CHAPITRE 19

CHAPITRE 19

Croiseur TUNIS, 87è flottille fédérale, 8 janvier, 9h42 GMT

« Ça ne marchera pas, mon capitaine.

_Pardon ? demanda Dolby Mantell.

_Ça ne marchera jamais, mon capitaine, reprit Mike Sentry.

_Pourtant, d'après les estimations de votre rapport...

_Sauf votre respect, mon capitaine, je n'ai rien estimé du tout. Je me suis borné à vous rapporter les faits tels qu'ils se sont déroulés, et je n'ai proposé aucune solution parce que je n'en ai trouvé aucune.

_Soit. Résumons les informations que vous nous avez rapportées. Les MS possèdent une vitesse allant de l'arrêt complet à Mach trois point cinq, extensible à Mach cinq avec des fusées auxiliaires. Taille estimée entre quinze et vingt mètres, mobilité optimum dans les trois dimensions ; rayon et temps de braquage moins d'un mètre pour moins de trois secondes ; facteur d'accélération-décélération neuf ; armement standard composé d'un canon mitrailleur calibre estimé à cent vingt millimètres, un canon géant calibre estimé à trois cents, une hache de type inconnu, matériau inconnu. Blindage estimé de type titane-céramique ; mode de propulsion classique ; portée des senseurs inconnue, puissance des générateurs inconnue, masse inconnue, charge utile inconnue, rayon d'action inconnu. Ai-je oublié quelque chose, lieutenant?

_Non, mon capitaine, acquiesça Mike d'un air maussade.

_Si nous pouvions communiquer avec la Quatrième flotte, hasarda le lieutenant Alec Spytar, nous disposerions d'un supplément d'informations...

_Ils n'ont pas d'émetteurs assez puissants, et j'imagine que Zeon a du éliminer leurs vaisseaux de transmissions. Par contre, nous sommes encore suffisamment près de la Terre pour pouvoir les contacter, mais ils ne pourront pas répondre. De toute manière, ça ne nous apporterait pas grand chose. A l'heure qu'il est, ils doivent se poser les mêmes questions que nous, et ça fait déjà... combien d'heures déjà, lieutenant ?

_Trente-deux heures, mon capitaine, répondit Shin Seiba.

_Cela fait trente-deux heures que nous nous creusons les méninges sans rien trouver. Je doute qu'ils soient plus avances que nous. La question de l'engagement est résolue, il suffit de tirer les premiers et de leur balancer un rideau de missiles. La suite pose problème : comment échapper à leur poursuite ?

_N'est-il pas préférable de rompre la formation et de les chasser individuellement ?

_Non Ted, répondit Mantell. Les MS possèdent une manœuvrabilité qui surpasse largement la notre, nous sommes perdants au combat tournoyant à tous les coups.

_Vous exagérez, mon capitaine, les Cyberfishs possèdent d'excellentes fusées de direction.

_Ça ne marchera pas, interrompit Mike. Il faut descendre au-dessous du Mach pour chaque brusque changement de cap, ce qui nous enlèverait notre principal avantage : la vitesse de pointe. Et si on vire à trop grande vitesse, c'est le voile assuré.

_Nous pourrions nous inspirer des Américains pendant la guerre du Pacifique ? proposa Shin.

_Expliquez, demanda le capitaine, curieux.

_Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, la flotte impériale japonaise utilisait comme chasseurs des avions légers mais peu protégés, le A6M Zéro est le plus célèbre d'entre eux. Le moteur, peu puissant, donnaient une vitesse relativement lente qui autorisait ainsi une grande manœuvrabilité, faisant du Zéro un chasseur imbattable au combat tournoyant. A l'inverse, les Américains ont commencé à utiliser dès 1943 des chasseurs lourds, blindés, rapides et puissamment armés dont la tactique consistait principalement à coiffer l'ennemi puis fondre sur lui en piqué. La vitesse acquise leur permettait de faire une passe rapide au canon avant que l'ennemi ne puisse réagir. La faible vitesse et le faible blindage des Zéros en faisait des cibles faciles, incapables de les poursuivre ou les entraîner dans des combats tournoyants.

_Je vois ce que vous voulez dire, c'est une bonne idée, mais elle ne s'applique pas ici. D'abord, par où voulez vous coiffer l'ennemi dans l'espace ? Deuxièmement, les MS ne sont pas lents, ils sont rapides, lourdement blindés et lourdement armés, mais... Mais il est vrai que sans leurs boosters, ils restent plus lents que nos chasseurs. Il y a peut-être une idée à creuser là-dessous. Seiba, allez donc potasser avec le lieutenant Sentry et tâchez de me concocter autant de simulations que vous pourrez ; j'aimerais présenter quelque chose au pacha le plus tôt possible.

_Capitaine, protesta Mike, il y a trop d'inconnues dans notre estimation de l'adversaire pour que nous puissions monter des simulations !

_Alors doublez les chiffres de vos estimations.

_Ça ne servira à rien ! Nous ne pourrons jamais les battre ! »

Mantell fusa vif comme l'éclair à travers la salle de briefing et saisit vigoureusement le col de la chemise de Sentry en le fusillant du regard.

« Vous faites erreur, lieutenant. Personne n'est jamais imbattable. Napoléon a été stoppé à Waterloo, Lee l'a été à Gettysburg et Rommel à El-Alamein. Nous battrons Zeon, mais pas en poussant des jérémiades. Si vous n'êtes pas d'accord, je peux toujours vous faire transférer à l'arrière. Me suis-je fait bien comprendre ?

_Oui, mon capitaine. Je suis désolé mon capitaine.

_L'incident est clos. »

Le capitaine Mantell relâcha sa pression sur le cou de Mike et se propulsa dans la direction opposée. Arrivé près du mur, il fléchit les bras pour amortir sa dérive et reposa ses bottes sur le sol.

