CHAPITRE 18

CHAPITRE 18

JABROW, Terre, 8 janvier, 1h50 heure locale, 5h50 GMT

Dressés sur les monstrueuses rampes de lancement, les mastodontes de métal exsudaient de leurs orifices des chapelets d'oxygène liquide, fumant par leurs naseaux comme des taureaux prêts pour la charge. Répartis sur trois niveaux successifs, les quatre cents vaisseaux étaient rigoureusement alignés sous les cinquante silos de lancement, véritables casemates de béton de deux mille cinq cents mètres carrés, soigneusement isolées les unes des autres et contenant chacun un croiseur Saramis, un cuirassé Magellan ou un transporteur Colombus. Superficie totale de l'aire de lancement : soixante-trois kilomètres carrés, étonnamment petit pour ce que c'était en réalité, jugea Konolly alors qu'une des caméras de surveillance effectuait un plan général. Mais le site de lancement de Jabrow pouvait tirer cinquante vaisseaux à la fois toutes les demi-heures, soit une flotte complète en trois heures. En l'occurrence, la cadencé de tir avait été réduite à vingt minutes, avec beaucoup d'efforts et de difficultés, ramenant ainsi le tir des deux flottes à deux heures et demie. Evidemment, lorsque les dernières flottilles seraient sur les rampes de lancement, les premières à avoir été tirées seraient déjà sur orbite, probablement même déjà arrimées aux satellites dépôts ; mais peu importait car les navires retrouveraient immanquablement leurs formations avant la bataillé.

Un peu à l'écart de cette activité, l'autre partie de la base procédait à l'évacuation des lieux. D'interminables files de camions et de voitures privées s'étiraient le long des autoroutes, roulant au pas jusqu'à l'aéroport et le port maritime ou les forces de la police militaire faisaient le tri des passagers et des bagages. N'ayant là ni sièges, ni fauteuils, la cohue gémissante et gesticulante s'installait sur le sol en attendant qu'on vienne les chercher et leur indiquer une navette ou un avion dans lequel ils pourraient s'entasser comme dans un camion à bestiaux.

Il y avait là des hordes de fonctionnaires scribouillards, des régiments de soldats, des bataillons de civils, traînant de lourdes valises, des sacs, des malles ou même parfois un simple attaché caisse. On ne leur avait pas permis d'emporter autre chose que des effets personnels et à l'extrême rigueur des objets de très grande valeur, mais rien de plus. A l'annonce de la nouvelle, la population de Jabrow avait réagit calmement, sinon avec apathie, car nulle part ailleurs qu'à Jabrow n'était-on plus confiant en l'armada fédérale. Les gens avaient donc accueilli la nouvelle de l'évacuation avec désinvolture, voyant là une mesure prudente mais temporaire, persuadés qu'ils seraient de retour dans leur demeure et dans leurs bureaux dans quelques jours. Ils semblaient ignorer que si la station tombait, les grottes souterraines de Jabrow n'y résisteraient jamais.

Toutefois, un autre problème hantait les responsables de l'évacuation. On estimait qu'il faudrait en moyenne quatre jours pour évacuer la totalité des cinq cent mille habitants de la cité troglodyte, or ils n'avaient que deux jours devant eux, les experts estimant que la station devait tomber dans matinée du 10 janvier. En plus de ses immenses avions-cargos, l'armée avait donc réquisitionné et détourné tous les appareils civils et militaires sur Jabrow dans un rayon de douze mille kilomètres, ainsi que tout navire susceptible de naviguer sur l'Amazone. Il fallait procéder rapidement, en tassant le maximum de personnes dans chaque véhicule, il était donc hors de question de s'embarrasser avec des excédents de bagages personnels. Quelques familles avaient tout d'abord protesté, mais on leur avait patiemment expliqué en cas de refus d'obtempérer, ils ne seraient pas évacués du tout. C'est pourquoi tout le long des routes on trouvait des amoncellements de paquets, de cartons et de valises abandonnées.

L'embarquement à bord des avions et des bateaux se faisait dans la nervosité, sans qu'il y ait de véritable hâte ou panique, mais il n'était pas difficile d'imaginer que les derniers à quitter Jabrow dans la soirée du neuf au dix seraient sans doute dans une disposition d'esprit fort différente si la flotte Fédérale échouait à stopper Island Iffish. En attendant, c'était un ballet incessant de véhicules, d'avions et de bateaux. Il y avait entre dix et vingt avions de toutes tailles qui décollaient toutes les heures, les uns atterrissant aux Canada, en Argentine, en Europe pour ceux qui avaient le plus grand rayon d'action ; ceux qui n'avaient pas assez d'autonomie stoppaient à Mexico, Rio de Janeiro, Caracas ou Bogota avant de répartir vers une autre destination. Les bateaux quittaient l'embouchure de l'Amazone avant de s'égailler dans l'Atlantique sud.

Jabrow se vidait de sa population, mais elle n'était pas la seule. Lorsque les média avaient annoncé à grands renforts de tambours et de trompetés que Jabrow était la cible définitive, le reste du monde avait poussé un grand soupir de soulagement ; sauf l'Amérique du sud. Les pays limitrophes de la forêt amazonienne avaient immédiatement pris des mesures pour tenter d'évacuer de façon ordonnée l'intégralité de la population. Il n'avait pas fallu bien longtemps avant qu'on réalise l'impossibilité de la chose. L'évacuation avait donc commencé dans le désordre le plus total, on parlait même d'émeutes et de tueries. Le Brésil, la Guyane, le Surinam, le Venezuela, la Bolivie, l'Equateur, la Colombie et le Pérou étaient plongés dans la panique ; il était même question d'évacuer la totalité des îles antillaises. Des millions de gens fuyaient le continent, s'échappant par avion, par bateau et même par Boat People pour les plus démunis. Curieusement, personne ne parlait des tribus indigènes vivant au milieu de la forêt, coupés du monde extérieur et ignorants de la menace qui pesait sur eux.

