CHAPITRE 20

CHAPITRE 20

5è flotte fédérale, navire amiral, 8 janvier 15h13 GMT

«Où en est le placement de la flotte ? demanda Kasaren.

_Nous avons déployé le deuxième rideau à trois kilomètres en retrait, répondit Assan Birdman, espacement inchangé sur douze de hauteur. Troisième rideau défensif à six kilomètres derrière. Les vecteurs lourds et les croiseurs rapides ont été placés selon vos ordres sur les bords extérieurs, de sorte qu'ils puissent se rabattre en premier.

_Merci, capitaine. »

La passerelle était encore très calme, alors que l'échéance était toute proche. Kasaren pouvait être fier des hommes et des femmes qui servaient sous ses ordres : aucun d'entre eux n'avait trahi le moindre signe de nervosité ou de panique. Ou alors, loin de son regard. Comment était-ce possible ? Où pouvaient-ils trouver ce calme olympien alors que lui-même se tordait d'anxiété en son for intérieur ? Son équipage prenait-il exemple sur lui, dissimulant sa peur pour ne pas paraître ridicule, ou était-ce tout simplement le calme précédant la tempête ? Quoiqu'il en soit, la passerelle du WIEN baignait dans une sérénité presque irréelle. Les officiers vaquaient à leurs occupations comme lors d'une croisière de routine, effectuant les mêmes manœuvres, les mêmes procédures avec autant de calme qu'à leur habitude. Cela était trop beau pour être vrai.

«Amiral, demanda Lin Pao en se penchant vers lui, puis-je vous poser une question ?

_Allez-y.

_L'amiral Rockwell nous a placé au centre due dispositif, là où nous devrons focaliser l'attention de l'ennemi et l'attirer avant que les flancs puissent se rabattre, ce qui nous place dans une situation excessivement dangereuse. Ai-je le droit de penser que cette disposition est due à ce que je crois ?

_Ça dépend de ce vous croyez penser, commandant.

_Je crois que c'est un acte volontaire et prémédité de l'amiral Rockwell. Qu'il cherche à nous placer dans une position périlleuse dans le secret espoir de nous voir prendre... une balle perdue, par exemple ?

_Vous voyez des ennemis partout, répondit Kasaren en souriant largement. N'oubliez pas que l'amiral Rockwell est dans notre camp. Mais vous avez raison, je représente un gros obstacle pour lui dans sa course au pouvoir. Si je suis au nombre des portés disparus, il sera le dernier à s'en plaindre. Il pourra toujours dire que cela faisait partie des aléas de la guerre.

_Mais amiral, si vous savez, pourquoi ne...

_Ne pas refuser ? Allons, il reste mon supérieur hiérarchique, ne l'oubliez pas. Vous ne voudriez pas que je passe en cours martiale pour désobéissance, mutinerie, lâcheté devant l'ennemi ou quelque autre prétexte fantaisiste ? Il n'attend que ca.

_Amiral... tenta de protester Lin Pao.

_Non, il n'y a rien que l'on puisse faire pour faire bouger l'inertie de la hiérarchie bureaucratique. Ne vous inquiétez pas, vous vous y habituerez rapidement. L'amiral Tianm m'a dit beaucoup de bien sur vos capacités d'adaptation avant de vous envoyer à mon service. Mais parlons d'autre chose, de quelque chose d'un peu plus immédiat. Que pensez-vous du plan de Rockwell ?

_Le principe de l'Opération Buford est enfantin, c'est le seul à être applicable dans une telle situation, même un singe aurait pu y songer.

_Serait-ce de la jalousie que je note dans votre voix ?