« Nos manuels ne nous ont jamais préparé à ça. Les règles qui nous sont imposées pour le combat sont à la fois trop rigides et inadaptées. Si nous voulons nous en sortir, nous devrons nous adapter. Ce que je veux, ce sont des idées, des options. Mais attention : tout ceci doit rester entre nous, car ce que je vous demande, c'est de briser le règlement, rien de moins ! Jamais on ne nous autorisera à expérimenter nos tactiques ; et si ça se sait, ce sera la cour martiale. D'après le pacha, il nous reste moins d'une journée avant de se lancer dans la bagarre. Inventez tout ce qui vous passe par la tête, mais je veux des solutions. N'oubliez pas, l'ennemi nous surpasse sur la manœuvrabilité, la variété de l'armement et sans doute également au niveau de la tactique. Les seuls éléments qui jouent en notre faveur sont la vitesse, la puissance de feu et le nombre. C'est tout. Inventez-moi ce que vous voulez autour de ces trois facteurs, tant que c'est mécaniquement et humainement possible, vu ? »

Les vingt pilotes répondirent de concert. Mantell les congédia et tous quittèrent bientôt la salle, sauf Shin et Mike.

« Sentry, appela Mantell, je vous interdis de parler comme ça devant tout le monde, est-ce clair ?

_Permission de parler librement, mon capitaine.

_Accordé.

_Je ne fais qu'exprimer ce que je pense au fond de moi. Je me suis retrouve devant ces engins, et nous n'avons rien pu faire pour les stopper. Nous n'avons rien pu faire pendant qu'ils coulaient nos navires les uns après les autres, pendant qu'ils...

_Je le sais ! C'est bien la raison de ce briefing, mais tenez votre langue, bon sang ! Vous voulez foutre le moral de cette unité en l'air ?

_Je suis désolé, mon capitaine. C'était pas mon intention.

_Alors fermez-la. Il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à dire avant la bataille. Rompez ! »

Mike salua puis tourna des talons avant de sortir à son tour.

« Lieutenant Seiba, tenez-le à l'œil.

_Bien compris, mon capitaine. »

Croiseur SYLPHID, ex-63è flottille de Zeon, 8 janvier, 10h21 GMT

Le cercle bleuté de la Terre emplissait à présent plus de la moitié du champ de vision. Des bandes de nuages blancs zébraient l'étendue azurée, couvrant les étendues brunes ou verdâtres noyés par les océans. Un cyclone sévissait au-dessus de la Floride, un autre au-dessus des Philippines ; un front froid régnait en maître au-dessus de l'Europe, recouvrant l'Ancien Monde sous un manteau neigeuse. A la limite de la zone crépusculaire, Mirey Greyevski pouvait distinguer quelques lueurs, celles des cités urbaines émergeant du sommeil, petites lucioles fragiles et éphémères, comme la flamme de l'existence de ceux qui les peuplaient.

Klif Jester entra sur la passerelle et la salua, lui tendant une note dactylographiée.

« C'est confirmé, dit-il, nous sommes rattachés à la 62è flottille. Le KRIEMHILD deviendra notre vaisseau de commandement.

_Que deviendront les autres?

_L'ASGARD et le VERDANDI rejoignent la 61è mais le SKULD nous suit. Le TEUTATES et le BORGHILD sont définitivement hors course et seront abandonnés par leurs équipages.

_Merci, capitaine. Autre chose ?

_Négatif, c'est tout ce qui nous est parvenu du SLEIPNIR. Ah, j'allais oublier. Consécutivement aux transferts, nous récupérons la 637è escadrille du capitaine Stuart Barmings et trois pilotes de la 629è, anciennement rattachées au BORGHILD et à l'YGGDRASIL respectivement.

_L'YGGDRASIL ? Igor Vranzisa des problèmes avec son vaisseau ?

_Oui, mon capitaine. Le pont d'envol a été endommagé et son groupe aérien, dispersé sur les bâtiments les moins touchés.

_Qui commande la 629è maintenant ?

_Le lieutenant Anabelle Casteret.

_Je vois. Je veux que les dossiers de ces pilotes soient transférés à mon terminal le plus tôt possible. Dans combien de temps seront-ils transbordés ?

_Dans un peu moins de deux heures, mon capitaine.

_Parfait. Veillez à ce qu'on leur assigne des quartiers dès leur arrivée et dites au capitaine Forrest de les affecter dans ses unités à sa discrétion.

_Bien, mon capitaine.

_Enseigne, appela Mirey en interpellant l'officier-radar, y a-t-il du mouvement du côté fédéral ?

_Négatif, mon capitaine. Nos senseurs longue portée ne détectent toujours aucun mouvement notable.

_A-t-on des chiffres plus précis, maintenant ?

_Oui, mon capitaine. Nous recevons en continu des flashs-laser émanant du ELGAYM, de la 33è flottille. Les estimations actuelles se chiffrent actuellement entre sept cents et neuf cents navires. Temps d'interception estimé à moins de sept heures.

_Capitaine, murmura Jester en s'approchant du commandant de bord, les chiffres sont plus élevés que dans nos estimations...

_Il n'y a pas de quoi s'inquiéter. Même si toute l'escorte devait périr, jamais l'armada fédérale ne parviendrait à stopper la station. Pas avec l'élan que nous lui avons donné.

_Pensez-vous que nous en arriverons à de telles extrémités ?

_La destruction de toute l'escorte ? demanda Greyevski. »

L'officier en second hocha silencieusement la tête.

