouilla la cible dans son collimateur et retira le cran de surette de la gâchette, le Zaku empoigna son canon-mitrailleur et tira une rafale sur le poste de commandement du vaisseau avant de dégager à toute vitesse. Les obus traversèrent la baie vitrée et ravagèrent la passerelle, soufflant les parois ; sous la violence de l'explosion, la superstructure vola instantanément en éclats. Les Zaku de Zeke Leylend et de Ken Largo qui suivaient à quelques mètres empoignèrent leur bazooka et tirèrent un obus chacun tandis que Marine éventrait consciencieusement l'une des tourelles avant avec sa hache. Une nouvelle série de déflagrations secoua le croiseur moribond avant que celui-ci ne se brise définitivement.

« Et un de plus, s'écria joyeusement Leylend. »

Jered ne releva pas la trace d'exultation qui perçait dans la voix de son coéquipier et s'éloigna de la carcasse en feu. Pendant le bref instant ou il avait verrouillé son viseur, il avait eu le temps de discerner l'expression de terreur intense qui se lisait sur le visage de l'équipage.

Du coin de l'œil, il vit le MS de Marine perdre rapidement de l'altitude. Faisant signe à son supérieur, Jered poussa sur les manettes et suivit le MS de sa coéquipière ; les tuyères du Zaku crachotèrent un moment, lui donnant une vitesse suffisante pour rattraper l'autre engin.

« Epervier deux-un à Epervier deux-quatre, Marine, qu'est ce qui se passe ?

_Rien... Tout va bien. »

Avisant l'épave éventrée d'un cuirassé Magellan qui gisait sur le flanc, il entraîna l'autre MS dans cette direction.

« Qu'est-ce qui ne va pas, demanda-t-il une fois qu'ils eurent aluni. Tu es touchée ?

_Non... Mais j'ai les nerfs qui commencent à lâcher. Je n'arrête pas de penser à Anaïs. »

Et moi donc, aurait-il voulu dire.

« Ce n'est pas le moment d'y penser, laisse tomber.

_Je sais ! Je ne suis plus une gamine ! répliqua-t-elle sèchement.

_En effet, tu n'es plus une gamine.

_La faute à qui ? répliqua-t-elle ironiquement.

_Oh, ça va, répondit-il en saisissant l'allusion au vol. Tu as dit toi-même qu'on n'aurait jamais pu continuer longtemps ainsi.

_Tu n'as jamais fait d'efforts pour que ça dure. Tu avais toujours l'air d'être ailleurs, de penser à autre chose... ou à quelqu'un d'autre. Je me suis souvent demandée si tu ne m'avais jamais vraiment aimé.

_C'est faux, protesta-t-il. Je t'ai vraiment aimé...

_Mais tu en aimais une autre encore plus intensément, hein ? »

Jered se tut, interloqué.

«Ecoute, ce n'est vraiment pas le moment ni l'endroit pour parler de ça!

_Oh, allez, ne cherche pas à détourner la conversation. C'était Anaïs, je le sais. Ca se lisait sur ton visage comme si c'était inscrit en lettres de feu. Enfin... C'était lisible pour tous ceux qui te connaissaient très bien; mais Anaïs n'a jamais su lire sur ton visage, tu ne lui en as jamais laissé l'occasion. Elle t'aimait pourtant.

_Co... Comment sais-tu cela? hoqueta-t-il.

_Mais enfin, c'est ma meilleure amie, quoi ! Pourquoi crois-tu qu'elle a systématiquement repoussé les avances de tous les autres mecs ? C'est toi qu'elle attendait, pauvre con. Je me demande d'ailleurs comment elle a fait pour t'attendre toutes ces années…

_Tu le savais depuis longtemps ?

_Non. Je l'ignorais au début, je ne l'ai appris que bien après. Mais j'ai fermé ma grande gueule parce que j'étais jalouse et furieuse. Jalouse d'elle parce que tu l'aimais plus que moi, furieuse parce qu'elle ne m'avait rien dit, parce que je me sentais trahie par vous deux et parce qu'on me prenait pour une conne. Alors je n'ai jamais rien dit à personne. J'ai voulu tout dire l'an dernier, mais je n'ai pas pu. Je me suis dit qu'il était inutile de rouvrir la plaie.