_Nullement, amiral. Je crois simplement qu'il n'est pas indispensable de s'appeler Yang Wenli où Reinhardt Von Lohengramm pour y penser. La disposition en tétraèdre s'impose dans l'espace pour tout encerclement basé sur quatre éléments mobiles. L'un des sommets du tétraèdre, nous en l'occurrence, se déplace à reculons, attirant vers lui l'ennemi qui est alors assailli sur ses arrières par un dispositif en triangle. Suivant les phases de l'opération, les différentes pointes du tétraèdre peuvent se rapprocher où s'éloigner de la cible tout en la maintenant sous un feu concentré et en conservant la disposition générale. Le seul risque dans ce type d'assaut est la division de nos effectifs en quatre groupes, car même si rassemblés ils restent numériquement supérieurs, ils deviennent vulnérables si l'ennemi se décide à les éliminer séparément. Dans ce cas précis, un tel risque est écarté puisque la Flotte de Zeon ne peut se permettre de disperser son escorte pour laisser Island Iffish sans protection. Euh... Pardonnez mon ignorance, amiral, mais une question me brûle les lèvres. A qui devons-nous le nom de cette opération?

_Buford ? Il s'agit du général John Buford, de la cavalerie nordiste lors de la guerre de Sécession. En stoppant l'avancée du général Lee dès le 1er juillet 1863, il permit à l'Union de gagner la bataille de Gettysburg, qui changea le cours de la guerre. Pour l'anecdote, le général Karey avait proposé le nom du général Thomas « Stonewall » Jackson, qui s'est illustré lors du même conflit, mais Jackson étant un général sudiste, l'amiral Kessling a jugé cela peu approprié.»

Kasaren et son chef d'état-major échangèrent un sourire. Lin Pao sut que la discussion était terminée pour le moment et salua discrètement avant de s'en retourner à son poste.

5è flotte de Zeon, navire amiral, 15h27 GMT

Le commandant Kester Warwix lissa sa moustache entre le pouce et l'index, fixant la projection tactique sur l'écran principal.

«Cela fait beaucoup, laissa-t-il tomber avec désinvolture.

_Oui, capitaine, acquiesça le capitaine de frégate Jan-Mark Stenwick, son second. Le chiffre est estimé à un bon millier de vaisseaux.

_Quelle est l'estimation pour les premiers contacts?

_Dans moins de vingt minutes, mais il est peu probable les trois flottes placés en dehors de notre route nous attaquent dans l'immédiat.

_Evidemment, ils attendront patiemment que nous soyons passés pour nous frapper par derrière. Quelle est le contact pour le premier groupe?

_Une trentaine de minutes, commandant. D'après les observations, il s'agirait de la Cinquième flotte du vice-amiral Kasaren.

_Que préconisez-vous, amiral? demanda Warwix en se retournant vers Aurillac.

_Nous fonçons, nous n'avons guère le choix. Nous pourrions tenter d'enfoncer leurs lignes et les prendre de vitesse, mais Island Iffish n'est pas un bolide de course. La Cinquième flotte nous fait-elle face ou nous tourne-t-elle le dos?

_Elle nous fait face, amiral.

_Ce n'est pas très intelligent, remarqua Guidan. C'est peut-être une disposition idéale pour nous attaquer de front, mais à moins de faire demi-tour, ils sont condamnés à progresser à reculons, ce qui ne leur permettra jamais d'adopter une vitesse de croisière équivalente à la notre. Nous n'aurons aucun mal à les enfoncer.

_Mais c'est peut-être justement leur intention, rétorqua le vieil amiral. Faire passer, non pas nous, mais la station. La Cinquième flotte ne pourra jamais ralentir la progression d'Island Iffish, ils la laisseront donc passer. En revanche, ils peuvent stopper l'avance de l'escorte. Il leur suffirait de nous retenir pendant quelques heures, ce qui laisserait la station sans défense et à la merci d'un attaque par missiles lancée depuis la Terre.»

Une série d'explosions au loin interrompit leur colloque.

«Qu'est-ce que c'est? demanda Warwix.

_Nous recevons une transmission du ELGAYM, s'écria Stenwick. Ils viennent de se heurter à un champ de mines à deux cent soixante-treize kilomètres devant nous.

_Arrêt complet, ordonna instinctivement Warwix, machine arrière !

_Contrordre! coupa Aurillac, poursuivez la progression!

_Mais amiral, nous allons tête baissée dans...

_Et vous laisseriez la station continuer toute seule sur sa lancée? Nous pouvons nous mettre à l'arrêt complet, mais pas la station; en ralentissant, nous ferions exactement ce que la Flotte Fédérale désirerait que nous fassions. Combien de temps nous reste-t-il avant l'entrée dans le champ de mines?

