CHAPITRE 14
Croiseur
PERSEUS, 21è flottille de Zeon,
7 janvier, 9h45 GMT
Les cloisons étanches s'abaissèrent avec la dureté inhumaine de
l'acier, fermant hermétiquement les compartiments du vaisseau qui pouvaient
encore être sauvés. Un cri d'agonie fusa quelque part derrière les cloisons
puis se tut presque aussitôt, aspiré dans le vide ou éteint par l'asphyxie.
Pendant un bref instant, les entrailles du vaisseau semblèrent silencieuses,
puis les sanglots de la coque retentirent, déchirants, à peine couverts par
les hurlements des moteurs et la plainte silencieuse des cadavres séquestrés
dans leurs coffrets de métal.
Austin Vyper regarda une nouvelle fois les chiffres s'aligner sur son
moniteur et poussa un long soupir. Contrarié, il actionna la commande électrique
de son siège qui descendit au niveau du plancher et bondit hors du fauteuil
pour faire quelques pas vers la baie vitrée.
L'avant du PERSEUS ne ressemblait plus à rien, la proue naguère fièrement
pointée comme un bec d'aigle était maintenant tordue et recroquevillée vers
le haut comme un stupide appendice. Un peu plus en retrait, la batterie numéro
deux était éventrée, son canon droit plié inutilement vers le haut en un défi
ridicule lancé vers Island Iffish qui s'éloignait au loin, accompagnée de
son escorte. Le PERSEUS ne pouvait pas rejoindre la station, les dégâts étaient
trop importants pour qu'il puisse poursuivre sa mission, mais pas assez pour
qu'il soit incapable de rejoindre Granada. Progressant à basse vitesse, le
navire survolait Palus Somnii en direction du nord. Paradoxalement, il remontait
en sens inverse le chemin parcouru par la force de frappe A une heure et demie
auparavant.
«Des signes de l'ennemi ? demanda Vyper en tentant de couvrir le
bourdonnement perpétuel des opérateurs en conversation avec les différentes
sections du vaisseau.
_Négatif,
mon capitaine, répondit Sinclair. La flotte fédérale continue son mouvement
de poursuite mais aucune des unités de défense lunaire ne semble nous prêter
attention.
_Combien
avons-nous de navires ou d'appareils en difficulté dans les parages ?
_Sept
bâtiments, mon capitaine. Je repère les balises du GALAHAD et du GEISSLER de
la Deuxième flotte, du GRAYSWANDIR et du DURANDAL de la Sixième ; de l'ALCMENE
et du PENELOPE de la Deuxième ; du CAMBRONNE de la Septième. Nous recevons par
ailleurs plusieurs signaux faibles correspondant à des pilotes en détresse.
Nous avons envoyé deux de nos navettes les recueillir ; les autres navires
essaient actuellement d'en faire autant.
_C'est
une bonne chose. A-t-on une idée précise des pertes subies par notre groupe
embarqué ?
_Pas
encore, mon capitaine, madame Masarick ne nous a toujours pas transmis son
rapport. Les derniers chiffres font état de cinq pilotes disparus pour sept MS
détruits ou endommagés.
_Bien.
Je... Je vais aller lui présenter mes condoléances. Lieutenant, vous avez le
commandement.
_Bien
mon capitaine. »
Austin quitta la passerelle l'air soucieux et préoccupé. Les pilotes de
MS et les astronautes de la Flotte ne se mélangeaient pas souvent, et
l'intrusion d'un groupe dans l'autre était parfois la cause de troubles, mais
faire part de ses regrets au chef du groupe embarqué faisait partie du travail
du pacha. S'il existait une personne à bord qui puisse comprendre la peine du
capitaine Masarick, ce ne pouvait être que lui.
Bien loin de se douter de ce que pouvait penser le commandant de bord,
Reika était studieusement attablée à son bureau à rédiger quelques lettres.
La tension qui l'avait habitée durant toute la phase de combat ne l'avait
pas quittée, même après son appontage, et c'est avec excitation qu'elle
avait attendu le retour de ses pilotes sur le pont du hangar, mais seules quatre
d'entre elles étaient revenues ; cela avait suffit pour la calmer. Quatre !
La réalité était venu la frapper de plein fouet. C'est donc en état de
choc qu'elle avait regagné les vestiaires avant de rejoindre la salle de
briefing, attendant l'hypothétique retour des pilotes disparues.
Lorsqu'il avait été clair que plus personne d'autre n'allait revenir,
Reika avait commencé le debriefing d'une voix lasse, commentant les images des
cameras de vol et dressant un rapport au fur et à mesure. Au bout de quinze
minutes elle en avait eu assez et avait congédié ses filles, leur permettant
de dormir et d'oublier. Pour sa part il n'en était pas question, elle devait
songer à préparer les lettres à envoyer aux familles des disparues, dresser
la liste des pilotes de réserve et songer au remplacement. Mais en fait elle ne
se sentait pas le courage de commencer la première tâche, et la seconde lui était
totalement inaccessible tant que le reste de la Deuxième flotte serait au loin
avec ses navires de soutien et ses effectifs de réserve.
Perdu sur la Lune avec ses compagnons d'infortune, le PERSEUS ne pouvait
guère s'offrir les pilotes de réserve qu'il lui fallait pour reconstituer son
groupe aérien. Mais peut-être qu'après tout, ce n'était pas aussi urgent
que ça : le vaisseau était endommagé au point qu'il ne reprendrait sans doute
pas l'espace avant plusieurs mois ; son escadrille serait immanquablement transférée
sur un autre bâtiment, peut-être même une autre flotte ?
Reika délaissa son clavier pour réfléchir à ce qu'elle pourrait
bien écrire aux familles. La question restait posée, et il était important
qu'elle trouve une réponse, à la fois pour répondre aux interrogations des
familles, mais aussi pour répondre à ses propres interrogations. Qu'est ce
qui n'avait pas marché ? Quelles erreurs ses pilotes avaient-elles pu
commettre pour que cela leur coûte la vie ? Un manque d'entraînement,
une mauvaise coordination ou tout simplement l'excitation du premier combat ?
Comment trouver la réponse et comment faire admettre cela aux parents ? La
plupart de ses pilotes n'étaient que des jeunes filles à peine sorties de
l'adolescence et il ne serait pas facile d'expliquer à leurs parents que
leur petite fille chérie ne reviendrait jamais. Lassée de réfléchir sans
pouvoir aligner pour autant plus de deux mots à la suite, Reika abandonna son
clavier et décolla ses bottes magnétiques du sol pour se laisser flotter dans
la pièce, immobile, en position fœtale.