« Non. Les effectifs engagés atteignent désormais la moitié de la totalité de nos forces. La perte complète de l'escorte dégarnirait Side-3 et signerait notre arrêt de mort. L'amiral Aurillac n'est pas fou au point de risquer l'avenir de... »

Mirey s'interrompit, réalisant qu'il y avait une contradiction dans ce qu'elle s'apprêtait à dire. Aurillac ne se risquerait jamais à entraîner la flotte dans une bataille désastreuse qui laisserait leur colonie sans défense. La perte de la moitié de leur flotte mettrait en péril l'avenir de Side-3. D'un autre côté, le but de l'Operation British n'était-il pas justement d'assurer ledit avenir ? Aurillac pourrait être tenté de prendre des risques insensés s'il avait la ferme conviction que cela leur assurerait définitivement la victoire. Le dernier message adressé aux hommes ne spécifiait-il pas de stopper les attaques fédérales à n'importe quel prix ?

« Non, poursuivit Mirey à demi pour elle-même, notre flotte est trop précieuse pour la risquer à ce stade du conflit.

_L'amiral Nagumo avait la même préoccupation en tête, le 7 décembre 1941. Il a donc fait faire demi-tour à sa flotte au lieu de lancer la troisième vague matraquer Pearl Harbor, ce qui lui aurait peut-être permis de couler les nombreux navires restants, peut-être même l'ENTREPRISE qui croisait aux alentours. Mais il ne l'a pas fait, et le tigre s'est réveillé... au lieu d'être terrassé.

_Et le Japon a perdu la guerre, termina Mirey. »

Jester la fixa durement du regard, le visage déformé par l'anxiété et la colère. Aurillac aurait-il la même faiblesse au moment crucial ? Leur avenir à tous dépendait de cette opération et une seule décision erronée pouvait mener à une catastrophe.

« Nous n'avons pas à mettre en doute les décisions de l'amirauté à notre niveau. L'amiral Aurillac a certainement étudié lui aussi l'histoire de la Deuxième Guerre Mondiale, il ne commettra pas la même erreur. Gihren Zabi ne lui pardonnerait jamais. »

2è flotte fédérale, navire amiral, 8 janvier, 11h04 GMT

Rockwell remua nerveusement dans son fauteuil, fort mécontent. La flotte était partie avec un retard considérable sur l'horaire prévu. Le ravitaillement avait pris plus de temps qu'il ne l'avait escompté, cela était du au manque de disponibilité et aurait pu être aisément évité si des mesures avaient été prises à temps. Des seize dépôts orbitaux, Zeon n'en avait laissé que sept d'intacts, tous situés en des points divers de l'orbite géostationnaire, mais les fichiers logistiques signalaient que leurs stocks n'avaient pas été complétés depuis trois mois ! Le temps de s'en apercevoir, de tirer des vaisseaux-ravitailleurs supplémentaires de la Terre et d'achever les transbordements, la Flotte était partie avec «seulement» une heure de retard, ce qui était déjà un exploit.

« Mouvement ? grogna Rockwell.

_La flotte ennemie poursuit sa progression sur Delta-Sigma-Vermillion, annonça l'officier de pont, distance indéterminée, vitesse facteur indéterminé, nombre indéterminé...

_Ça suffit ! Pourquoi y a-t-il autant d'inconnus ?

_L'ennemi a de nouveau intensifié son brouillage, répondit l'officier tactique en devançant son collègue. Nous avons repéré devant nous des champs de particules Minovsky très denses dispersés sur une large superficie, nos senseurs télémétriques sont également perturbés par des paillettes et des leurres électroniques.

_Quelle est notre situation ?

_Nous sommes en pleine accélération, la vitesse de pointe sera atteinte dans quarante-cinq minutes. Nous devrons intégrer les caissons anti-G d'ici dix minutes, au-delà la force d'accélération deviendra trop écrasante pour que les règles de sécurité soient respectées. Décélération prévue dans deux heures, fin de la décélération dans trois heures trente. Contact estimé avec l'ennemi d'ici cinq heures au point d'interception numéro un.

_A partir de quand pourrons-nous nous mettre en position d'attaque ?

_D'après les estimations de l'ordinateur, dès que nous serons sortis de la décélération.

_Bien. Je veux que les quatre flottes poursuivent leur progression sur les vecteurs prévus. Tous les navires se mettront sur alerte dans trois heures, les chasseurs devront tous être dehors au plus tard un quart d'heure après la fin de la décélération. Transmettez à tous les chefs d'unité. »

Rockwell repassa une nouvelle fois le plan d'attaque en revue, s'efforçant de prévoir les réactions de l'ennemi à telle ou telle manœuvre. Il savait que les Forces Fédérales avaient une faible expérience de la guerre spatiale, il n'était pas idiot au point de s'illusionner et il n'avait pas non plus besoin que Kasaren ou ses valets viennent le lui dire. Mais prétendre qu'ils étaient totalement inexpérimentés était faux. Après tout, ils avaient mené avec brio la répression des émeutes anti-fédérales qui avaient éclaté ces dix dernières années sur les différentes colonies, Side-3 exceptée.

Toutefois, il lui fallait bien admettre que leur situation aurait pu être meilleure. La cause de tout cela n'était pas compliquée à trouver, il s'agissait tout simplement de la paix. Jamais dans l'histoire, l'Humanité n'avait connu une période de paix totale supérieure ou égale à un siècle ; il y avait toujours eu en permanence des conflits restreints ou localisés à travers le monde, assurant ainsi un état de belligérance permanent et la perpétuation de l'art guerrier.