_C'est pour ça que tu n'as jamais essayé de me recontacter après le diplôme d'études?

_Oui.

_Pourquoi me dis-tu ça maintenant?

_Je ne sais pas. Parce que ça n'a plus d'importance. On ne peut plus revenir sur le passé.

_Oui... Tu dois avoir raison, soupira Jered avec amertume.

_Jered, est-ce que... tu m'en veux?

_Non... répondit-il avec lassitude. Tu m'aurais dit ça il y a six ans, peut-être, mais plus maintenant. J'avoue qu'aujourd'hui plus grand chose ne me touche. La guerre produit tellement d'horreur que mes petits problèmes paraissent bien insignifiants à côté. »

Jered ruminait encore ses pensées lorsqu'une source lumineuse attira son regard. Il effectua un zoom avec sa camera et identifia une petite navette fédérale utilisée pour les missions de sauvetage. Jered braqua son canon-mitrailleur sans grande conviction et lâcha deux rafales courtes ; aucune n'ayant fait mouche, il n'insista pas et observa le frêle esquif s'éloigner rapidement. Le Zaku baissa son arme et continua de scruter vers le sud. Jered braqua sa camera de vol et effectua machinalement un nouveau zoom en direction de la base.

« Il se passe quelque chose, dit-il brusquement.

_Quoi donc ? »

Le jeune homme ne répondit pas tout de suite. Il y avait une activité fébrile au-dessus du complexe militaire; les croiseurs federaux avaient toujours la maîtrise de l'espace aérien au-dessus de la base, mais à pressent, une partie d'entre eux avaient aluni là où ils pouvaient, couverts par les autres. Par ailleurs, il lui semblait distinguer à la limite du champ de vision des Colombus émerger de ce qui devait être l'une des dernières aires de décollage intactes.

« Je crois qu'ils évacuent la base ! »

Jered alluma sa balise puis lança une transmission-flash vers son navire d'attache au moyen d'un faisceau-laser.

« Epervier deux-un à MIDGARD, mouvements sur Sierra-Victor seize-trois. Estimons évacuation base par éléments logistiques.

_De MIDGARD à Epervier deux-un. Transmission reçue. Information confirmée. Estimons contre-attaque violente en vue de briser l'encerclement. Les unités disponibles ont pour ordre de surveiller tout mouvement ennemi ; MIDGARD, terminé, lut-il sur son moniteur. »

« Allons voir ça de plus près, dit Jered en manœuvrant son MS.

_Et les autres ?

_On aura du mal à les retrouver dans ce bordel. Ma balise est allumée, le lieutenant Kurtzel saura où me trouver s'il me cherche. Allons-y ! »

Le Zaku bondit dans l'atmosphère tenue et alluma ses propulseurs avant de filer en rase-mottes, le Zaku de Marine à une dizaine de mètres derrière lui. Les deux MS continuèrent ainsi sur deux kilomètres, évitant la zone de balayage fédérale tout en utilisant chaque rocher, chaque crevasse pour se dissimuler aux yeux de l'ennemi, jusqu'à ce qu'ils soient en vue de la base.

Devant eux se dressait la muraille montagneuse du bord nord-ouest du cratère. Beaucoup plus loin à l'est, une brèche démesurée témoignait de la puissance des ogives nucléaires qui avaient soufflé la paroi rocheuse vingt minutes plus tôt, permettant à la première vague de MS de lancer l'assaut. Mais si les deux premières vagues avaient balayé les défenses ennemies en exécutant deux passages, la troisième vague avait été vaillamment repoussée, à deux reprises. Jered décida qu'il ne pouvait pas prendre le risque d'entrer par la grande porte et continua à voler vers le sud, contournant lentement le cratère à la recherche d'un point vulnérable. N'en ayant trouvé aucun, il s'arrêta néanmoins sur le versant sud-ouest et se mit à scruter la paroi, à la recherche d'éventuels systèmes de défense.

« Apparemment tout semble avoir été détruit dans ce secteur.

_Ou abandonné, murmura Jered. Je ne distingue aucun mouvement, aucun signe de vie apparent.

_Ils se cachent peut-être ?

