CHAPITRE 16
Croiseur VINCENNES, 40è flottille fédérale,
7 janvier, 19h17 GMT
La flotte fédérale maintenait son écart depuis une dizaine d'heures,
sans chercher à parcourir la distancé qui la séparait d'Island Iffish. De
temps en temps, deux ou trois flottilles quittaient le cortège pour aller
lancer quelques missiles sur l'ennemi. Parfois les missiles parvenaient à
destination, la plupart du temps ils étaient tous interceptés. Sur trois
escarmouches, seuls sept projectiles avaient touché la station, sans toutefois
provoquer de gros dommages, les ogives étant de faible puissance.
Conformément aux ordres de l'amiral Tianm, la flotte combinée procédait
à de petites attaques localisées. Six heures auparavant, l'amiral avait fait
un petit discours retransmis à travers toute la flotte. Il avait décrit leur
nouvelle tactique comme les piqûres de moustique qui, dans leur individualité
ne provoquait guère plus qu'une irritation de la peau, mais qui en très
grand nombre pouvaient très bien terrasser un cheval.
L'image
n'était pas très élégante, et elle avait plutôt suscité quelques rires
nerveux, des quolibets de la part des plus courageux, mais cela aussi faisait
partie du plan de Tianm. Ses hommes avaient subi un sacré choc avec l'échec
de l'Opération Atlas, il fallait donc trouver un moyen de relever leur moral
de façon efficace sans qu'ils s'en aperçoivent. Il fallait également qu'ils
pensent s'être relevés par eux-mêmes plutôt que d'avoir été «repêchés.
L'amiral estimait que l'humour était une bonne thérapie, il avait donc exposé
sa façon de voir à tous les commandants de navires sur le canal de
commandement privé. Lazlo n'avait émis aucun commentaire, ayant visiblement
besoin lui-même qu'on lui remonte le moral.
Le capitaine Jannice Leylend restait toutefois dubitative, sceptique
quant aux vertus revivifiantes du rire. Bien sûr rire n'avait jamais fait de
mal à personne ; au contraire, cela faisait travailler un nombre conséquent de
muscles faciaux, lui donnant ainsi un joli teint, mais un excès d'hilarité
pouvait aussi nuire à la discipline. Elle ruminait encore les paroles de
l'amiral lorsqu'un vaisseau naviguant à tribord s'embrasa soudainement.
«Qu'est-ce que c'est ? Au rapport ! s'écria-t-elle.
_C'est
le SAN JUAN de la 43è flottille... Le navire s'est brisé en deux, il... Nous
avons un rapport du HEDLAND ; le SAN JUAN a percuté une mine !
_Arrêt
complet ! Stoppez les machines, immédiatement ! cria Carlyle, son second.
_Machines
stoppées, arrêt complet, annonça l'enseigne Diego Palinski au bout de
quarante secondes. »
Un nouvel éclair jaillit sur bâbord, plus proche cette fois-ci,
secouant légèrement le VINCENNES.
«Qui était-ce cette fois-ci ? demanda Jannice.
_Le
LEIPZIG, de la 45é !
_Qu'ils
se mettent à l'arrêt complet, bon sang ! vociféra le capitaine en serrant
les poings. Qu'est ce qu'ils...
_Message
de l'amiral Tianm à toute la flotte ; arrêt complet immédiat, suspendez tout
mouvement jusqu'à nouvel ordre, terminé ! »
L'un après l'autre, les navires firent jouer leurs rétrofusées et
ralentirent aussi vite qu'ils le purent jusqu'à cesser tout mouvement. Il
fallut encore quatre bonnes minutes pour que l'ensemble de la flotte parvienne
enfin à l'arrêt complet, perdant cinq autres navires dans le processus.
«Ces porcs ont truffé le coin de mines ! pesta le lieutenant de
vaisseau Henken Beggener, à bord de l'ANTWERPEN.
_Surveillez
votre langage, lieutenant, lui rappela Lester Sunkai, le commandant de bord. Au
lieu de jurer, expliquez-moi plutôt pourquoi nous n'avons rien vu venir ?
_Je...
Il y a de nombreux résidus de particules Minovsky dans les parages et de
multiples échos saturent nos radars courte portée, commença-t-il en se
tournant vers son poste. Il s'agit pour la plupart de débris divers, de petites
roches météoriques à la dérive, comme il y en a un peu partout. Nous
n'avions pas pensé que l'ennemi aurait pu laisser des mines ici, d'autant
plus que cet endroit ne figurait pas sur son itinéraire.
_Et
bien il faut croire que les rebelles se sont montrés prévoyant et ont disséminé
des mines autre part que le long de leur trajectoire. Les dragueurs de mines
ont-ils été déployés ?
_Ils
le sont en ce moment même. »
A
bord du BERLIN, l'amiral Tianm écoutait avec anxiété les rapports qui
tombaient.
«Combien de navires a-t-on perdu ?
_Treize,
amiral. Sept chez nous et six pour la Vingt-troisième.
_C'est
confirmé, fit le capitaine de frégate Parker Barbow, nous sommes bien tombés
dans un champ de mines. Celui-ci n'est pas très dense, mais la dispersion des
navires touchés laisse penser qu'il est très étendu. Nous ne savons pas
encore dans quelle mesure, mais on me rapport qu'on en a trouvé assez loin.
_Que
préconisez-vous ? demanda Tianm ses officiers.
_De
ne pas bouger, amiral, répondit le capitaine Richard M'Beleka. Si nous sommes
effectivement entourés de mines, ouvrir un passage ne servirait à rien : nos bâtiments
sont très dispersés, il serait trop risqué de les déplacer dans les
conditions actuelles. Tant qu'ils restent immobiles, ils ne craignent rien.
_Combien
de temps prendra le déblayage complet ?