Mais le Siècle Universel avait mis tout cela en péril : presque huit décennies s'étaient écoulées sans qu'il y ait un seul conflit, nulle part. Plus de conflits, plus de morts et plus de destructions, les politiciens et la population étaient aux anges tandis que les cadres de l'armée s'arrachaient les cheveux. Coupures budgétaires, réductions des effectifs, baisse de la qualité de l'instruction. L'armée s'était ramollie. Si on pouvait encore trouver des officiers chevronnés ayant une réelle expérience de la guerre jusqu'en UC 0040, il ne s'était trouvé presque plus personne pour transmettre le savoir et les traditions de l'art guerrier après leur mise à la retraite. Vers UC 0050, les Forces Fédérales étaient même devenues un refuge pour les marginaux et les criminels ! Il avait fallu que la menace indépendantiste de Side-3 réveille certains personnalités gouvernementales et militaires pour que l'armée se redresse dans un sursaut d'orgueil. Ils avaient donc assaini leurs rangs puis créé les forces spatiales, sélectionnant dans toutes les armes les cadres les plus brillants et les meilleurs ingénieurs du moment, du moins ceux qui ne s'étaient pas enfuis sur Side-3. Ils avaient ainsi créé une formidable armada forte de plusieurs milliers de bâtiments.

Il restait toutefois exact qu'il ne restait plus personne pour enseigner aux jeunes ce qu'était véritablement la guerre. L'horreur, la mort, la peur, la tension, la souffrance ; ne restaient plus que de vagues mots pleins de crâne et sonnant creux : gloire, vaillance, courage, victoire. Mais à quoi bon se morigéner sur un passé enfui ? Il fallait repartir de zéro et tout rebâtir, établir de nouvelles traditions et redécouvrir ce qu'était l'art de tuer. Ressusciter l'esprit combatif des Forces Fédérales. Cela avait été son rôle, durant toute sa carrière, et il se devait d'y consacrer le reste de ses jours.

Curieusement, Zeon ne semblait pas rencontrer le même problème. Pourquoi ? Après tout, ce n'était au début qu'une simple garnison coloniale, sans structures, sans traditions et sans histoire derrière elle. On racontait que leur foi en leurs idéaux les portait par-dessus les montagnes, les faisant se battre tels des tigres. Enfin, c'est ce qu'on racontait dans les coursives. Mais Rockwell ne portait guère crédit aux ragots, et il méprisait ces soi-disant idéaux. Ce n'était qu'une simple bande d'extraterrestres agités, après tout. Comment pouvait-on les prendre au sérieux ? Une guerre d'indépendance ? Ridicule. Ils seraient écrasés au bout d'un mois. Une simple colonie ne pouvait pas se dresser indéfiniment contre la toute puissante Fédération et son invincible armada. Invincible armada? Il y avait déjà eu une telle armada dans le passé, se rappela-t-il fugitivement. Quand et quel avait été son destin, il n'aurait su le dire.

Peu importait, les Forces Fédérales ne pouvaient pas perdre cette bataille. La destruction de la Onzième flotte et la défaite subie sur la Lune ne pouvaient être qu'une erreur due à l'incompétence des officiers généraux concernés. Mais lui était différent, il ne commettrait pas les mêmes erreurs, cela ne pouvait pas lui arriver.

Fort de cette confiance, Rockwell ordonna que tous les équipages se rendent aux caissons anti-G. Portés par leurs gigantesques boosters, les navires se projetèrent toujours plus vite, toujours plus loin.

8è flotte de Zeon, navire amiral, 8 janvier 11h47 GMT

Derek avisa la purée brunâtre à l'intérieur du sachet en plastique et fit la grimace. Irwin pencha la tête de côté.

« Bœuf bourguignon, lut-il sur l'étiquette. Bon appétit. »

Derek lui retourna un regard courroucé et désigna d'un air narquois la barquette de son collègue.

« Et toi ? Qu'est-ce que tu as ?

_Poulet chop-suey. Mais ça n'en a pas le goût... Ceux que ma grand-mère faisait avaient un autre consistance.

_J'en ai marre de ces barquettes... »

Elena repoussa la sienne avec une moue écœurée et regarda ses collègues déjeuner comme s'ils festoyaient devant un pâté de foie gras de charognard.

« On n'a pas le choix, dit Derek, on est en apesanteur. Tu préfères les tubes d'auto-alimentation qu'on avait pendant la période d'accélération ? »

Elena fit une grimace encore plus prononcée à l'évocation de ce souvenir. Pendant la période d'accélération de la flotte, personne n'avait été autorisé à quitter son siège, à supposer qu'ils le puissent. La formidable accélération les avait tous plaqués contre leurs sièges anti-G qui leur fournissait air, eau, nourriture, évacuation des déchets et tout le confort que pouvait offrir un cocon artificiel dans de telles conditions. Pendant près de cinq heures, la Huitième flotte avait maintenu une vitesse très élevée, maintenant ses équipages dans une immobilité totale, livrés à la dictature de ses systèmes automatiques. A présent, les navires avaient largement avancé dans leurs manœuvres de décélération ; le but recherché était de ne pas enfoncer brutalement les Quatrièmes et Vingt-troisièmes flottes fédérales au risque de les percuter mais plutôt de surprendre leurs arrières.

« Moi aussi j'en ai marre, rajouta Shing, mais de rester là à ne rien foutre. Depuis ce matin, on n'a rien fait de plus palpitant que le tour du propriétaire. A propos, vous savez pourquoi ils ont appelé leur opération l'Opération British ?

_Non.

_Il paraît que c'est pour rappeler que le déclin de l'empire britannique s'est amorcé avec la perte et l'indépendance de leur première colonie.

_Ah ? C'est idiot, marmonna Irwin, ils auraient mieux fait de l'appeler «Operation France», dans ce cas. Si je me souviens bien, l'Indochine Française s'est déclarée indépendante dès... 1943, je crois.