_Peu probable. Après tout ce qu'on leur a balancé dessus, je les vois mal se retenir exprès pour surprendre deux malheureux MS. Mais allons-y en douceur. »

Le Zaku effectua un bond d'une centaine de mètres, retomba lourdement sur la paroi à mi-chemin du sommet, s'agrippant des pieds et des mains. Ne trouvant pas de points d'appui, le MS dévala la pente sur quelques dizaines de mètres avant que le pied gauche ne rencontre les restes d'une batterie antiaérienne encastrée dans la paroi. Jered redressa son appareil et se prépara pour un second saut. Le MS bondit de nouveau, mais lorsqu'il fut à quelques mètres du sommet, Jered enclencha volontairement ses fusées et plaqua son engin contre la roche, les mains agrippées sur le rebord de la crête.

« A quoi tu joues ? vociféra Marine.

_Je préfère savoir ce qu'il y a de l'autre côté avant de sauter. Je ne tiens pas à me faire tirer comme un lapin.

_Et ? Ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

_Non ma sœur, je ne vois que l'herbe qui verdoie et le soleil qui poudroie, répondit Jered d'un air irrité en citant « Barbe Bleue ». Arrête de déconner et vient me rejoindre ! termina-t-il alors qu'il effectuait de nouveaux réglages avec sa caméra. »

A cette distance, les détails de l'évacuation étaient beaucoup plus clairs. Il devait rester deux aires de décollage intactes en tout et pour tout, et celles-ci marchaient à plein rendement, des vaisseaux chargés à ras bord se succédant à un rythme qu'il avait rarement observé. Les vaisseaux semblaient décoller avec beaucoup de difficultés puis se plaçaient peureusement sous la protection des croiseurs. Il devait y avoir là pas loin d'une centaine de navires formant autour des aires de décollage deux périmètres de défense. Toute leur attention semblait braquée vers les versants nord et nord-est où une série d'explosions indiquaient que la flotte de Zeon et les MS continuaient leur harcèlement ; quant à eux, personne ne semblait les avoir remarqué.

Pratiquement au moment ou Jered se disait cela, une ombre imposante passa au-dessus de sa tête.

« Un Saramis ! s'écria Marine.

_Non ! » hurla Jered.

Le Zaku de ce dernier se précipita sur celui de Marine et plaqua violemment son canon-mitrailleur sur la paroi rocheuse avant qu'elle n'ait eu le temps de tirer.

« Il ne nous a pas vu, haleta-t-il. Il évacue la base et il est plein à craquer. Même s'il nous avait vu, il n'aurait pas pu engager le combat.

_On ne l'abat pas ?

_Pour quoi faire ? rétorqua-t-il sombrement. C'est sans intérêt.

_Tu ne veux pas augmenter ton tableau de chasse ? gloussa-t-elle.

_Lâche-moi les baskets. »

Dans son cockpit, Marine fronça les sourcils. Jered au contraire n'avait pas changé. Il était resté aussi froid et maussade qu'auparavant, tel un rocher contre lequel pouvaient s'écraser vents et marées sans qu'ils puissent l'égratigner. Cynique et acerbe, il portait en lui un étrange paradoxe, déchiré entre l'espoir et le désespoir ; car malgré tout ce qu'il pouvait dire, il renfermait au fond de lui un rêve, une espérance secrète qui lui donnait une raison de vivre.

Jered portait un masque... Il en portait même plusieurs, camouflant sa véritable personnalité sous une multitude de visages factices, comme une poupée russe. Un jour, il y a très longtemps, Marine avait brièvement entrevu ce qui pouvait se trouver sous ces couches sédimentaires. Cette aura de mystère et de douleur qui semblait émaner de lui avait intrigué et attiré la jeune femme, elle avait donc tenté d'en savoir plus sur lui, d'arracher un à un tous ces masques pour le mettre à nu. Puis un jour, sans s'en apercevoir, elle s'aperçut qu'elle était tombée amoureuse, mais cela n'avait pas suffit pour faire tomber toutes les défenses de Jered. Lorsqu'elle avait su pour Anaïs, elle l'avait haï car elle s'était sentie trahie. Ce n'était pas Jered qui l'avait quitté, c'était elle qui avait rompu. Par quel étrange hasard en était-il venu à croire qu'il était celui qui avait mis un terme à leur relation ? Eprouvait-il des remords ?