Dans le centre opérationnel, l'amiral Kessling posa sa tasse de café au lait et fixa un œil désemparé vers le compte à rebours affiché sur l'écran principal. Dans dix minutes, les cinquante premiers vaisseaux s'arracheraient du sol avec lourdeur, luttant péniblement contre l'attraction gravitationnelle pour gagner leur affranchissement. Malgré tous les efforts déployés par les équipes techniques, seules trois flottes avaient pu être préparées à temps pour le lancement. Les autres n'avaient pu l'être, faute de personnel naviguant ou de problèmes logistiques ; mais l'ensemble du personnel technique de Jabrow n'avait négligé aucun effort pour optimiser le potentiel offensif et défensif des vaisseaux qui s'élanceraient vers l'espace. Les hommes avaient été préparés autant que les maigres informations le leur permettaient, les croiseurs armés autant qu'ils avaient pu l'être ; le gouvernement avait même autorisé à contrecœur l'utilisation généralisée des têtes nucléaires.

Malgré cela, un doute subsistait toujours dans l'esprit de chacun. Kasaren, assis sur son fauteuil de commandement sur la passerelle du WIEN, songea que s'il avait été donné aux hommes la faculté de lire dans l'avenir, ils n'auraient pas eu à s'aventurer sur les chemins de l'inconnu avec tant d'appréhension. Mais les dieux n'avaient pas voulu que l'homme bénéficie de cette connaissance sacrée, laissant à ses mains le soin de régir sa propre destinée. Peut-être cela valait-il mieux après tout. S'ils avaient eu connaissance de leur futur, peut-être auraient-ils perdu confiance en leur foi en un avenir meilleur. Tous les lendemains, après tout, ne chantaient pas ; mais Rockwell ne semblait guère s'en rendre compte. En cet instant précis, assis sur la passerelle du LONDON, le commandant en chef de la Deuxième flotte supervisait le tir de sa flotte depuis la base d'Edwards, en Californie. La Cinquième flotte de Kasaren et la Dix-septième flotte de l'amiral Warren Nakamoto, tirées depuis Jabrow, devaient le suivre à quelques minutes d'intervalle.

Les préparatifs de départ duraient maintenant depuis trois jours et étaient entrés dans leur phase finale la veille. D'abord alignés en position horizontale afin de faciliter le chargement, les navires avaient été ensuite placés en position verticale après que les équipages aient achevé l'embarquement. Le compte à rebours affichait maintenant moins cinq minutes. A la surface, la jungle trembla et le sol sembla s'affaisser sous son propre poids. En fait, il en était rien. De gigantesques portails chargés de végétation basculèrent vers le bas puis disparurent dans les entrailles de la Terre tandis que les portes des silos de lancement se retiraient, dévoilant chacun la proue fièrement dressée d'un bâtiment fédéral. Dans les silos eux-mêmes, d'immenses panneaux déflecteurs isolèrent chacun des silos, enfermant les monstres fumants dans des puits abyssaux. Les chiffres continuaient leur folle course, étirant chaque minute en une éternité oppressante et lourdé d'incertitude.

Dans chacun des cinquante premiers vaisseaux, les équipages vérifiaient une dernière fois leurs combinaisons spatiales et achevèrent de se sangler avant de rabaisser la visière de leurs casques. Lorsque les chiffres se changèrent tous en zéro, un bruit effroyable secoua la jungle amazonienne. Les animaux, réveillés par la brusque détonation, détalèrent dans toutes les directions, affolés. Un vacarme assourdissant empli l'air chargé d'humidité, se changeant progressivement en un grondement sourd qui gagnait en intensité. Les silos de lancement se remplirent d'inquiétantes volutes de fumée blanchâtre qui montaient dans la nuit pour déborder à la surface, formant au sol un épais tapis nuageux.

Puis, un à un, les croiseurs s'élevèrent lentement, pourfendant l'épaisseur immaculée, crachant de leurs tuyères de redoutables langues de feu et défiant les lois de la gravité avec une crâne présomptueuse. Les flammes léchèrent les parois métalliques avant de se lancer à l'assaut de la végétation environnante, mais les déflecteurs les repoussèrent avec fougue, contenant le déchaînement incandescent dans les limites qui leur avaient été désignées. Le WIEN fut le premier à sortir, suivit à sa droite par le ORAN, puis par les huit autres navires formant la première ligne. A trente secondes d'intervalle, les dix navires de la deuxième ligne s'élevèrent à leur tour, puis les trois suivantes.

Comme à regret, ou peut-être avec une joie contenue, les cinquante croiseurs s'arrachèrent de l'emprise gravitationnelle et s'élevèrent dans le ciel à une vitesse toujours plus vertigineuse, propulsés par leurs fusées et dressant derrière eux de monumentales colonnes de fumée blanche.

Écrasé par la formidable accélération, Kasaren serra les dents mais maintint ses yeux grand ouverts. Solidement sanglé dans son siège, le commandant de la Cinquième flotte jeta un regard sur la passerelle. L'officier de pont énonçait d'une voix monocorde les chiffres de l'altimètre et du tachymètre sans laisser transparaître sa nervosité ; le commandant Sandra Pardek restait immobile, le regard fixé devant elle avec concentration tandis que son second, le capitaine de corvette Assan Birdman observait la progression de leur ascension sur son minuteur. L'officier des communications, l'enseigne Victoria Zaniel, restait en liaison permanente avec les autres vaisseaux tandis que les autres opérateurs surveillaient leurs écrans avec attention, guettant la moindre irrégularité, le moindre incident dans les entrailles du vaisseau.

