CHAPITRE 14

CHAPITRE 14

Croiseur PERSEUS, 21è flottille de Zeon, 7 janvier, 9h45 GMT

Les cloisons étanches s'abaissèrent avec la dureté inhumaine de l'acier, fermant hermétiquement les compartiments du vaisseau qui pouvaient encore être sauvés. Un cri d'agonie fusa quelque part derrière les cloisons puis se tut presque aussitôt, aspiré dans le vide ou éteint par l'asphyxie. Pendant un bref instant, les entrailles du vaisseau semblèrent silencieuses, puis les sanglots de la coque retentirent, déchirants, à peine couverts par les hurlements des moteurs et la plainte silencieuse des cadavres séquestrés dans leurs coffrets de métal.

Austin Vyper regarda une nouvelle fois les chiffres s'aligner sur son moniteur et poussa un long soupir. Contrarié, il actionna la commande électrique de son siège qui descendit au niveau du plancher et bondit hors du fauteuil pour faire quelques pas vers la baie vitrée.

L'avant du PERSEUS ne ressemblait plus à rien, la proue naguère fièrement pointée comme un bec d'aigle était maintenant tordue et recroquevillée vers le haut comme un stupide appendice. Un peu plus en retrait, la batterie numéro deux était éventrée, son canon droit plié inutilement vers le haut en un défi ridicule lancé vers Island Iffish qui s'éloignait au loin, accompagnée de son escorte. Le PERSEUS ne pouvait pas rejoindre la station, les dégâts étaient trop importants pour qu'il puisse poursuivre sa mission, mais pas assez pour qu'il soit incapable de rejoindre Granada. Progressant à basse vitesse, le navire survolait Palus Somnii en direction du nord. Paradoxalement, il remontait en sens inverse le chemin parcouru par la force de frappe A une heure et demie auparavant.

«Des signes de l'ennemi ? demanda Vyper en tentant de couvrir le bourdonnement perpétuel des opérateurs en conversation avec les différentes sections du vaisseau.

_Négatif, mon capitaine, répondit Sinclair. La flotte fédérale continue son mouvement de poursuite mais aucune des unités de défense lunaire ne semble nous prêter attention.

_Combien avons-nous de navires ou d'appareils en difficulté dans les parages ?

_Sept bâtiments, mon capitaine. Je repère les balises du GALAHAD et du GEISSLER de la Deuxième flotte, du GRAYSWANDIR et du DURANDAL de la Sixième ; de l'ALCMENE et du PENELOPE de la Deuxième ; du CAMBRONNE de la Septième. Nous recevons par ailleurs plusieurs signaux faibles correspondant à des pilotes en détresse. Nous avons envoyé deux de nos navettes les recueillir ; les autres navires essaient actuellement d'en faire autant.

_C'est une bonne chose. A-t-on une idée précise des pertes subies par notre groupe embarqué ?

_Pas encore, mon capitaine, madame Masarick ne nous a toujours pas transmis son rapport. Les derniers chiffres font état de cinq pilotes disparus pour sept MS détruits ou endommagés.

_Bien. Je... Je vais aller lui présenter mes condoléances. Lieutenant, vous avez le commandement.

_Bien mon capitaine. »

Austin quitta la passerelle l'air soucieux et préoccupé. Les pilotes de MS et les astronautes de la Flotte ne se mélangeaient pas souvent, et l'intrusion d'un groupe dans l'autre était parfois la cause de troubles, mais faire part de ses regrets au chef du groupe embarqué faisait partie du travail du pacha. S'il existait une personne à bord qui puisse comprendre la peine du capitaine Masarick, ce ne pouvait être que lui.

Bien loin de se douter de ce que pouvait penser le commandant de bord, Reika était studieusement attablée à son bureau à rédiger quelques lettres. La tension qui l'avait habitée durant toute la phase de combat ne l'avait pas quittée, même après son appontage, et c'est avec excitation qu'elle avait attendu le retour de ses pilotes sur le pont du hangar, mais seules quatre d'entre elles étaient revenues ; cela avait suffit pour la calmer. Quatre ! La réalité était venu la frapper de plein fouet. C'est donc en état de choc qu'elle avait regagné les vestiaires avant de rejoindre la salle de briefing, attendant l'hypothétique retour des pilotes disparues.

Lorsqu'il avait été clair que plus personne d'autre n'allait revenir, Reika avait commencé le debriefing d'une voix lasse, commentant les images des cameras de vol et dressant un rapport au fur et à mesure. Au bout de quinze minutes elle en avait eu assez et avait congédié ses filles, leur permettant de dormir et d'oublier. Pour sa part il n'en était pas question, elle devait songer à préparer les lettres à envoyer aux familles des disparues, dresser la liste des pilotes de réserve et songer au remplacement. Mais en fait elle ne se sentait pas le courage de commencer la première tâche, et la seconde lui était totalement inaccessible tant que le reste de la Deuxième flotte serait au loin avec ses navires de soutien et ses effectifs de réserve.

Perdu sur la Lune avec ses compagnons d'infortune, le PERSEUS ne pouvait guère s'offrir les pilotes de réserve qu'il lui fallait pour reconstituer son groupe aérien. Mais peut-être qu'après tout, ce n'était pas aussi urgent que ça : le vaisseau était endommagé au point qu'il ne reprendrait sans doute pas l'espace avant plusieurs mois ; son escadrille serait immanquablement transférée sur un autre bâtiment, peut-être même une autre flotte ?

Reika délaissa son clavier pour réfléchir à ce qu'elle pourrait bien écrire aux familles. La question restait posée, et il était important qu'elle trouve une réponse, à la fois pour répondre aux interrogations des familles, mais aussi pour répondre à ses propres interrogations. Qu'est ce qui n'avait pas marché ? Quelles erreurs ses pilotes avaient-elles pu commettre pour que cela leur coûte la vie ? Un manque d'entraînement, une mauvaise coordination ou tout simplement l'excitation du premier combat ? Comment trouver la réponse et comment faire admettre cela aux parents ? La plupart de ses pilotes n'étaient que des jeunes filles à peine sorties de l'adolescence et il ne serait pas facile d'expliquer à leurs parents que leur petite fille chérie ne reviendrait jamais. Lassée de réfléchir sans pouvoir aligner pour autant plus de deux mots à la suite, Reika abandonna son clavier et décolla ses bottes magnétiques du sol pour se laisser flotter dans la pièce, immobile, en position fœtale.

