CHAPITRE 17
Side-4, station Eldorado, 7 janvier
23h01 GMT
Side-4, à mi-chemin entre la Lune et la Terre, était l'antithèse de
Side-3. Placée à son exact oppose par rapport à la Lune, elle était la
colonie la plus proche de la Terre, mais par sa situation, elle devenait aussi
la colonie la plus vulnérable, car facilement accessible depuis Granada.
La
Seizième flotte de Zeon avait fait irruption dans la colonie dans l'après-midi
du 3 janvier, détruisant six stations en deux jours, démontrant ainsi son écrasante
supériorité sur les forces de défense coloniales et les flottilles fédérales
qui avaient été balayées en l'espace de sept heures !
A présent, c'était au tour d'Island Iffish de faire son entrée sur
leur territoire ; sa course avait été calculée dès la sortie de l'orbite
lunaire et McCabe avait réuni son cabinet lorsqu'on lui avait annoncé que la
station se dirigeait sur eux. Paniqués à l'idée que Zeon puisse lancer
Island Iffish percuter une de leurs stations, le cabinet avait voté la
reddition immédiate mais leurs messages avaient été ignorés.
McCabe et son cabinet étaient aux abois, car ils ne pouvaient pas évacuer
la totalité des stations placées sur le parcours présumé d'Island Iffish.
Ils n'avaient pas suffisamment de véhicules pour évacuer tout le monde, ni
de facilités susceptibles de recueillir les réfugiés. Pour aggraver la
situation, la presse coloniale s'était faite l'écho des rumeurs qui avaient
secoué la Terre dans la journée, et la population, prise de panique, cherchait
depuis à gagner les barges d'évacuation de secours et les spatioport. Il avait
donc fallu déployer la Garde coloniale pour éloigner la foule des
installations spatiales et désarmer les commandes d'éjection des barges.
Mais même la Garde semblait de moins en moins sûre maintenant ; le gouverneur
n'aurait pas été étonné si on lui avait annoncé que la Garde avait fui en
premier.
Dans la salle de contrôle d'Eldorado, la station 12 de Side-4, le
directeur de la station Auric Edmons observait la progression d'Island Iffish
avec une Terreur non feinte. Des rapports d'émeutes et de pillages dans la
station lui parvenaient sans cesse, la foule ayant envahi toutes les voies
d'accès aux spatioport et menaçant de s'emparer des véhicules spatiaux
par la force. Malgré l'urgence de la situation, Edmons n'avait toujours reçu
aucune instructions de la part du gouverneur,
« Monsieur le directeur, appela l'opérateur principal. J'ai le
spatioport de proue en ligne... Une foule armée est en train d'envahir le
complexe. Le capitaine Wilkinson voudrait savoir s'ils ont le droit d'ouvrir le
feu.
_Il
n'y songe pas ! s'écria Edmons, ce sont nos propres concitoyens ! Dites-lui de
faire son possible pour endiguer la foule, mais rappelez-lui bien qu'il ne doit
en aucun cas tirer sur la population.
_Bien
monsieur... Monsieur ? Le capitaine souhaite vous parler personnellement.
_Passez-le-moi.
_Monsieur
le directeur, fit la voix impatiente de l'officier de la Garde. La foule est
en furie et ne répond pas à nos appels au calme. Nous ne pouvons plus les
contenir avec les moyens anti-émeute conventionnels. Je demande la permission
de tirer à balles réelles.
_Vous êtes fou, Wilkinson, il s'agit
de civils non-armés.
_Plus
maintenant. Vingt-deux de mes hommes ont déjà été blessés par vos
soi-disant «civils non-armés». Vous devez nous autoriser à tirer ou les
laisser quitter la station. »
Edmons se retourna vers ses conseillers, l'air hagard.
« Appelez le gouverneur. Je ne suis pas habilité à prendre cette décision.
_La
station 1 ne répond toujours pas, monsieur le directeur. »
Edmons se retourna vers la console, le front luisant de sueur et tenta de
faire le point. McCabe ne répondait pas, l'armée rebelle était dehors mais
n'avait engagé aucune action hostile depuis une quarantaine d'heures, mais
son principal problème dans l'immédiat restait les cinq millions d'habitants
de sa station.
« Je prends sur moi la responsabilité d'autoriser l'évacuation de la
station, déclara-t-il en se redressant.
_Monsieur
le directeur, protesta Prestigo Jarian, son premier conseiller, si nous faisons
ça, toutes les stations vont suivre. Avec la maîtrise de l'espace aux mains
des rebelles, il serait imprudent d'exposer nos citoyens, conclut-il en désignant
les bâtiments de guerre qui croisaient à l'extérieur, nettement visibles
depuis les larges baies vitrées de la salle.
_Mais
nous ne pouvons pas les retenir plus longtemps contré leur gré ! Nous devons
les laisser partir.
_Et
où voudriez-vous qu'ils aillent, hein ? Il n'y aucun endroit sûr : Zeon contrôle
tout sur plusieurs kilomètres à la ronde.
_Monsieur
le gouverneur, coupa une opératrice, quelqu'un vient d'ouvrir les portes
spatiales des installations de proue.
_Qui
les a ouvertes ? Wilkinson...?
_Un
instant, lui demanda celui-ci. Oui, on me confirme que des émeutiers sont
parvenus à pénétrer dans le spatioport en passant par les couloirs de service
désaffectés. Les portes ont été ouvertes directement à partir du poste
secondaire. Monsieur le gouverneur, je peux envoyer une escouade rétablir
l'ordre, mais vous devez m'autoriser à tirer sur la foule.
_Je...
Je ne peux pas donner un tel ordre, ce serait me rabaisser au niveau de ces
barbares, termina-t-il en désignant les croiseurs Musaï. Tant pis, donnez le
feu vert pour l'évacuation et essayez encore de contacter la flotte rebelle. Je
vais tenter de négocier une nouvelle fois. »
L'officier de la garde raccrocha avec une moue dégoûtée. Jarian ne
pouvait pas lui en vouloir, il arborait la même expression. Plier sous la
pression populaire était certainement la dernière des choses à faire en période
de crise; comment ses concitoyens avaient-ils pu élire une baudruche comme
Edmons ? Ce dernier semblait n'avoir rien remarqué et leur tourna le
dos, s'approchant du préposé aux communications qui entreprit de balayer une
nouvelle fois toutes les fréquences radio.
« Est-ce qu'ils nous entendent? demanda-t-il, à bout de patience.
_Ils
nous entendent, monsieur le directeur, assura opératrice, il n'y a aucune trace
de particules Minovsky. Mais ils ne veulent pas nous répondre.
_Monsieur
le directeur, un navire vient de quitter l'aire de décollage trois...
Correction, il y en a deux maintenant.