_Douze minutes, amiral, répondit Guidan.

_Lancez la simulation Delta-Tango 7. Combien de temps nous faudra-t-il pour la confirmation?

_D'après la distance à l'objectif, il nous faudra six minutes avant d'avoir les premiers rapports de tir. Ça ne nous laisse que sept minutes pour les manœuvres d'évitement en cas d'échec.

_Merci, capitaine, coupa sèchement Aurillac, je sais encore compter. Laissons tomber Delta-Tango 7, faites sortir tous les MS mis sur alerte.

_Tous, amiral?

_Tous. Je veux qu'ils se placent devant chaque navire et soient prêts à couvrir tous leurs déplacements. Précisez-leur bien : ils doivent abattre toutes les mines venant à leur rencontre. Nous allons procéder selon le plan tactique Victor-Sierra 12, transmettez à toutes les unités. Que Powland et Rittenheim réduisent la vitesse d'un tiers. Je veux qu'ils se placent exactement dans le sillage d'Island Iffish; la station déblaiera ainsi pour eux le champ de mines sur son passage. Garahau et Reymond s'engouffreront à l'intérieur de la station en passant par toutes les ouvertures susceptibles de faire passer un navire, nous n'aurons pas la place de faire entrer plus de bâtiments. Ordonnez à l'avant-garde de dresser un rideau pour dissimuler nos manœuvres. Falken et moi resterons dehors derrière les miroirs pour couvrir toute l'escorte jusqu'à la sortie. Nous avons douze minutes! Guidan, a-t-on identifié les mines?

_Oui, amiral. Mines passives de types Marsouin-4B et Espadon Mark.2, mines actives de type Orque-2D. La 33è flottille dresse un rideau d'antimissiles et de leurres électroniques!

_Rapport de tir? demanda Warwix.

_Indéterminé, mon commandant. Le secteur est noyé de parasites, nous ne connaissons ni le nombre total de mines installées, ni la superficie couverte.

_Pouvons-nous disperser plus nos MS? demanda Warwix à son second.

_Oui, commandant. Mais la couverture ne pourra être assurée intégralement. Doit-on faire lancer les équipes de resserve?

_Oui, mais pas en totalité. Si nous les lançons toutes dès maintenant, il ne nous restera plus rien pour plus tard.

_Attendez, commandant, interrompit Aurillac. Enseigne, donnez-moi une projection tactique sur le moniteur trois.»

Béatrix Meinschaft obtempéra avec célérité et afficha le schéma demandé. La station figurait tel un cigare vert au milieu d'une nuée verdâtre. Les quatre groupes de combat fédéraux formaient des nuages indistincts de couleur rouge, disposés en tétraèdre par rapport à la station.

«Non, fit Aurillac, donnez m'en une plus grand. Je veux savoir où sont les flottes qui nous suivent.»

Le schéma changea de format, exécutant un travelling arrière jusqu'à englober les deux flottes sous le commandement de l'amiral Tianm.

« Nous allons déplacer certaines de nos unités des flancs vers l'avant, juste le temps de traverser le champ de mines, commença le chef de la Cinquième flotte. L'ennemi est encore assez loin sur nos arrières pour que nous puissions nous le permettre; par ailleurs, la flotte de Tianm sera obligée de contourner le champ, ce qui nous donnera un répit supplémentaire. Tant que nous sommes dans le champ, les Forces Fédérales n'oseront pas porter d'attaque directe, mais il faut s'attendre à ce qu'ils nous envoient tout leur arsenal dès que nous en serons sortis.

_Bien, amiral.»

Pesamment, les navires de l'escorte se déplacèrent aussi vite que leur permettait leur disposition afin d'obtempérer aux directives de leur commandant en chef. Bientôt, l'arrière-garde ne forma plus qu'une longue colonne continue de cinq kilomètres de diamètre, se placent dans le sillage d'Island Iffish, tandis que plusieurs de leurs unités de MS les quittaient afin de rejoindre la 33è flottille.