« Allons-y, fit Jered en redressant son Zaku. »

Les deux MS enjambèrent la crête et entreprirent de dévaler la pente.

Base de Gutenberg, 8h41 GMT

Une gigantesque déflagration ébranla la base fédérale jusque dans ses fondations. Trois missiles étaient parvenus à passer au travers du rideau de la D.C.A. et venaient de tomber sur le complexe militaire.

« Quelle est l'étendue des dégâts ? aboya Van Tran en s'agrippant à son bureau.

_Le niveau un fait état de dommages considérables dans tous les secteurs ; les sections deux, cinq, seize à vingt-deux, trente à quarante-six ne répondent plus. Les secteurs 01F et 01G se sont effondrés sous la déflagration sur le niveau inférieur !

_Les aires de décollage deux à douze sont totalement détruites. Silos de lancement un, trois, quatre, sept à dix-neuf, vingt-trois à trente-deux, trente-cinq à cinquante-six endommagés. Nous... Il ne nous reste plus que sept silos opérationnels !

_Dépressurisation brutale et fuites d'air aux niveau un et deux, secteurs J à N ; portes étanches abaissées, secteurs isolés. Le niveau trois nous signale également l'extension des incendies des secteurs C et E.

_Etat des systèmes défensifs ?

_Opérationnels à quarante-deux pour cent.

_C'est tout ce qu'il nous reste ? »

Irvine se précipita sur la console, espérant que les chiffres étaient erronés, mais ceux-ci s'obstinèrent à lui montrer une réalité qu'il aurait préféré ne pas connaître. Le commandant de la base de Gutenberg lança un regard désespéré vers son supérieur ; Van Tran se tenait debout derrière son bureau et regardait fixement les moniteurs qui retransmettaient la bataille.

Il y avait au-dessus de la base une nuée d'engins, des MS, des chasseurs des deux camps, des leurres électromagnétiques et des mines, des vaisseaux, et tous se tiraient dessus. Ce qui avait commencé comme une bataille rangée avait pris des tournures de rixe furieuse, le ciel était constamment illuminé par les explosions et les rayons d'énergie comme à un feu d'artifice. Les Zaku mitraillaient à bout portant leurs chasseurs et leurs vaisseaux, et ces derniers se transformaient en boules de feu lorsqu'ils n'étaient pas assez prompts à s'échapper. Il y avait quelque chose d'inégal dans cette mêlée, quelque chose qui lui donnait des airs de corrida. Et leur flotte tenait le rôle du taureau.

« Quel pourcentage de nos effectifs aériens avons-nous engagés jusqu'à présent ?

_Quatre-vingt-deux pour cent.

_Le pourcentage de pertes ?

_Soixante-trois pour cent... souffla l'opérateur, horrifié.

_Lancez la réserve. Peu importe si nous dégarnissons entièrement notre groupe aérien, nous devons maintenir intactes les installations qui nous restent jusqu'à l'arrivée de la station. C'est la priorité absolue ! Où en est la Vingt-troisième flotte ?

_Amiral ! Nous recevons un signal d'Antarès-180 sur Mare Undarum, ils ont quelque chose sur leurs écrans.

_Mare Undarum ? hoqueta Van Tran. Pourquoi nos avant-postes de Mare Smythii n'ont-ils pas réagi ? »

L'amiral tourna de nouveau son regard vers l'écran principal, l'air furieux. On avait estimé qu'il faudrait au moins quinze minutes à Island Iffish pour parcourir la distance qui séparait la frontière de Mare Undarum ; cela faisait donc quinze minutes que leurs avant-postes auraient du les prévenir.

« Demandez une confirmation visuelle !

_Confirmation contact visuel par Mare Undarum et Mare Spumans, annonça un officier. Relèvement zéro-zéro, moins sept... Approximativement au-dessus de la bordure ouest de la Mare Smythii. Nos sondes automatiques nous transmettent en ce moment des images de leurs cameras... Mon Dieu! C'est énorme...

_C'est Island Iffish ! s'écria Irvine. Quelle est l'estimation du temps d'arrivée ?

_ETA dans quatre minutes.