Le couinement électronique de la porte la tira de ses rêveries. Reika
ne répondit pas tout d'abord, puis une voix familière se fit entendre dans
l'Interphone.
«Madame Masarick, c'est moi.
_Capitaine...
Entrez, je vous prie. »
La porte s'effaça pour laisser passer Vyper, lequel salua la jeune
femme qui se contenta de lui répondre distraitement d'un signe de tête.
«Vous
avez oublié les chrysanthèmes, dit-elle d'un ton raide.
_Pardon
?
_Jouons
franc jeu. Vous êtes venu m'offrir vos condoléances et votre sympathie,
n'est-ce pas ?
_J'ai
pensé que vous auriez besoin d'une oreille attentive. »
Reika se débattit un instant en apesanteur avant de pouvoir poser ses
bottes sur le sol puis fit face au commandant de bord.
«Qu'est-ce qui vous fait croire que j'ai besoin de soutien moral ?
_Nous
sommes les deux officiers-commandants de ce vaisseau et nous avons besoin l'un
de l'autre. A la fois pour maintenir la cohésion de l'équipage, mais aussi
afin de nous soutenir mutuellement dans les moments les plus difficiles. Vous ne
pouvez pas supporter le poids de la responsabilité toute seule, c'est un
fardeau bien trop lourd.
_Vous
croyez ?
_La
perte de ses subordonnés n'est pas toujours une chose facile à gérer, mais
cela fait partie des aléas de la guerre. Vous n'avez pas à vous tourmenter
pour…
_Je
me permets de vous interrompre, capitaine, car je crains qu'il y ait un
malentendu. Vous semblez penser que je suis bouleversée par la mort de mes
pilotes et que je traverse une période dépressive, n'est-ce pas ? Si
c'est le cas, je vous rassure, il n'en est rien.
_En
êtes-vous si sûre ? Beaucoup font semblant, pensant être assez forts
pour supporter le fardeau.
_Pour
qui vous prenez-vous pour me psychanalyser ? coupa Reika avec soudaineté.
_Allons,
ne venez pas me dire que vous avez un cœur en pierre et que cela ne vous fait
rien ?
_Si.
_Vous
ne jouez pas franc jeu. »
Reika jaugea son interlocuteur en fronçant les sourcils. Pour qui se
prenait-il ? Intriguée et titillée par la curiosité, Reika se décida à
entrer dans le jeu de Vyper, juste pour voir jusqu'où il irait.
« Ces filles se sont engagées dans l'armée en connaissant les
risques auxquelles elles seraient confrontées, répondit Reika sans quitter son
interlocuteur des yeux. Pour ma part, je doute que mes compétences au
commandement soient à mettre en doute. Peut-être l'ennemi s'est-il montré
plus habile ? Peut-être ont-elles commis l'erreur à ne pas commettre ?
_Peut-être
faut-il voir là un signe du destin ? l'interrompit Vyper.
_Pardon ?
_La
destinée tente peut-être de nous faire comprendre qu'il n'est pas dans la
nature de la femme de porter les armes ? »
Reika écarquilla les yeux mais se retint de bondir à la gorge du
commandant du PERSEUS. Mais à quelle époque cet homme vivait-il ?
« Foutaises ! s'écria-t-elle en essayant de contenir son
indignation. Vous ne m'aurez pas avec ce slogan misogyne. Les femmes se sont
durement battues pour faire tomber le dernier bastion de la phallocratie, ce
n'est pas pour tourner casaque à la première grande bataille !
_Je
suis désolé, je n'avais pas l'intention de vous offenser. Je pensais juste que
la vie d'une femme est trop précieuse pour qu'elle se permette de la risquer
sur un champ de bataille.
_C'est
peut-être à la femme elle-même d'en décider ?
_Peut-être...
Mais la femme porte une lourde responsabilité qui lui est propre : la perpétuation
de l'espèce.
_La
fameuse «vache reproductrice », fit-elle avec un sourire narquois.
_Vous
déformez le sens de mes paroles, madame. Des deux sexes, la femme est la seule
qui a le pouvoir de procréer, elle est la seule à supporter physiquement et
psychologiquement la grossesse, à pouvoir sentir en elle se développer une
nouvelle vie et à endurer les souffrances de l'enfantement. L'homme, lui, en
est incapable. A ce titre, la femme revêt pour lui une symbolique puissante :
celle de la vie. Peut-être que cela ne vous fait rien, mais personnellement,
cela me fend le cœur de voir ces jeunes filles perdre leur vie à l'aube de
leur existence.
_Capitaine
!
_Excusez-moi,
je ne voulais pas prêcher. Je ne mets pas en doute les capacités des femmes à
se battre, ni à être l'égale de l'homme. Il est vrai que les femmes ont du
lutter pour obtenir l'égalité et se faire une place dans l'armée, mais
cela en valait-il vraiment la peine ? Négliger sa responsabilité envers
l'humanité dans le seul but d'obtenir le privilège de se faire trouer la
peau ? Vous rendez-vous compte que ces jeunes filles ne connaîtrons plus
jamais l'amour, la joie et la fierté de donner la vie, le bonheur d'élever
des enfants, de les voir grandir ?
_Je
vous en prie ! »
Vyper s'interrompit subitement, non à cause de la réaction violente
de son interlocutrice, mais parce qu'il venait de s'apercevoir qu'elle
pleurait. Et puis brusquement, il comprit ! Il comprit qu'il venait d'énumérer
tout ce dont à quoi Reika avait du renoncer de gré ou de force. Il avait été
bête de ne pas s'en apercevoir plus tôt. Evidemment qu'elle était
bouleversée par la disparition de ses pilotes, mais peut-être n'avait-elle
pas eu pleinement le temps de réaliser l'étendue de la perte, ou peut-être
avait-elle décidé de ne pas en parler or il n'avait fait que
retourner le couteau dans la plaie. En jargon, il avait mis les pieds dans le
plat, ce qui n'était pas très fin de la part d'un officier supérieur…
« Je…
Je suis désolé, souffla-t-il, confus. Je n'avais pas réalisé…
_Allez-vous
en, murmura-t-elle.
_Je
vous prie de m'excuser, je n'avais aucune intention de vous blesser…
_Laissez-moi
seule.
_Naturellement.
Je vous prie une nouvelle fois de bien vouloir m'excuser. »
Vyper salua avec raideur sous le regard fuyant de la jeune femme puis
s'éclipsa le plus discrètement possible. Reika se tint immobile jusqu'à
son départ avant de se laisser aller à pleurer sur sa couchette.