_Selon
nos estimations, entre trois et quatre heures.
_C'est
beaucoup trop long, objecta l'amiral. Pendant que nous sommes occupés à faire
le ménage, l'ennemi s'éloigne de plus en plus.
_Nous
pourrons toujours les rattraper, avança M'Beleka.
_Au
prix d'une dépense d'énergie considérable, et nous aurons perdu un temps
précieux. Je veux une autre solution ! »
Le
lieutenant de vaisseau Marielle Benetton se leva timidement de siège.
«Nous pourrions déployer quatre chasseurs pourvus de filets devant
chaque vaisseau. Ces filets collecteraient les mines, permettant aux vaisseaux
de se déplacer en toute sécurité.
_Aller
à la pêche, en quelque sorte ? fit Tianm en relevant ses sourcils en accent
circonflexe. C'est un peu grossier comme idée, et il doit y avoir des
risques. Mais après tout, pourquoi pas ? Capitaine Mansfield, avons-nous un tel
matériel à notre disposition ?
_Oui,
amiral. Nos transporteurs possèdent ce genre de filet, ils servent de filet
d'arrêt d'urgence ou de récupération pour les navettes... Mais ils ont
tout juste la surface nécessaire pour protéger nos vaisseaux. Nous devrons les
fixer à nos chasseurs par des câbles extensibles et ceux-ci devront voler de
façon rectiligne. Le moindre écart pourrait être fatal pour le navire.
_Combien
de temps cela prendra ?
_Une
demi-heure au maximum.
_Alors
faites. »
Croiseur LOHENGRIN, 65è flottille de
Zeon, 7 janvier, 19h46 GMT
La flotte fédérale n'avait toujours esquissé aucun mouvement depuis
trente minutes. Les senseurs de l'arrière-garde avaient repéré des lueurs,
indiquant clairement que l'ennemi avait rencontré l'un de leurs champs de
mines. A leur grande satisfaction, ils avaient pu observer l'éclosion d'au
moins treize bourgeons lumineux, témoignant de la destruction d'autant de
navires.
L'enseigne
de première classe Paskel Sorent fixait néanmoins ses moniteurs avec
attention, guettant le moindre signe d'activité ennemie. Fallait-il croire
que les deux camps étaient fatigués d'inonder l'espace de particules
Minovsky, car durant les trois dernières heures, le brouillage s'était
lentement dissipé et l'image radar était maintenant à peu près nette.
Brusquement, les points représentant les navires adverses initialisèrent
un mouvement, tout d'abord imperceptible, puis de plus en plus marqué.
«Capitaine,
appela Sorent, la flotte fédérale amorce un mouvement dans notre direction.
_Relèvement
et vélocité ? demanda Lana Prescott.
_Bâbord
un-sept-deux ; plus un-six-zéro ; vitesse estimée, facteur cinq, se déplaçant
de Kilo-Delta six-deux à Kilo-Écho six-trois.
_Si
vite ? Transmettez l'information au BRYNHILD... Correction, avons-nous laissé
des sondes de reconnaissance à proximité de l'ennemi ?
_Affirmatif.
Horten 315 et 923 doivent être à portée visuelle sur Lima-Écho six-deux et
Kilo-Fox cinq-trois.
_Visuel
sur écran principal. »
La
carte du ciel fit place au vide stellaire sur écran, une sérié de petites
taches lumineuses apparut, lointaines et légèrement floues.
«Agrandissez au maximum. »
L'écran
tremblota une nouvelle fois ; sur l'image retransmise, les navires fédéraux
apparaissaient avec plus de netteté et semblaient se déplacer avec une
relative facilité, précédés par des chasseurs traînant d'immenses filets
dressés entre eux. L'acuité n'était pas totale, mais on pouvait discerner
de petits objets pris dans ces filets.
«Qu'est-ce que c'est que ce cirque, marmonna Vassili Mansdorf,
l'officier des communications.
_Un
stratagème... Pour collecter les mines anti-navires ? avança quelqu'un.
_Il
y a des chances. Contactez le BRYNHILD et le SLEIPNIR, faites un rapport préliminaire,
code prioritaire Orange un-trois. »
4è flotte de Zeon, navire amiral, 7
janvier, 19h49 GMT
Eva Rittenheim considéra avec gravité la dépêche qui s'inscrivait en
lettres vert fluorescent sur son moniteur personnel. Sur les sièges à sa
droite, le commandant de bord et ses officiers d'état-major en faisaient
autant, s'attardant sur les détails ou le graphique.
«Dans combien de temps auront-ils quitté le champ de mines ?
_A
vitesse actuelle, dans trois minutés, amiral. »
En tant que commandant en chef de la flotte constituant l'arrière-garde,
il était de la responsabilité de l'amirale de prévenir et de stopper toute
action ennemie. Mais l'Opération British était soumise à un minutage
rigoureux et tributaire de la vitesse de la station ; leur flotte était donc à
la fois dans l'impossibilité d'accélérer pour semer ses poursuivants, pas
plus qu'elle ne pouvait rester en arriéré pour leur faire face. Les options
de contre-attaque étaient donc assez limitées.
«A-t-on déjà largué les mines activés, commandant ?
_Non,
amirale. Les mines activés sont encore dans nos magasins.
_Pouvons-nous
les lâcher sur la trajectoire de l'ennemi ? demanda-t-elle à son officier
tactique. »
Le capitaine de frégate Marcus Cleytor se retourna vers sa console et
effectua des calculs.
«Oui, amirale. Les vaisseaux fédéraux sont dispersés sur une large
superficie, mais en choisissant les vecteurs de largage avec soin, le taux
d'interception ne devrait jamais descendre en dessous de dix pour cent. Sauf
votre respect, amirale, l'amiral Aurillac nous a préconisé l'usagé
parcimonieux des Sirènes type 2 et type 3 ; nos MS peuvent tout aussi bien
remplir la tâche en dispersant des Orca 5.