Curieusement, bien loin de partager l'anxiété qui saisissait leurs officiers supérieurs, les officiers subalternes et les hommes du rang arboraient une confiance absolue et une détermination farouche. Le Haut-commandement n'avait pas jugé utile de les mettre au courant de la précarité de leur avantage, mais les hommes gardaient foi en leur puissante armada, parfaitement conscients de l'importance de leur mission et des implications d'un éventuel échec. Pendant ces cinq derniers jours, ils avaient du se faire à l'idée après tout, le soulèvement de Side-3 dépassait le cadre banal d'une simple insurrection de clocher, et que l'armée de Zeon était plus qu'un simple ramassis de «rebelles» surexcités. Les informations qui parvenaient à Jabrow étaient toujours aussi fragmentaires et décousues, mais le peu qu'ils étaient parvenus à rassembler leur avait prouvé que la flotte ennemie était bien un redoutable adversaire, entraîné et parfaitement organisé. Le mépris s'était alors changé en rage avant de faire place au professionnalisme et tous s'étaient préparés à l'imminence de la bataillé. Mais la plupart d'entre eux n'avait jamais combattu : peut-être même qu'en fait, aucun d'entre eux n'avait jamais combattu ; en tous cas, jamais à cette échelle.

Croiseur MIDGARD, 6è flotte de Zeon, 8 janvier 6h30 GMT

Le réveil se mit à sonner doucement, déclenchant immédiatement les centres nerveux préparés par l'hypnopédie. Jered s'éveilla instantanément et ouvrit les yeux, frais et dispos, puis retira son casque hypnopédique. Il n'aimait pas trop l'idée de savoir qu'on lui bourrait le crâne pendant son sommeil, inculquant à son corps des instructions dont il n'aurait conscience qu'au moment précis où il en aurait besoin. Il n'aimait pas ça parce qu'il ne pouvait jamais savoir à l'avance ce qu'on lui avait inculqué précisément. Il lui arrivait parfois de ne pas se souvenir avec exactitude de ce qu'il avait pu faire la veille, plus souvent de ce qu'il avait pu ressentir, mais les regards que leur jetaient les marins de la Flotte étaient parfois éloquents.

Peut-être valait-il mieux que les pilotes ignorassent ce qu'ils commettaient comme horreurs, mais il fallait bien admettre que les séances d'hypnose n'étaient pas totalement inutiles. Il arrivait souvent que les pilotes soient sauvés par les réflexes conditionnés sous hypnopédie, leur corps réagissant avant même qu'ils en aient conscience, les faisant agir plus vite qu'ils ne l'auraient pu dans un état de veille normal. Mais peut-être était-ce là leur meilleure chance de survie face à un ennemi supérieur en nombre ?

Les Forces Fédérales possédaient une infrastructure plus ancienne, des traditions héritées de milliers d'armées ayant combattu tout au long de la longue historié humaine ; et par-dessus tout, ils avaient une supériorité numérique écrasante. Mais il y avait un élément qui jouait en leur défaveur : leur inexpérience de la guerre spatiale. A l'inverse, l'armée du Duché de Zeon avait une histoire toute récente, cherchant encore ses marques et ses repères, certes, jonglant également avec la gestion tâtonnante d'une nouvelle arme qui imposait des règles qu'il lui restait à inventer. Mais Zeon avait pris le temps de se préparer. Là où le nombre et la force lui faisaient défaut, Zeon tentait de combler l'inégalité avec une stratégie et des moyens techniques supérieurs, peut-être les seuls facteurs garantissant la victoire.

Pourtant, l'Histoire enseignait que parfois les victoires militaires n'étaient pas nécessairement déterminées par les effectifs mis en jeu, par l'entraînement des hommes ou par la préparation de la bataille. Il y avait toujours un facteur imprévu, le hasard, qui pouvait faire capricieusement pencher la balance en faveur de l'un ou l'autre des deux camps, et bien que la mécanisation de la guerre ait transformé l'art guerrier au point de le rendre dépendant du matériel et de la préparation, Jered ne doutait pas que ce facteur apparemment insignifiant était parvenu à maintenir son petit grain dans le jeu à travers les siècles.

Après tout, il était impossible de prédire à l'avance l'issue d'une guerre, il y avait toujours des imprévus. même les plus brillants stratèges ne pouvaient prédire l'issue d'un conflit. Après tout, la guerre n'était rien de moins que l'une des manifestations d'un concept éternel, celui de la mort. Et la mort, de même que la vie, n'était pas un concept figé assujetti à quelque destinée illusoire, il se manifestait sous diverses formes ; on ne pouvait ni la prédire, ni la rationaliser. Pourquoi s'évertuer alors à vouloir la considérer comme quelque chose soumise à une inéluctabilité prédéterminée ?

Un homme pouvait changer sa vie en agissant sur les événements directement liés à son existence, transformant ainsi son avenir qu'il pouvait modifier selon sa détermination et sa volonté, alors pourquoi n'en serait-il pas ainsi de la mort ? La mort était imprévisible, elle frappait sans discrimination et sans avertissement, mais l'homme pouvait essayer de la domestiquer, de la dompter afin d'accorder la mort à qui il voulait et quand il voulait. La guerre était peut-être l'expression de cette volonté et par conséquent, échappait à toute rationalisation, ballottée par les incertitudes humaines. Mais contrairement à la vie, il n'y avait aucune noblesse dans le fait d'ôter la vie à autrui, Jered le savait. La guerre, par essence, était une abomination contre nature qui ordonnait et légalisait la destruction de la vie sous des prétextes d'ordre purement matériels, idéologiques, politiques ou économiques ; l'éthique n'avait aucune place. Toutefois, il se pouvait aussi que ces motifs étaient eux-mêmes des prétextes destinés à masquer la soif de violence des hommes qui n'étaient pas réputés pour faire grand cas de l'éthique. La guerre serait donc alors une sorte d'exutoire cruel mais nécessaire qui permettrait à la race humaine de se défouler à intervalles réguliers en expiant le spectre de l'auto-extermination totale au moyen de l'extermination d'une proportion limitée de sa population ! Cette constatation révoltante menait toutefois à une autre beaucoup plus effrayante : où l'homme trouverait-il la sagesse qui saurait modérer sa soif de violence et retenir son bras au moment ultime, l'empêchant de commettre l'irréparable qui, dans un élan incontrôlable, le mènerait à l'annihilation totale de la race humaine ?