6è flotte de Zeon, navire amiral, 7 janvier, 9h57 GMT
Mark Powland considéra avec gravité la liste des pertes qui s'affichait
sur son moniteur. La supériorité de leur flotte avait été évidente, mais
l'ennemi s'était férocement battu. L'escorte avait perdu cinquante-neuf bâtiments
en l'espace d'une demi-heure. Cette opération-éclair avait été un véritable
coup de poker : neutraliser les deux bases et immobiliser autant de vaisseaux
que possibles en l'espace de trente minutes ! La tache avait été éprouvante
mais menée à peu près à exécution dans les limites prescrites, mais à quel
prix. Le maître mot avait été «foncez ! », et les hommes s'étaient rués
sur le champ de bataille avec l'avidité d'une bande de loups, tirant sur tout
ce qui portait l'étoile fédérale.
Ensuite, tout s'était déroulé dans une effroyable confusion, les
vaisseaux s'éperonnant dans le chaos le plus total. Cinquante-neuf bâtiments
perdus ! Le chiffre paraissait astronomique, le taux d'attrition se montait à
un bâtiment toutes les trente secondes ! Les pertes en appareils étaient tout
aussi importantes, témoignant de la violence du combat : soixante-douze
chasseurs et cent quarante-neuf MS perdus, soit un chasseur toutes les
vingt-cinq secondes et un MS presque toutes les douze secondes.
Les
rapports dévoilaient cependant que sur les deux cent trente et un appareils
perdus, environ soixante-quatre d'entre eux avaient été détruits par des
appareils adverses et soixante-quinze abattus par la DCA. Selon ces mêmes
rapports, les quatre-vingt-douze appareils restant avaient été perdus lors
d'accidents, erreurs de pilotages ou imprudences. Apparemment, beaucoup de
pilotes avaient négligé de prendre une marge de sécurité suffisante avant de
lancer leurs obus nucléaires et leur MS avaient été détruits dans
l'explosion qui s'était ensuivie.
Aurillac avait accueilli la nouvelle avec affliction. Qu'espérait-il
donc ? Que ses pilotes allaient se comporter génies ? Si on exceptait la
bataille avec la Dixième flotte Fédérale qui tenait plus du tir au pigeon,
c'était la première grande bataille spatiale de l'Histoire ! La préparation
hypnotique faisait d'eux de meilleurs soldats, plus réceptifs aux ordres et
privés de toute considération humanitaire, les drogues les rendaient plus
combatifs, mais tout cela ne faisait pas d'eux des soldats parfaits. Ces pilotes
qui avaient cause leur propre perte n'avaient été que les victimes de leur
enthousiasme belliqueux, exacerbé par les drogues et la propagande.
Peut-être
la préparation hypnotique elle-même était-elle inadéquate, mise au point par
des techniciens qui, eux non plus, n'avaient jamais eu l'expérience du
combat. L'amiral en chef avait donc fait réévaluer tous les programmes
hypnotiques, obligeant les psychotechniciens de la flotte à autopsier la
bataille dans ses moindres détails et à revoir entièrement leur méthode. Au
sein des troupes elles-mêmes, le choc avait été rude, la perte des bâtiments
s'était ressentie encore plus que la perte des vecteurs tactiques, mais le
moral était resté bon dans son ensemble. Encore heureux qu'ils eussent gagné,
les estimations des pertes fédérales avaient arraché des clameurs
d'exaltation parmi les combattants harassés. Puis, abrutis par la tension et
l'épuisement, les hommes et les femmes de la flotte s'étaient endormis par
milliers.
Croiseur
TRIESTE, 48è flottille fédérale, 7 janvier, 10h22 GMT.
Le
navire-atelier FULTON bourdonnait, monumental et ivre de vie, voguant
paisiblement à la traîne. Le gigantesque vaisseau creux renfermait dans ses
flancs deux croiseurs en cours de réparations. Le TRIESTE et le VINCENNES
reposaient côte à côte sur des arceaux métalliques qui les enserraient de
part et d'autre, les maintenant immobiles tandis que les équipes de techniciens
s'affairaient autour comme des nuées d'abeilles autour d'un parterre de fleurs
particulièrement savoureuses.
Dans
l'une des salles adjacentes au hangar, Marineris observait les entrailles de son
vaisseau mises à nu, dégorgeant des kilomètres de câbles, exhibant une
cloison étanche tordue par-ci, une batterie antiaérienne décomposée par-là.
Le commandant de bord se détourna de la vitre, l'air maussade et
entreprit de décortiquer pour la énième fois la liste détaillée des réparations.
Le TRIESTE n'était pas irrécupérable, auquel cas il serait resté sur la
Lune, mais les dommages étaient trop importants pour qu'il puisse continuer tel
quel ; il avait donc été retenu pour subir des réparations dans un des
immenses vaisseaux-ateliers qui avaient rejoint la Flotte un peu plus tôt. Le
VINCENNES avait eu plus de chance, il allait rejoindre sa formation dans moins
de six heures.
Quarante-sept disparus, c'était le chiffre des pertes, sans compter
les trente-deux blesses. Sur un équipage de deux cent cinquante hommes, cela
représentait un pourcentage non négligeable, et Marineris ne savait pas trop
comment combler les trous. Il ne pouvait pas compter sur les effectifs de réserve
puisque ceux-ci étaient hors d'atteinte ; il aurait pu transférer des équipages
des vaisseaux voués à rester sur la Lune, mais la soudaineté du départ de
Mare Foecunditatis ne lui en avait pas laissé le temps. Hors de question également
de quémander des hommes auprès d'autres navires, ils étaient tous en sous
effectifs. Il lui faudrait donc jongler avec les hommes qui lui restait et
modifier leurs horaires de rotation. La nouvelle n'allait certainement pas
plaire à son second, mais ils n'avaient pas le choix, c'était ça ou
retourner sur Taruntius.
Le commandant du TRIESTE se surprit soudain à penser qu'il n'aurait pas
été si dramatique que ca de rester sur la Lune. Il comprenait l'utilité
d'une riposte immédiate, mais l'idée de quitter la Lune en catastrophe n'était
peut-être pas aussi brillante que l'amiral Tianm l'aurait voulu. Car ce
faisant, leur flotte quittait les installations lunaires en ruine avec des
effectifs dispersés, avec une logistique insuffisante et peu préparée. Bien
sur, il avait été prévu qu'en cas d'échec la flotte fédérale serait parée
à toute éventualité, y compris celle de quitter l'orbite, mais on avait estimé
qu'il y aurait quelques heures de répit entre la bataille et le départ.