_Non,
capitaine. Pour cela il faudrait convertir nos Zaku en lâcheurs de mines, et
nous n'en avons pas le temps. Commandant, préparez-vous à lâcher les Sirènes
sur mon ordre.
_Bien,
amirale. A tous les navires, fit le commandant Ernst Kostelli en se retournant
vers officier des communications, rapatriez tous les MS dans le premier périmètre
de sécurité ; armez les mines actives Sirènes 3 et larguez sur Kilo-Sierra
deux-zéro, Kilo-Tango sept-zéro, Lima-Roméo deux-un et Kilo-Sierra deux-huit.
Programmation sur visuel et infrarouge, détonateurs sur zéro-trois. »
Par
petits groupes, les escadrilles de MS entreprirent de regagner la zone d'évolution
de leurs navires d'attache, prenant un soin tout particulier à ne pas se
trouver dans leur sillage. Sitôt les MS dûment rapatriés, les croiseurs
ouvrirent leurs soutes à bombes et commencèrent à catapulter les mines par
paires à trente secondes d'intervalle suivant les vecteurs énoncés par le
navire amiral. L'opération fut stoppée au bout de trois minutes alors que neuf
cents mines avaient été larguées par cinquante vaisseaux.
«Combien de temps jusqu'à interception ? demanda Rittenheim.
_Les
mines ont été catapultées à la vitesse facteur zéro point sept ; il leur
faudra douze minutes pour atteindre leurs objectifs, neuf si la flotte fédérale
parvient à accroître sa vélocité.
_Sentinelle
201 nous signale un important contact infrarouge droit devant, gisement bâbord
zéro-zéro-quatre, plus un-cinq-huit ! Nombre estimé entre quatre cents et
cinq cent...
_Confirmé
! Missiles balistiques trajectoire interception sur vecteur Alpha-Uniforme
trois-zéro !
_Quel
type ? aboya le commandant de bord du HINDENBURG.
_Identification
Espadon 5... Non, Espadon 7. Données sur le moniteur deux ! ... Attention, désignation
Raid-Deux sur gisement bâbord un-six-huit, moins deux-zéro, estimation nombre
six cents, identification : Intruder 6. »
Sur
un des moniteurs auxiliaires apparut une projection 3D du missile balistique
Intruder 6, armement anti-navires standard des vaisseaux de l'Armada, et du
missile de croisière Espadon 7, armement sol-air interplanétaire équipant les
bases terrestres fédérales. Des deux, le second était le plus dangereux.
Combien y en avait-il, déjà ? Entre quatre et cinq cents ? C'était une
attaque de grande envergure, encore plus importante que la précédente, et
celle-ci devait être directement orchestrée depuis la planète !
«Contact
Raid-un dans cent vingt secondes !
_C'est
trop court, s'écria quelqu'un. Nous n'aurons pas le temps de programmer les
antimissiles...
_Laissez
tomber Raid-Un, la Sixième s'en occupera ! coupa Kostelli. Concentrez-vous sur
les Intruders. Ce sont des missiles à guidage infrarouge, il faut dresser un
rideau entre eux et nous. Lâchez des leurres actifs et deux volées de Theseus
sur Tango-Victor quatre-deux !
_Commandant,
les Sirènes du champs deux sont sur la trajectoire ! »
Kostelli
poussa un juron.
«Contournez
par Zoulou-Victor neuf-zéro ! reprit-il sans hésiter. Détonation sur zéro-zéro.
Feu ! »
Les croiseurs placés en retrait ouvrirent leurs silos à missiles
ventraux et dorsaux dans un parfait synchronisme. A peine les panneaux
avaient-ils été relevés que les missiles jaillirent de leurs antres et modifièrent
brutalement leur direction quarante mètres plus loin avant de se braquer vers
l'arrière.
63è flottille de Zeon, 7 janvier,
19h54 GMT
Le sous-lieutenant Quang Steiger se précipita vers la baie vitrée.
«Capitaine, nos navires font feu sur les onze heures, dit-il à son
commandant d'unité. »
Reed
Cresta se leva du fauteuil et s'approcha de la vitré à son tour. Reed avait
senti un changement subtil dans l'atmosphère du vaisseau deux minutes plus tôt.
De sa position, il n'avait pas pu voir la Quatrième flotte tirer ses missiles,
mais il ne pouvait pas ignorer les missiles que la Sixième Flotte tirait à présent
avec férocité.
Le
chef du groupe embarqué fixa un instant le lointain, tentant de discerner
quelque chose à travers les ténèbres, puis se dirigea vers la cloison opposée
et s'empara de l'Interphone. «Passerelle,
ici Cresta. Nous avons repéré des lueurs à cinq heures... Oui ? Ah, je
vois... Merci beaucoup, termina-t-il en raccrochant l'Interphone.
_Capitaine
? demanda Steiger.
_C'est
une nouvelle attaque de missiles, répondit ce dernier. Nous avons ordre de nous
préparer à sortir. »
7é flotte de Zeon, navire amiral, 7
janvier, 20h01 GMT
Arlan Garahau posa son menton sur ses mains croisées. Affectant un air
soucieux, le commandant en chef de la Huitième flotte observait sur le moniteur
principal le déroulement de l'interception effectuée par la flotte de
Rittenheim.
«Ça non plus, ce n'est pas un missile, fit le commandant Harley Drakman
en désignant une explosion en haut de l'écran.
_Affirmatif
commandant, répondit officier tactique, c'est le STAUFFENBERG de la 44è
flottille.
_Combien
de vaisseaux avons-nous perdu ?
_Onze
pour trois vagues successives, répondit Hilda Vickers.
_Combien
d'éclairs avons-nous observé du côté fédéral ?