_1945, corrigea Derek. Deux ans avant l'Inde, en 1947. Mais je crois que Zeon fait plutôt référence à la toute première colonie perdue par la Grande-Bretagne. Celle qui, la première, a obtenu son indépendance par le biais de la lutte armée: les Etats-Unis d'Amérique. Le parallèle prend toute son importance quand on sait que deux siècles plus tard, les USA étaient la première puissance mondiale. La Grande Bretagne perdit non seulement une colonie mais aussi sa place de leader en permettant l'émergence de cette nation.

_Les Zabi ont la folie des grandeurs, marmonna Irwin.

_Irwin...!»

Elena mit ses mains en coupe autour de ses oreilles, rappelant à son collègue que la cabine était sur écoute. Irwin émit un « oh » de surprise et s'excusa silencieusement.

« Tu as toujours l'intention de retrouver tes amis? demanda Irwin en baissant un peu la voix.

_Oui. En fait, j'ai déjà essayé, mais je n'ai pas pu accéder aux registres, comme je le pensais.

_Tu prends des risques. Si tu te fais pincer, nous passons tous sur l'échafaud, tu le sais?

_Oui, mais...

_Attends, que je t'explique. Si on t'a suivi, c'est pas pour tes beaux yeux. Je te rappelle qu'au début, il s'agissait simplement de glaner des informations sur la face cachée, il n'était pas question de s'embarquer dans cette galère jusqu'au cou. On a accepté de te couvrir chez les Federaux, mais ici on risque plus gros. Nos moindres faits et gestes sont épiés et il n'est pas question qu'on plonge à cause de tes conneries.

_Vous n'étiez pas obligés d'accepter le marché du capitaine Burton, rétorqua Derek, vous auriez pu rester sur la Lune.

_Tu croies vraiment qu'ils nous auraient laissé repartir vivants ? Pour eux, nous sommes des témoins indésirables et peu fiables; étant donné les circonstances, il n'est pas étonnant qu'ils nous fassent poireauter sans la moindre information juteuse. Normalement, toutes les informations stratégiques gardent le sceau du secret et aucune ne tombe dans le domaine publique avant plusieurs décennies. Or nous, nous sommes au premier rang.

_Mais Zeon possède bien ses propres correspondants de guerre ?

_Elena! Tu les as bien vu, ces correspondants ? Ils portent tous l'uniforme, ils sont tous endoctrinés, ils savent ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire. Pas nous. Voilà pourquoi on ne nous informe qu'au compte-gouttes.

_Tu veux dire que leurs journalistes s'autocensurent ? fit Shing.

_Ouais. Ils sont loin d'être bêtes.

_Pourquoi nous gardent-ils alors ?

_J'en sais rien. Ils veulent peut-être nous tenir comme otages ?

_Non, murmura Derek. Ils ont besoin de nous pour porter témoignage de leur détermination, ils ont besoin de nous pour dire au monde à quel point ils sont décidés et dangereux. Je pense même que ça a été une aubaine pour eux que nous nous soyons trouvés sur leur chemin ; ils ne nous tueront pas. Ils pourraient utiliser d'autres journalistes, mais comme tu l'as dit, nous étions aux premières loges et ils n'avaient personne d'autre; ainsi, par notre situation privilégiée, personne n'osera mettre en doute la véracité de nos propos.

_Ça ne m'empêche pas de penser que tu nous fais courir de trop gros risques.

_Mais ce sont mes amis. Il faut que je sache...

_Savoir quoi ? coupa Irwin.

_Je n'en sais rien... Il y a encore un an, nous étions tous autour d'une table, à rigoler, à boire, à parler du temps qu'il faisait. La menace de la guerre froide pesait sur nous, mais nous nous en contrefichions, nous étions unis, nous étions un cercle d'amis. Et maintenant, tout ça à fichu le camp. Cette guerre a non seulement déchiré l'union fédérale, mais aussi les liens qui nous unissaient. A present, plusieurs d'entre nous sont les armes à la main, dresses les uns contre les autres. J'aimerais savoir pourquoi c'est arrivé et s'il n'y avait pas pour nous une autre alternative. »

Derek se tut, surpris d'avoir pu exprimer à voix haute l'inquiétude qui le tenaillait depuis plusieurs jours. Il avait toujours cru que l'amitié tissait les liens les plus solides qui puissent se créer entre un groupe d'êtres humains, or tout cela avait disparu dans le feu de la guerre. Mais peut-être qu'en fait, le problème était tout autre. Il se disait qu'il devait empêcher ses amis de s'entre-tuer, mais n'était-ce pas la le seul moyen qu'il avait trouvé pour exorciser sa peine et sa colère? Il n'avait rien pu faire pour anticiper la guerre et empêcher ses amis d'y être impliqués. Il savait en son for intérieur qu'il était trop tard pour inverser la marche du temps, mais il se refusait à l'admettre et voulait se dresser contre l'inéluctabilité des événements et empêcher l'irréversible.

Washington DC –Terre, 8 janvier, 7h42 heure locale, 13h42 GMT

« Comment avez-vous pu obtenir toutes ces informations ? hoqueta Helen McCord en relevant les yeux de son ordinateur.

_Trente-six personnes ont perdu la vie afin qu'elles me soient transmises, répondit Valadinov. En fait, une partie provient des banques de données du MID-5, le reste à été fait par recoupement.

_Vous piratez les informations du contre-espionnage militaire ? Et l'amiral Highman vous laisse faire?

_Il n'en sait rien. Et il s'imagine aussi que nous ignorons qu'il pirate les nôtres. Mais si nous-mêmes avons pu obtenir ces informations, n'importe quel pirate informatique a pu en faire autant. C'est la raison pour laquelle le FBI a pris des mesures pour censurer la presse et répandre des virus informatiques à plusieurs niveaux.

_Je comprends. Mais vous ne m'avez toujours pas répondu. Comment avez-vous obtenu ces informations?

_Avez-vous entendu parler de Kintzem ?