Jered écarta ces idées morbides de son esprit et entreprit de s'habiller, entreprise toujours aussi difficile et dépourvue de dignité tant que les chaussures magnétiques ne vous maintenaient pas au sol. Il voulut demander à Ken de lui passer ses bottes, puis il se rappela que le jeune sous-lieutenant n'était pas revenu lui non plus. A sa place, il y avait une jeune femme qu'il connaissait à peine, l'aspirant Yurika Zwrken. Il aurait pu éprouver de la peine pour la perte de son ailier, mais son absence de réaction à la disparition de Marine lui avait fait l'effet d'une douche froide. A quoi bon pleurer sur son ailier si même la disparition de son ex-petite amie ne vous faisait rien ?

En remplacement des pilotes perdus, on en avait fait transférer deux de réserve du PW-623, les aspirants Zarken et Lise Haxeel, qu'on avait affecté respectivement à Jered et au sous-lieutenant Karlanz Guedry, l'ex-coéquipier de Marine. Jered se souvenait vaguement qu'après la messe funéraire dédiée aux disparus, on avait procédé à une rapide présentation des nouvelles avant de les mettre dans le bain ; le reste se perdait dans les brumés de l'oubli.

Dans la couchette du bas, la jeune femme ébouriffa ses cheveux courts et noirs avant de s'étirer comme un chat en étouffant un bâillement. Apercevant Jered, elle se mit au garde à vous.

«Bonjour mon lieutenant, salua-t-elle de sa voix claire. »

_Bonjour, mais laisse tomber le protocole quand on est entre nous, c'est agaçant dès le réveil. Appelle-moi Jered, poursuivit-il sur un ton qui se voulu sympathique. Les seuls qu'on doit saluer en permanence sont le capitaine Krugger et le lieutenant Kurtzel. »

La jeune femme acquiesça en silence et entreprit d'enfiler son pantalon de survêtement.

«Ne te fatigue pas, poursuivit-il, vas-y en petite tenue, personne ne s'en formalisera. cette section du vaisseau nous est réservée et à part nous huit, l'équipage y vient rarement. »

Yurika sembla hésiter un instant.

«Tu n'as jamais servi dans une unité mixte ?

_Non... Les quartiers des femmes sont à part sur le PW-623.

_Faudra t'y faire, car ici, même les douches sont mixtes. »

La jeune femme rougit légèrement, ce qui amusa Jered, mais elle se reprit bien vite avant de se diriger en catimini vers les douches. Jered prit sa serviette de bain et un uniforme propre avant de la suivre.

Une surprise les attendait à leur arrivée : le lieutenant Kurtzel sortant de la même cabine de douche que l'aspirant Lise Haxxel. Yurika ouvrit des yeux ronds avant que son visage devienne écarlate ; Jered se mit au garde-à-vous, malgré les consignes de son supérieur, mais se garda bien d'émettre un commentaire voire même d'esquisser un sourire. Le lieutenant sortit dignement, une serviette autour des reins et le bras droit négligemment passé autour de la taille de sa compagne. Les deux pilotes se quittèrent sur le seuil de la salle de douche et se changèrent chacun de leur côté sans échanger le moindre mot.

«Ne t'inquiète pas, glissa Jered à l'oreille de sa coéquipière une fois que les deux pilotes eurent quitté les vestiaires, le lieutenant est un sacré Dom Juan, mais il ne fera jamais valoir son grade pour te forcer si tu repousses ses avances.

_Et toi ? demanda la jeune femme, suspicieuse.

_Ne dis pas n'importe quoi, et puis ce n'est pas dans mes habitudes de mélanger sexe et travail.

_Ce n'est pas ce que j'ai entendu dire, dit-elle évasivement.

_Tu ne devrais pas croire tous les ragots qu'on colporte, fit-il d'un ton irrité. J'ai connu l'aspirant Jensen il y a des années, pendant mes études. Ca n'a rien à voir.

_Ah ! Et... Est-ce qu'il arrivé qu'une femme officier couche avec... enfin, tu sais qui.

_Avec un de ses hommes ? acheva Jered en éclatant de rire. Evidemment ! Il n'y a pas de raisons pour que cela ne marche que dans un sens. Dis-moi, tu ne sortirais pas de Barett par hasard ?

_Oui, pourquoi ? ça se voit tant que ça ?

_Un peu, oui. Barett est la seule académie d'officiers qui n'est pas mixte. Tu n'as jamais du connaître le harcèlement sexuel, là-bas, non ?

_Non, répondit-elle en rougissant. Enfin, pas personnellement.

_Mais on a du vous apprendre comment mater ces hormones sur pattes que sont les hommes, non ?

_Nous n'avons pas le droit de le dire.

_Allons, c'est un secret de polichinelle ; c'est même un sujet de plaisanterie entre hommes. D'ailleurs, les seuls qui ne rient pas sont justement ceux qui en savent quelque chose et qui en ont gardé un souvenir douloureux.

_Tu es sérieux ?

_Non. » dit-il en entrant dans la cabine de douche.