_On
estime à dix-sept le nombre de bâtiments touchés.
_Autre
chose ? demanda cette fois Garahau.
_Négatif,
amiral. La flotte fédérale maintient l'arrêt général depuis
l'intervention de nos mines actives. »
L'amiral se gratta le menton puis s'adossa dans son fauteuil, légèrement
rasséréné. Les mines activés, réputées très efficaces, avaient la
particularité d'être dotées de systèmes de détection, d'identification
et de propulsion. Indécelables grâce à leurs caractéristiques furtives, les
mines restaient immobiles jusqu'à ce que leurs senseurs détectent une cible.
L'ordinateur de bord identifiait alors l'objet repéré et en cas
d'identification positive, la mine se jetait d'elle-même dessus à une très
grande vélocité. Un moyen sophistiqué, coûteux mais plus sûr que les
missiles anti-navires classiques parce qu'impossibles à intercepter.
Garahau étudia le graphique évaluant l'état des pertes de leurs forces
et considéra avec scepticisme le moniteur affichant le plan de l'Opération
British. La faiblesse des attaques menées par les deux flottes fédérales était
sans doute une manœuvre destinée à les tromper ou à économiser leurs
forces, mais était-elle feintée ou réelle ? En revanche, l'attaque en
provenance directe de la Terre le préoccupait bien plus. La planète ne se
contentait plus d'édicter des ordres mais agissait de facto et ne se
priverait sûrement pas de rééditer cet acte dans les prochaines heures.
«Les
probabilités pour qu'ils continuent à essayer de désorganiser nos lignes sont
fortes, fit le capitaine de corvette Nadia Spengdel en consultant
l'ordinateur.
_Peut-être,
répondit Garahau. Mais nous disposerons d'un répit considérable d'ici
quelques heures.
_Amiral
?
_Nous
approchons du Point Lagrange 1. Je doute que les Forces Fédérales se risquent
à contre-attaquer dans l'espace territorial de Side-4, la colonie a déjà
assez souffert des quatre premiers jours sans que les Fédéraux aillent y
allumer un feu d'artifice. Si contre-attaque il y a, elle surviendra à la
sortie.
_Une
embuscade ? »
Garahau acquiesça et se tut, le regard toujours concentré sur l'écran.
Croiseur TUNIS, 87è flottille fédérale,
7 janvier, 20h43 GMT
«Calmez-vous, lieutenant. Vous agiter ne sert à rien. »
Mike
Sentry dévisagea son interlocuteur comme si ce dernier lui avait parlé comme
à un demeuré et lui retourna un regard courroucé.
«On voit que ce n'est pas votre unité qui a été vaporisée,
lieutenant.
_Non,
en effet, répondit Shin Seiba. Mais sans vouloir vous offenser, il faut reconnaître
que l'ennemi s'est montré plus fort que vous. Sur ce point, je suis entièrement
d'accord avec vous, mais je reste persuadé que maudire le sort et broyer du
noir ne vous aidera en rien. Faites comme moi, prenez les choses avec
philosophie et considérez plutôt les faits. Vous êtes l'un des rares
survivants de la Dixième flotte et nous vous avons récupéré in-extremis
alors qu'il vous restait moins de dix minutes d'oxygène. Vous auriez très
bien pu vous retrouver sur une base lunaire à subir un interrogatoire en règle
et remplir un rapport en X exemplaires sur ce qui vous avez vu au commandement
lunaire. Au lieu de cela, le commandant Bask Ohm a non seulement accédé à
votre demande de transfert, mais il a également accepté de vous transférer
dans une de ses unités en vue de la future contre-attaqué. Vous devriez vous
considérer non seulement comme un miraculé, mais également comme un privilégié.
Le commandant Ohm n'est pas un homme très facile, à ce qu'on dit ; vous avez
du faire une sacrée impression sur lui pour qu'il vous accepte comme ça dans
ses rangs. »
Mike fit la grimace et haussa les épaules. Ce foutu Japonais commençait
à lui taper sincèrement sur les nerfs avec ses leçons de morale et ses
phrases à la mord moi le nœud. Après avoir été récupéré par le croiseur
IRAKLION, il s'était rendu sur le TUNIS pour y faire un rapport complet sur les
circonstances qui avaient vu la destruction de la Dixième flotte. Il avait
discuté pendant trois heures avec le commandant Ohm, commandant de la 87è
flottille, entretien au bout duquel il avait requis la permission de réintégrer
le service actif le plus tôt possible dans une nouvelle unité, la sienne ayant
été décimée.
Il ne voyait pas trop ce qu'il aurait pu faire d'autre. Lorsqu'il s'était
retrouvé en perdition immédiatement après la bataille, ses réflexes avaient
pris le dessus, lui permettant d'occulter de sa mémoire le traumatisme du désastre.
Mais au fur et à mesure que les heures s'égrenaient, qu'il se retrouvait
seul et isolé dans le cockpit de son chasseur en perdition, le choc, le désespoir
et la panique étaient revenus au grand galop. Lorsque l'IRAKLION l'avait récupéré,
il était déjà à moitié fou. On l'avait donc laissé dormir quelques heures,
puis bourré de sédatifs afin qu'il puisse se présenter devant le commandant
de la flottille.
Après les questions et les rapports d'usage, on l'avait laissé seul à
ses ruminations. Son premier réflexe avait été de se précipiter sur un
terminal et de se mettre au courant des nouvelles. En lisant le manifesté, il
avait appris qu'il était l'unique rescapé de son escadrille et de son
escadron. Il avait également appris que les Forces de Zeon continuaient à
maintenir leur avantage. Sur ordre de son supérieur direct, et parce qu'il était
également le seul pilote de l'escadron à posséder un diplômé de
psychologie. Qu'est-ce que la psychologie venait faire la dedans, hein ?