_Cela ne nous laisse qu'une très faible marge, dit Van Tran en palissant. Nous aurons à peine le temps de lancer nos missiles... Amorcez immédiatement le compte à rebours et sautez les étapes un à quinze. Nous allons écourter la procédure de neuf minutes et lancer tout ce que nous avons dans deux minutes. Ordonnez aux chasseurs et aux croiseurs de se tenir en dehors de la trajectoire et d'empêcher l'ennemi d'approcher à n'importe quel prix. Je répète, à n'importe quel prix !

_Amiral, Vega-174 nous signale de nouvelles données sur Island Iffish. Forte signature infrarouge ! Ils observent une puissante source lumineuse à l'arrière de la station ! »

Le contre-amiral Van Tran devint blême et il dut s'accrocher à son bureau pour ne pas trébucher. De toutes ses forces, il tenta de repousser l'horrible pressentiment qui se formait peu à peu dans son esprit, mais sa raison s'y refusait. Irvine croisa son regard et se mit lui aussi à soupçonner la vérité. Les yeux agrandis par le doute et la crainte, il se précipita sur la plus proche console en agrippant l'opérateur.

« Confirmez la trajectoire ! s'écria-t-il. Confirmez la trajectoire d'Island Iffish !

_Inchangée, bégaya l'opérateur, hébété par la véhémence de son supérieur. La vélocité de la station vient d'augmenter de quarante pour cent, mais la trajectoire reste inchangée... Rectification, nous recevons une contrebalances de Mare Undarum : percevons infime variation de trajectoire de l'ordre de zéro zéro zéro un.

_Vers où, nom de Dieu ! Vers où ? !

_Vers... Elle s'écarte de l'orbite... »

Irvine serra les dents et poussa un cri rauque tandis que Van Tran s'effondrait sur son siège. Le désagréable pressentiment qui les rongeait depuis quelques secondes venait de prendre corps, et le doute dans leur esprit s'était instantanément changé en certitude. Ils auraient du savoir qu'il n'était pas nécessaire d'effectuer une orbite complète pour renvoyer la station sur une nouvelle trajectoire. Il suffisait simplement de se laisser happer par la force gravitationnelle puis de calculer le moment précis où il faudrait réactiver la propulsion pour s'arracher de l'orbite.

«Nous nous sommes fait avoir ! » croassa Van Tran.

4è flotte fédérale, navire amiral, Secchi, 8h45 GMT

« Confirmez la trajectoire ! Confirmez la trajectoire !

_Trajectoire confirmée par Antarès-204 et 320 : Island Iffish dévie progressivement de l'orbite lunaire, plus sept degrés... Plus huit degrés...

_Amiral ! On nous signale un peu partout que les flottes ennemies rompent le combat !

_Direction ?

_Vers la station. Elles battent en retraite vers la station ! »

L'amiral Toanm lança une bordée de jurons et jeta son casque dans un coin de la passerelle. Les stratèges de Jabrow n'avaient rien compris du tout ; il existait bien un moyen de relancer la station sans avoir pour autant à effectuer une orbite complète ! Et c'est ce que Zeon avait fait, il l'avait compris lorsqu'on lui avait rapporté que Zeon réactivait les propulseurs thermonucléaires. C'était si simple, pourtant personne n'y avait songé. Leurs stratèges avaient été persuadés que lesdits propulseurs ne leur avaient servi que pour la sortie de Side-2, qu'ils s'étaient ensuite définitivement tus et que seule une orbite complète parviendrait à relancer la station.

Ils s'étaient fait rouler du début à la fin, ils avaient été incapables d'anticiper quoique ce soit ! Zeon avait lancé deux attaques une demi-heure auparavant, dans le but d'organiser une diversion avaient-ils cru, puis rapidement il avait été clair que l'objectif recherché était tout bonnement la destruction des complexes militaires bordant la Mer de la Fécondité. Le fait qu'ils aient su où frapper ne tenait nullement du miracle ; après la destruction des bases occidentales, la Mer de la Fécondité offrait les meilleures conditions pour une contre-attaque.

Au début, la tactique de l'ennemi avait paru logique, il s'agissait pour Zeon d'éliminer les obstacles en vue du passage de la station. Les bases fédérales avaient donc engagé toutes leurs forces dans la défense de leurs installations de missiles, espérant tenir jusqu'à l'arrivée d'Island Iffish. Or Zeon avait réussi un coup de maître en la faisant dévier avant même qu'elle n'atteigne la Mer de la Fécondité : les Forces Fédérales manquaient désormais de temps pour réorganiser leur riposte. Il allait leur falloir au moins cinq minutes pour confirmez la course, la vitesse de la station et calculer une trajectoire d'interception ; peut-être encore cinq minutes de plus pour lancer un compte à rebours. D'ici la, Island Iffish pouvait être déjà loin.