Croiseur JDANOV, 84è flottille de Zeon, 8 janvier, 7h07 GMT

Deux mois. C'était le temps que devrait passer le PERSEUS en cale sèche sur Granada. Privée de navire d'attaché, Reika Masarick avait du faire des pieds et des mains pour ne pas rester en plan. Par chance, le JDANOV avait perdu un tiers de son groupe aérien au cours de la première phase ; elle n'avait donc pas eu trop de mal à faire transférer ce qui restait de son escadrille. Mais il lui manquait tout de même trois pilotes pour compléter son escadrille. Reika savait que la Huitième flotte avait récupéré au-dessus de Mare Foecunditatis plusieurs pilotes rescapés qui ne pouvaient pas être rapatriés sur Granada, faute de temps. Elle étudiait donc avec circonspection la liste des pilotes disponibles, mais elle ne parvenait pas à se concentrer.

En fait, son esprit vagabondait, revenant sans cesse aux blessés qu'elle avait entr'aperçu dans l'infirmerie du vaisseau. La notion de blessure pouvait paraître étrange dans le milieu spatial. Dès son plus jeune âge, on lui avait appris que dans l'espace, on ne pouvait pas être blessé. Car toute blessure corporelle ne pouvait être accompagnée que d'une rupture de l'intégrité de sa combinaison spatiale, et par conséquent, la mort par asphyxie. Tous les Spacenoïds savaient cela, c'est la raison pour laquelle aucun d'entre eux ne sortait jamais en milieu spatial sans son kit de secours, consistant principalement en des bandelettes adhésives destinées à colmater les déchirures de la combinaison ou les fêlures accidentelles du casque. Mais ces bandelettes avaient des limites : en cas de dégâts trop importants ou irréparables, la mort était inéluctable. Aussi la notion de blessure dans l'espace pouvait-elle paraître insolite, voire impossible.

Pourtant il y en avait sur ce vaisseau même, une vingtaine entassée dans l'infirmerie. Comment cela était-il possible ? Comment avaient-ils fait pour survivre ? Mais plus que ces interrogations, elle gardait sans cesse à l'esprit l'image de l'un d'entre eux qui l'avait particulièrement marquée. C'était une jeune femme très belle, la vingtaine, mais dont le visage restait figé dans une léthargie dont elle ne semblait pas vouloir sortir. Son regard vide fixait un point indéterminé au plafond et sa respiration lente trahissant l'automatisme de ses fonctions vitales mais ne témoignant d'aucune activité consciente. Elle avait perdu un bras. Si jeune, si belle et pourtant déjà si proche de la mort.

Reika avait été choquée par cette vision, Pourquoi ? Parce qu'elle lui renvoyait une projection de son propre avenir ? Elle ne voulait pas songer à sa réaction si elle subissait le même sort, elle se donnerait sans doute la mort…

Comment avait-elle pu croire pendant si longtemps que rien n'allait changer ? Au fond d'elle-même, elle savait qu'elle avait volontairement maintenu cette illusion pour ne pas perturber ses habitudes, qu'elle se l'était imposée pour maintenir son attitude confiante et sûre de chef d'escadrille. C'était la guerre, et alors ? Etait-ce une raison pour stresser et paniquer ses filles ? Non, car rien ne pouvait faire plus peur aux hommes qu'un chef qui perdait les pédales au feu. Mais la réalité était revenue au galop, apportant son cortège de dures vérités. La guerre s'était révélée terriblement différente de la routine. A présent, le spectre de la mort dansait devant ses yeux à chaque fois qu'elle se regardait dans un miroir, ricanant de son sourire sardonique.

8è flotte fédérale, vaisseau amiral, 8 janvier, 7h45 GMT

La contre-amirale Barbara Delgado ne s'y ferait jamais. Elle avait déjà assisté au tir d'une flotte spatiale, et même participé à quelques-unes, mais le spectacle de centaines de vaisseaux émergeant des hautes couches de l'atmosphère était toujours chose impressionnante. En l'occurrence, c'étaient plusieurs centaines de vaisseaux qu'elle avait vu se ruer à l'encontre de sa formation, les effectifs de trois flottes ! En raison des pressions exercées par les grands groupes écologistes, jamais le gouvernement ni le Haut-commandement n'avaient autorisé le tir d'autant de navires jusqu'à présent. C'était donc une grande première, à mettre sur le compte de la guerre, ironiquement.

« Message prioritaire en provenance du LONDON, annonça l'officier des communications. Message confidentiel de l'amiral Rockwell.

_Je le prends dans mon bureau. »

Delgado se leva de son siège et se dirigea vers son bureau situé trois cloisons derrière la passerelle. Après avoir introduit son code d'identification et rempli les formalités, elle fut enfin mise en liaison avec le commandant de la Deuxième flotte.

« Bonjour amirale, salua ce dernier. Comment allez-vous ?

_Bien, amiral, je vous remercie. Je suppose que vous ne m'appelez pas pour me complimenter sur mon teint de jeune fille, alors venons-en au fait. Qu'a dit Kessling ? Il a refusé de me donner des informations détaillées. Que se passe-t-il exactement ?

_Les transmissions satellites ne sont pas sûres, nous avons eu la confirmation que les rebelles piratent notre réseau et écoutent nos communications. Vous savez qu'ils déplacent en ce moment une station coloniale ?

_Oui, je le sais. Certains de mes navires ont récupéré les débris de la Onzième flotte.

_Nous avons pour mission de déstabiliser la trajectoire de ladite station avant qu'elle ne franchisse la barre des cent mille kilométres. Passé cette limite, nous n'aurons plus aucune marge pour la faire dévier ; par ailleurs il deviendra alors dangereux de tenter toute action susceptible de la fragmenter dans l'atmosphère. Le Premier ministre nous a donné le feu vert pour l'utilisation sans limites de l'arme nucléaire. J'assumerai le commandement de cette attaque. Où en sont les préparatifs de votre flotte ?