Le lieutenant Shin Seiba était venu lui rendre visite, à la fois pour lui
changer les idées, mais aussi afin de s'assurer que Mike était réellement
en mesure de reprendre le combat.
«Mais enfin ! explosa Mike, comment pouvez-vous rester aussi calme. Ces
extraterrestres sont sur le point de nous balancer une station sur la tête et
vous, vous restez là à philosopher.
_Pourquoi
pas ? Nous suivons certes la flotte ennemie mais nous sommes trop isolés. La
Quatrième et la Vingt-troisième flotte sont loin devant nous et le gros de
notre flotte est de l'autre côté de la Terre. Ce n'est pas en m'agitant
dans tous les sens et en hurlant dans les coursives que je parviendrai à faire
dévier la station de sa trajectoire. La paniqué est une réaction illogique.
_Vous
n'avez pas les oreilles pointues, mais vous parlez comme un Vulcain.
_Je
vous demande pardon ?
_Laissez
tomber »
Mike
détourna la tête, découragé. Peut-être qu'au fond il enviait le calme et le
pragmatisme de l'Asiatique. Il avait raison, il le savait, mais chaque fibre
de son corps lui hurlait qu'il n'avait pas le droit de taire ses émotions. Il
était en colère, il était furieux, il était frustré et il voulait que tout
le monde le sache. S'il ne voulait pas retourner à son état de choc
catatonique, il lui fallait focaliser et réorienter sa fureur et son désespoir
sur quelque chose. Seiba l'avait compris, mais il tenait avant tout s'assurer
que l'ire de son «patient» ne tombe pas dans l'excès, ni ne le rende
inapte au combat.
Astroport de Paris-Roissy Charles de
Gaulle, Terre, 7 janvier, 23h05 heure locale, 22h05 GMT
Reika Talbo s'assit avec lourdeur sur le canapé. Passablement épuisée,
elle se massa doucement les tempes, renversa sa tête en arrière et prit une
grande aspiration.
«Fatiguée, mademoiselle ? demanda gentiment un agent Eurospatiale en déposant
un gobelet rempli de café fumant à côté elle.
_La
faute à qui ? ... Désolée, ce n'est pas ce que je voulais dire.
_C'est
pas grave, je comprends.
_Merci
pour le café... Comment ça se passe ? demanda-t-elle après avoir bu une gorgée.
_Mieux
que ce matin... Pardon, hier matin, je veux dire. Au moins les gens ne sont plus
prêts à vendre leur belle-mère pour une place à bord de la prochaine navette
pour la galaxie d'Andromède. Le nombre de demandes a décru mais toutes les réservations
ont été maintenues. Aucune annulation, vous vous rendez compte ?
_Vous
pensez que ça va s'arrêter ?
_Je
ne sais pas, mais je l'espère. J'ai eu ma belle-sœur au téléphoné tout à
l'heure, elle travaille chez United à Los Angeles. Il paraît que c'est de
la folie là-bas, et que ça ne s'est pas arrêté. Mais je pense que lorsque
que l'allocution gouvernementale aurait fait le tour du monde, la situation se
calmera. Nombre de gens estimeront alors que leur réaction avait été exagérée
et ce sentiment ira en grandissant. Il y a toujours des sceptiques et des
inquiets, mais d'ici trois ou quatre jours, nous devrions avoir retrouvé notre
rythme normal. »
La
jeune inspectrice de police jeta un regard de côté vers l'agent de la
compagnie aérospatiale puis reporta son attention vers le gobelet de café.
L'astroport était redevenu à peu près calme. Après le discours de
John-Luke Packard, les experts de l'armée avaient démontré l'incomparable supériorité
de leur armada avec moults images représentant leur flotte en manœuvre,
d'autres plus récentes ou une pluie de missiles tirés de la Lune
s'abattaient sur la station et son escorte. Quelque peu rassérénés, mais
sceptiques, la plus grande partie des masses furieuses et vociférantes avait
battu en retraite vers la capitale et les villes avoisinantes, saturant les
routes et les voies de communication ; il y avait à présent une file
interminable de véhicules entre Roissy et Paris. D'autres n'avaient pas eu
le courage de reprendre la route en raison de l'heure tardive et s'étaient
couchés sur les banquettes et les sièges de l'astroport, masses de vêtements
informes recroquevillées sur elles-mêmes.
En
début d'après-midi, Reika avait reçu l'ordre de se présenter à l'astroport
de Roissy Paris-Lille pour y assister William Karlsen, responsable de la sécurité
de l'astroport. Sa mission était d'assister ce dernier dans la mise en place
d'un dispositif de sécurité destiné à juguler la ruée vers les vols et les
installations et par-dessus tout, éviter une émeute. Reika n'avait tout
d'abord pas très bien compris pourquoi elle avait été choisie, jusqu'à ce
qu'elle se rappelle que son curriculum vitae contenait des indications sur l'époque
où elle avait travaillé dans une compagnie de sécurité spatioportuaire. Mais
c'était il y a dix ans, alors elle n'était une étudiante à la recherche d'un
job d'été !
L'inspectrice
Catherine Jeannevoie sortit du bureau de Karlsen à cet instant en fermant la
porte avec soin.
«C'est
bon, dit-elle à Reika, Smutko et son équipe prennent le relais, on peut aller
se reposer.
_On
a la permission de rentrer ?
_Hum...
Non, désolée. Selon les directives du préfet de police, nous avons ordre de
ne pas quitter l'enceinte de l'astroport jusqu'à liquidation du problème.
_Ah
? Et ou dort-on? Avec les passagers sur les sièges de la salle d'attente ?
_Non.