_Regardez
!
s'écria quelqu'un en désignant l'extérieur. Ils se dirigent sur nous ! »
Deux croiseurs et une dizaine de MS venaient de virer de bord et
progressaient maintenant vers la station, toutes armes dehors.
«Contactez-les ! vociféra Edmons. Vite !
_Impossible,
monsieur. Ils continuent d'ignorer nos signaux...
_Avis
à la flotte de Zeon, s'écria-t-il en saisissant lui-même le micro, ne tirez
pas ! Les spationefs sortant d'Eldorado sont des navires civils désarmés, ne
tirez pas...
_Les
croiseurs viennent de stopper les machines et maintiennent leur position à
trois kilomètres de la station.
_Deux
nouveaux navires viennent de quitter le spatioport.
_Montrez-moi
sur visuel. »
Le moniteur secondaire s'alluma, diffusant les images prises par les caméras de
surveillance du spatioport. Une masse grouillante et hurlante se déversait à
travers les passerelles, se ruant dans les couloirs, dans les sas. Les plus
grands et les plus forts piétinaient les plus faibles sur leur passage, se
bousculant les uns les autres. Perdus dans la masse, on distinguait de temps à
autre le casque d'un garde qui se déplaçait tantôt à contre-courant, tantôt
dans le sens du flot. Dans la zone d'évolution portuaire elle-même, des
silhouettes engoncées dans des combinaisons se jetaient vers les navires les
plus proches, se battant comme des bêtes pour embarquer, poussant les autres
hors du passage ou jetant par-dessus bord ceux que la cabine ne pouvait plus
contenir. Trois, quatre vaisseaux de toutes tailles s'arrachèrent lentement
aux amarres et se dirigèrent vers la sortie, semant derrière eux des dizaines
de corps en perdition.
« Qu'avons-nous fait ? murmura Edmons.
_Monsieur
le directeur, cette scène va se reproduire partout dans la colonie. Nous
aurions dû nous montrer plus fermes. Il ne faut pas que la panique se répande
au-delà de...
_Les
croiseurs tirent sur nous !
_Comment
? »
Les
conseillers et les opérateurs se retournèrent vers la baie vitrée comme un
seul homme, la consternation et l'horreur peintes sur leurs traits. Les deux bâtiments
de guerre venaient de faire feu, traçant dans l'espace qui les séparait de
la station une douzaine de sillons rougeâtres qui vinrent frapper les premiers
navires ayant quitté le spatioport.
« Flotte de Zeon ! Cessez le feu immédiatement ! Vous tirez sur des
navires chargés de civils, cessez le feu ! »
Le port continuait de vomir son contingent de vaisseaux civils. Ces
derniers émergeaient des installations pour se retrouver aussitôt pris sous le
feu de l'ennemi, pulvérisés avant d'avoir parcouru cinq cents mètres, éparpillant
dans le vide leur cargaison humaine, carbonisée comme un chapelet de braises.
« Flotte de Zeon... continuait Edmons d'une voix suppliante, ne tirez
pas... Ces navires sont pleins de civils...
_Monsieur
le directeur, il ne nous écouterons pas. Nous devons stopper l'évacuation tout
de suite !
_Mais
comment voulez-vous contrôler cette masse furieuse ? rugit-il en désignant le
moniteur secondaire. Il n'y a pas un seul d'entre eux qui soit en mesure
d'entendre la voix de la raison !
_Combien
de vaisseaux ont largué leur amarrés ? demanda Jarian.
_Neuf
pour l'instant... Onze, maintenant, lui répondit-on.
_Peut-on
fermer les portes d'ici ?
_Non,
pas tant que les commandes du poste de contrôle secondaire seront sur la
position ouverte.
_Contactez
Wilkinson et autorisez-le à utiliser la force pour rétablir ordre. Permission
de tirer à balles réelles.
_Prestigo,
hoqueta Edmons, vous ne pouvez pas...
_Monsieur
le directeur, Zeon est en train de tirer sur nos navires, et ils se fichent de
savoir s'ils sont civils ou pas ! Nous devons autoriser Wilkinson à utiliser ses
armes si le sacrifice d'un petit nombre peut empêcher le massacre d'un plus
grand nombre ! »
Le directeur s'effondra sur un siège, considérant d'un œil horrifié
la mer de débris qui tournoyait à la sortie du spatioport. Les croiseurs
continuaient de tirer, réduisant le moindre morceau dépavé en fines
particules, tandis que les navettes tentaient désespérément de fuir ou de
faire demi-tour.
« Allez-y, lâcha-t-il. »
Jarian empoigna le micro et prit contact avec le détachement de la
Garde. Celui-ci s'était retranché dans une aile des bâtiments administratifs,
repoussant les émeutiers à coups de matraques et de gaz lacrymogènes. Sitôt
qu'ils en récurent ordre, les soldats remplacèrent leurs balles en caoutchouc
par des balles réelles et s'ouvrirent un chemin sanglant jusqu'au poste
secondaire. Lorsque tout fut fini et que les portes furent closes, on dénombra
deux cent seize blessés et cent trente-huit morts dont quatre-vingt-sept tués
par balles. Le nombre de personnes qui périrent dans les navettes ne put être
déterminé, mais douze navires étaient portés manquants, dont trois navettes
pouvant contenir près de quatre cents personnes chacune.
Croiseur ELGAYM, 33è flottille de
Zeon, 7 janvier, 23h07 GMT
Le capitaine de frégate Alexeï Agraham leva les yeux de son moniteur
personnel et compara les chiffres avec ceux affichés sur l'écran principal.
« Vous êtes sûr que c'était bien des tirs de canons à particules ?
_Catégorique,
capitaine. Seize coups au total.
_Origine
?
_Station
12, capitaine. Identification positive des navires ayant tiré: ce sont le
LACHESIS et l'ATROPOS de la 164è flottille. Le LACHESIS a été le premier
navire à faire feu et, ah... Un message sur la fréquence générale nous prévient
que les deux navires procédaient à un tir de réglage.
_Un
tir de réglage ? Vraiment ? demanda-t-il avec suspicion. Enseigne, y a-t-il un
moyen de déterminer sur quoi ils tiraient ?
_Pas
à cette distance, capitaine. Nous pouvons procéder à une recherche
approfondie avec nos unités avancées mais...
_Non,
inutile. Qui commande le LACHESIS ?
_Le
capitaine de vaisseau Justine Laforge, capitaine. »
Agraham hocha la tête et se tut un instant pour réfléchir. Le
capitaine Laforge n'aurait certainement pas tiré pour rien, mais il ne
connaissait pas les directives que l'amiral Sandrell avait pu distribuer à ses
capitaines. Pour autant qu'il sache, elle pouvait très bien n'avoir fait qu'obéir
aux ordres.