_Elle est prête depuis plus de deux heures, amiral.

_Bien. Parfait. Si nos estimations sont correctes, dans un peu plus de deux heures nous aurons achevé le ravitaillement complet du convoi. En attendant, vous déploierez vos unités sur le périmètre extérieur pour couvrir nos flottes; Kasaren viendra vous relever sur votre flanc droit au moment du départ, vous rassemblerez alors vos navires vers l'avant. A dix heures zéro zéro, toutes les unités se mettront en mouvement vers la flotte ennemie. A partir de là, aucune communication radio ne sera autorisée. Signaux uniquement sur visuel direct mais pas de fusées. Nous essaierons d'approcher le plus près possible de l'ennemi sans nous faire repérer avant d'ouvrir le feu. Un messager est actuellement en train d'aborder votre vaisseau pour vous remettre les instructions de Jabrow et le plan de bataille. Des questions ?

_Suis-je la dernière à être au courant ?

_Oui et non. Les amiraux Nakamoto et Kasaren étaient sur Terre et ont eu droit à la primeur de la nouvelle, mais Tianm et Lazlo restent injoignables. Nous espérons qu'ils procéderont selon le plan originel et qu'ils feront preuve de logique et de bon sens.

_L'attaque ne sera donc pas entièrement coordonnée, alors ?

_Vous savez bien que c'est impossible. Sans la radio, nous aurons du mal à faire passer les ordres, et l'ennemi intercepterait nos transmissions par laser ou par héliographe.

_Initiative personnelle, donc ?

_Jabrow n'encourage pas ce type de pratique et moi non plus. Mais étant donné les circonstances, poursuivit-il en faisant la grimace, je pense que nous n'aurons pas le choix. Oui, initiative personnelle recommandée. Autres questions ?

_Non. Pas pour le moment.

_Bien. Alors je vous souhaite bonne chance. Rockwell, terminé. »

L'écran s'éteignit, laissant le commandant de la Huitième flotte dans l'expectative. Rockwell avait le don de tout simplifier, comme s'il était persuadé que tout se passerait bien et que tout se déroulerait selon ses désirs, comme une mécanique bien réglée; Il semblait ignorer que la réalité pouvait se révéler remarquablement différente de ce qui était écrit sur le papier. Les Forces Fédérales n'avaient en fait qu'une très faible expérience de la guerre spatiale ; les forces spatiales n'ayant été créées que tardivement, vu l'absence totale de risque d'invasion «extra-terrestre» et uniquement afin de maintenir une force de police dissuasive dans l'espace cis-lunaire.

La seule expérience dont les Forces Fédérales bénéficiaient relevait des exercices de simulations générales qu'ils conduisaient deux fois par an, ce qui était loin de leur fournir toute l'expérience requise, expérience dont bénéficiait apparemment l'ennemi. En effet, comment être certain d'avoir exploré toutes les possibilités ? Des quelques rapports de combats qu'elle avait reçu, Delgado ne pouvait que conclure que les stratèges de Side-3 avaient du faire preuve de plus d'imagination que leurs propres stratèges. La contre-attaque de la Onzième flotte et l'Opération Atlas avaient échoué, prouvant la supériorité apparente des Forces de Zeon. Les Forces Fédérales se devaient d'adapter leur tactique en fonction des nouvelles règles imposées par l'ennemi, et compter sur sa supériorité numérique pour lui offrir le répit nécessaire afin que cette adaptation fasse le tour des états-majors. C'était une bonne chose que Rockwell ait consenti à autoriser les initiatives personnelles, les hommes apprécieraient certainement cette liberté d'action au cœur de la bataillé.

6è flotte de Zeon, vaisseau amiral, 8 janvier, 8h30 GMT

Les amiraux et états-majors des six flottes étaient de nouveau en réunion. Chacun des participants portait un casque virtuel, leur donnant l'illusion qu'ils partageaient la même pièce, en l'occurrence la grande salle d'état-major de Granada. En raison de la proximité de l'ennemi, on avait estimé que les risques étaient devenus trop grands maintenant pour que les officiers généraux se déplacent entre les navires pour se rassembler tous au même endroit. La pièce virtuelle était spacieuse, fonctionnelle, mais chichement éclairée. Au centre trônait une table aux dimensions imposantes, équipée de ses non moins imposants projecteurs tridimensionnels, claviers numériques et alphanumériques. Les sièges en cuir offraient l'illusion d'un grand confort, l'épais tapis une impression de luxe.

Les différents participants apparurent dans la pièce à peu près au même instant ; ce furent d'abord de pâles silhouettes aux contours vagues qui gagnèrent progressivement en luminosité puis en consistance avant de prendre leur forme définitive. Mark Powland apparut en troisième, un peu après l'amiral Reymond, accompagné de son chef d'état-major, le capitaine de vaisseau Valentina Kasarin.

« Mesdames, messieurs, commença Kurtzel Guidan lorsque tous furent arrivés, l'objet de cette réunion est le rappel et la remise à jour des données tactiques en vue de la phase finale de l'Opération British. Les rapports de nos services de renseignements nous donnent à présent une estimation chiffrée des effectifs que les Forces Fédérales sont prêts à nous opposer, et ce dans un délai n'excédant pas une vingtaine heures. »

Le projecteur 3D s'illumina, affichant les positions approximatives des différents protagonistes sur un globe holographique. Une série de chiffres accompagnait chacune des formations représentées, il s'agissait d'une estimation des effectifs, classés par catégories de vaisseaux. Kasarin eu un léger hoquet de surprise. Les effectifs présentés par l'adversaire excédaient les leurs d'environ deux tiers, mais ni Powland, ni aucun des amiraux ne manifestèrent leurs sentiments. Il était connu que le rapport de force entre Zeon et la Fédération se montait en fait à un contre cinq ; une chance que cette fois-ci, le rapport ne se montât qu'à un contre trois !