Il paraît qu'on nous a aménagé une salle de repos et un dortoir au niveau
dix. On pourrait y faire un petit tour. »
Reika fit la grimace mais se résigna à suivre sa collègue. Elle aurait
préféré dormir dans son petit lit douillet; mais après tout il était encore
préférable de dormir dans un coin détestable, plutôt que de ne pas dormir du
tout.
Croiseur MIDGARD, 62è flottille de
Zeon, 7 janvier 22h30 GMT
Il ne restait plus beaucoup de thé dans la pochette. Jered réintroduisit
sa carte et appuya sur le clavier en verre inséré dans la table. Le
plateau-repas disparut dans les entrailles de la table pour être aussitôt
remplacé par un autre chargé d'une grosse pochette remplie de thé brûlant.
Le pilote allongea le bras et planta l'aiguille de la «théière» dans la
pochette qui faisait office de tasse pour y transvaser l'équivalent d'une
tasse, après quoi il retira l'aiguille et porta l'embout à ses lèvres.
La cantine était encore bondée malgré l'heure tardive, le vaisseau
étant constamment en alerte jaune, un tiers de l'équipage était en
permanence aux postes de combat. Assis dans un coin, le plus loin possible de l'écran
diffusant les informations, Jered terminait son dîner en broyant du noir. Il
essayait d'analyser méthodiquement ce qui avait pu se passer sur la Lune,
essayant de se remémorer les moindres détails du dernier accrochage. Avait-il
négligé un détail, un signe indiquant que son ailier était en danger ? Ou
dans sa hâte de regagner la flotte avait-il baissé sa garde ? Marine avait
disparu, et pourtant il n'éprouvait presque rien, à peine un peu de chagrin ;
et cela décontenançait le jeune pilote. Avait-il donc eu si peu d'affection
pour elle pour que sa disparition lui fasse si peu d'effet ? Si, comme il
l'avait dit lui-même, il avait eu un minimum de sentiments pour elle, il aurait
du être dévoré par l'anxiété ou par le chagrin, or ce n'était pas le
cas. Jered doutait de lui et se demandait si durant deux ans il n'était pas
sorti avec une fille qu'il n'aimait pas.
Les
révélations de Marine le troublaient également. C'était bien de la détresse
qu'il avait lu dans le regard d'Anaïs, un an auparavant, et la fameuse
question avait été sincère... En fait, maintenant qu'il y pensait, une foule
de détails lui revenait en mémoire. Une profusion de détails, insignifiants
à l'époque, et qu'il pouvait maintenant interpréter comme autant de signes
qui lui avaient été adressés. Comment avait-il fait pour ne pas les voir,
alors qu'il avait passé toutes ces années à la regarder tout le temps du coin
de l'œil ?
Que d'années bêtement perdues, se disait-il en finissant sa pochette.
Mais même s'il l'avait su, cela aurait-il changé quelque chose à la situation
actuelle ? Lui d'un côté, elle de l'autre, leurs deux nations séparées par
un gouffre idéologique, leur relation n'aurait pas survécu. Il n'aurait pas pu
lui demander de tout quitter pour venir avec lui sur Side-3, pas plus
n'aurait-il été accepté par les Earthnoïds s'il avait décidé d'aller sur
Terre avec elle. Marine avait eu raison sur un point : il n'avait plus le temps
de poursuivre des chimères, c'était un exercice aussi aléatoire que futile en
temps de guerre. Pourquoi spéculer sur un passé révolu et immuable, alors
qu'il valait mieux se préoccuper d'un avenir terriblement précaire et
incertain ?
Son communicateur émit un bip sonore ; Jered arracha le petit appareil
de sa ceinture et ouvrit la transmission.
«Thomson à l'appareil ?
_Ici
Kurtzel. Thomson, votre quart est terminé depuis une heure, vous devriez déjà
être en train de dormir.
_Je
suis désolé, capitaine, je terminais juste de dîner.
_Et
bien finissez-en rapidement, les prochains quarts risquent d'être particulièrement
mouvementés et je ne veux pas de pilotes en manque de sommeil dans mon unité.
Compris ?
_A
vos ordres. »
Jered
salua et Kurtzel l'imita, coupant presque immédiatement la communication. Le
jeune homme rangea le communicateur et s'adossa à son siège, embrassant la
salle du regard. Quelque part vers le mur du fond, l'écran holographique
changea de configuration : les pentes enneigées de l'Himalaya laissèrent la
place à un paysage d'île tropicale.
Gardant les yeux fixés sur l'écran, Jered réalisa au bout d'un moment
que l'Histoire pouvait fort bien s'apparenter à cet écran. Les paysages
changeaient sans cesse, mais cela restait des hologrammes : la forme change, le
fond reste le même. A l'instar, l'Histoire se mouvait, évoluait, ses formes
changeaient mais la base restait la même ; certains thèmes récurrents s'évertuaient
à se répéter à travers les âges. Les guerres à caractère religieux,
ethniques, puis raciaux ou idéologiques, exodes de populations, révolutions
techniques, érection et destructions d'empires voire de même de
civilisations entières. Baissant les yeux sur le menu affiché, Jered songea en
souriant à une cuisinière préparant toujours les mêmes plats, servis à des
sauces différentes mais toujours composées des mêmes ingrédients.
La guerre que le Duché de Zeon avait déclenchée n'était en rien une
nouveauté, c'était la deuxième fois au cours son histoire moderne que
l'Humanité se trouvait confrontée au problème de la décolonisation. Jered
restait toutefois persuadé que ce conflit aurait très bien pu être évité,
l'expérience passée aurait pu servir à anticiper la crise et résoudre les
problèmes avant même qu'ils n'aient surgi.
Au
lieu de ça, les deux parties s'étaient révélées aussi bornées que têtues,
observant d'un air cynique et goguenard la marche inexorable de l'Histoire,
attendant que survienne le choc final, sans chercher à vouloir l'éviter.