Bien que Side-4 ait été sécurisée par la Seizième flotte, Agraham
devait tenir son vaisseau en éveil constant et prévenir l'escorte à la
moindre anomalie constatée durant les trente minutes qu'allait durer la
traverse de la colonie. Placé à la pointe du dispositif défensif d'Island
Iffish, le ELGAYM devait pouvoir avertir toute la flotte et être capable
envoyer ses deux sections de MS en deux minutes au moindre incident. Le vaisseau
que commandait le capitaine de vaisseau Frederick Justman devait être le
premier à réagir et le premier à mordre.
« Capitaine, nous pénétrons dans l'espace territorial de Side-4. »
Agraham
considéra avec indifférence les balises lumineuses qui passaient de part et
d'autre de son vaisseau et relu le message envoyé par le LACHESIS.
«
Enseigne,
demanda-t-il au bout d'un instant, contactez le capitaine LAFORGE, s'il vous plaît.
_A
vos ordres, capitaine. »
L'enseigne
Hassan Gredmark appela le navire de la 164è flottille et demanda à son
correspondant de le mettre en relation avec le commandant de bord. Ce fut
pourtant un homme qui apparut sur l'écran.
« Mes respects. Je suis le capitaine de frégate Alexeï Agraham,
commandant en second du ELGAYM, de la 33è flottille. Je souhaiterais parler au
capitaine Laforge.
_Mes
respects, salua son interlocuteur en retour. Le capitaine se repose. Je suis
l'officier de quart, le capitaine de corvette Clyde Howard. Puis-je vous être
utile ?
_En
tant qu'élément de l'avant-garde de l'escorte, nous sommes tenus de
rapporter avec exactitude tout événement qui surviendrait pendant la traversée
de Side-4. A cet effet, je vous serais reconnaissant de me fournir de plus
amples détails sur les tirs auxquels vous venez de procéder.
_Mais
bien sur, fit poliment Howard. Officiellement, nous procédions au rééquilibrage
de nos batteries, nous avons donc effectué quelques tirs de réglages. A titre
d'essais, naturellement.
_Puis-je
vous demander sur quoi vous tiriez ? Ce n'était pas spécifié dans votre
message.
_Sur
des navires civils, capitaine.
_Des
navires civils ? Vous en étés bien sûr ?
_Affirmatif.
Ces navires cherchaient à quitter la station sans autorisation, or nous avons
reçu pour instruction de nous assurer que la circulation spatiale serait nulle
au moment du passage d'Island Iffish. Il aurait été fâcheux que vous eussiez
trouvé le chemin... « embouteillé ».
_C'est
bien ce qu'il m'avait semblé comprendre, répondit-il avec un sourire entendu.
Je vous remercie pour ces éclaircissements et pour... avoir fait le ménage.
_Je
vous en prie, capitaine. Et repassez nous voir quand vous voulez, termina-t-il
en riant avant de couper la communication.
_Doit-on
réveiller le capitaine ? demanda le radio.
_Non.
Laissez le capitaine Justman dormir. Composez un rapport condensé en trois copies
en y joignant notre conversation avec le LACHÉSIS. Transmettez la première
copie dans la chambre du capitaine; la deuxième dans le livre de bord.
Compressez la dernière copie et envoyez-la en flash vers le ZWARTH.»
Side-4, station Penguinland, 7 janvier,
23h21 GMT
«Vous confirmez bien ? La flotte de Zeon a fait feu sur les navires qui
fuyaient la station.
_Oui,
vous avez bien entendu. Nous avons reçu cinq minutes après un communique de
Zeon réitérant son interdiction concernant toute circulation dans la colonie
sous peine d'exécution immédiate ; aucune exception ne sera faite et aucune
tentative de pourparlers ne sera acceptée. »
Led Aaramis arrêta la disquette et se retourna vers ses collègues, le
visage livide.
«Voilà, c'est tout ce que j'ai pu intercepter »
Mariel
Kapnikos s'approcha de lui et éteignit le lecteur.
«Les
rebelles ne veulent pas que nous nous baladions dehors, commença-t-elle avec
nervosité, ça ne peut signifier qu'une seule chose. Qu'Island Iffish est
rudement près.
_Et
que va-t-on faire ? demanda l'un des six journalistes présents dans la salle.
Filmer pendant que la station nous rentre dedans?
_Rien
ne nous dit que la station nous vise !
_Mais
rien ne nous dit le contraire... Peut-être bien qu'elle vise la Terre , mais
il suffirait que Zeon change tout à coup d'avis pour que nous nous retrouvions
avec Island Iffish en train de nous tomber sur le coin de la gueule.
_La
ferme, Gil, lança un de ses collègues. On a déjà discuté de ça des
centaines de fois. Side-4 ne représente pas une cible suffisamment intéressante
pour Zeon. S'ils doivent frapper, ce sera la Terre, pas quelque obscure colonie
dont le gouvernement se fout comme de sa première chemise.
_Obscure
colonie? On voit que tu n'y es pas né, Earthnoïd, cracha le cameraman avec mépris.
_Oh,
ça suffit vous deux ! cria Mariel en frappant sur la table. On a plus urgent à
faire que de se crêper le chignon. Il faut décider si on doit ou non diffuser
cette info.
_Mais
bien sûr qu'il le faut ! s'écria Led. Nous devons raisonner la population et
l'empêcher de quitter la station; si nous ne le faisons pas, ce sera l'hécatombe.
_Et
tu crois qu'une telle déclaration ne va pas les plonger dans la panique, peut-être?
_Sans
doute, mais au moins ils n'essayeront plus de sortir!
_Vous
croyez qu'il y aura encore quelqu'un pour regarder les infos? demanda Russ
Taylor bien à propos.
_Avec
l'agitation qui court les rues et les émeutes qui se sont poursuivies toute la
journée, je vois mal la tension retomber, répondit Mariel. A mon avis, les
deux tiers de la population sont dans les rues. Evidemment, rien ne garantit
qu'ils regarderont précisément les infos quand il faudra, mais le bouche-à-oreille
fera le reste... »
Le téléphone sonna sur le bureau de Mariel et Led décrocha avant
qu'elle n'ait pu esquisser un mouvement.
« Rédaction du Colonial Post, j'écoute?
_Led,
c'est Kassad ! fit une voix surexcitée à l'autre bout du fil.
_Quoi
?
Kassad, qu'est-ce que tu racontes ? »
Mariel s'approcha de lui et brancha le haut-parleur.
« Island Iffish, glapit le reporter, Island Iffish passe au-dessus de nos
têtes ! Regardez dehors, de Mer-1 vers Mer-2, c'est très rapide mais
vous devriez la voir. C'est... C'est... »
Le groupe de journalistes n'attendit pas qu'il eut terminé sa phrase
pour se précipiter aux fenêtres et les ouvrir avant de tordre le cou pour
regarder au-dessus eux.