Or,
rien ne s'était passé selon les prévisions. La bataille avait été brusque
et confuse, et le départ de la Lune s'était fait dans le désordre le plus
complet. Dans un dernier sursaut, ils avaient mené une dernière
contre-attaque, mais en vain. Après la confirmation de l'interception de tous
les missiles, la pression s'était brusquement relâchée et les hommes étaient
sortis de leur état second pour glisser dans un sommeil peuplé de cauchemars.
Bien qu'il ait envoyé tout son équipage dormir, Marineris lui-même ne
pouvait pas trouver le sommeil. Il avait tenté de se décharger de sa
frustration et de sa colère dans la salle de gymnastique, mais après une
demi-heure à suer en projetant des bulles de transpiration à travers la salle,
il n'avait réussi qu'à meurtrir ses muscles éreintés, sans parvenir à
trouver la fatigue ou la quiétude qui l'aurait plongé dans les bras de Morphée.
Dépité, il avait pris une douche et s'était réfugié dans une salle d'où
il pouvait regarder avancer les travaux effectués sur son vaisseau.
Quelque part, il se culpabilisait pour les dégâts subis par le TRIESTE.
Un homme qui commande un vaisseau se doit de veiller sur la sécurité des
hommes et des femmes qui sont sous ses ordres, et ceci passe immanquablement par
la nécessite de maintenir son navire intact. La difficulté, dans la marine de
guerre, et en temps de conflit à plus d'un titre, c'était que cette nécessité
était soumise à un paradoxe aussi inévitable qu'insoluble. Par sa nature et
sa vocation, la guerre avait pour but de soumettre un ennemi ; sur le plan
pratique ça se traduisait par la destruction des moyens offensifs ou défensifs
de l'adversaire, ou encore de ses moyens de production d'armement voire même
par l'agression de sa population civile.
Comment
maintenir donc son vaisseau intact dans une situation ou chacun cherche à détruire
son vis-à-vis ? Chaque commandant avait sa manière pour tenir son navire à
l'écart du danger. Or, Marineris avait l'impression d'avoir échoué, parce
qu'il n'avait pas respecté scrupuleusement cette maxime en prenant des risques
trop importants qui avaient exagérément exposé le TRIESTE. Quoiqu'il ne l'eut
pas dit en public, il ressentait chacune des blessures de son vaisseau comme une
blessure sur sa personne, et la mort de chaque homme d'équipage comme la
disparition d'un de ses enfants.
C'était un peu idiot, car un vaisseau reste une masse de métal inanimé
après tout, mais un commandant ne finit-il toujours par ressentir un certain
attachement affectif pour son navire, lui donner une personnalité fictive et se
soucier de son état de santé ? Pareillement pour ses hommes, il n'avait aucun
lien particulier et même peu de contact avec eux ; il y en avait même dont il
ignorait le nom ou bien oublié le visage. Mais quelque part, il était
responsable d'eux. Ils avaient accepté de servir sous ses ordres et avaient
placé leur vie entre ses mains, espérant que dans les situations critiques,
leur chef saurait prendre les décisions qui leur permettraient de rentrer chez
eux sains et saufs. Et là, il avait un peu l'impression d'avoir trahi leur
confiance. Celle de ses hommes et celle de son vaisseau.
Mais à quoi bon les remords ? Il continua pourtant son introspection
pendant un certain temps, mais finalement la fatigue eut raison de lui et il
s'assoupit sur le canapé. Lorsqu'un quartier-maître passa dix minutes plus
tard pour inspecter la pièce, Marineris ronflait déjà paisiblement.
Cité
lunaire Von Braun, 7 janvier, 13h10 heure locale, 11h10 GMT
Derek n'aurait même pas remarqué qu'ils approchaient de Von Braun si
Shing ne le lui avait pas dit. Il était à vrai dire trop préoccupé par ce
qu'il avait vu ce matin même pour prêter attention à la géographie
environnante. Deux heures auparavant, ils avaient été repérés par un
transporteur fédéral isolé mais qui n'avait pu les prendre à son bord. Il
leur avait fallu attendre encore une heure avant qu'on vienne les chercher, puis
les emmener vers un avant-poste fédéral en bordure de Posidonius ou ils
avaient subi un interrogatoire en règle.
D'un commun accord les quatre journalistes avaient décidé de broder une
histoire factice, car ils ne pouvaient décemment pas avouer qu'ils avaient
cherché à passer du côté de la face cachée ; les autorités militaires les
auraient automatiquement classé dans la catégorie espions. De même
avaient-ils convenu de passer sous silence la rencontre avec Jered Thomson,
ayant décidé qu'il s'agissait d'une affaire privée touchant l'un d'entre eux
mais ne regardant en rien les autorités. A part ces quelques digressions, ils
avaient rapporté fidèlement ce qu'ils avaient vu. Après la confiscation de
leur matériel et l'interrogatoire, qui fut somme toute relativement bref, on
leur avait permis de se reposer en attendant le prochain navire disponible à
destination de Von Braun, maintenant rouverte à la circulation.
Tous
les vaisseaux de transports militaires et civils réquisitionnés pour des
raisons qu'on n'avait pas jugé utile de leur préciser, le petit groupe avait
du embarquer dans une petite navette qui rapatriait des colons des Monts Taurus
et des civils qui avaient du être déplacés pour des raisons X ou Y. La cabine
était assez spartiate et le confort, tout relatif : quelques banquettes défoncées
perdues entre les conteneurs de marchandises.
«Faudra que tu m'expliques qui est ce Jered, glissa Irwin en
s'approchant de lui. »
Derek releva les yeux vers lui puis sentit qu'Elena, assise à sa gauche,
tendait également l'oreille. A deux mètres de là, Shing faisait mine de
regarder par le hublot, mais il était sans doute toute ouïe. Ils avaient
accepté de le couvrir devant les autorités, il estima donc qu'il leur devait
bien la vérité. Derek jeta un regard circulaire dans la cabine et s'assura que
personne ne faisait attention a eux avant de prendre la parole.
«Jered et moi avons fait nos études supérieures ensemble, sur Von
Braun. C'est... C'était du moins mon meilleur ami. Il est originaire de
Side-3, moi de la Terre. Le hasard a fait que nous partagions la même chambre
des la première année, mais j'avais pas mal de préjugés à l'époque et je
me souviens parfaitement ne pas lui avoir adressé la moindre parole durant les
premières semaines. Et puis progressivement, nous sommes devenus amis, on s'est
même aperçu qu'on avait en fait pas mal de points communs. C'est lui qui m'a
encouragé à devenir journaliste et qui a en partie fait de moi ce que je suis
aujourd'hui. Je lui dois beaucoup. Nous sommes devenus aussi proches que
l'auraient pu être des frères, et à la fin je pouvais même lire dans son
esprit comme dans un livre ouvert, prévoir ses moindres gestes.