Le couinement électronique de la porte la tira de ses rêveries. Reika ne répondit pas tout d'abord, puis une voix familière se fit entendre dans l'Interphone.

«Madame Masarick, c'est moi.

_Capitaine... Entrez, je vous prie. »

La porte s'effaça pour laisser passer Vyper, lequel salua la jeune femme qui se contenta de lui répondre distraitement d'un signe de tête.

«Vous avez oublié les chrysanthèmes, dit-elle d'un ton raide.

_Pardon ?

_Jouons franc jeu. Vous êtes venu m'offrir vos condoléances et votre sympathie, n'est-ce pas ?

_J'ai pensé que vous auriez besoin d'une oreille attentive. »

Reika se débattit un instant en apesanteur avant de pouvoir poser ses bottes sur le sol puis fit face au commandant de bord.

«Qu'est-ce qui vous fait croire que j'ai besoin de soutien moral ?

_Nous sommes les deux officiers-commandants de ce vaisseau et nous avons besoin l'un de l'autre. A la fois pour maintenir la cohésion de l'équipage, mais aussi afin de nous soutenir mutuellement dans les moments les plus difficiles. Vous ne pouvez pas supporter le poids de la responsabilité toute seule, c'est un fardeau bien trop lourd.

_Vous croyez ?

_La perte de ses subordonnés n'est pas toujours une chose facile à gérer, mais cela fait partie des aléas de la guerre. Vous n'avez pas à vous tourmenter pour…

_Je me permets de vous interrompre, capitaine, car je crains qu'il y ait un malentendu. Vous semblez penser que je suis bouleversée par la mort de mes pilotes et que je traverse une période dépressive, n'est-ce pas ? Si c'est le cas, je vous rassure, il n'en est rien.

_En êtes-vous si sûre ? Beaucoup font semblant, pensant être assez forts pour supporter le fardeau.

_Pour qui vous prenez-vous pour me psychanalyser ? coupa Reika avec soudaineté.

_Allons, ne venez pas me dire que vous avez un cœur en pierre et que cela ne vous fait rien ?

_Si.

_Vous ne jouez pas franc jeu. »

Reika jaugea son interlocuteur en fronçant les sourcils. Pour qui se prenait-il ? Intriguée et titillée par la curiosité, Reika se décida à entrer dans le jeu de Vyper, juste pour voir jusqu'où il irait.

« Ces filles se sont engagées dans l'armée en connaissant les risques auxquelles elles seraient confrontées, répondit Reika sans quitter son interlocuteur des yeux. Pour ma part, je doute que mes compétences au commandement soient à mettre en doute. Peut-être l'ennemi s'est-il montré plus habile ? Peut-être ont-elles commis l'erreur à ne pas commettre ?

_Peut-être faut-il voir là un signe du destin ? l'interrompit Vyper.

_Pardon ?

_La destinée tente peut-être de nous faire comprendre qu'il n'est pas dans la nature de la femme de porter les armes ? »

Reika écarquilla les yeux mais se retint de bondir à la gorge du commandant du PERSEUS. Mais à quelle époque cet homme vivait-il ?

« Foutaises ! s'écria-t-elle en essayant de contenir son indignation. Vous ne m'aurez pas avec ce slogan misogyne. Les femmes se sont durement battues pour faire tomber le dernier bastion de la phallocratie, ce n'est pas pour tourner casaque à la première grande bataille !

_Je suis désolé, je n'avais pas l'intention de vous offenser. Je pensais juste que la vie d'une femme est trop précieuse pour qu'elle se permette de la risquer sur un champ de bataille.

_C'est peut-être à la femme elle-même d'en décider ?

_Peut-être... Mais la femme porte une lourde responsabilité qui lui est propre : la perpétuation de l'espèce.

_La fameuse «vache reproductrice », fit-elle avec un sourire narquois.

_Vous déformez le sens de mes paroles, madame. Des deux sexes, la femme est la seule qui a le pouvoir de procréer, elle est la seule à supporter physiquement et psychologiquement la grossesse, à pouvoir sentir en elle se développer une nouvelle vie et à endurer les souffrances de l'enfantement. L'homme, lui, en est incapable. A ce titre, la femme revêt pour lui une symbolique puissante : celle de la vie. Peut-être que cela ne vous fait rien, mais personnellement, cela me fend le cœur de voir ces jeunes filles perdre leur vie à l'aube de leur existence.

_Capitaine !

_Excusez-moi, je ne voulais pas prêcher. Je ne mets pas en doute les capacités des femmes à se battre, ni à être l'égale de l'homme. Il est vrai que les femmes ont du lutter pour obtenir l'égalité et se faire une place dans l'armée, mais cela en valait-il vraiment la peine ? Négliger sa responsabilité envers l'humanité dans le seul but d'obtenir le privilège de se faire trouer la peau ? Vous rendez-vous compte que ces jeunes filles ne connaîtrons plus jamais l'amour, la joie et la fierté de donner la vie, le bonheur d'élever des enfants, de les voir grandir ?

_Je vous en prie ! »

Vyper s'interrompit subitement, non à cause de la réaction violente de son interlocutrice, mais parce qu'il venait de s'apercevoir qu'elle pleurait. Et puis brusquement, il comprit ! Il comprit qu'il venait d'énumérer tout ce dont à quoi Reika avait du renoncer de gré ou de force. Il avait été bête de ne pas s'en apercevoir plus tôt. Evidemment qu'elle était bouleversée par la disparition de ses pilotes, mais peut-être n'avait-elle pas eu pleinement le temps de réaliser l'étendue de la perte, ou peut-être avait-elle décidé de ne pas en parler or il n'avait fait que retourner le couteau dans la plaie. En jargon, il avait mis les pieds dans le plat, ce qui n'était pas très fin de la part d'un officier supérieur…

« Je… Je suis désolé, souffla-t-il, confus. Je n'avais pas réalisé…

_Allez-vous en, murmura-t-elle.

_Je vous prie de m'excuser, je n'avais aucune intention de vous blesser…

_Laissez-moi seule.

_Naturellement. Je vous prie une nouvelle fois de bien vouloir m'excuser. »

Vyper salua avec raideur sous le regard fuyant de la jeune femme puis s'éclipsa le plus discrètement possible. Reika se tint immobile jusqu'à son départ avant de se laisser aller à pleurer sur sa couchette.