Mer-2 était la partie vitrée placée à l'opposé de Plaine-2, à six
kilomètres de distance. La nuit était claire, sans nuages, les techniciens des
centrales de régulation climatiques ayant depuis cinq jours des préoccupations
autres que celles imposées par leur profession. Il n'y avait pas un seul nuage
autour de l'axe de la station, et les journalistes contemplèrent bouche bée
le spectacle qui s'offrait à leur regard.
Ils avaient déjà vu une station coloniale, ils habitaient même dans
l'une d'entre elles, ils en avaient également vu de l'extérieur, et même
de près ; il suffisait de monter dans n'importe quelle navette et de faire un
petit tour dans la colonie. Mais jamais ils n'en avaient vu d'aussi près en
mouvement, et cela changeait radicalement la perspective. Ce n'était plus un de
ces fragiles cigares de verre flottant dans l'espace qu'ils avaient devant
eux, mais quelque mastodonte échappé d'un mythe ancestral. La station
tournoyait lentement sur elle-même, majestueuse et menaçante. Sa coque éventrée
et noircie par les missiles fédéraux, son miroir brisé et l'absence totale
de lumières renvoyaient une image de mort et de désolation à ceux qui osaient
poser leur regard sur elle. Un immense tombeau en déplacement dans un décor de
ténèbres, macabre et démesuré, respirant la charogne, insufflant son haleine
venimeuse et marchant de concert avec Anubis, Thanatos et Hadès.
Mais Led Aramis ne voyait aucune des entités invisibles qui
accompagnaient la station, tout juste distinguait-il l'impressionnante escorte
de vaisseaux qui gravitaient autour comme une nuée de moustiques. Ce qui le
frappait, c'était cette sensation de gigantisme qui lui était vaguement familière
tout en étant totalement inconnue. L'impression n'était pas tout à fait la
même que lors de l'approche finale dans une navette, où la taille
disproportionnée de la station suggérait l'immobilité et le calme, que le frêle
esquif n'était qu'une mouche qui allait se poser sur la croupe du pachyderme. Là,
on aurait dit que la station était vivante, qu'elle ne se mouvait pas à
travers le vide mais qu'elle chargeait comme un taureau furieux pour éperonner
les autres stations, balayant tout sur son passage.
Les six journalistes écarquillaient les yeux, incapables de proférer un
mot, le souffle coupé. Ils sentirent les murs et le sol vibrer
imperceptiblement sous eux, ils se cramponnèrent sur les montants de la fenêtre
et ils surent qu'Island Iffish passait suffisamment près d'eux pour que sa
masse en mouvement affecte celle de leur propre station ! L'immensité de la
station les saisit dans leur torpeur, et ils réalisèrent à quel point ils étaient
insignifiants à l'échelle de l'Univers, poussières microscopiques qui
cherchaient à briguer le pouvoir des dieux. Cela fut très bref, et il ne dura
que l'instant du passage d'Island Iffish au-dessus d'eux. L'instant d'après,
la station avait disparu de leur champ de vision, de même que la conscience de
leur petitesse. Saisi d'horreur, Aramis ne remarqua pas tout de suite que son
bras lui faisait mal ; ce n'est que lorsqu'il baissa enfin les yeux qu'il
remarqua que Mariel avait refermé sa main dessus et avait serré très fort.
« Et c'est ça qui va tomber sur Terre ? murmura quelqu'un. »
Norietti voulu répliquer, mais les mots ne sortaient pas de sa gorge,
puis il réalisa l'inutilité de ce qu'il avait voulu dire. Si les Forces de
Zeon avaient eu l'intention de bombarder Side-4, et non la Terre, il aurait déjà
été au courant, car cela aurait déjà été fait. Au lieu de ça, Island
Iffish continuait sur sa lancée, naviguant entre ses consœurs, pointé comme
un doigt monstrueux sur la sphère bleuté qui se profilait au loin.
Croiseur JDANOV, 84è flottille de
Zeon, 8 janvier, 0h15 GMT
«
Monsieur Richards, vous comprenez bien que nous n'avons pas pour habitude
d'accepter les services de journalistes indépendants, entendez par là, qui
n'appartiennent pas à nos services de presse officiels. C'est pourquoi nous
tenons à vous redemander ce qui motive votre demande.
_Comme
je n'ai pas cessé de vous le répéter, commença Derek après avoir jeté un
regard en coin à ses collègues, nous sommes persuadés que le gouvernement fédéral
nous cache des choses que le public a le droit de savoir. Nous savons que le
gouvernement a intercepté, censuré et même détruit des informations destinées
au public. C'est une violation de l'article constitutionnel relatif à la
liberté de la presse que nous ne saurions...
_Epargnez-nous
votre cinéma, monsieur Richards. Nous voulons juste savoir quelles sont vos
intentions réelles. »
Derek
fit la grimace mais décida de jouer cartes sur table.
«J'ai entendu dire que vous vous apprêtiez à lancer une flotte d'ici
pour rejoindre la station. Nous voulons nous joindre à l'expédition pour
couvrir l'événement.
_Qu'est-ce
qui vous fait croire que nous accepterons ?
_Nous
offrons un point de vue totalement objectif. La presse internationale pourra
peut-être accuser vos journalistes de parti pris, mais pas nous. La Lune est
neutre.
_Et
quelles sont vos sources ? demanda le chef de la sécurité.
_Je
suis désolé mais je ne peux pas trahir mes informateurs. Je sais que
pourchassez les pirates du Net, mais je ne voudrais pas perdre l'une de mes
sources d'informations.
_Comment
pourrions-nous vous faire confiance si vous ne nous donnez pas une garantie de
votre bonne foi ? »
Derek se mordit la lèvre, pris au piège. Il consulta ses collègues du
regard, mais Irwin secoua imperceptiblement la tête.
«Je suis désolé mais le secret professionnel m'oblige à taire
l'origine de mes informations.
_Même
si votre vie est en jeu ? » demanda l'officier en braquant son pistolet sur
lui.
Les trois gardes réagirent aussitôt en collant le canon de leurs fusils
d'assaut sur la tempe des trois autres journalistes. Derek serra les dents mais
ne cilla pas. Il continua de fixer l'officier en se faisant violence pour ne
pas hurler. Aucun de ses collègues ne broncha, bien que les yeux d'Elena et de
Shing trahissaient une panique croissante. Cinq minutes s'écoulèrent ainsi.
«Je ne peux pas, déclara enfin le jeune journaliste, même si vous me
menacez, moi ou mes collègues.
_Vous
l'aurez voulu. Gardes, emmenez-les dans un sas et balancez-les dans
l'espace. Sans combinaison, naturellement. »
Les gardes les saisirent avec violence et commencèrent à les traîner
hors de la pièce. Elena et Shing se mirent à hurler de panique tandis que
Irwin essayait de se débattre. Un garde saisit Derek à son tour qui ouvrit de
grands yeux terrifié, n'osant trop croire à la réalité de ce qui lui
arrivait.