_Tu
savais qu'il était entré dans l'armée ? demanda Elena.
_Oui.
Je l'ai appris l'an dernier, lors d'une réunion d'anciens élèves. Mais il
m'avait dit qu'il faisait partie du service historique de l'armée, ce qui
cadrait d'ailleurs assez bien avec ses références. Je ne pense pas qu'il m'ait
menti à ce moment-là ; ce que je ne saisi pas, c'est ce qu'il fait aujourd'hui
dans une unité de première ligne.
_Est-ce
qu'il lui est arrivé de te faire part de son intention d'entrer dans un unité
active, ou d'une certaine fascination pour le métier des armes ? »
Derek jeta un regard irrite vers Irwin.
«O.K, je m'excuse, dit ce dernier en réalisant qu'il avait du dire une
bêtise.
_Non,
mais le service militaire dure deux ans là-bas, et il est obligatoire pour les
hommes autant que pour les femmes. Vous savez aussi bien que moi que même après
la période de service, chaque citoyen est automatiquement incorporé dans
l'armée de réserve jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans. Pour en revenir
à Jered, je ne l'avais jamais vu dans un tel état. Il semblait... Il semblait
avoir peur.
_En
tous cas, soupira Irwin, on n'a pas mis longtemps à comprendre ce qu'il fichait
sur la Lune. Vu comme ça a pété au sud, il aurait fallu faire exprès pour ne
rien voir. Au fait, j'espère que tu as réussi à conserver le mini-disque?
demanda-t-il tout a coup a Elena.
_Aucun
problème, répondit la jeune femme avec un sourire provocant, je l'ai dissimulé
la ou absolument personne n'osera aller le chercher!»
Derek releva la tête et échangea des regards incrédules avec ses collègues.
«Je
préfère ne pas savoir où, dit finalement Irwin, mais j'espère que tu
n'oubliera pas de le nettoyer avant de le filer en régie.»
Elena tenta de lui jeter l'une de ses bottes au visage, mais en raison de
l'inertie, celle-ci se contenta de dériver paresseusement à travers la cabine.
«Que croyez-vous que Zeon va faire avec cette station? demanda Irwin en
redevenant sérieux.
_J'ai
fait quelques recherches sur CosmoNet à Posidonius pendant que vous passiez à
la moulinette, murmura Derek a voix basse.
_Quoi?
Tu as piraté un réseau militaire?
_Oui,
mais là n'est pas le problème. Le gouvernement n'a toujours fait aucune
annonce mais il circule déjà pas mal de rumeurs sur ce que Zeon pourrait
justement faire avec la station. Plusieurs caméra amateurs ont filmé la
station au moment où elle a quitté le champ d'attraction lunaire...
_Et
alors? demanda Shing.
_Les
interprétations sont très diverses, mais il y en a une qui est reprise assez
souvent: la station aurait emprunté une nouvelle trajectoire qui la mènerait
vers la Terre. Il y a de fortes probabilités qu'elle vise une agglomération
terrestre. Laquelle? Tout le monde l'ignore.
_Alors
Zeon aurait l'intention de balancer ça sur... Tu parles d'un scoop! s'exclama
Elena.»
Derek la rattrapa par le col de sa combinaison et la fit rasseoir
brutalement en lui décochant un regard acéré.
«Moins fort, fit-il sèchement, tu veux que tout le monde nous entende?
Franchement, je ne vois pas ce qu'il y a d'exaltant là-dedans. Si Zeon réussit
son coup, ce qui ne me parait pas invraisemblable, des millions de gens vont
recevoir ce machin sur la tête, et la note sera très salée. Ce n'est pas
tout, réfléchis aux conséquences de la chute d'un corps aussi massif.»
La jeune journaliste le dévisagea d'abord sans comprendre, puis ses yeux
s'écarquillèrent alors qu'elle mesurait progressivement les implications.
«En fait il est impossible de savoir exactement ce qui se passerait si
la station tombait sur Terre. Jered avait parfaitement raison : il n'y a jamais
eu d'équivalents dans l'Histoire. On ne peut que se perdre en conjectures,
tout le reste relève de la théorie. On peut toujours s'essayer à imaginer le
pire, mais la réalité pourrait se révéler encore plus effrayante.
_Et
c'est pour ca que le gouvernement se tait? réalisa Elena. Pour éviter une
panique générale?
_Sans
doute. Mais cette panique risque de prendre des proportions beaucoup plus graves
si l'opinion publique a vent de la chose par des voies non officielles. Les gens
estimeront que le gouvernement les a trompé en les tenant dans l'ignorance, et
ils auront raison. C'est moche, mais c'est la façon d'agir de la Fédération;
pas étonnant qu'ils aient pété les plombs sur Side-3.
_Tu
es sûr de ce que tu avances? demanda Shing en se rapprochant d'eux. Peut-être
que Zeon bluffe après tout?
_Non,
je ne pense pas, reprit Irwin. Derek a raison. Je croyais moi aussi à un coup
de bluff, vous vous rappelez? Mais le feu d'artifice de ce matin m'a convaincu
du contraire. Zeon n'aurait jamais déployé autant de moyens rien que pour
faire peur au gouvernement. Ils vont le faire, et pour de bon.
_La
question est, poursuivit Derek, si nous soupçonnons la vérité, devons-nous la
divulguer? Avec cette station, Zeon maintient plusieurs milliards d'Earthnoïds
en otages. Si le gouvernement leur cache la vérité, il est de notre devoir de
le leur dire; mais dans ce cas, nous porterions la responsabilité de causer la
plus grande panique de l'Histoire depuis Orson Welles et la Guerre des Mondes.
Mais en nous taisant, nous serions les complices de cette boucherie. N'importe
comment, si ce n'est pas nous, quelqu'un d'autre de moins scrupuleux finira bien
tôt ou tard par lâcher le morceau...»
Les quatre journalistes se regardèrent, indécis. La nouvelle était
retentissante et le silence du gouvernement, coupable; mais les conséquences
chatouillaient quand même leur conscience. Derek se retourna sur la banquette
et fixa d'un œil morne la cite lunaire qui grandissait à travers le hublot.