_C'est l'une des stations de Side-3, il me semble.

_C'était. La population s'est soulevée en octobre dernier pour contester la politique anti-fédérale menée par les Zabi. L'opposition au gouvernement s'est unie derrière les derniers membres de la faction de Zeon Daikun, mais les Zabi ont répliqué par une répression sanglante. Les deux tiers de la population ont été massacrés mais personne n'en à rien su. Nous-mêmes n'avons rien constaté, si ce n'est le silence de deux de nos réseaux, dont un était justement installé sur Kintzem. Le second réseau a été découvert au moment où il nous faisait justement passer les informations que vous avez sous les yeux. Madame la Conseillère, les services secrets de l'Amirauté vous cachent des informations, à vous mais aussi au Haut-commandement unifié. Nous ignorons encore pourquoi et dans quel but mais nous estimons que le Premier ministre doit d'en être informé.

_Pourquoi moi?

_Vous avez l'oreille de monsieur Pawris. Nous savons qu'il vous écoutera et, encore plus important, qu'il vous croira.

_Jusqu'à quel point peut-on se fier à ce rapport ?

_La perte de mes agents est assez éloquente. Zeon a éliminé deux des trois réseaux dont je disposais, le dernier a été aussitôt placé en veilleuse et ne se risquera pas à se manifester de sitôt. Evidemment, il reste les réseaux du général Bertrand, mais à ce qu'on dit, ils ont été proprement inefficaces; et je n'ai pas entendu parler d'autres agents fédéraux en activité sur Side-3. Nous sommes toutefois en train de mettre en place des mesures d'urgence pour éviter que nos réseaux d'espionnage soient réduits au silence dans les mois à venir.

_Vous avez l'air de dire que les agents de renseignements militaires sont moins efficaces que les vôtres.

_Eh bien... Je crois savoir que le MID-3 n'a pas su prévenir la guerre, ni l'Opération British. J'aimerais croire que c'est dû à la compétence des services adverses ou dû aux effets d'une quelconque « opération Fortitude », mais il faut croire que les agents du MID-3 sont aisément repérables pour que les services secrets de Zeon puissent les manipuler aussi facilement.

_Tout de même... Vous soutenez que le plan de cette operation... British, c'est cela ?... Est connu de nos services secrets depuis trois mois ?

_Oui. Et nous aurions pu anticiper trois des cinq actions menées par la Flotte de Zeon au matin du 3 janvier. En fait, nous avions intercepté plusieurs plans de campagne, ou Zeon en a laissé échapper volontairement un certain nombre. Parmi ceux-ci, cette... « Opération British » nous semblait être la plus délirante. Nous n'avons pas jugé utile de la classer parmi les menaces sérieuses.

_Pourquoi?

_Cela semblait tellement... Irréalisable. Personne auparavant n'avait songé à faire tomber une station coloniale sur la Terre, c'était tout bonnement inimaginable. Nous avons sans doute commis une grave erreur de jugement, puisque c'est non seulement faisable, mais de plus, Zeon l'exécute en ce moment même. Mais au moment où nous avons intercepté les données, cela tenait du plus pur roman de science-fiction et nous n'y avons porté aucun crédit. Le temps que quelqu'un se ravise et songe à approfondir le dossier, il avait disparu.

_Comment ?

_Nous l'ignorons. Cette information n'aurait jamais dû se perdre dans nos archives et c'est par un pur hasard que nous avons pu la retrouver. Ce n'est pas nécessairement un acte criminel, auquel cas le dossier aurait été purement et simplement effacé, à moins que l'espion n'ait pas eu les compétences pour le faire. Il peut également s'agir d'une négligence professionnelle, mais nous ignorons à quel niveau. En fait, l'hypothèse la plus crédible est celle de l'infiltration. L'amiral Highman semble du même avis mais ne semble pas enclin à dévoiler le résultat de ses recherches. Chacun semble dissimuler des éléments dans sa manche, comme des atouts maîtres dans une partie de cartes.

_Mais ces informations n'ont plus aucune valeur maintenant?

_Non, madame. Mais ce serait un bon prétexte pour leur mettre le couteau sous la gorge et les faire parler. Je pense qu'une lutte intestine entre services secrets en temps de guerre ne serait pas profitable pour la Federation. Ils croient sans doute avoir le loisir de se tirer dans les pattes, comme en temps de paix, pour tirer la couverture à eux.

_Je vois ce que vous voulez dire. Je vous remercie de m'avoir fait venir si tôt. Cette entrevue fut très... enrichissante. Je vous promets de soumettre la question au Premier Ministre des mon retour à Dakar. »

McCord rangea soigneusement dans sa mallette la disquette que lui présentait Valadinov, lui serra la main et prit rapidement congé suivie de son garde du corps. Une demi-heure plus tard, le jet privé frappé de l'effigie gouvernementale quittait la piste principale de la base militaire d'Andrews.

Astroport de Paris-Roissy Charles de Gaulle – Terre,

7 janvier, 15H23 heure locale, 14h23 GMT

Il arrivait des avions par centaines, mais Roissy ne possédait que six pistes et pas assez de contrôleurs pour gérer une circulation aérienne triple de sa capacité normale. Les aéroports espagnols et portugais étant eux aussi surchargés, la plupart des vols étaient déroutés plus loin à l'intérieur du continent, vers la Suisse ou l'Italie, vers Londres et Bruxelles pour les appareils ayant le plus long rayon d'action. Mais la plupart d'entre eux étaient surchargés de passagers et volaient depuis plus de dix heures, leurs réserves de kérosène n'étaient pas inépuisables. A contrecœur, le contrôle aérien d'Athis-Mons autorisait des atterrissages d'urgence. Les parcs et les aérogares étaient bondés, mais certains vols ne restaient pas longtemps, se contentant de charger vivres et carburant avant de repartir toujours plus loin.