6è flotte de Zeon, navire amiral, 7 janvier, 9h57 GMT

Mark Powland considéra avec gravité la liste des pertes qui s'affichait sur son moniteur. La supériorité de leur flotte avait été évidente, mais l'ennemi s'était férocement battu. L'escorte avait perdu cinquante-neuf bâtiments en l'espace d'une demi-heure. Cette opération-éclair avait été un véritable coup de poker : neutraliser les deux bases et immobiliser autant de vaisseaux que possibles en l'espace de trente minutes ! La tache avait été éprouvante mais menée à peu près à exécution dans les limites prescrites, mais à quel prix. Le maître mot avait été «foncez ! », et les hommes s'étaient rués sur le champ de bataille avec l'avidité d'une bande de loups, tirant sur tout ce qui portait l'étoile fédérale.

Ensuite, tout s'était déroulé dans une effroyable confusion, les vaisseaux s'éperonnant dans le chaos le plus total. Cinquante-neuf bâtiments perdus ! Le chiffre paraissait astronomique, le taux d'attrition se montait à un bâtiment toutes les trente secondes ! Les pertes en appareils étaient tout aussi importantes, témoignant de la violence du combat : soixante-douze chasseurs et cent quarante-neuf MS perdus, soit un chasseur toutes les vingt-cinq secondes et un MS presque toutes les douze secondes.

Les rapports dévoilaient cependant que sur les deux cent trente et un appareils perdus, environ soixante-quatre d'entre eux avaient été détruits par des appareils adverses et soixante-quinze abattus par la DCA. Selon ces mêmes rapports, les quatre-vingt-douze appareils restant avaient été perdus lors d'accidents, erreurs de pilotages ou imprudences. Apparemment, beaucoup de pilotes avaient négligé de prendre une marge de sécurité suffisante avant de lancer leurs obus nucléaires et leur MS avaient été détruits dans l'explosion qui s'était ensuivie.

Aurillac avait accueilli la nouvelle avec affliction. Qu'espérait-il donc ? Que ses pilotes allaient se comporter génies ? Si on exceptait la bataille avec la Dixième flotte Fédérale qui tenait plus du tir au pigeon, c'était la première grande bataille spatiale de l'Histoire ! La préparation hypnotique faisait d'eux de meilleurs soldats, plus réceptifs aux ordres et privés de toute considération humanitaire, les drogues les rendaient plus combatifs, mais tout cela ne faisait pas d'eux des soldats parfaits. Ces pilotes qui avaient cause leur propre perte n'avaient été que les victimes de leur enthousiasme belliqueux, exacerbé par les drogues et la propagande.

Peut-être la préparation hypnotique elle-même était-elle inadéquate, mise au point par des techniciens qui, eux non plus, n'avaient jamais eu l'expérience du combat. L'amiral en chef avait donc fait réévaluer tous les programmes hypnotiques, obligeant les psychotechniciens de la flotte à autopsier la bataille dans ses moindres détails et à revoir entièrement leur méthode. Au sein des troupes elles-mêmes, le choc avait été rude, la perte des bâtiments s'était ressentie encore plus que la perte des vecteurs tactiques, mais le moral était resté bon dans son ensemble. Encore heureux qu'ils eussent gagné, les estimations des pertes fédérales avaient arraché des clameurs d'exaltation parmi les combattants harassés. Puis, abrutis par la tension et l'épuisement, les hommes et les femmes de la flotte s'étaient endormis par milliers.

Croiseur TRIESTE, 48è flottille fédérale, 7 janvier, 10h22 GMT.

Le navire-atelier FULTON bourdonnait, monumental et ivre de vie, voguant paisiblement à la traîne. Le gigantesque vaisseau creux renfermait dans ses flancs deux croiseurs en cours de réparations. Le TRIESTE et le VINCENNES reposaient côte à côte sur des arceaux métalliques qui les enserraient de part et d'autre, les maintenant immobiles tandis que les équipes de techniciens s'affairaient autour comme des nuées d'abeilles autour d'un parterre de fleurs particulièrement savoureuses.

Dans l'une des salles adjacentes au hangar, Marineris observait les entrailles de son vaisseau mises à nu, dégorgeant des kilomètres de câbles, exhibant une cloison étanche tordue par-ci, une batterie antiaérienne décomposée par-là.

Le commandant de bord se détourna de la vitre, l'air maussade et entreprit de décortiquer pour la énième fois la liste détaillée des réparations. Le TRIESTE n'était pas irrécupérable, auquel cas il serait resté sur la Lune, mais les dommages étaient trop importants pour qu'il puisse continuer tel quel ; il avait donc été retenu pour subir des réparations dans un des immenses vaisseaux-ateliers qui avaient rejoint la Flotte un peu plus tôt. Le VINCENNES avait eu plus de chance, il allait rejoindre sa formation dans moins de six heures.

Quarante-sept disparus, c'était le chiffre des pertes, sans compter les trente-deux blesses. Sur un équipage de deux cent cinquante hommes, cela représentait un pourcentage non négligeable, et Marineris ne savait pas trop comment combler les trous. Il ne pouvait pas compter sur les effectifs de réserve puisque ceux-ci étaient hors d'atteinte ; il aurait pu transférer des équipages des vaisseaux voués à rester sur la Lune, mais la soudaineté du départ de Mare Foecunditatis ne lui en avait pas laissé le temps. Hors de question également de quémander des hommes auprès d'autres navires, ils étaient tous en sous effectifs. Il lui faudrait donc jongler avec les hommes qui lui restait et modifier leurs horaires de rotation. La nouvelle n'allait certainement pas plaire à son second, mais ils n'avaient pas le choix, c'était ça ou retourner sur Taruntius.

Le commandant du TRIESTE se surprit soudain à penser qu'il n'aurait pas été si dramatique que ca de rester sur la Lune. Il comprenait l'utilité d'une riposte immédiate, mais l'idée de quitter la Lune en catastrophe n'était peut-être pas aussi brillante que l'amiral Tianm l'aurait voulu. Car ce faisant, leur flotte quittait les installations lunaires en ruine avec des effectifs dispersés, avec une logistique insuffisante et peu préparée. Bien sur, il avait été prévu qu'en cas d'échec la flotte fédérale serait parée à toute éventualité, y compris celle de quitter l'orbite, mais on avait estimé qu'il y aurait quelques heures de répit entre la bataille et le départ.