«Durant les dernières quarante-huit heures, les Forces Fédérales ont conduit un total de vingt-sept attaques contre l'escorte ou la station, poursuivit Guidan en illustrant ses propos. Douze menées par les vaisseaux à notre poursuite, quinze menées depuis la Terre. Dans tous les cas, les Fédéraux se sont cantonnés à des attaques longue portée, évitant à chaque fois tout contact direct avec nos unités.

_Y a-t-il eu des répercussions sur la station, capitaine ? »

Aurillac haussa un sourcil, notant au passage que Falken n'avait pas évoqué la question de leurs pertes. Bien sûr, il devait savoir quels vaisseaux avaient été perdus, les chiffres étaient accessibles à tous, à condition d'avoir les accréditation nécessaires. Depuis le début des opérations, un total de cent sept vaisseaux de tous types avaient été détruits ou mis dans l'incapacité de poursuivre la mission ; cent cinquante-deux chasseurs et cent quatre-vingt-quatre MS, près de quatorze mille morts ou portés disparus.

« Oui, amiral, répliqua Guidan. Un total de vingt-neuf missiles ont atteint la station en des points divers, ce chiffre inclut les missiles de l'attaque du 6 janvier. Sur ce total, nous avons répertorié vingt et un missiles anti-navires ; cinq missiles de croisière interplanétaires et trois missiles balistiques interplanétaires. Parmi ces projectiles, seuls quatre d'entre eux possédaient des têtes nucléaires. Les dégâts sont les suivants. »

La projection se modifia et l'image prit un lent sens giratoire afin que tous puissent observer la station en gros plan et sous tous les angles. Les trajectoires des différents missiles apparurent les unes après les autres, frappant la station en des endroits variés. Miroir-Un fut touché en premier, arraché à mi-longueur, puis ce fut le tour de Plaine-deux, à une douzaine kilomètres en aval de la brèche ouverte cinq jours avant par le commando Cyclope. Quatre missiles se fichèrent dans Mer-trois, six autres dans Plaine-Un. Powland perdit un peu le compte, l'ordinateur de bord accélérant la vitesse de défilement pour abréger la séquence, ne laissant que les impacts subsister sur la représentation d'Island Iffish. Guidan poursuivit son exposé en analysant les conséquences.

« Ces impacts répétés ont produit au total douze altérations de trajectoire, nous obligeant à chaque fois à effectuer des corrections en conséquence. La plupart des dégâts matériels sont assez minimes, les missiles anti-navires n'ayant eu que très peu d'effets et la taille des ouvertures n'excédant pas les vingt ou trente mètres de diamètre. Les dommages les plus importants ont été causés par les missiles de croisière et les missiles interplanétaires. Destruction à 65% du spatioport de poupe, sectionnement de Miroir-un et deux, brèches sur Mers-Un et trois, Plaines-deux et trois, figurées ici, ici et là. Les conséquences sur l'intégrité structurelle de la station sont pour l'instant négligeables, mais nous ne sommes pas loin du seuil de résistance ; de nouveaux impacts pourraient fragiliser le cylindre. L'amiral Aurillac préconise pour l'attaque à venir une protection beaucoup plus serrée de la station. Le nombre de leurres devra être triplé et la distance de sécurité de certains vaisseaux sera réduite au strict minimum, mais nous demanderons aux équipages de conserver une marge acceptable en cas de dégagement. Les unités sur le périmètre extérieur devront se déployer sur un plus large volume et offrir une interception avancée au double de la distance actuelle. »

La nouvelle disposition s'afficha sur le globe holographique, éclipsant le cylindre d'Island Iffish. Powland se retrouvait à l'arrière et Falken restait à l'avant. Rittenheim protégerait le flanc droit, Garahau le gauche, Aurillac le flanc supérieur et Reymond le flanc inférieur.

« La disposition a peu changé, poursuivit l'amiral en chef en prenant la parole, mais les places ont été interverties pour assurer la permutation des équipages. A l'heure qu'il est, la Huitième flotte devrait avoir quitté Granada, mais les communications restant bloquées, nous n'avons reçu aucune confirmation pour le moment. Nous ignorons encore quelle sera la tactique exacte de l'adversaire, mais s'ils cherchent à détruire Island Iffish, ils devront le faire en attaquant ses flancs, car c'est là le point le plus faible de sa structure. Nous pensons toutefois que la meilleure tactique, et la plus économique, reste le détournement de la station par des explosions atomiques. Les Forces Fédérales ont déjà fait plusieurs tentatives en ce sens et vont les multiplier dans les heures à venir. J'insiste sur le fait que nous sommes désormais dans la phase finale de l'Opération British. Je vais vous faire l'impression de me répéter, mais à ce stade, l'Armada Fédérale ne doit plus constituer un obstacle. Nous devons anticiper ses actions et les contrecarrer avant même qu'elles ne prennent la forme d'une menace tangible pour le déroulement de l'opération. Je sais que les hommes et les femmes ont tous les nerfs à vif, qu'ils sont épuisés et qu'ils espèrent que tout ceci se terminera très bientôt. Mais ce que je leur demandé, c'est d'accomplir un dernier petit effort et de maintenir le moral et la cohésion de notre flotte. »

Croiseur TRIESTE, 48è flottille fédérale, 8 janvier, 9h13 GMT

Le vaisseau naviguait de nouveau par ses propres moyens, mais en fait, tout n'avait pu être réparé faute de temps. Les principales brèches avaient été colmatées à la hâte, la mécanique avait été rapiécé tant bien que mal. La quelque vingtaine d'heures que le TRIESTE avait passé dans le FULTON n'avait servi en fait qu'à restaurer les systèmes de survie et de navigation ainsi que les principaux moyens offensifs dans la mesure du possible. Quant aux moyens défensifs, peu de choses avaient pu être sauvées. Protection contre les micrométéorites et les rayonnements solaires réduite au minimum, batteries de défense détruites ou à peine remplacées... En revanche, on avait pris le soin de regarnir la salle des missiles et remplacer les tourelles manquantes. Si seulement il avait pu être aussi simple de remplacer le personnel.