Comme si tout ce que les historiens du passé avaient pu écrire l'avait été
en pure perte. Des perles jetées aux cochons !
JABROW, Terre, 7 janvier, 18h49 heure
locale, 22h49 GMT
L'Elecar du lieutenant-colonel Wagner Konolly changea de file et prit la
bretelle qui menait vers le bâtiment abritant le GQG de l'armée. L'officier
supérieur demanda à son chauffeur d'accélérer, il prenait son service dans
un peu moins de dix minutes et il détestait être en retard. C'était
l'anniversaire de sa fille ce soir, et il s'était permis de s'attarder un
peu ; du coup il avait dû faire appeler une voiture et quitter le quartier
pavillonnaire en hâte, bien que le quartier des officiers ne fut qu'à quinze
minutes en voiture des installations du commandement militaire.
Profitant du court laps de temps qui lui restait, Konolly consulta son
ordinateur portable et se mit au courant des dernières évolutions de
l'affaire. Apparemment, les informations avaient de plus en plus de mal à
passer et le brouillage s'était intensifié ces dernières heures si bien que
l'espace semblait à présent saturé de particules Minovsky. Parfois, par
quelque heureux hasard, un message parvenait à traverser le rideau, distillant
ses maigres renseignements à des ordinateurs et des analystes affamés. Les
transmissions laser ou par micro-ondes étaient toujours possibles dans la mesuré
où Zeon ne brouillait pas leur transmissions par des moyens plus conventionnels
: contre-mesures électroniques, nuages de paillettes lâchées dans l'ionosphère,
etc...
Le peu d'informations qu'ils avaient pu glaner lors des quelques «éclaircies»
leur avait appris que le gros de la Huitième flotte était maintenant à
quelques heures seulement de l'orbite terrestre, sachant qu'il lui faudrait
ralentir afin d'opérer une jonction avec les flottes qui devaient être tirées
de Jabrow le neuf janvier au matin.
Konolly referma son ordinateur et réfléchit un instant sur la deuxième
cause de son retard. Entre deux coupes de champagne, il avait discrètement
allumé la télévision et regardé les informations du coin de l'œil. Les
porte-parole du gouvernement et l'armée avaient multiplié les interventions
ces dernières heures, proclamant à qui voulait les entendre qu'il n'y avait
absolument aucune chance que l'armée rebelle arrive à ses fins et parvienne à
bombarder la Terre. Un tissu de mensonges. Sa femme n'avait pas compris
lorsqu'il lui avait discrètement demandé de faire ses valises et s'apprêter
à prendre la première navette en partance pour Side-7. Il avait du insister,
puis finalement briser le sceau du secret afin de lui révéler la vérité. Ce
faisant, il avait commis une effraction passible de la cour martiale, mais il n'était
pas sûr lui-même que Jabrow puisse survivre à l'impact d'un tel objet.
L'Elecar stoppa devant un grand bâtiment flanqué du drapeau de la Fédération
et des Forces Fédérales ; le lieutenant-colonel descendit du véhicule et pénétra
dans le hall par la grande porte en plexi-aluminium transparent. Sur son
passage, les officiers subalternes se mirent au garde à vous, mais il traversa
la salle en les ignorant, perdu dans ses pensées ; il essayait de comprendre ce
qui n'avait pas marché dans l'Opération Atlas. Les bribes de rapports en
provenance de la Lune, qu'il avait été le premier à recevoir très tôt dans
la matinée, lui avaient appris que la tentative de contre-attaque avait échoué.
Une nouvelle fois l'ennemi menait la danse. Ils auraient dû répliquer,
mais... ils étaient dans la totale impossibilité de le faire.
A vrai dire, les Forces Fédérales ne pouvaient rien faire d'autre, il
fallait du temps pour rassembler de nouvelles forces, du temps avant que la fenêtre
de lancement se présente... Comme s'ils avaient vraiment tout le temps devant
eux ! Jabrow avait perdu le contact avec pratiquement tous ses centres de
commandement stellaires à l'exception de la Lune et de l'astéroïde
Luna-2, prés de Side-7. Toutes les autres bases coloniales avaient cessé d'émettre
au cours de la première journée, mais il n'avait pas pu déterminer si ce
silence était du au brouillage ou à la destruction desdites bases.
Il était quatre heures du matin lorsque les amiraux avaient été réveillés
l'un après l'autre et mis au courant de l'échec, aucun d'entre eux n'avait
pu prendre décision, car aucun d'entre eux ne semblait être en pleine
possession de ses moyens. L'amiral O'Connor était restée alitée, profondément
choquée par l'annihilation de ses bases, Rockwell était resté
miraculeusement silencieux et circonspect, alors que Kasaren avait fini par
perdre son calme. La réunion n'avait pas donné grand chose, sinon la décision
de lancer des missiles depuis la surface de la planète en attendant que la
seconde contre-attaque soit en mesure de se placer. Ils avaient trop hâte de récupérer
des quelques nuits blanches que Zeon leur occasionnait depuis quatre jours, espérant
fiévreusement que personne ne les tirerait de nouveau du lit, porteur de
mauvaises nouvelles. Tiré du lit était en fait un bien grand mot, car Konolly
soupçonnait tous les officiers généraux de ne guère pouvoir dormir sur leurs
deux oreilles alors qu'une monumentale épée de Damoclès pesait sur leurs têtes.