« Quels sont les effectifs qui nous restent ? demanda Tianm.

_Nous disposons de douze flottilles opérationnelles, répondit Texel Jordan. Au total deux cent soixante-trois vaisseaux et trois cent soixante-douze chasseurs répondent à l'appel.

_C'est... C'est tout ? Contre-vérifiez les données.

_Chiffres corroborés par l'ordinateur de bord, amiral. »

Le commandant en chef de la Quatrième flotte fixa l'officier tactique d'un air incrédule. Il ne parvenait pas à se faire à l'idée qu'il venait de perdre plus d'un tiers de ses effectifs en l'espace de trente minutes. Avec une inquiétude non-feinte, Victor Tianm se rassit dans son fauteuil avec lenteur ; puis, soupirant bruyamment, il se passa distraitement la main dans les cheveux. Il lui fallait prendre une décision, vite. La situation exigeait une réaction immédiate, mais Tianm ignorait si leurs forces étaient en mesure de la mener. Depuis le début de cette opération, quelque soit le nom maudit dont Zeon l'avait baptisée, les Forces Fédérales avaient été menées sur tous les tableaux. La soi-disant contre-attaque lunaire ne faisait pas exception à la règle puisque les forces de Zeon avaient su où frapper. Ils avaient été pris à contre-pied, comme si à chaque action qu'ils entreprenaient, Zeon avait déjà trouvé une parade, un peu comme dans une partie d'échec où votre adversaire anticipe chacune de vos manœuvres dix tours à l'avance...

Fixant le champ étoilé qui s'étendait au-delà de la baie vitrée, Tianm se demanda de nouveau s'il fallait organiser une tentative improvisée alors que l'ennemi pouvait bien les attendre au tournant. Devait-il se lancer à la poursuite de la station de sa propre initiative, sans attendre les ordres de Jabrow ? Trente minutes avaient suffit pour annihiler près de quarante pour cent de l'escadre, il ignorait encore dans quelles proportions, et tout semblait démontrer que toute velléité de poursuite relèverait du suicide. En fait, il réalisa que leurs perspectives de réussites tendaient dangereusement vers zéro.

« Non, se dit-il pourtant, c'est maintenant ou jamais. La flotte ennemie est épuisée par la bataille, elle n'a plus qu'une chose en tête : rejoindre le groupe principal et se mettre à l'abri. C'est maintenant qu'il faut frapper, pendant qu'ils ont baissé leur garde.

« Nous n'avons pas le temps de regrouper nos forces, reprit-il à voix haute. Ordonnez à tous les bâtiments et les chasseurs disponibles de prendre le cap vecteur Xhi-Lambda-bleu ; nous allons tenter une interception catastrophe dès que possible. Contactez Gutenberg et demandez à ce qu'ils lancent leurs ICBM sur le même cap, et qu'ils laissent tranquilles leurs missiles de croisière, ils n'auront pas le temps de les programmer. A tous les bâtiments, virez de bord sur bâbord quarante, assiette plus cinquante-cinq, poussée maximale ! à tous les navires, lancez quatre vagues de missiles à dix secondes d'intervalle des l'orientation terminée, exécution ! »

6è flotte de Zeon, navire amiral, 8h48 GMT

« Altitude et distance à la force principale ? demanda calmement l'amiral Powland.

_Altitude un-quatre-deux point zéro-huit-deux, distance à Mare Foecunditatis quatre-deux-neuf, distance à la force principale deux-zéro-trois, jonction estimée dans une point deux-cinq minutes.

_Des signes de poursuite ennemie ?

_Affirmatif, amiral. Les deux flottes viennent de changer de cap... Contacts sur senseurs, relèvements bâbord un-sept-huit, moins un-six-sept ; tribord un-sept-six, moins un-sept-zéro ; distance trois-huit-zéro point sept-zéro ; trois-sept-deux point un-zéro. Missiles ennemis repérés !