« Bon
sang, mais dis-leur ! supplia Shing. On va y passer, dis-leur ! Merde !
_Ta
gueule ! répliqua Irwin sur le champ, ça ne fera aucune différence ! »
Les gardes, toujours accompagnés du capitaine Burton et de l'autre
officier, traversèrent deux corridors sous les regards tantôt goguenards, tantôt
indifférents de l'équipage, puis arrivèrent devant un sas.
« Vous
n'avez rien d'autre à dire ?
_Si,
je… » commença Shing. Mais Irwin parvint à se soustraire quelques
secondes à l'attention de son garde et parvint à le faire taire en lui
envoyant un violent coup de boule.
«
Monsieur Richards ?
_Non,
désolé. Je reste un homme d'honneur. Je préfère taire mes sources.
_C'est
moi qui suis désolée. Enfermez les dedans, ordonna-t-elle aux gardes. »
Les gardes s'exécutèrent puis refermèrent la porte derrière eux.
Burton esquissa ou sourire, observant les journalistes se quereller pendant cinq
minutes puis se décida à activer l'interphone.
« L'un
de vous est-il disposé à prononcer quelques dernières paroles ?
_Allez
vous faire foutre, cracha Irwin, après avoir converti ses collègues à son
point de vue.
_Soit.
Et bien je vous souhaite un bon voyage ! »
Les réactions ne se firent pas attendre, pourtant elles furent toutes
différentes. Elena ferma les yeux, Irwin et Derek se tournèrent lentement vers
l'autre porte du sas, celle qui donnait sur le vide, tandis que Shing
demeurait immobile. Pourtant, rien ne se produisit. La porte demeura fermée, et
pas plus la pièce ne fut-elle dépressurisée. Cinq minutes passèrent, puis la
porte donnant côté vaisseau s'ouvrit de nouveau. Burton entra dans le sas,
arme au poing.
« Bien,
c'est tout ce que nous voulions savoir, dit le capitaine Yvette Burton en
rengainant son arme et en faisant signe aux gardes. L'officier ci-présent est
le capitaine de frégate Robert Malkoff, continua-t-elle en présentant le
second officier qui les avait accompagné tout le long. C'est l'officier exécutif
de l'état-major de l'amiral Hazawell, votre hôte. Nous avons effectué des
recherches très poussées sur votre compte et celui de vos compagnons. Nous
n'avons rien trouvé de compromettant, mais nous voulions cependant savoir
jusqu'où irait votre détermination et si vous étiez prêts à mettre vos vies
en péril pour maintenir le sceau du secret. »
Derek décrispa ses mâchoires en espérant que personne n'avait remarqué
son soulagement.
«Vous
comprendrez que pour des raisons de sécurité, poursuivit-elle, votre matériel
sera intégralement confisqué et rendu qu'à votre retour, si vous revenez. En
contrepartie nous vous fournirons du matériel de remplacement pendant toute la
durée des opérations. Si vous désirez transmettre des informations à votre
chaîne, il vous faudra passer par un canal militaire sécurisé qui sera soumis
à la censure. En outre, si nous vous surprenions à enfreindre n'importe
laquelle de nos règles de sécurité, vous serez exécutés sur lé champ sans
aucune forme de procès.
_Je
comprends.
_Vos
collègues sont-ils d'accord avec ces termes ? »
Irwin,
Shing et Elena acquiescèrent, trop soulagé pour oser imposer des conditions.
«Bien. Nous allons vous transférer sur un autre navire, dit enfin
Malkoff en s'avançant. Vous avez cinq minutes pour vous préparer. On viendra
vous chercher. Départ dans dix minutes.
_Merci
monsieur... capitaine. »
Les deux officiers se retirèrent avec deux des gardes. Le troisième fit
signe aux quatre journalistes qui le suivirent dans une pièce où l'on avait
rassemblé leurs effets personnels, saisis au moment de leur arraisonnement.
Arrivés à Von Braun en début d'après-midi, les quatre journalistes
avaient pris contact avec les bureaux locaux d'ILBN et avaient obtenu
l'autorisation d'utiliser l'une des navettes de reportage, bien que
l'interdiction de vol n'ait toujours pas été levée. Mais les Forces Fédérales
avaient relâché leur surveillance et ils n'eurent pas trop de difficultés
à passer sur la face cachée avant de rallier Huygens. De là ils étaient
repartis vers Granada lorsqu'ils avaient été interceptés par une patrouille
de MS et escortés jusqu'au JDANOV. Ils avaient été ensuite proprement fouillés,
déshabillés, examinés et interrogés pendant deux heures.
Fidèle à sa parole, le capitaine Burton vint les chercher cinq minutes
plus tard, accompagnée d'un garde armé. Derek et ses compagnons leur emboîtèrent
le pas, un sac de sport chacun pour tout bagage. On les emmena jusqu'à au
hangar où arrivait justement une navette.
Le
petit engin effectua quelques corrections pour s'aligner et se posa finalement
sur la plate-forme avec une extrême douceur. Le coordinateur de piste rangea
ses fanaux de guidage et, une fois reçue la confirmation que le hangar était
entièrement pressurisé, donna le feu vert pour l'ouverture des portes.
Aussitôt, deux équipes d'ambulanciers se précipitèrent vers l'engin
encore fumant et s'engouffrèrent à l'intérieur. La première ressortit
vingt secondés plus tard, portant plusieurs blessés graves sur des civières
magnétiques, une douzaine au total. La seconde équipe sortit au compte goutte,
soutenant les blessés qui pouvaient encore marcher.
«Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Yvette Burton.
_Le
364è groupe logistique revient de Mare Spumans avec le dernier contingent de
rapatriés, répondit un médecin militaire qui surveillait le débarquement.
_Si
tard ?
_Oui,
capitaine. Le périmètre est bouclé par les Fédéraux, et nos équipes de
sauvetage ont eu beaucoup de peine à retrouver des survivants. Mais il y a
encore beaucoup de portés disparus, nous pensons qu'ils ont pu être capturés
par l'ennemi. Ceux que vous voyez là ont réussi à s'éloigner du champ de
bataille par leurs propres moyens et nous ne les avons récupérés que très
tard car ils étaient dispersés sur une très large superficie.
_Je
vois. Il va falloir accélérer l'évacuation de vos blessés, je dois utiliser
la navette pour un transfert de civils. »
Burton fit signe à l'un de ses hommes et celui-ci fit signe à son tour
aux journalistes qui s'ébranlèrent en direction de la navette, croisant au
passage le groupe de blessés.
«Marine ? » s'écria soudain Derek en se retournant.
Les
gardes se retournèrent l'arme au poing, prêts à tirer sur le journaliste qui
s'élançait vers les blessés. Burton fit stopper l'escouade d'un geste et
leur ordonna de ne pas tirer.
« Marine ! » continua Derek en abordant une silhouette familière.