Trois jours après, Konolly ne parvenait toujours pas à accepter la
soudaineté avec laquelle la guerre s'était déclenchée. Il avait du y avoir
des signes avant-coureurs, des indices permettant de prévoir si Zeon projetait
d'ouvrir les hostilités. Side-3 n'avait pu mobiliser toute son armée, ni
rassembler de tels moyens du jour au lendemain ; De même fallait-il de
nombreuses années pour pouvoir constituer une campagne d'opération et une forcé
armée capable de contrecarrer l'Armada fédérale, encore plus si cette
constitution s'était faite dans le plus grand secret. Jabrow n'était pas sans
savoir la situation politique sur la colonie, le GQG savait depuis des années
ce qui se tramait, sans pouvoir toutefois avancer une date. Pourtant il était
difficile à croire que les services d'espionnage du général Bertrand
avaient été d'une prodigieuse incompétence. Après tout, plusieurs agents
étaient peut-être bien parvenus à faire parvenir l'information au GQG mais
que le message se serait perdu dans le dédale administratif, n'ayant en fin de
compte jamais atteint le haut de la pyramidé. C'était sans doute ce qui avait
du arriver, ne disait-on pas que la bureaucratie était la seule constante de
l'Univers ? Konolly avait également entendu dire que depuis trois jours, les
hommes du contre-espionnage fouillaient fébrilement dans les archives et les
fichiers informatiques des services de Bertrand, comme si une arrestation allait
résoudre le conflit ! L'amiral Highman devait s'imaginer qu'un espion à la
solde de l'ennemi avait du bloquer l'information ou la reléguer aux
oubliettes.
Le voyant lumineux qui annonçait l'arrivée de l'ascenseur s'illumina
au-dessus de la porte ; Konolly s'écarta légèrement pour laisser passer les
gens qui descendaient, puis s'y engouffra à son tour, trop absorbé pour
reconnaître homme qui était sorti de l'ascenseur en premier, le colonel Blex
Forla, attaché exécutif de l'état-major du commandement de Side-2.
3è flotte de Zeon, navire amiral, 7
janvier, 23h00 GMT
Un voyant lumineux clignota sur le moniteur de l'enseigne Gary
Steckenbrag, lui indiquant que les senseurs longue portée avaient détecté
quelque chose. Le jeune homme effectua quelques réglages pour calibrer les
senseurs puis se retourna vers le contre-amiral Azarel Falken.
«Amiral,
nos senseurs nous signalent les premières balises frontières de Side-4,
gisement tribord un-six, plus un-zéro, distance cinq-zéro-six-trois. Nous
recevons en parallèle une transmission codée sur le canal deux... Le
contre-amiral Gerart Sandrel nous souhaite la bienvenue dans l'espace
territorial de Side-4.
_Accusez
réception. Renvoyez le message au SEIGNEUR des ANNEAUX et présentez nos
salutations à la Seizième flotte. »
L'enseigne
Samuel Karneris acquiesça et transmit les salutations d'usage après avoir réorienté
les émetteurs.
L'amiral commandant la Troisième flotte fit pivoter son fauteuil légèrement
sur la droite et tenta de discerner parmi les étoiles les lucioles
artificielles que l'homme avait placé en orbite autour de L-1. Side-4, nom de
code «Moore», avait été construite de mars 0001 à juillet 0007, soit deux
ans après l'achèvement de Side-3. Sa population atteignait encore neuf cent
quatre-vingt-sept millions d'âmes quatre jours auparavant ; aujourd'hui, les
rapports de la Seizième flotte estimaient que ce chiffre était descendu, par
leurs bons soins, à moins de sept cents millions. Dès le premier jour, les
navires de Sandrel avaient mis en pièces trois stations avec leurs missiles
nucléaires, en avaient gazé une autre, puis deux de plus le lendemain.
Après neutralisation des troupes de la Garde coloniale et des quelques
vaisseaux fédéraux égarés entre les stations, la démonstration de force
avait été jugée amplement suffisante pour dissuader quiconque de circuler
dans les jours qui allaient suivre. La sécurisation du site en vue du future
passage d'Island Iffish avait également fait partie des instructions que Gihren
Zabi avait laissé à Sandrel. La flotte s'était ensuite efforcée de rendre la
Terre aveugle et sourde en maintenant un rideau de brouillage constant entre la
Lune et la planète.
Falken
joua un instant avec les commandes du fauteuil et celui-ci glissa vers la
gauche, le long du rail du guidage, pour se placer face à la baie vitrée. Tout
semblait si calme, comme si le cauchemar lunaire n'avait jamais existé ; comme
si l'horreur de la guerre elle-même avait été une illusion, les étoiles
restaient immuables, îlots symbolisant l'éternité et le calme, dardant à
travers les siècles et les parsecs leur inextinguible clarté.
Mais cela n'était, à son tour, qu'une illusion de plus. Lorsque les
étoiles auraient épuisé leur combustible, leur éclat se ternirait, elles
s'effondreraient sur elles-mêmes afin de mourir. Tout n'est qu'illusion, il
n'existe rien qui soit immuable et encore moins rien qui soit éternel. Même
les étoiles meurent, alors que dire des hommes, si fragiles, à la vie si
ridiculement éphémère ? L'espace d'un battement d'œil, d'une
chiquenaude, il suffisait d'un rien pour effacer des millions de vies.
L'Opération British n'était peut-être à son tour qu'une autre
illusion, faisant miroiter à ses instigateurs la promesse d'une victoire
proche et d'une indépendance tellement désirée. Mais si rien n'était
immortel, Side-3 parviendrait-elle à conserver l'héritage de ce pour quoi
elle s'était battue ? Quand bien même cela fut possible, y aurait-il encore
quelqu'un pour s'en souvenir dans cent ans ? Les hommes retiendraient sans
doute le résultat de l'Opération, car l'impact demeurera aussi longtemps que
la Terre existera, telle une blessure béante, rappelant à tous ce qui s'était
produit. Mais peut-être qu'au fil des siècles, l'Histoire elle-même finira
par oublier les noms des responsables qui métrèrent la planète, oubliant
leurs revendications, leurs idéaux et leur sacrifice, pour ne laisser qu'un
coquille vide livrée à toutes les interprétations.