Or, rien ne s'était passé selon les prévisions. La bataille avait été brusque et confuse, et le départ de la Lune s'était fait dans le désordre le plus complet. Dans un dernier sursaut, ils avaient mené une dernière contre-attaque, mais en vain. Après la confirmation de l'interception de tous les missiles, la pression s'était brusquement relâchée et les hommes étaient sortis de leur état second pour glisser dans un sommeil peuplé de cauchemars.

Bien qu'il ait envoyé tout son équipage dormir, Marineris lui-même ne pouvait pas trouver le sommeil. Il avait tenté de se décharger de sa frustration et de sa colère dans la salle de gymnastique, mais après une demi-heure à suer en projetant des bulles de transpiration à travers la salle, il n'avait réussi qu'à meurtrir ses muscles éreintés, sans parvenir à trouver la fatigue ou la quiétude qui l'aurait plongé dans les bras de Morphée. Dépité, il avait pris une douche et s'était réfugié dans une salle d'où il pouvait regarder avancer les travaux effectués sur son vaisseau.

Quelque part, il se culpabilisait pour les dégâts subis par le TRIESTE. Un homme qui commande un vaisseau se doit de veiller sur la sécurité des hommes et des femmes qui sont sous ses ordres, et ceci passe immanquablement par la nécessite de maintenir son navire intact. La difficulté, dans la marine de guerre, et en temps de conflit à plus d'un titre, c'était que cette nécessité était soumise à un paradoxe aussi inévitable qu'insoluble. Par sa nature et sa vocation, la guerre avait pour but de soumettre un ennemi ; sur le plan pratique ça se traduisait par la destruction des moyens offensifs ou défensifs de l'adversaire, ou encore de ses moyens de production d'armement voire même par l'agression de sa population civile.

Comment maintenir donc son vaisseau intact dans une situation ou chacun cherche à détruire son vis-à-vis ? Chaque commandant avait sa manière pour tenir son navire à l'écart du danger. Or, Marineris avait l'impression d'avoir échoué, parce qu'il n'avait pas respecté scrupuleusement cette maxime en prenant des risques trop importants qui avaient exagérément exposé le TRIESTE. Quoiqu'il ne l'eut pas dit en public, il ressentait chacune des blessures de son vaisseau comme une blessure sur sa personne, et la mort de chaque homme d'équipage comme la disparition d'un de ses enfants.

C'était un peu idiot, car un vaisseau reste une masse de métal inanimé après tout, mais un commandant ne finit-il toujours par ressentir un certain attachement affectif pour son navire, lui donner une personnalité fictive et se soucier de son état de santé ? Pareillement pour ses hommes, il n'avait aucun lien particulier et même peu de contact avec eux ; il y en avait même dont il ignorait le nom ou bien oublié le visage. Mais quelque part, il était responsable d'eux. Ils avaient accepté de servir sous ses ordres et avaient placé leur vie entre ses mains, espérant que dans les situations critiques, leur chef saurait prendre les décisions qui leur permettraient de rentrer chez eux sains et saufs. Et là, il avait un peu l'impression d'avoir trahi leur confiance. Celle de ses hommes et celle de son vaisseau.

Mais à quoi bon les remords ? Il continua pourtant son introspection pendant un certain temps, mais finalement la fatigue eut raison de lui et il s'assoupit sur le canapé. Lorsqu'un quartier-maître passa dix minutes plus tard pour inspecter la pièce, Marineris ronflait déjà paisiblement.

Cité lunaire Von Braun, 7 janvier, 13h10 heure locale, 11h10 GMT

Derek n'aurait même pas remarqué qu'ils approchaient de Von Braun si Shing ne le lui avait pas dit. Il était à vrai dire trop préoccupé par ce qu'il avait vu ce matin même pour prêter attention à la géographie environnante. Deux heures auparavant, ils avaient été repérés par un transporteur fédéral isolé mais qui n'avait pu les prendre à son bord. Il leur avait fallu attendre encore une heure avant qu'on vienne les chercher, puis les emmener vers un avant-poste fédéral en bordure de Posidonius ou ils avaient subi un interrogatoire en règle.

D'un commun accord les quatre journalistes avaient décidé de broder une histoire factice, car ils ne pouvaient décemment pas avouer qu'ils avaient cherché à passer du côté de la face cachée ; les autorités militaires les auraient automatiquement classé dans la catégorie espions. De même avaient-ils convenu de passer sous silence la rencontre avec Jered Thomson, ayant décidé qu'il s'agissait d'une affaire privée touchant l'un d'entre eux mais ne regardant en rien les autorités. A part ces quelques digressions, ils avaient rapporté fidèlement ce qu'ils avaient vu. Après la confiscation de leur matériel et l'interrogatoire, qui fut somme toute relativement bref, on leur avait permis de se reposer en attendant le prochain navire disponible à destination de Von Braun, maintenant rouverte à la circulation.

Tous les vaisseaux de transports militaires et civils réquisitionnés pour des raisons qu'on n'avait pas jugé utile de leur préciser, le petit groupe avait du embarquer dans une petite navette qui rapatriait des colons des Monts Taurus et des civils qui avaient du être déplacés pour des raisons X ou Y. La cabine était assez spartiate et le confort, tout relatif : quelques banquettes défoncées perdues entre les conteneurs de marchandises.

«Faudra que tu m'expliques qui est ce Jered, glissa Irwin en s'approchant de lui. »

Derek releva les yeux vers lui puis sentit qu'Elena, assise à sa gauche, tendait également l'oreille. A deux mètres de là, Shing faisait mine de regarder par le hublot, mais il était sans doute toute ouïe. Ils avaient accepté de le couvrir devant les autorités, il estima donc qu'il leur devait bien la vérité. Derek jeta un regard circulaire dans la cabine et s'assura que personne ne faisait attention a eux avant de prendre la parole.

«Jered et moi avons fait nos études supérieures ensemble, sur Von Braun. C'est... C'était du moins mon meilleur ami. Il est originaire de Side-3, moi de la Terre. Le hasard a fait que nous partagions la même chambre des la première année, mais j'avais pas mal de préjugés à l'époque et je me souviens parfaitement ne pas lui avoir adressé la moindre parole durant les premières semaines. Et puis progressivement, nous sommes devenus amis, on s'est même aperçu qu'on avait en fait pas mal de points communs. C'est lui qui m'a encouragé à devenir journaliste et qui a en partie fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Je lui dois beaucoup. Nous sommes devenus aussi proches que l'auraient pu être des frères, et à la fin je pouvais même lire dans son esprit comme dans un livre ouvert, prévoir ses moindres gestes.