Cap Nord, Nouvelle Zélande - Terre,7
janvier, 20h45 heure locale, 11h45 GMT
Le vent du large soufflait comme une brise rafraîchissante, embaumant de
ses senteurs marines la cote occidentale. Le soleil s'apprêtait à basculer
sous l'horizon, parant le ciel de couleurs modères et de lueurs embrasées,
comme si l'astre voulait laisser de lui-même une image inoubliable afin que le
monde l'acclame toujours plus fort a son retour.
Darièle
Greyson humait l'air marin, assise sur la terrasse de son pavillon. Kazuhiko,
son mari, arriva bientôt avec un plateau charge d'une cafetière, de deux
tasses et de leurs soucoupes en porcelaine fine, d'une sucrière assortie, de
deux cuillères en argent et d'un petit panier contenant un assortiment de
friandises.
»Alors? demanda-t-il, curieux.
_Pas
mal. Mais il y a encore des efforts à faire.»
_Tu
es dure avec ton mari, dit-il en éclatant d'un rire sonore.»
Kazuhiko
était chef d'un restaurant réputé à Sydney, tandis que sa femme dirigeait le
département marketing d'une grande multinationale. L'épouse portait la
culotte et le mari était au fourneau, et cela leur convenait très bien depuis
trois décennies. Pour fêter leur trentième anniversaire de mariage, le couple
de sexagénaires s'était exilé dans leur villa en bord de mer, à l'extrémité
nord de la Nouvelle Zélande, laissant leur fils surveiller leurs affaires
tandis que leur fille aînée était partie rejoindre son mari à Cairns. Pour célébrer
dignement leurs noces d'argent, Kazuhiko avait eu l'idée de préparer
exactement le même repas que le jour où il avait demandé la main de celle qui
s'appelait à l'époque Darièle Sentry. Son épouse avait beau dire qu'elle
avait trouvé cela «pas mal», l'expression réjouie qui avait illuminé son
visage lorsqu'il avait soulevé la cloche trahissait le fond de sa pensée.
Greyson avait tout pour être heureux. Il était renommé dans toute
l'Asie, il avait une femme et des enfants charmants, et pouvait enfin récolter
le fruit du travail de toute une vie, à plus forte raison maintenant que la
retraite n'était plus qu'à trois années de distance. Ces vacances lui
donneraient d'ailleurs un avant goût de ce que son existence serait bientôt.
Curieusement, il ne se sentait pas du tout effrayé à l'idée qu'il perdrait
son restaurant ou qu'il n'aurait plus a jongler avec les casseroles que pour son
propre plaisir et celui de sa femme. En fait il songeait déjà aux croisières
qu'il ferait avec son épouse sur le yacht qu'il avait acheté le printemps
dernier, aux livres de recettes qu'il pourrait écrire.
A
l'inverse, Darièle appréhendait ce moment, voyant dans cette cessation
d'activité le déclin de son existence, le début d'une longue période
d'oisiveté dont seule la mort parviendrait à la libérer. C'était une
chose dont elle n'aimait pas trop parler, mais Kazuhiko s'était juré de
rectifier sa façon de considérer la retraite. Bien sur, le chef cuisinier
savait que l'enjeu n'était pas le même. Sa femme avait du livrer une longue
lutte pour parvenir à son poste actuel; d'un autre côté, lui aussi avait du
se battre pour monter son propre petit commerce. De plongeur et serveur, il
avait grimpé tous les échelons, un par un, pour se faire accepter dans les
cuisines, puis supplanter ses maîtres, et enfin réunir les fonds pour ouvrir
son propre restaurant. Combien d'employés avait-il sous ses ordres,
maintenant? Et combien de couverts pouvait-il aligner? La jet-society du
tout-Auckland se bousculait à sa porte pour réserver une table un an à
l'avance! Une consécration.
« Bah, se dit-il en observant le ressac mourir sur la grève en
contrebas, demain je l'emmènerai sur le bateau faire une petite croisière de
deux ou trois jours autour de l'archipel. J'en profiterai pour lui apprendre à
pêcher, ça lui changera les idées. Evidemment, elle n'aimera pas tripoter les
asticots du bout des doigts, mais elle appréciera le souffle de la brise marine
dans ses cheveux tandis qu'elle ferre une prise. Et puis ça lui fera oublier la
guerre.»
La guerre rendait son épouse nerveuse car cela annonçait indéniablement
une baisse des échanges commerciaux dans le système cis-lunaire, mais pour sa
part, la guerre était le cadet de ses soucis. Après tout, cela se déroulait là-haut,
très loin dans l'espace, et il ne se sentait nullement concerne, à moins bien
sur que les Spacenoïds s'avisent de faire tomber le ciel sur sa tête! Dans
l'immédiat, ce n'était pas les hostilités qui l'empêcherait de
mitonner des plats pour ses clients, et ces derniers non plus ne se sentaient guère
concernés puisqu'ils affluaient toujours aussi nombreux dans son établissement.
Pour un peu, on aurait presque cru que la guerre n'était qu'un mirage colporté
par quelques mauvais esprits.
En fait, tout cela aurait pu lui paraître terriblement lointain et irréel
si sa belle-famille n'était pas indirectement concernée. Kazuhiko se doutait
même que c'était cela qui travaillait sournoisement l'esprit de son épouse.
Leur gendre était dans les Forces Fédérales. Oh, bien sûr il n'était pas
là-haut dans les étoiles, mais s'il venait à être transféré et qu'Erika se
mettait en tête l'idée de le suivre là-haut, Darièle ferait une attaque.
Leur fils au moins ne leur poserait pas de soucis, Alberto était trop âgé
pour être conscrit. Mais Kazuhiko ne s'inquiétait pas trop pour son gendre
non plus; dans le pire des cas il pourrait toujours demander une faveur auprès
du vice-amiral Nakamoto.
Siège du
gouvernement fédéral, Dakar - |Terre, 7 janvier, 12h18 GMT
Le
Premier ministre avait brutalement interrompu son déjeuner et avait convoqué
son cabinet après avoir lu les premières lignes du rapport envoyé par McCord.
Il n'avait pas eu besoin de lire la suite, il se doutait de son contenu. La
conseillère ne s'était pas trompée: la Flotte s'était montrée incapable
de stopper Island Iffish, et ses pires craintes se révélaient maintenant
totalement réalisées. Occupés par une réunion extraordinaire, les officiers
généraux de Jabrow avaient décliné son invitation.
« Non,
non, restez assis, marmonna-t-il lorsque l'assistance se leva à son entrée
dans la salle de conférence.»
Carlton Pawris posa sa serviette sur la table et s'assit en lorgnant
nerveusement ses collaborateurs. Devant leur expression perplexe, il leur
demanda poliment d'activer leurs moniteurs et laissa sa conseillère prendre la
parole. Elen McCord sortit une disquette de sa serviette et l'introduisit dans
le lecteur.