Marine
Jensen se retourna lentement, dévisageant celui qui l'avait interpellée, lui
permettant de distinguer ce qu'elle étreignait de la main gauche : un
moignon. Elle n'avait plus de bras droit. Le jeune homme recula sous le choc en
hoquetant de surprise.
« Derek... ? murmura la jeune femme. »
Un garde fit mine de s'interposer, mais Burton le retint, visiblement
très intéressée par le dialogue.
« Marine... Qu'est-ce que... ? »
La voix de Derek se fit rauque, il voyait bien que Marine était dans un
état second et il hésitait à la saisir par les épaules pour la réveiller.
Au lieu de ça, il resta immobile, le regard fixé là où aurait du se trouver
le bras. La jeune femme regarda son moignon d'un regard éteint, puis releva les
yeux vers lui en souriant faiblement.
« Qu'est-ce que tu fais là ? Je te croyais sur Lacus Sommniorum.
_Comment
sais-tu ça ? Tu
as parlé à Jered ? dit-il en reprenant ses esprits.
_Oui.
_Aspirant,
interrompit Burton, vous connaissez cet homme ?
_Oui,
mon capitaine, répondit-elle en saluant faiblement. C'est une de mes amis.
Derek RICHARDS, il est journaliste.
_Bien.
Il faudra que nous ayons une discussion. Lieutenant Kadel, faîtes embarquer nos
invités, s'il vous plaît. »
L'officier de la sécurité se retourna vers les journalistes et leur
indiqua fermement la passerelle d'embarquement.
« Monsieur Richards, insista Burton en retenant Derek par le bras. La
navette se trouve par-là.
_Attendez,
laissez-moi lui parler. Juste un instant.
_Monsieur
Richards, coupa-t-elle, le fait que nous ayons toléré votre présence ne
signifie pas que vous ayez toute liberté d'action. Cette femme est blessée et
en état de choc, je doute qu'elle soit en mesure de répondre à vos
questions. »
Comme
pour illustrer ses paroles, Marine détourna son regard vide et suivit la
colonne de blessés en direction du monte-charge en flottant tel un fantôme
inerte.
«
Marine,
appela Derek. »
La jeune femme ne se retourna pas. En fait elle ne l'entendait même
plus, son esprit s'était recroquevillé sur lui-même, dans son petit néant
personnel. Son MS avait été pris sous un feu croisé lorsqu'il avait été
touché ; une explosion avait secoué son appareil et une douleur atroce lui
avaient fait perdre connaissance. Atteint par deux missiles, le MS s'était écrasé
au sol sans qu'elle n'ait pu actionner le siège éjectable. Lorsqu'elle
avait repris ses esprits, elle avait tenté de s'extraire du cockpit,
remarquant dans un état de semi-hébétude que son bras droit était resté sur
la console de navigation. En fait elle aurait du mourir asphyxiée : sa
combinaison avait été arrachée au niveau de l'épaule, mais le bref incendie
qui avait éclaté dans le cockpit avait cautérisé la blessure et fait fondre
les mailles synthétiques de la combinaison, obturant hermétiquement la déchirure.
Machinalement, Marine avait sorti les compresses adhésives, ne réalisant pas
qu'elles étaient inutiles puis s'était laissée glisser hors de la carcasse
dans un état semi-comateux pour ramper aussi loin qu'elle le pouvait, mue par
son seul instinct de survie. Elle avait finalement perdu de nouveau connaissance
au bout de deux kilomètres, et c'est là que la navette l'avait trouvé.
Derek la regarda disparaître avec les autres blessés et monta à son
tour dans la navette. Il était bouleversé, car ce n'était pas la jeune femme
qu'il connaissait, c'était un cadavre en sursis. Que s'était-il donc passé
sur la Mer de la Fécondité pour qu'elle soit dans cet état ? Derek gravit
la passerelle en titubant, l'image de Marine gravé dans son esprit. Elena
l'aida à boucler sa ceinture et le prit dans ses bras pour le bercer, car il
pleurait, et il ne s'en rendait pas compte.
A
une heure et demie précisément, seize heures et quarante-cinq minutes après
ses prédécesseurs, la Huitième flotte quitta à son tour l'orbite lunaire
au niveau de la Mare Foecunditatis. Les vaisseaux étaient équipés pour la
circonstance d'immenses réservoirs pendulaires et de fusées auxiliaires
destinées à leur conférer la puissance et l'autonomie suffisante pour
rejoindre Island Iffish. Privés de leurs moyens offensifs, le personnel des
bases fédérales ne put que contempler impuissants le cortège s'arracher de
l'attraction lunaire dans une débauche de lumière.
Croiseur VINCENNES, 40è flottille fédérale,
8 janvier 0h48 GMT
« Balises frontières de Side-4 droit devant, signala le timonier,
gisement seize degrés bâbord, moins zéro-deux.
_Merci,
répondit le capitaine de corvette Warson Carlyle. Virez de bord sur bâbord
soixante, assiette moins zéro-deux, maintenez la vitesse.
_Pardonnez
ma curiosité, mon capitaine, interrompit Diego Palinski pendant que
s'effectuait le changement de direction, mais nous n'entrons pas dans Side-4
?
_Non,
enseigne. Ordres de l'amiral Tianm. Je sais que nous irions plus vite en
traversant la colonie, mais nos drones y ont repéré une flotte ennemie et elle
n'a pas l'air de vouloir quitter les lieux dans l'immédiat. Nos forces sont numériquement
supérieures, mais nous ne pourrions pas nous en tirer sans des pertes sévères
; nous ne pouvons pas nous le permettre, sans compter que cela nous ferait
perdre beaucoup de temps. L'amiral a jugé préférable de contourner Side-4
bien que cela nous rallonge.
_Nous
allons donc laisser le contrôle de la colonie aux rébélles ?
_Oui.
Je sais, ce n'est pas très réjouissant comme constatation, mais même si
nous parvenions à neutraliser la flotte ennemie, je doute qu'il ne nous reste
alors assez de forces pour pourchasser Island Iffish. Zeon le sait, c'est la
raison pour laquelle ils ont laissé cette flotte derrière eux. »
42è flottille fédérale, Colombus
423, 8 janvier, 02h42 GMT
Anaïs se réveilla en pleurant dans l'étroite cabine qu'elle
partageait avec le sous-lieutenant Amandine Warwix. Cette dernière dormait
paisiblement dans la couchette supérieure sans se douter du trouble qui agitait
sa compagne de chambre.
Pour la troisième fois en douze heures, elle revivait la destruction de
son navire porteur et de son escadrille. Neuf minutes ! Pour elle, la bataille
avait duré exactement neuf minutes. Et pourtant, ce laps de temps avait été
amplement suffisant pour que les deux tiers de son escadrille soient décimés.