« C'est idiot, cracha Gérard Lin Pao Cela n'a aucun sens.

_Peut-être que cela en a un pour eux? murmura Reika Talbo

_Peut-être, mais cela ne changera rien. Si la station tombe sur Jabrow, les effets ne se limiteront pas uniquement à l'Amazonie. La Terre entière sera affectée. Le passage d'un tel objet dans l'atmosphère ne manquera pas de perturber totalement les courants aériens, et je ne te parle pas de l'onde de choc issu de l'impact!

_Tu dis des bêtises, si la Flotte Fédérale parvient à la fragmenter, les morceaux seront vaporisés lors de leur entrée atmosphérique.

_J'en suis pas aussi sûr. Sais-tu que des météorites de quelques mètres de diamètre seulement parviennent à traverser l'atmosphère et créer des cratères de plusieurs centaines de mètres? Dans le cas d'Island Iffish, il s'agit d'un objet qui fait six kilomètres de diamètre et quarante de long!

_Ca ne veut rien dire. Comme disait Packard, la station est creuse. C'est peut-être gros, mais c'est vide à l'intérieur.

_C'est tout de même une masse de près d'un million de tonnes qui va nous tomber sur le coin de la gueule!

_Eh, ça suffit! Tu commences à me casser les pieds. La situation est déjà assez confuse comme ça, je n'ai pas envie que tu me rebattes les oreilles avec ça. Continue sur cette voie et je pourrais être tentée d'abandonner mon poste pour embarquer sur le prochain vaisseau en partance pour Jupiter.

_C'est peut-être la meilleure chose à faire. Fuir la planète.

_Pour aller où? L'espace est rempli de rebelles. Non, vaut mieux rester ici et faire confiance à la Flotte Fédérale.

_Et si la Flotte Fédérale échoue? Ça va être l'hiver nucléaire!

_Et qui te dit que la Flotte Fédérale va échouer, hein?

_Mon oncle me l'a dit!

_Ah ouais? Et ton oncle, il est quoi? Diseur de bonne aventure? Prêcheur de l'Apocalypse?

_Il est chef d'état-major du vice-amiral Herbert J.Kasaren.

_Jamais entendu parler.

_La flotte de l'amiral Kasaren est l'une de celles qui ont quitté Jabrow ce matin pour détruite la station! T'es pas au courant?

_Non.

_Tu regardes donc jamais les infos?

_Non, ça ne m'intéresse pas. Je hais les journalistes.

_Il paraît qu'autrefois, Reika est sortie avec un beau journaliste qui lui en à fait voir de toutes les couleurs, intervint Catherine Jeannevoie à l'improviste.

_Ça n'a rien à voir! Et puis c'était au lycée, quand j'habitais sur la Lune. D'ailleurs Derek n'était pas un vrai journaliste, il dirigeait juste le journal scolaire de l'institut de géopolitique d'à côté. »

Gérard haussa les épaules d'indifférence, les histoires de cul de ses coéquipières le laissaient de marbre. Il regarda les deux officiers de police se chamailler comme des collégiennes puis se détourna en faisant la moue. Leurs préoccupations étaient visiblement à des lieues des siennes, ô combien plus proches et terrifiantes.

Le monde était partagé en deux, mais dans des proportions pratiquement inégales. Une partie de la population pensait comme Reika, insouciants, confiant en la supériorité de leur armée. Aucun d'entre eux ne pouvait douter, ne serait-ce qu'un instant, de leur victoire. Ils étaient le peuple de la Fédération, le gouvernement le plus étendu et le plus puissant de toute l'Histoire, celui qui gouvernait sur le système solaire tout entier. Ils semblaient penser qu'Island Iffish ne représentait qu'un vague cure-dent planté sur la voûte céleste et qui n'avait aucune chance de tomber entier sur Terre. Assez curieusement, on trouvait dans cette catégorie la plupart des familles bourgeoises ou aristocratiques, les banquiers, les scientifiques de renommée, les dirigeants militaires, l'élite en somme. Et cette confiance absolue et inébranlable en leur armée provenait principalement de deux idées : celle selon laquelle ils pensaient connaître tous les détails inhérents à la contre-attaque et qu'elle ne pouvait pas échouer; et enfin celle selon laquelle leur armée était une élite à leur image. Ou peut-être étaient-ils tous simplement aveugles et crédules?

Les gens simples, peu conscients de la « supériorité » Earthnoïd, prenaient quant à eux la menace d'Island Iffish beaucoup plus au sérieux. Peut-être n'était-ce qu'une peur superstitieuse sans fondements, car en fait, ces gens ne se préoccupaient guère de savoir si oui ou non la Flotte Fédérale parviendrait à stopper la station, ils étaient tout simplement terrorisés. Peu importait ce qu'on leur démontrât l'impossibilité de la chose, la seule pensée qu'Island Iffish puisse leur tomber dessus semblait les plonger dans l'hystérie. Ce devait être l'expression d'une terreur ancestrale, la résurgence d'une traumatisme ancien que la mémoire collective avait enregistré sous forme de légendes ou de prophéties. L'Apocalypse selon Saint-Jean, le Déluge de Deucalion ou de Noé, l'engloutissement de l'Atlantide, la crainte superstitieuse des Gaulois de voir le ciel leur tomber sur la tête.

Toutefois, la majorité de la population oscillait entre ses deux extrêmes : confiants en la puissance de leur Armada, mais terrifiés à l'idée que la station puisse leur tomber dessus. Indécis ou peut-être tout simplement apathiques, on aurait pu dire d'eux, si la situation n'avait pas été aussi dramatique, qu'ils seraient restés dans leur jardin à regarder Island Iffish tomber tout en mangeant du pop-corn ! Ces gens là ne feraient pas le moindre geste pour tenter de stopper la station ou tenter de fuir, ils semblaient considérer qu'il n'était pas dans les capacités de l'homme de stopper des objets célestes, même si ceux-ci n'étaient que le produit de la main de l'homme, et que c'était tout bêtement le destin.