«Les informations qui s'inscrivent en ce moment sur vos écrans me sont
parvenues il y a tout juste quinze minutes, commença-t-elle. La totalité du
message n'a pas encore été décryptée mais plusieurs équipes travaillent
dessus en ce moment même. Nous pouvons néanmoins déjà tirer quelques
conclusions des données fragmentaires dont nous disposons. Pour commencer, l'Opération
Atlas a été un échec.»
Un murmure d'appréhension emplit la salle, les quelques ministres et
les différents conseillers présents s'échangèrent des regards inquiets.
Pawris surprit une lueur de stupéfaction non feinte dans le regard de son
ministre de la Défense; la nouvelle ne lui était pas encore parvenue, sans
doute que Jabrow traînait les pieds avant de la lui annoncer.
«L'information n'a encore été confirmée par aucune autre source,
continua McCord en essayant de regagner leur attention, mais le début de la
transmission contenait suffisamment d'éléments pour qu'il y ait peu de doutes
à ce sujet. Nous ne savons pas encore comment Zeon a procédé; pour ça il
nous faudra attendre la fin du décryptage ou l'arrivée de nouveaux messages.
_Colonel
Leonov, dit le secrétaire à la Sûreté, le Haut-commandement a-t-il reçu les
mêmes informations?
_Oui,
monsieur Hopkins, répondit le porte-parole de Jabrow.
_Et
qu'allez vous faire?
_Pour
l'instant nous en sommes encore à analyser les données. L'état-major général
est d'ailleurs en cession extraordinaire depuis quelques minutes.»
Les quelques ministres et les officiels tries sur le volet se jetèrent
à nouveau des regards anxieux.
«Que sommes-nous censés faire? demanda le président du Parlement qui
ne comprenait pas très bien la raison de sa présence. Ceci est une affaire qui
touche les milieux militaires, c'est nettement en dehors de mon domaine de compétences.
_Dayton,
fit PAWRIS en s'adressant à son confrère, votre présence est officieuse, je
vous l'ai déjà dit. Vous ne serez jamais autorisé à divulguer ce qui s'est
passé ici.
_Mais
pourquoi m'avoir invité, alors ?
_Parce
que j'ai estimé qu'il serait déloyal de ne pas vous mettre au courant. Il y a
encore une chose importante que vous devez savoir. Poursuivez, Helen.
_Merci,
monsieur le Premier Ministre. Comme vous pouvez le voir sur vos écrans, Island
Iffish s'est arrachée de l'orbite lunaire à 8h45 GMT et à amorce une
trajectoire qui l'amènera droit sur Side-4 dans un peu plus d'une dizaine
d'heures. Nos experts estiment toutefois que ce n'est pas là son véritable
objectif.
_Qui
serait ? demanda Di Conti.
_La
Terre. »
Le
murmure rémanent se transforma en tempête, les voix éclatant comme autant de
coups de tonnerre qui allèrent se briser contre les murs insonorisés. Helen
visualisait aisément les émotions qui se succédaient sur les visages de ses
confrères et consœurs : l'incrédulité, la peur, le scepticisme, la colère.
«Sur quoi basez-vous ces affirmations ? demanda Wang.
_La
trajectoire a été observée avec soin par nos observatoires et par d'autres
sources sérieuses, celle-ci a été calculée et vérifiée des milliers de
fois. Nous n'avons aucune confirmation sur la désignation de l'objectif
final, mais il ne fait plus aucun doute que la Terre est visée.
_Colonel,
pouvez-vous confirmer ?
_Oui,
monsieur le président. Je... Ces informations me sont confirmées en ce moment
même par Jabrow par liaison directe.
_A-t-on
une idée de la cible visée sur Terre ? demanda Di Conti.
Le porte-parole du Haut-commandement secoua négativement la tête,
s'attirant des regards charges de reproches. Qu'y pouvait-il si les huiles de
Jabrow eux-mêmes se perdaient en conjectures ?
«Notre armada est-elle en mesure d'intercepter Island Iffish ? lui
demanda la vice-ministre à son tour.
_Nous
nous efforçons de réunir les facteurs qui rendront notre victoire inévitable,
madame la ministre.
_Jabrow
nous avait donne les mêmes garanties avant l'Opération Atlas ; il nous en
faut de nouvelles, plus solides cette fois-ci. »
Leonov bafouilla quelques excuses mais n'osa pas avancer quoique ce soit
sans l'aval de Kessling.
»Colonel, commença Pawris, nous avons besoin d'une réponse précise :
l'Armada est-elle en mesure de stopper la station ? La population terrestre doit
être mise au courant, or nous ne pouvons pas leur avouer que nous sommes dans
l'ignorance et que nous ne pouvons pas garantir leur sécurité, cela
provoquerait une panique inimaginable et ce serait bien la dernière chose dont
nous aurions besoin. L'analyse du Haut-commandement nous est nécessaire car
elle va prédéterminer notre attitude. Une réponse affirmative pourra
grandement faciliter nos efforts pour apaiser la population, alors qu'une réponse
négative nous obligerait à prendre des dispositions pour l'evacuation.
_Je...
Je suis désole, monsieur le Premier Ministre, mais je ne dispose pas des éléments
nécessaires pour vous donner une réponse définitive.
_Cela
signifie-t-il, colonel, que l'Etat-major général lui-même doute de la
victoire ? »
Leonov sembla se recroqueviller encore plus dans son fauteuil. Il se
sentait tiraillé entre son honnêteté envers le gouvernement et sa fidélité
envers l'Armée.
«Oui, monsieur le Ministre, articula-t-il péniblement.
_Est-ce
une position officielle ? interrogea McCord.
_Non,
madame. C'est une position personnelle et officieuse. »
La déclaration provoqua des murmures réprobateurs dans la salle. C'était
bien la première fois que le représentant de Jabrow se permettait de donner
une opinion personnelle contraire a la position officielle du Haut-commandement.
Cela ne rassurait pas les membres du cabinet, loin de là. Si un officier supérieur
pouvait douter lui-même de la victoire, cela signifiait qu'il pouvait très
bien ne pas être le seul au sein du Haut-commandement ; de telles
contradictions pouvaient également trahir des dissensions ou des luttes
intestines.
PAWRIS fronça les sourcils tout en réprimant un grognement de mécontentement,
il n'aimait pas la perspective d'un commandement militaire divise qui pourrait
très bien aller jusqu'à mentir au gouvernement pour sauvegarder ses intérêts.