_Contact confirmé par notre arrière garde, relèvements et cap confirmés, illumination-laser ennemie non confirmée. Estimation interception dans une point cinq-zéro minutes. Nombre... Entre trois et quatre mille. Je répète, trois-zéro-zéro-zéro et quatre-zéro-zéro-zéro! Distance à la première barrière dans six secondes ! »

Presque comme pour confirmer les dires du lieutenant de vaisseau Marlène Stebel, une ceinture d'explosions illumina brillamment la surface lunaire derrière eux. Les missiles lancée par Tianm venait de rencontrer la première barrière de mines spatiales laissée par la Force de frappe A. Douze secondes plus tard, ce fut au tour des missiles lancés par la Vingt-troisième flotte et la base de Gutenberg de rencontrer les barrières dressées par les flottilles de Retmond et Garahau. Sous l'avalanche de missiles, les leurres et les mines furent totalement vaporisés.

Powland manipula nerveusement les touches de son clavier et obtint une estimation des missiles qui étaient passés au travers. A ses cotes, l'enseigne Satori effectuait les mêmes calculs et tentait d'évaluer le taux de réussite de la seconde barrière.

« Il n'y en aura jamais assez, constata-t-elle en secouant la tête. Même avec la seconde ligne de défense, nous aurons toujours entre mille cinq cents et deux mille missiles.

_Déployez l'arrière garde, ordonna Powland. Faites faire demi-tour à deux douzaines de bâtiments lance-engins et renvoyez les escadrons qui ont le moins souffert. Que tous les autres navires maintiennent la poussée maximale ! Comment se comporte la force de frappe B ?

_Apparemment le taux de réussite a été encore plus bas que chez nous. La Septième flotte vient de lâcher six cents leurres actifs dans son sillage et une première vague d'antimissiles.

_Impact avec la deuxième barrière estimé dans vingt secondes ! interrompit l'officier tactique. »

Quatre-vingt-deux secondes après être entrés en contact avec la première ligne de défense, les missiles percutèrent de plein fouet la seconde puis la troisième, dressée par l'arrière garde de la flotte elle-même. Les astronefs pilonnèrent les projectiles qui venaient à leur rencontre, mais malgré tous leurs efforts, un nombre impressionnant parvint à traverser le redoutable rideau de feu ; et les équipages virent avec effroi les missiles foncer sur eux. Le souvenir de la première attaque par missiles était encore très vivace dans les esprits et de nombreux servants abandonnèrent précipitamment leurs batteries en proie à la panique, certains MS firent même demi-tour.

Mais les engins fédéraux étaient de simples missiles ballistiques de taille moyenne à guidage laser, disposant d'un programme limite et de têtes chercheuses primitives. Contrairement à leurs aînés les missiles de croisière, ils ne possédaient ni la capacité d'éviter les leurres, ni la portée nécessaire à une attaque longue portée ; seul leur nombre colossal leur avait permis de passer les différents barrages. Par ailleurs, les explosions successives perturbaient considérablement le travail des têtes chercheuses qui avaient du mal à acquérir un objectif. Ainsi, un grand nombre d'entre eux continua sur leur lancée, incapables de se verrouiller sur un navire et toujours guidés par le faisceau de guidage-laser lancé depuis le BERLIN.

C'est ce que Powland comprit instantanément lorsqu'il vit les engins traverser la troisième ligne défensive sans toucher guère plus de six bâtiments. Leur marge de manœuvre était très serrée ; vu l'orientation des bâtiments, il leur était impossible de faire feu avec leurs tourelles principales, et les batteries arrières n'allaient certainement pas faire le poids. Il était également hors de question de retourner les vaisseaux, cela aurait eu pour effet de ralentir leur vitesse, risquant de leur faire rater la jonction avec la force principale. Restait une dernière solution. Pris par le temps et par une idée subite, l'amiral effectua de nouveau de calculs puis brancha son microphone sur la fréquence générale.

« Ordre à toute la flotte, dispersion libre à vitesse maximale tout en faisant feu sur Fox-Lima six-zéro. Feu à volonté !