_Tu savais qu'il était entré dans l'armée ? demanda Elena.

_Oui. Je l'ai appris l'an dernier, lors d'une réunion d'anciens élèves. Mais il m'avait dit qu'il faisait partie du service historique de l'armée, ce qui cadrait d'ailleurs assez bien avec ses références. Je ne pense pas qu'il m'ait menti à ce moment-là ; ce que je ne saisi pas, c'est ce qu'il fait aujourd'hui dans une unité de première ligne.

_Est-ce qu'il lui est arrivé de te faire part de son intention d'entrer dans un unité active, ou d'une certaine fascination pour le métier des armes ? »

Derek jeta un regard irrite vers Irwin.

«O.K, je m'excuse, dit ce dernier en réalisant qu'il avait du dire une bêtise.

_Non, mais le service militaire dure deux ans là-bas, et il est obligatoire pour les hommes autant que pour les femmes. Vous savez aussi bien que moi que même après la période de service, chaque citoyen est automatiquement incorporé dans l'armée de réserve jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans. Pour en revenir à Jered, je ne l'avais jamais vu dans un tel état. Il semblait... Il semblait avoir peur.

_En tous cas, soupira Irwin, on n'a pas mis longtemps à comprendre ce qu'il fichait sur la Lune. Vu comme ça a pété au sud, il aurait fallu faire exprès pour ne rien voir. Au fait, j'espère que tu as réussi à conserver le mini-disque? demanda-t-il tout a coup a Elena.

_Aucun problème, répondit la jeune femme avec un sourire provocant, je l'ai dissimulé la ou absolument personne n'osera aller le chercher!»

Derek releva la tête et échangea des regards incrédules avec ses collègues.

«Je préfère ne pas savoir où, dit finalement Irwin, mais j'espère que tu n'oubliera pas de le nettoyer avant de le filer en régie.»

Elena tenta de lui jeter l'une de ses bottes au visage, mais en raison de l'inertie, celle-ci se contenta de dériver paresseusement à travers la cabine.

«Que croyez-vous que Zeon va faire avec cette station? demanda Irwin en redevenant sérieux.

_J'ai fait quelques recherches sur CosmoNet à Posidonius pendant que vous passiez à la moulinette, murmura Derek a voix basse.

_Quoi? Tu as piraté un réseau militaire?

_Oui, mais là n'est pas le problème. Le gouvernement n'a toujours fait aucune annonce mais il circule déjà pas mal de rumeurs sur ce que Zeon pourrait justement faire avec la station. Plusieurs caméra amateurs ont filmé la station au moment où elle a quitté le champ d'attraction lunaire...

_Et alors? demanda Shing.

_Les interprétations sont très diverses, mais il y en a une qui est reprise assez souvent: la station aurait emprunté une nouvelle trajectoire qui la mènerait vers la Terre. Il y a de fortes probabilités qu'elle vise une agglomération terrestre. Laquelle? Tout le monde l'ignore.

_Alors Zeon aurait l'intention de balancer ça sur... Tu parles d'un scoop! s'exclama Elena.»

Derek la rattrapa par le col de sa combinaison et la fit rasseoir brutalement en lui décochant un regard acéré.

«Moins fort, fit-il sèchement, tu veux que tout le monde nous entende? Franchement, je ne vois pas ce qu'il y a d'exaltant là-dedans. Si Zeon réussit son coup, ce qui ne me parait pas invraisemblable, des millions de gens vont recevoir ce machin sur la tête, et la note sera très salée. Ce n'est pas tout, réfléchis aux conséquences de la chute d'un corps aussi massif.»

La jeune journaliste le dévisagea d'abord sans comprendre, puis ses yeux s'écarquillèrent alors qu'elle mesurait progressivement les implications.

«En fait il est impossible de savoir exactement ce qui se passerait si la station tombait sur Terre. Jered avait parfaitement raison : il n'y a jamais eu d'équivalents dans l'Histoire. On ne peut que se perdre en conjectures, tout le reste relève de la théorie. On peut toujours s'essayer à imaginer le pire, mais la réalité pourrait se révéler encore plus effrayante.

_Et c'est pour ca que le gouvernement se tait? réalisa Elena. Pour éviter une panique générale?

_Sans doute. Mais cette panique risque de prendre des proportions beaucoup plus graves si l'opinion publique a vent de la chose par des voies non officielles. Les gens estimeront que le gouvernement les a trompé en les tenant dans l'ignorance, et ils auront raison. C'est moche, mais c'est la façon d'agir de la Fédération; pas étonnant qu'ils aient pété les plombs sur Side-3.

_Tu es sûr de ce que tu avances? demanda Shing en se rapprochant d'eux. Peut-être que Zeon bluffe après tout?

_Non, je ne pense pas, reprit Irwin. Derek a raison. Je croyais moi aussi à un coup de bluff, vous vous rappelez? Mais le feu d'artifice de ce matin m'a convaincu du contraire. Zeon n'aurait jamais déployé autant de moyens rien que pour faire peur au gouvernement. Ils vont le faire, et pour de bon.

_La question est, poursuivit Derek, si nous soupçonnons la vérité, devons-nous la divulguer? Avec cette station, Zeon maintient plusieurs milliards d'Earthnoïds en otages. Si le gouvernement leur cache la vérité, il est de notre devoir de le leur dire; mais dans ce cas, nous porterions la responsabilité de causer la plus grande panique de l'Histoire depuis Orson Welles et la Guerre des Mondes. Mais en nous taisant, nous serions les complices de cette boucherie. N'importe comment, si ce n'est pas nous, quelqu'un d'autre de moins scrupuleux finira bien tôt ou tard par lâcher le morceau...»

Les quatre journalistes se regardèrent, indécis. La nouvelle était retentissante et le silence du gouvernement, coupable; mais les conséquences chatouillaient quand même leur conscience. Derek se retourna sur la banquette et fixa d'un œil morne la cite lunaire qui grandissait à travers le hublot.

Cap Nord, Nouvelle Zélande - Terre,7 janvier, 20h45 heure locale, 11h45 GMT

Le vent du large soufflait comme une brise rafraîchissante, embaumant de ses senteurs marines la cote occidentale. Le soleil s'apprêtait à basculer sous l'horizon, parant le ciel de couleurs modères et de lueurs embrasées, comme si l'astre voulait laisser de lui-même une image inoubliable afin que le monde l'acclame toujours plus fort a son retour.