Kessling n'oserait jamais, il était trop âgé pour les batailles en coulisses
mais il était devenu influençable. Mais s'il venait à être supplanté par
Rockwell ou même Highman, Dakar pourrait perdre tout contrôle sur les forces
armées ; il fallait donc trouver des officiers généraux suffisamment intègres
pour servir de garde-fou. Dieu seul savait ce que les Forces Fédérales
pourraient être amenées à faire si elles étaient livrées au joug de ses
officiers les plus extrémistes.
«Monsieur
le Ministre, héla le président du Parlement, a-t-on pensé négocier avec le
Duché ?
_A
quel propos ?
_Nous
pourrions peut-être concéder quelques points sur leurs revendications, en échange
de quoi ils pourraient retirer leurs troupes.
_Vous
n'y pensez pas sérieusement ! s'écria Di Conti.
_Et
pourquoi pas ?
_Vous
voulez ramper devant ces mutants ?
_Gilbar
! tonna Pawris, je ne tolérerai pas une telle vulgarité.
_Pardonnez-moi
monsieur, fit Di Conti en reprenant son calme.
_Bien.
Dayton, nous ne pouvons pas céder à leurs revendications, et ce sur aucun
point. Vous savez aussi bien que moi que nous ne pouvons pas leur accorder ce
qu'ils demandent. Par ailleurs, comment voulez-vous vous reprendre un dialogue
qui a été définitivement interrompu il y a trois ans ?
_Allons,
monsieur le Premier Ministre, vous ne me ferez pas croire que nous avons
interrompu toute relation avec Side-3.
_Non,
pas totalement, vous avez raison. Mais nous ne nous sommes guère échangé que
des insultes depuis, déclara Pawris avec un rire nerveux. Après tout, si Zeon
a déclaré la guerre, c'est bien parce qu'ils escomptaient nous faire plier.
Pourquoi accepteraient-ils de nous écouter maintenant ?
_Justement,
ils cherchent à nous faire peur, continua Dayton Quilshart avec espoir.
Laissons les croire qu'ils ont réussi. Je suis persuadé qu'ils cherchent un
terrain d'entente et qu'ils sont pleins de bonne volonté...
_Pleins
de bonne volonté ? s'écria Di Conti. Sauf votre respect, monsieur le président,
je dois saluer votre naïveté. Avez-vous lu les rapports sur les exactions de Zeon
ces derniers jours ?
_Non,
pourquoi ? » répondit Quilshart d'un air offusqué.
Le
ministre de la Défense s'apprêta à répondre, mais Pawris lui fit signe de
se taire, indiquant par-là qu'il devait surveiller son langage. Di Conti se
tint coït, bien qu'excédé.
«On vous fera parvenir une synthèse si vous le souhaitez, reprit le
chef du gouvernement. Quoi qu'il en soit, Dayton, vous devez comprendre que nous
ne pouvons pas céder, nous perdrions notre crédibilité. Si nous le faisons,
toutes les colonies suivront le mouvement.
_Et
alors ? Ce ne sont que des îlots perdus là-haut, les colonies ne nous
rapportent plus rien. Nous devrions les lâcher, cela nous fera le plus grand
bien.
_Monsieur
le président, fit Arlette Wang, vous devriez parfois jeter un coup d'œil sur
les registres du ministère des Finances. La moitié du PIB national est
d'origine coloniale, les huit dixièmes des impôts proviennent également des
Hauts-mondes. Les trois quarts de nos contribuables sont «là-haut» comme vous
dites, et seulement un tiers d'entre eux ont le droit de vote alors qu'ils représentent
les deux tiers de l'électorat. Alors ne me dites pas que les colonies ne nous
rapportent rien ou que le fait de les lâcher nous fera le plus grand bien. »
Dayton Quilshart se ratatina dans son fauteuil et fit mine de regarder
ailleurs, mais personne ne lui accorda la moindre attention. Une question était
formée dans tous les esprits, mais personne n'osait la poser de peur de connaître
déjà la réponse.
«Allons-nous informer la population ? demanda finalement Wang.
_Non.
Pas tout de suite.
_Mais...
Monsieur le Premier Ministre ! protesta-t-elle.
_Madame
le ministre, intervint McCord pour épauler son supérieur, comme monsieur le
Premier Ministre vient de nous l'expliquer, nous ne pouvons pas faire la moindre
déclaration tant que nos informations resteront aussi fragmentaires. Vous ne
voudriez tout de même pas que nous fassions une déclaration erronée ? »
La Vice-premier ministre se rassit dans son fauteuil en jetant un regard
furibond sur la conseillère, mais Helen l'ignora superbement.
«Doit-on prévenir le ministre de l'Intérieur ? interrogea Walter
Hopkins.
_Pour
quoi faire ? coupa Di Conti. La sécurité intérieure n'est pas directement en
cause.
_Elle
le sera si une rumeur malavisée met le feu aux poudres.
_Dans
ce cas il suffira de prendre des mesures pour qu'une telle rumeur ne s'ébruite
jamais, proposa le ministre de la Défense d'un ton désinvolte. En s'arrangeant
pour que l'information ne passe pas, par exemple.
_Vous...
commença Wang.
_Vous
avez raison, reprit le Premier Ministre en l'interrompant. Nous devons éviter
que des importuns ne lâchent une information qui pourrait s'avérer
dangereuse pour la sûreté de l'Etat. Gilbar, comprenons-nous bien, le fait que
je tolère ces pratiques ne signifie pas que j'y adhère pleinement. Surveillez
vos arrières, car si je vous prends à enfreindre ouvertement la Constitution,
je vous ferai casser. Je vous autorise à museler l'information, comme vous
dites, mais dans le cadre de la stricte légalité ; en contrepartie je vous
confie la mission de mettre le ministre de l'Intérieur au courant. Je compte
sur vous.
_Bien,
monsieur le Premier Ministre, acquiesça Di Conti avec une mauvaise volonte évidente.
»
Un silence malaise tomba dans la salle. Pawris nota les signes de
nervosité dans l'assistance et en conclu qu'il était temps de clore les débats.
Pousser la discussion plus en avant ne serait que prétexte à disputes, et il
n'avait pas besoin de ça pour aggraver ses problèmes.
«Sur ces mots, la séance est suspendue. Je sais que nous n'avons encore
rien résolu, mais tant que nous ne disposerons pas d'informations complémentaires,
je pense que continuer la discussion ne nous mènera nulle part. Colonel Leonov,
je compte sur vous pour me communiquer immédiatement les résultats de la
cession du Haut-commandement. Helen, Walter, suivez-moi dans mon bureau. »