Elle revoyait l'explosion qui avait pulvérisé le vaisseau, les minutes
angoissantes et terrifiantes pendant lesquelles elle avait combattu contre un
ennemi bénéficiant d'une supériorité technique écrasante. Elle revoyait ces
monstrueux engins se ruer sur elle, brandissant leurs haches démesurées, la
pourchassant de leurs faces hideuses, hurlant, mutilant et déchiquetant ses coéquipières,
une par une, puis finalement se rassemblant pour fondre sur elle, telle une
meute barbare et sanguinaire.
C'était invariablement à ce moment qu'elle se réveillait, soit en
hurlant, soit en pleurant. Parfois il lui arrivait même de faire ce cauchemar
en état de veille, et elle se retrouvait en train de pleurer sans qu'elle
s'en aperçoive. Mais les psychiatres de la flotte ne s'étaient guère émus
de son cas, car ce n'était qu'un cas de traumatisme parmi des milliers
d'autres. La plupart de ceux qui s'étaient trouvés en première ligne
vivaient leur propre cauchemar dans leur propre petit enfer. Ceux qui pouvaient
encore dormir la conscience tranquille étaient ceux qui n'avaient pas réalisé
l'ampleur de leur défaite, ceux qui étaient restés en arrière à l'abri de
leur navire ou encore ceux qui avaient tout raté de la bataille.
Anaïs sécha ses larmes et s'épongea le front avec le dos de sa main,
projetant à travers la cabine de petites bulles d'eau iodée. Consciente du
fait qu'elle ne retrouverait pas le sommeil avant un bon moment, la jeune
femme enfila un survêtement et sortit discrètement de la cabine. Ne sachant
d'abord trop où aller, ses pas la guidèrent machinalement vers le réfectoire.
La salle était totalement vide. En dehors de l'équipe de quart et des mécaniciens
occupés à l'entretien des chasseurs, tout le monde dormait. Anaïs commanda
au distributeur une pochette de café et se laissa choir sur la banquette près
du hublot.
Après le décollage précipité de Tarentius vingt-six heures
auparavant, elle avait été tout d'abord transbordée sur le navire médical
CURIE. Là on lui avait fait passer des tests et des examens afin de déterminer
sa condition physique et mentale après quoi elle fut transférée sur le
Colombus 481, rattaché au croiseur TRIESTE, où on l'avait affecté
arbitrairement à la 7429è escadrille, anciennement composante de feu-la 7è
escadre de chasse lunaire. De ce qu'elle avait pu savoir, seules trois de ses
ex-coéquipières avaient survécu à la bataille. Le capitaine Tess Jirka,
actuellement sur le Colombus 2371 de la 23è flottille, rattaché au KUNSAN, et
le sous-lieutenant Jill Arnet, affectée au Colombus 492 de la 49è flottille ;
le lieutenant Barbara Illford, grièvement blessée, avait été laissée sur
Taruntius. On n'avait aucune nouvelle des autres, pas même un corps, un reste
d'épave, rien !
Pourtant la bataille avait bien été menée. L'amiral Tianm avait su
rapidement reprendre l'initiative mais le commandement lunaire n'avait pas
suivi, cherchant à s'assurer le contrôle de la contre-attaque là où il
aurait fallu coordonner son intervention. Et puis le moral non plus n'avait pas
suivi. La destruction des bases lunaires avait plongé beaucoup d'entre eux
dans un état de choc, une apathie morbide qui leur avait enlevé une partie de
leur combativité. Sans doute la moitié d'entre eux avaient-ils commencé les
combats avec à l'esprit l'idée qu'ils avaient déjà perdu d'avance. Peut-être
même avait-ce été son propre cas ? Mais cela ne suffisait pas à expliquer
leur débandade : la supériorité des Forces de Zeon avait été réelle.
Zeon... Anaïs aurait voulu pouvoir haïr ce nom et le fouler aux pieds,
mais elle en était incapable ; il aurait fallu qu'elle se force à haïr
Marine pour cela. Marine et Jered. Souvent
il lui arrivait de faire ce rêve dans lequel elle revivait ce fameux soir,
devant son hôtel. Lorsque Jered l'avait embrassée, elle n'avait d'abord pas du
tout réagi, elle était estomaquée ! Puis il lui avait jeté un regard intense
qui l'avait ébranlée. Car pour la première fois il lui semblait pouvoir lire
dans son regard, et il lui semblait avoir pu lire précisément ce qu'elle avait
toujours espéré. On
eut dit qu'un fil invisible avait relié leurs esprits pendant une seconde, mais
au moment ou elle pensait qu'il allait enfin prononcer les mots qu'elle avait
tant attendu, il s'était enfui comme un enfant timide. Oui, Jered était resté
le même petit enfant timide que la première fois où ils s'étaient rencontrés.
Ce
jour là, Anaïs avait pleuré comme jamais elle n'avait pleuré de sa vie. Elle
avait compris qu'elle avait perdu quatre années à attendre alors qu'elle
aurait du savoir qu'il ne ferait jamais le premier pas. Jered avait toujours été
comme ça avec les filles, distant et timide. Si à l'institut il avait réussi
à servir de confident à plusieurs filles, c'était parce qu'il ne s'était
jamais personnellement impliqué. Il mettait simplement ses sentiments de côté
et offrait à ces filles une figure paternelle rassurante et désintéressée.
Mais dès que l'une d'entre elles cherchait à aller plus loin, il battait précipitamment
en retraite, comme un enfant apeuré.
Marine avait du batailler ferme pour que Jered l'accepte. Son amie
avait eu la force de lutter contre l'inertie du jeune garçon, le courage de
le tirer de son cocon. Mais pas elle, elle n'avait pas su trouver le cran pour
l'aborder. Marine avait alors pris les devants, le lui ravissant sous ses yeux.
Elle ne pouvait pas lui en vouloir, elle ne lui avait jamais rien dit ; Marine
avait cru le garçon libre et avait donc jeté son dévolu sur lui. D'abord par
jeu, semblait-il, puis par passion. Anaïs n'avait pas eu le cœur de le lui
reprendre, Marine était sa meilleure amie. Lui dévoiler ses sentiments
l'aurait très certainement blessée, alors elle n'avait rien dit. Elle simulait
la joie et la compassion lorsque Marine lui confiait ses petits secrets, restant
de marbre face aux avances des autres garçons, alors qu'en fait elle souffrait.
Elle avait donc trouvé une alternative en faisant de Jered son
confident, pour le sonder au début, car elle avait vraiment cru qu'il ne
l'aimait pas. Puis Anaïs avait réalisé que Jered l'avait réellement oubliée,
mais elle n'avait pas osé lui dire, de peur de lui rappeler une période pénible
de son enfance qu'il avait sans doute préféré oublier. Finalement elle s'était
résignée à son rôle, confiant à Jered ses angoisses, ses rêves et ses
chagrins, jetant toutefois un masqué sur ses véritables sentiments. Elle s'était
parfois montrée injuste, odieuse et même cruelle, le giflant, pleurant dans
ses bras sans qu'il comprenne vraiment pourquoi. Et pendant plusieurs années,
elle s'était contentée de cette complicité, désespérant de lui ouvrir son cœur
à jamais ; car finalement, même cela elle en avait pas eu le courage.