« Nous avons encore une chance de les arrêter, expliqua-t-il à son chef d'état-major qui le regardait d'un air perplexe. Ce sont des missiles ballistiques classiques à guidage laser, or les federaux n'ont matériellement pas eu le temps de calibrer des designateurs-laser pour chaque missile, pas plus que de programmer les têtes chercheuses. Tous les missiles ont du recevoir pour seule instruction de suivre un faisceau unique braqué sur la position approximative de notre flotte ; et le fait qu'aucun n'ait pu être détecté tend à le prouver : s'il y en avait eu plusieurs, nous aurions été illuminés comme un arbre de Noël. Si nous parvenons à nous disperser assez rapidement, nous pourrons peut-être les perdre.

_Amiral, nouveau contact infrarouge, relèvement tribord zéro-sept, moins trois-zéro ; distance deux-zéro-zéro ! »

Mark Powland se leva de son siège, incrédule. L'ennemi était derrière, à la rigueur sous eux, mais devant ? Puis tout à coup un déclic se fit dans son esprit et son visage s'éclaira d'un sourire. «C'est la force principale, exulta-t-il. Lieutenant, Contre-vérifiez le relèvement et la position d'Island Iffish.

_A vos ordres... Position d'Island Iffish confirmée sur Echo-Sierra cinq-zéro. Relèvement tribord zéro-sept, moins trois-zéro confirme. Nous... Nous recevons un signal laser du ZWARTH de la Troisième flotte en code. «Lançons quatre vagues antimissiles alternées par trois vagues rayons stop. Attention transmission des trajectoires stop. Ordre de dispersion maximale sur bâbord pour ouverture passage stop. Evitez tribord en raison antimissiles force frappe B stop. Amiral Falken, fin de transmission. »

_Quelle est la position de la force de frappe B ?

_En approche par tribord sur un-deux-zéro, moins un-six-zéro, distance cinq-deux. Correction, elle s'éloigne sur tribord un-zéro-zéro, distance cinq-sept et croissante.

_A toute la flotte, poursuivez les manœuvres de dispersion sur vecteur Oscar-Zoulou un-cinq. Rappelez l'arrière-garde et les navires dispersés sur tribord, qu'ils reviennent sur bâbord sept-zéro le plus rapidement possible. »

Petit à petit, et aussi vite que le permettaient leurs fusées d'appoint, les mastodontes de métal altérèrent leur course. L'imposante formation se déploya bientôt sur bâbord comme un monstrueux éventail, les astronefs de guerre s'éparpillant vers le haut et le bas en une ligne verticale. Quelques secondes plus tard, une série de petits points lumineux fit son apparition dans leur champ de vision. La première vague d'antimissiles les dépassa en trombe sur leur droite, suivie juste après par une pluie de rayons à particules. Les deux vagues les avaient à peine dépassé qu'une autre surgit à son tour et fondit sur la masse de projectiles ennemis.

«Pourcentage de réussite ? demanda anxieusement le commandant Franczesko Deker.

_Trente-deux pour cent, commandant.

_Il reste encore quatre vagues, commandant, sourit Powland. Et jusqu'à présent le taux de réussite est tout à fait satisfaisant ; il serait prématuré de dire que nous sommes hors de danger, mais je crois que nous n'avons pas à nous inquiéter.

_Vagues quatre, cinq, six et sept en approche ! cria l'enseigne Claude Karson. »

Ce fut une véritable marée qui se rua à leur rencontre, les dépassant en l'espace d'un battement de cils, crachant le feu de leur tuyères pour les uns, éblouissant les équipages qui avaient l'audace de les suivre de yeux pour les autres. Les quelque trois mille six cents antimissiles et les deux mille sept cents rayons d'énergie frappèrent les projectiles nucléaires federaux comme un marteau géant. Une formidable lueur apparut sur tous les moniteurs de vision arrière, aveuglant les équipages malgré le système de filtrage lumineux. Le ciel lunaire fut violemment éclairé, comme si le Soleil lui-même s'était posé à la surface ; l'éclair fut même observé de la Terre à l'œil nu !

Lorsque la luminosité décrut, il ne restait plus qu'un vaste champs de débris secoué par moments par quelques explosions éparses. Les missiles avaient été littéralement rayés du ciel, comme si une main céleste les avait brutalement balayés ou fait disparaître par quelque enchantement.

Quarante secondes plus tard, les trois forces de frappes exécutèrent leur jonction à la verticale du cratère Webb et s'arrachèrent définitivement de l'orbite lunaire.

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