Darièle Greyson humait l'air marin, assise sur la terrasse de son pavillon. Kazuhiko, son mari, arriva bientôt avec un plateau charge d'une cafetière, de deux tasses et de leurs soucoupes en porcelaine fine, d'une sucrière assortie, de deux cuillères en argent et d'un petit panier contenant un assortiment de friandises.

»Alors? demanda-t-il, curieux.

_Pas mal. Mais il y a encore des efforts à faire.»

_Tu es dure avec ton mari, dit-il en éclatant d'un rire sonore.»

Kazuhiko était chef d'un restaurant réputé à Sydney, tandis que sa femme dirigeait le département marketing d'une grande multinationale. L'épouse portait la culotte et le mari était au fourneau, et cela leur convenait très bien depuis trois décennies. Pour fêter leur trentième anniversaire de mariage, le couple de sexagénaires s'était exilé dans leur villa en bord de mer, à l'extrémité nord de la Nouvelle Zélande, laissant leur fils surveiller leurs affaires tandis que leur fille aînée était partie rejoindre son mari à Cairns. Pour célébrer dignement leurs noces d'argent, Kazuhiko avait eu l'idée de préparer exactement le même repas que le jour où il avait demandé la main de celle qui s'appelait à l'époque Darièle Sentry. Son épouse avait beau dire qu'elle avait trouvé cela «pas mal», l'expression réjouie qui avait illuminé son visage lorsqu'il avait soulevé la cloche trahissait le fond de sa pensée.

Greyson avait tout pour être heureux. Il était renommé dans toute l'Asie, il avait une femme et des enfants charmants, et pouvait enfin récolter le fruit du travail de toute une vie, à plus forte raison maintenant que la retraite n'était plus qu'à trois années de distance. Ces vacances lui donneraient d'ailleurs un avant goût de ce que son existence serait bientôt. Curieusement, il ne se sentait pas du tout effrayé à l'idée qu'il perdrait son restaurant ou qu'il n'aurait plus a jongler avec les casseroles que pour son propre plaisir et celui de sa femme. En fait il songeait déjà aux croisières qu'il ferait avec son épouse sur le yacht qu'il avait acheté le printemps dernier, aux livres de recettes qu'il pourrait écrire.

A l'inverse, Darièle appréhendait ce moment, voyant dans cette cessation d'activité le déclin de son existence, le début d'une longue période d'oisiveté dont seule la mort parviendrait à la libérer. C'était une chose dont elle n'aimait pas trop parler, mais Kazuhiko s'était juré de rectifier sa façon de considérer la retraite. Bien sur, le chef cuisinier savait que l'enjeu n'était pas le même. Sa femme avait du livrer une longue lutte pour parvenir à son poste actuel; d'un autre côté, lui aussi avait du se battre pour monter son propre petit commerce. De plongeur et serveur, il avait grimpé tous les échelons, un par un, pour se faire accepter dans les cuisines, puis supplanter ses maîtres, et enfin réunir les fonds pour ouvrir son propre restaurant. Combien d'employés avait-il sous ses ordres, maintenant? Et combien de couverts pouvait-il aligner? La jet-society du tout-Auckland se bousculait à sa porte pour réserver une table un an à l'avance! Une consécration.

« Bah, se dit-il en observant le ressac mourir sur la grève en contrebas, demain je l'emmènerai sur le bateau faire une petite croisière de deux ou trois jours autour de l'archipel. J'en profiterai pour lui apprendre à pêcher, ça lui changera les idées. Evidemment, elle n'aimera pas tripoter les asticots du bout des doigts, mais elle appréciera le souffle de la brise marine dans ses cheveux tandis qu'elle ferre une prise. Et puis ça lui fera oublier la guerre.»

La guerre rendait son épouse nerveuse car cela annonçait indéniablement une baisse des échanges commerciaux dans le système cis-lunaire, mais pour sa part, la guerre était le cadet de ses soucis. Après tout, cela se déroulait là-haut, très loin dans l'espace, et il ne se sentait nullement concerne, à moins bien sur que les Spacenoïds s'avisent de faire tomber le ciel sur sa tête! Dans l'immédiat, ce n'était pas les hostilités qui l'empêcherait de mitonner des plats pour ses clients, et ces derniers non plus ne se sentaient guère concernés puisqu'ils affluaient toujours aussi nombreux dans son établissement. Pour un peu, on aurait presque cru que la guerre n'était qu'un mirage colporté par quelques mauvais esprits.

En fait, tout cela aurait pu lui paraître terriblement lointain et irréel si sa belle-famille n'était pas indirectement concernée. Kazuhiko se doutait même que c'était cela qui travaillait sournoisement l'esprit de son épouse. Leur gendre était dans les Forces Fédérales. Oh, bien sûr il n'était pas là-haut dans les étoiles, mais s'il venait à être transféré et qu'Erika se mettait en tête l'idée de le suivre là-haut, Darièle ferait une attaque. Leur fils au moins ne leur poserait pas de soucis, Alberto était trop âgé pour être conscrit. Mais Kazuhiko ne s'inquiétait pas trop pour son gendre non plus; dans le pire des cas il pourrait toujours demander une faveur auprès du vice-amiral Nakamoto.

Siège du gouvernement fédéral, Dakar - |Terre, 7 janvier, 12h18 GMT

Le Premier ministre avait brutalement interrompu son déjeuner et avait convoqué son cabinet après avoir lu les premières lignes du rapport envoyé par McCord. Il n'avait pas eu besoin de lire la suite, il se doutait de son contenu. La conseillère ne s'était pas trompée: la Flotte s'était montrée incapable de stopper Island Iffish, et ses pires craintes se révélaient maintenant totalement réalisées. Occupés par une réunion extraordinaire, les officiers généraux de Jabrow avaient décliné son invitation.

« Non, non, restez assis, marmonna-t-il lorsque l'assistance se leva à son entrée dans la salle de conférence.»

Carlton Pawris posa sa serviette sur la table et s'assit en lorgnant nerveusement ses collaborateurs. Devant leur expression perplexe, il leur demanda poliment d'activer leurs moniteurs et laissa sa conseillère prendre la parole. Elen McCord sortit une disquette de sa serviette et l'introduisit dans le lecteur.