Kris Korolev releva la tête de son ordinateur et envoya balader ses notes à la dérive à travers la pièce. D'ordinaire, seul un quart de l'équipage restait de veille ; le second procédait aux révisions d'entretien réglementaires et les deux derniers se reposaient. En période de guerre, la moitié de l'équipage devait se tenir en état d'alerte jaune permanente, les deux dernières quarts étant respectivement en état de veille et en état de repos. En cas d'alerte rouge ou en cas d'engagement, l'intégralité des équipes était appelée aux postes de combats.

Avec un tiers de l'équipage manquant ou hors de combat, Kris avait fort à faire pour réorganiser la rotation du personnel. Si elle voulait conserver la rotation actuelle, il faudrait que l'équipage tourne avec trois équipes au lieu de quatre, entraînant fatalement un allongement des cycles de service, ce qui ne manquerait pas de provoquer du mécontentement, sans parler du surcroît de fatigue. L'autre alternative, moins reluisante, impliquait l'abandon partiel voire total de certains postes non essentiels, même en état d'alerte totale. Ironiquement, l'indisponibilité ou la destruction de certaines installations à bord permettrait sans doute de transférer du personnel d'une section à l'autre. L'Interphone bipa, la tirant de ses réflexions.

« Oui ? demanda-t-elle en soupirant.

_Lieutenant Irina Rentroff, répondit une voix.

_Ah, oui. Entrez, je vous attendais. »

La porte s'ouvrit, laissant le passage à une femme d'une trentaine d'années aux cheveux longs vêtue d'une combinaison de vol. Comme tout le monde à bord, son visage arborait une expression harassée.

« Voici l'évaluation des pilotes disponibles, dit-elle en se mettant au garde-à-vous après lui avoir lui avoir tendu une disquette. Comme vous pouvez le voir, poursuivit-elle tandis que Kris introduisait la disquette dans le lecteur, notre groupe aérien a été réduit de moitié. Nous avons récupéré les restes de deux escadrilles de défense lunaire, ce qui nous donne un escadron à peu près complet.

_Quelles sont les nouvelles des autres groupes ?

_Le 483è groupe est opérationnel à 81%, le 482è et le 484è ont du être dissous faute de vaisseaux d'attache. Leurs pilotes ont été redistribués dans les autres unités.

_A propos de redistribution, le commandant Marineris a distribué quelques notifications avant d'aller se coucher. Le commandant Kern Williams a été promu lieutenant-colonel et prend le commandement de l'escadre embarquée ; le capitaine Barn Dillinx étant toujours porté disparu, vous êtes vous-même promue au grade de capitaine.

_Merci, mon capitaine.

_Ce n'est pas moi, c'est Williams qu'il faut remercier. Il vous a personnellement recommandée. Pour en revenir à nos moutons, d'après ce que je lis, il y a eu beaucoup de pertes parmi les officiers subalternes, n'est-ce pas ?

_Oui, mon capitaine.

_Le colonel William m'a fait savoir que vous avez carte blanche pour nommer des officiers parmi vos sous-offs. Il faudra en désigner au moins trois, inutile de préciser qu'il faudra le faire avec soin. Vous avez déjà quelques idées ?

_Je crois, mon capitaine. Je pense que les sous-lieutenants Amandine Warwix et Rick Stanpead ne constituent pas un mauvais choix, ce sont des pilotes très prometteurs.

_Ca fait deux. Il vous manquera quelqu'un.

_Hé bien... Il y a une aspirante de la Quatrième division aérospatiale lunaire, Anaïs Macleyn. Son dossier est irréprochable, mais comme elle ne fait pas partie de mon escadron, je ne sais pas trop ce qu'elle vaut.

_Peu importe, elle devrait faire l'affaire. Le commandant veut que l'escadron soit opérationnel dans les dix heures qui suivent, pourrez-vous être prêts ?

_Je n'en sais trop rien. Nous avons récupéré des pilotes provenant d'unités très diverses et la cohésion du groupe n'est pas encore très bien assurée. La plupart sont également passablement retournés par la pâtée que nous avons pris sur la Lune... Le moral est au plus bas.

_Je sais, c'est la même chose chez nous, renchérit Kris avec lassitude. Quand pensez-vous être prêts ?

_Dix heures me semble être un délai suffisant. Nous avons à peu près récupéré physiquement, le moral devrait suivre. Y a-t-il un nouvel affrontement en perspective ?

_Oui. Nos senseurs longue portée ont confirmé le tir de plusieurs flottes depuis la Terre, mais nous n'avons toujours pas pu entrer en contact. De ce fait, nous ne savons pas quel sera leur plan d'attaque, mais on peut supposer qu'ils la déclencheront dans les heures qui suivent. L'amiral Tianm souhaite que toutes les unités soient prêtes afin de soutenir leur action en assaillant l'ennemi sur ses arrières. Mais nous avons un autre problème. La base de Gutenberg nous a signalé que nous avions une flotte ennemie sur les talons. Celle-ci aurait quitté l'orbite lunaire il y a un peu moins de dix heures et se rapprocherait de nous à très grande vitesse.

_Nous serons pris en sandwich.

_Oui. Ce sera même un Big MacÔ. »