Sydney - Australie, Terre, 8 janvier,
13h38 heure locale, 3h38 GMT
L'après-midi promettait d'être particulièrement chaud et le soleil
brillait haut dans le ciel comme une lanterne céleste. Les gratte-ciel
resplendissaient dans leur blancheur immaculée, projetant leur ombre démesurée
sur les minuscules silhouettes humaines en contrebas, dominant la ville et la
baie. Quelque part haut dans le ciel, deux avions stratosphériques laissaient
derrière eux de longues traînées cotonneuses.
Dans
son bureau perché au vingt-cinquième étage de l'immeuble administratif, le
colonel Kristofer Macleyn se leva de son fauteuil et modifia la filtrage des
vitres autoteintées. Quelques bateaux naviguaient paresseusement, leur traînée
d'écume réduite à la taille de petites taches perdues dans l'étendue azurée
de l'océan. Dédaignant les papiers qui s'entassaient sur son bureau,
l'officier méditait sur la conversation qu'il avait eu avec un de ses amis à
Jabrow. Bien loin de lui fournir des réponses, la conversation n'avait fait que
soulever de nouvelles interrogations.
« Koweyn à l'appareil, avait répondu son correspondant.
_John,
salua-t-il, comment allez vous ?
_Kristofer,
marmonna celui-ci en le reconnaissant. Que me vaut l'honneur de votre appel ?
_Vous
ne semblez pas enchanté de me voir ?
_Excusez-moi,
c'est la fatigue. Je n'ai pas beaucoup dormi ces derniers temps ; la tension,
vous voyez le genre ?
_Oui,
je comprends. John, j'aurai un service à vous demander.
_Ah,
Kristofer, vous abusez du fait que vous m'avez tiré une sacré épine du pied
à l'Académie... Bon, allez-y, de quoi s'agit-il ? Je ne vous garantis pas
une réponse.
_Je
veux savoir ce qui s'est passé sur la Lune. Je veux dire, en dehors de ce que
Packard ou la presse a pu déclarer.
_Pourquoi
cela ? Demanda Koweyn en fronçant les sourcils. La Lune est bien loin de votre
juridiction.
_Ma
fille était sur Von Braun il y a encore deux jours, elle venait de se faire
mobiliser. En tant que pilote de chasse. Je n'ai plus aucune nouvelle d'elle
depuis; je n'ai pas pu joindre la Lune, même par les canaux militaires, et je
ne trouve absolument rien sur les réseaux d'informations interarmes. Pourquoi ?
Je sais que j'ai le cul confortablement assis sur mon siège, dans un bureau
confortable sur Terre, bien loin de la ligne de front, mais je n'aime pas être
tenu dans l'ignorance. J'ai donc pensé que vous sauriez quelque chose. »
Koweyn soupira en s'adossant à son siège . A l'autre bout du monde,
Kristofer remarqua l'expression gênée de son ami et s'apprêta à faire
une remarque lorsque l'image fut coupée, remplacée par un message l'invitant
à entrer son code de sécurité personnel. Surpris, il obtempéra
machinalement, se doutant que Koweyn préférait sécuriser la ligne. Cinq
secondes plus tard, le visage du colonel réapparaissait.
« Normalement, je ne devrais même pas faire ça, commença-t-il sans préambule.
Si Highman me surprend la main dans le sac, c'est le poteau d'exécution à coup sûr;
pour nous deux.
_Allons,
vous exagérez, Highman n'est pas Satan que je sache.
_Vous
ne le connaissez pas. Il est très ambitieux, il a peu de scrupules et il
complote quelque chose. Ça va germer un jour, et ce jour-là, je préférerais
ne pas être sur son chemin. Pour en revenir à notre affaire, la situation est
bien pire que ce nous avons pu révéler aux média.
_Vous
avez menti ? Et si quelqu'un découvre la supercherie ?
_Aucun
risque, Highman y veille. D'ailleurs, nous ne savons pas grand chose, les
communications avec la Lune sont toutes interrompues depuis douze heures à part
quelques flashs de temps en temps. En fait, quatre-vingts pour cent des
communications radio cis-lunaires sont brouillées.
_Les
particules Minovsky, acquiesça Kristofer.
_Pas
seulement. Nous soupçonnons Zeon d'avoir piraté notre réseau de satellites et
placé des brouilleurs en orbite. Nous sommes dans l'incapacité de joindre nos
commandements spatiaux à l'exception de Luna 2. Parfois nous recevons des
messages compressés envoyés à la va-vite, à la faveur d'une trouée, mais la
plupart du temps nous n'avons rien.
_D'accord,
j'ai compris. La situation est grave, mais cela ne me dit pas ce qui s'est
passé sur la Lune.
_Nous
avons organisé une riposte, l'Opération Atlas, avec la Quatrième et la
Vingt-troisième, ainsi que les bases de Taruntius et Gutenberg. Nous avons pris
la pâtée. La flotte combinée a perdu un tiers de ses effectifs et les deux
bases ont perdu toute capacité offensive, le tout en une demi-heure ! »
Kristofer dévisagea avec horreur son ami qui parlait maintenant d'une voix agitée
par la nervosité et la peur.
« Vous dites que votre fille est pilote ? Si elle a été mobilisée sur
la Lune il y a deux jours, il y a de grandes chances qu'elle ait participé à
l'opération. Je ne peux malheureusement pas vous dire ce qui a pu lui arriver,
ils n'ont pas fini de déblayer là-haut. Ils ont déjà les noms des portés
disparus mais ils ont du mal à identifier les morts, certains ne sont même
plus identifiables, quand il en reste encore quelque chose.
_Je
ne saurais donc pas ce qu'il lui est arrivé, déduisit Macleyn, sauf si elle me
contacte elle-même, c'est cela?
_Non.
L'amiral Tianm n'a autorisé aucune communication d'ordre privé pour qui que
ce soit. Même si votre fille vivait, elle ne pourrait pas vous le faire savoir.
_Mais
pourquoi ne puis-je pas...
_Kristofer,
interrompit Koweyn, je n'ai pas fini. Un rapport nous est parvenu il y a trois
heures. Il concerne les rapports d'interrogatoires pratiqués sur des
prisonniers ennemis. Nous savons désormais sur quoi Island Iffish va tomber.
C'est Jabrow qui est visée. Dans quelques heures nous allons tirer une flotte
d'ici, mais nous avons déjà commencé l'évacuation.
_Vous...
Vous évacuez?