«Les informations qui s'inscrivent en ce moment sur vos écrans me sont parvenues il y a tout juste quinze minutes, commença-t-elle. La totalité du message n'a pas encore été décryptée mais plusieurs équipes travaillent dessus en ce moment même. Nous pouvons néanmoins déjà tirer quelques conclusions des données fragmentaires dont nous disposons. Pour commencer, l'Opération Atlas a été un échec.»

Un murmure d'appréhension emplit la salle, les quelques ministres et les différents conseillers présents s'échangèrent des regards inquiets. Pawris surprit une lueur de stupéfaction non feinte dans le regard de son ministre de la Défense; la nouvelle ne lui était pas encore parvenue, sans doute que Jabrow traînait les pieds avant de la lui annoncer.

«L'information n'a encore été confirmée par aucune autre source, continua McCord en essayant de regagner leur attention, mais le début de la transmission contenait suffisamment d'éléments pour qu'il y ait peu de doutes à ce sujet. Nous ne savons pas encore comment Zeon a procédé; pour ça il nous faudra attendre la fin du décryptage ou l'arrivée de nouveaux messages.

_Colonel Leonov, dit le secrétaire à la Sûreté, le Haut-commandement a-t-il reçu les mêmes informations?

_Oui, monsieur Hopkins, répondit le porte-parole de Jabrow.

_Et qu'allez vous faire?

_Pour l'instant nous en sommes encore à analyser les données. L'état-major général est d'ailleurs en cession extraordinaire depuis quelques minutes.»

Les quelques ministres et les officiels tries sur le volet se jetèrent à nouveau des regards anxieux.

«Que sommes-nous censés faire? demanda le président du Parlement qui ne comprenait pas très bien la raison de sa présence. Ceci est une affaire qui touche les milieux militaires, c'est nettement en dehors de mon domaine de compétences.

_Dayton, fit PAWRIS en s'adressant à son confrère, votre présence est officieuse, je vous l'ai déjà dit. Vous ne serez jamais autorisé à divulguer ce qui s'est passé ici.

_Mais pourquoi m'avoir invité, alors ?

_Parce que j'ai estimé qu'il serait déloyal de ne pas vous mettre au courant. Il y a encore une chose importante que vous devez savoir. Poursuivez, Helen.

_Merci, monsieur le Premier Ministre. Comme vous pouvez le voir sur vos écrans, Island Iffish s'est arrachée de l'orbite lunaire à 8h45 GMT et à amorce une trajectoire qui l'amènera droit sur Side-4 dans un peu plus d'une dizaine d'heures. Nos experts estiment toutefois que ce n'est pas là son véritable objectif.

_Qui serait ? demanda Di Conti.

_La Terre. »

Le murmure rémanent se transforma en tempête, les voix éclatant comme autant de coups de tonnerre qui allèrent se briser contre les murs insonorisés. Helen visualisait aisément les émotions qui se succédaient sur les visages de ses confrères et consœurs : l'incrédulité, la peur, le scepticisme, la colère.

«Sur quoi basez-vous ces affirmations ? demanda Wang.

_La trajectoire a été observée avec soin par nos observatoires et par d'autres sources sérieuses, celle-ci a été calculée et vérifiée des milliers de fois. Nous n'avons aucune confirmation sur la désignation de l'objectif final, mais il ne fait plus aucun doute que la Terre est visée.

_Colonel, pouvez-vous confirmer ?

_Oui, monsieur le président. Je... Ces informations me sont confirmées en ce moment même par Jabrow par liaison directe.

_A-t-on une idée de la cible visée sur Terre ? demanda Di Conti.

Le porte-parole du Haut-commandement secoua négativement la tête, s'attirant des regards charges de reproches. Qu'y pouvait-il si les huiles de Jabrow eux-mêmes se perdaient en conjectures ?

«Notre armada est-elle en mesure d'intercepter Island Iffish ? lui demanda la vice-ministre à son tour.

_Nous nous efforçons de réunir les facteurs qui rendront notre victoire inévitable, madame la ministre.

_Jabrow nous avait donne les mêmes garanties avant l'Opération Atlas ; il nous en faut de nouvelles, plus solides cette fois-ci. »

Leonov bafouilla quelques excuses mais n'osa pas avancer quoique ce soit sans l'aval de Kessling.

»Colonel, commença Pawris, nous avons besoin d'une réponse précise : l'Armada est-elle en mesure de stopper la station ? La population terrestre doit être mise au courant, or nous ne pouvons pas leur avouer que nous sommes dans l'ignorance et que nous ne pouvons pas garantir leur sécurité, cela provoquerait une panique inimaginable et ce serait bien la dernière chose dont nous aurions besoin. L'analyse du Haut-commandement nous est nécessaire car elle va prédéterminer notre attitude. Une réponse affirmative pourra grandement faciliter nos efforts pour apaiser la population, alors qu'une réponse négative nous obligerait à prendre des dispositions pour l'evacuation.

_Je... Je suis désole, monsieur le Premier Ministre, mais je ne dispose pas des éléments nécessaires pour vous donner une réponse définitive.

_Cela signifie-t-il, colonel, que l'Etat-major général lui-même doute de la victoire ? »

Leonov sembla se recroqueviller encore plus dans son fauteuil. Il se sentait tiraillé entre son honnêteté envers le gouvernement et sa fidélité envers l'Armée.

«Oui, monsieur le Ministre, articula-t-il péniblement.

_Est-ce une position officielle ? interrogea McCord.

_Non, madame. C'est une position personnelle et officieuse. »

La déclaration provoqua des murmures réprobateurs dans la salle. C'était bien la première fois que le représentant de Jabrow se permettait de donner une opinion personnelle contraire a la position officielle du Haut-commandement. Cela ne rassurait pas les membres du cabinet, loin de là. Si un officier supérieur pouvait douter lui-même de la victoire, cela signifiait qu'il pouvait très bien ne pas être le seul au sein du Haut-commandement ; de telles contradictions pouvaient également trahir des dissensions ou des luttes intestines.

PAWRIS fronça les sourcils tout en réprimant un grognement de mécontentement, il n'aimait pas la perspective d'un commandement militaire divise qui pourrait très bien aller jusqu'à mentir au gouvernement pour sauvegarder ses intérêts. Kessling n'oserait jamais, il était trop âgé pour les batailles en coulisses mais il était devenu influençable. Mais s'il venait à être supplanté par Rockwell ou même Highman, Dakar pourrait perdre tout contrôle sur les forces armées ; il fallait donc trouver des officiers généraux suffisamment intègres pour servir de garde-fou. Dieu seul savait ce que les Forces Fédérales pourraient être amenées à faire si elles étaient livrées au joug de ses officiers les plus extrémistes.