Gérard frissonna. Quel genre de traumatisme Island Iffish laissera-t-elle dans l'esprit des hommes? Déjà des prédicateurs et des prêcheurs battaient la campagne et les grandes cités, répandant leur message de vengeance divine et de pénitence. Les réunions des sectes apocalyptiques réunissaient autant de monde qu'un concert de boys band; on parlait même de suicides collectifs!

Le discours de Packard avait calmé les esprits pour un temps, mais pas beaucoup. Son discours avait mis au courant les gens qui ne l'étaient pas encore, mais l'absence totale de résultats avait fini par semer le doute. La fermeture des couloirs spatiaux et l'impossibilité de communiquer avec l'extérieur avait fini par plonger la population dans l'inquiétude puis dans une panique incontrôlée. Une part croissante de la population était maintenant persuadée que le gouvernement leur cachait une information vitale, ou du moins ne leur disait pas toute la vérité, donnant lieu à toutes sortes d'interprétations. Fin du monde, Armageddon, Jugement dernier; mais tout cela pouvait bien n'être qu'exagération et balivernes! Mais dans mille ans? Lorsqu'il n'y aura plus aucun témoin et qu'il ne restera plus qu'une gigantesque cicatrice sur la surface du globe?

Croiseur TRIESTE, 48è flottille fédérale, 8 janvier, 15h00 GMT

« Rompez ! »

Dark Forrest considéra avec intérêt la jeune femme qui se leva de siège au troisième rang. Un sacre brin de fille, songea-t-il. Encore plus jolie que sur la photo jointe à son dossier, même sans maquillage. Ces cheveux bruns aux reflets châtains ou modorés... Ces yeux d'un vert intense, sans parler du reste... Le regard un peu sévère peut-être ? A moins que ce ne fut un masque ? Forrest songea avec amertume que dans d'autres circonstances, il aurait volontiers cherché à nouer une relation plus approfondie. D'après les murmures qu'il entendait derrière lui, ses hommes devaient en penser autant.

Mais d'abord, qu'est-ce qu'une fille comme ça faisait dans son unité ? D'accord, elle faisait partie d'une famille qui avait servi l'armée fédérale depuis un siècle et demi, mais c'était plutôt le genre de filles à figurer sur du papier glacé en page centrale d'un magazine, pas le genre à porter un uniforme pour descendre des cibles à Mach 4. Forrest se dit qu'il devait la surveiller. La présence d'une si jolie fille ne manquerait certainement pas de perturber la discipline au sein de son unité, or ce n'était vraiment le moment.

Peu soucieuse de savoir ce que ses nouveaux coéquipiers pouvaient bien penser d'elle, Anaïs sortit de la salle de briefing par la porte de gauche et s'empara de l'une des poignées mobiles qui couraient le long de la paroi.

« Lieutenant Macleyn ! Appela quelqu'un. »

Anaïs se retourna et se raidit, reconnaissant Irina Rentroff.

« Capitaine ? dit-elle en lâchant la poignée mobile qui s'éloigna sur son rail de guidage.

_Je vous ai observée durant le briefing. Vous ne semblez pas très encline à fraterniser avec vos nouveaux frères d'armes.

_Je ne suis jamais à l'aise dans une unité mixte. Je soulève... Trop de convoitise. J'ai eu quelques problèmes avec les hommes, dans le passé, et je me méfie de leur «fraternisation».

_C'est notre lot à toutes, vous n'êtes pas un cas exceptionnel.

_Vous n'en savez rien.

_Vous faites allusion à votre profession d'avant-guerre ? D'accord, nous n'avons pas beaucoup de Miss Univers dans nos rangs, mais ça ne signifie pas que nous sommes toutes moches.

_Je n'ai jamais dit ca... protesta Anaïs.

_Je sais. Mais pour votre gouverne, sachez que parmi nos rangs nous avons eu des danseuses, des gymnastes de haut-niveau, des mannequins et même des playmates. D'une certaine façon, nous avons toutes connu le harcèlement sexuel ; les hommes de l'astronavale sont restés très machistes, alors nous sommes obligées de nous serrer les coudes entre femmes. J'ai cru comprendre que vous saviez vous défendre ?

_Oui, mon capitaine.

_Bien, je tenais juste à vous dire de ne jamais baisser votre garde. Il y a déjà eu des cas de viols.

_Il n'y a jamais eu de poursuites ?

_Rarement. La fille est déshonorée de toute manière, et sa carrière fichue. Et puis le Haut-commandement ferme les yeux, c'est sa façon d'assumer la responsabilité pour avoir ouvert les portes de l'armée aux femmes. Intéressant, non ?

_En effet. Je vous remercie de votre conseil, mon capitaine.

_Bien. Sur ce, rompez. »

Anaïs salua et regarda son supérieur direct s'éloigner dans la coursive avant de se diriger vers sa propre cabine. C'est quand elle fut dans la relative quiétude de sa cabine qu'elle prit vraiment conscience de la rapidité avec laquelle les évènements s'étaient succédés. Il ne s'était même pas passé deux jours depuis la bataille lunaire qu'elle était déjà promue; pourtant elle n'avait rien fait d'autre que de survivre. La flotte était-elle dans un tel état qu'elle était obligée de promouvoir des pilotes de réserve pour palier sa déficience en officiers de carrière ? Anaïs resta songeuse, contemplant l'extrémité de ses bottes.

Et que penser de la mise en garde de Rentroff ?