«Monsieur le Ministre, héla le président du Parlement, a-t-on pensé négocier avec le Duché ?

_A quel propos ?

_Nous pourrions peut-être concéder quelques points sur leurs revendications, en échange de quoi ils pourraient retirer leurs troupes.

_Vous n'y pensez pas sérieusement ! s'écria Di Conti.

_Et pourquoi pas ?

_Vous voulez ramper devant ces mutants ?

_Gilbar ! tonna Pawris, je ne tolérerai pas une telle vulgarité.

_Pardonnez-moi monsieur, fit Di Conti en reprenant son calme.

_Bien. Dayton, nous ne pouvons pas céder à leurs revendications, et ce sur aucun point. Vous savez aussi bien que moi que nous ne pouvons pas leur accorder ce qu'ils demandent. Par ailleurs, comment voulez-vous vous reprendre un dialogue qui a été définitivement interrompu il y a trois ans ?

_Allons, monsieur le Premier Ministre, vous ne me ferez pas croire que nous avons interrompu toute relation avec Side-3.

_Non, pas totalement, vous avez raison. Mais nous ne nous sommes guère échangé que des insultes depuis, déclara Pawris avec un rire nerveux. Après tout, si Zeon a déclaré la guerre, c'est bien parce qu'ils escomptaient nous faire plier. Pourquoi accepteraient-ils de nous écouter maintenant ?

_Justement, ils cherchent à nous faire peur, continua Dayton Quilshart avec espoir. Laissons les croire qu'ils ont réussi. Je suis persuadé qu'ils cherchent un terrain d'entente et qu'ils sont pleins de bonne volonté...

_Pleins de bonne volonté ? s'écria Di Conti. Sauf votre respect, monsieur le président, je dois saluer votre naïveté. Avez-vous lu les rapports sur les exactions de Zeon ces derniers jours ?

_Non, pourquoi ? » répondit Quilshart d'un air offusqué.

Le ministre de la Défense s'apprêta à répondre, mais Pawris lui fit signe de se taire, indiquant par-là qu'il devait surveiller son langage. Di Conti se tint coït, bien qu'excédé.

«On vous fera parvenir une synthèse si vous le souhaitez, reprit le chef du gouvernement. Quoi qu'il en soit, Dayton, vous devez comprendre que nous ne pouvons pas céder, nous perdrions notre crédibilité. Si nous le faisons, toutes les colonies suivront le mouvement.

_Et alors ? Ce ne sont que des îlots perdus là-haut, les colonies ne nous rapportent plus rien. Nous devrions les lâcher, cela nous fera le plus grand bien.

_Monsieur le président, fit Arlette Wang, vous devriez parfois jeter un coup d'œil sur les registres du ministère des Finances. La moitié du PIB national est d'origine coloniale, les huit dixièmes des impôts proviennent également des Hauts-mondes. Les trois quarts de nos contribuables sont «là-haut» comme vous dites, et seulement un tiers d'entre eux ont le droit de vote alors qu'ils représentent les deux tiers de l'électorat. Alors ne me dites pas que les colonies ne nous rapportent rien ou que le fait de les lâcher nous fera le plus grand bien. »

Dayton Quilshart se ratatina dans son fauteuil et fit mine de regarder ailleurs, mais personne ne lui accorda la moindre attention. Une question était formée dans tous les esprits, mais personne n'osait la poser de peur de connaître déjà la réponse.

«Allons-nous informer la population ? demanda finalement Wang.

_Non. Pas tout de suite.

_Mais... Monsieur le Premier Ministre ! protesta-t-elle.

_Madame le ministre, intervint McCord pour épauler son supérieur, comme monsieur le Premier Ministre vient de nous l'expliquer, nous ne pouvons pas faire la moindre déclaration tant que nos informations resteront aussi fragmentaires. Vous ne voudriez tout de même pas que nous fassions une déclaration erronée ? »

La Vice-premier ministre se rassit dans son fauteuil en jetant un regard furibond sur la conseillère, mais Helen l'ignora superbement.

«Doit-on prévenir le ministre de l'Intérieur ? interrogea Walter Hopkins.

_Pour quoi faire ? coupa Di Conti. La sécurité intérieure n'est pas directement en cause.

_Elle le sera si une rumeur malavisée met le feu aux poudres.

_Dans ce cas il suffira de prendre des mesures pour qu'une telle rumeur ne s'ébruite jamais, proposa le ministre de la Défense d'un ton désinvolte. En s'arrangeant pour que l'information ne passe pas, par exemple.

_Vous... commença Wang.

_Vous avez raison, reprit le Premier Ministre en l'interrompant. Nous devons éviter que des importuns ne lâchent une information qui pourrait s'avérer dangereuse pour la sûreté de l'Etat. Gilbar, comprenons-nous bien, le fait que je tolère ces pratiques ne signifie pas que j'y adhère pleinement. Surveillez vos arrières, car si je vous prends à enfreindre ouvertement la Constitution, je vous ferai casser. Je vous autorise à museler l'information, comme vous dites, mais dans le cadre de la stricte légalité ; en contrepartie je vous confie la mission de mettre le ministre de l'Intérieur au courant. Je compte sur vous.

_Bien, monsieur le Premier Ministre, acquiesça Di Conti avec une mauvaise volonte évidente. »

Un silence malaise tomba dans la salle. Pawris nota les signes de nervosité dans l'assistance et en conclu qu'il était temps de clore les débats. Pousser la discussion plus en avant ne serait que prétexte à disputes, et il n'avait pas besoin de ça pour aggraver ses problèmes.

«Sur ces mots, la séance est suspendue. Je sais que nous n'avons encore rien résolu, mais tant que nous ne disposerons pas d'informations complémentaires, je pense que continuer la discussion ne nous mènera nulle part. Colonel Leonov, je compte sur vous pour me communiquer immédiatement les résultats de la cession du Haut-commandement. Helen, Walter, suivez-moi dans mon bureau. »

Les dignitaires se levèrent de fauteuil en se regardant en chiens de faïence, puis vidèrent les lieux comme des braconniers en fuite.