De leur côté, mettant les larges ouvertures pratiquées dans la coque à leur profit, les bâtiments des Quatrièmes et Sixièmes flottes s'engouffrèrent dans la station. L'ensemble de la manœuvre ne prit que treize minutes au total. L'avant-garde de l'escorte, qui avait stoppé tout mouvement entre-temps, déploya trois rideaux successifs de missiles avant d'être rejointe par le gros de la Troisième et de la Cinquième flotte.

Quelques secondes plus tard, Island Iffish faisait son entrée dans le champ de mines, emportant tout sur son passage, tel un balai monumental.

Croiseur MYCENES, 23è flottille fédérale, 15h42 GMT

Eypar Sinapus bondit de son fauteuil sous le coup de la surprise.

«Qu'est-ce que...?

_L'ennemi... La station traverse notre premier champ de mines, annonça son officier de pont d'une voix abasourdie.

_Capitaine Naomi, appela Sinapus, où est passé l'ennemi?

_Je... Nos senseurs ne repèrent plus qu'un tiers de la flotte ennemie, mon capitaine, répondit son officier en second, le reste semble avoir disparu. Selon toute probabilité, ils se sont réfugiés à l'intérieur de la station.

_Evidemment, reprit Sinapus en se calmant. C'était la seule chose à faire. A combien sont-ils du second champ?

_Sept minutes, mon capitaine.

_Mon capitaine, interrompit l'officier des communications, nous recevons une transmission du LONDON... L'amiral Rockwell nous ordonne de contre-attaquer sans délai.

_Mais l'ennemi n'a pas encore passé le troisième rideau! s'écria le capitaine de corvette Naomi.

_L'amiral veut profiter de l'avantage, fit Sinapus. L'ennemi a temporairement ralenti sa progression, ils ne peuvent pas bouger tant qu'ils sont entourés de mines, et ils s'imaginent que c'est également notre cas. Mais nos mines ont été équipées du nouveau système d'identification ami-ennemi, nous devrions pouvoir nous déplacer sans risques.

_Mais... Ce système ne devait être introduit en service que dans deux mois.

_Le Haut-commandement a écourté la période d'expérimentation, expliqua Sinapus, mal à l'aise. Les fréquences d'identification ont été décidées ce matin... Espérons que ça marchera.

_Capitaine, nous recevons des directives tactiques du LONDON. L'amiral Rockwell va lancer le plan d'attaque Beta-Reliant.

_Bien, nous allons couvrir l'avancée de la 87è flottille. Progressez sur le cap-vecteur Sigma-Delta-Bleu, orientation bâbord treize, assiette moins cinq, poussée deux tiers.

_Capitaine, nous avons ordre de déployer nos chasseurs.

_Et bien allons-y. Passez-moi le capitaine Bowing. »

L'officier des communications tapota sur quelques touches et le visage du chef du groupe aérien rattaché au MYCENES et embarqué sur le C-2316 apparut sur l'un des écrans auxiliaires.

«Bowing, j'écoute? dit-elle en ouvrant la visière de son casque.

_Capitaine, vous avez le feu vert pour le largage. Nous allons suivre le plan Beta-2 sur Sigma-Delta-Bleu. Nous avons réussi temporairement à limiter les mouvements de l'ennemi. Il n'a pas la possibilité de sortir de l'étroit couloir dans lequel nous l'avons enfermé. C'est le moment de contre-attaquer.

_A-t-on repéré leurs escadres de MS?

_Je regrette, pas à cette distance. Mais il est fort possible qu'ils soient dehors malgré le champ de mines.

_Bien compris.

_Bonne chance, capitaine.

_Vous savez bien que ça porte malheur, dit-elle en souriant.»

L'écran bascula vers une camera extérieure. Sinapus fixa l'image du Colombus dont les soutes s'ouvraient toutes grandes sous la lumière des gyrophares écarlates. Un mécanicien agita des fanions lumineux, indiquant que les préparatifs de largage étaient terminés. Sinapus hocha la tête, Naomi se pencha sur la console de l'officier des transmissions et donna l'ordre elle-même.

«MYCENES à passerelle C-2316, confirmation feu vert largage.»

Quelques kilomètres plus loin, le feu de signalisation sur la cabine de contrôle du Colombus passa de l'orange au vert. Presque aussitôt, les chasseurs furent lâchés deux par deux dans le vide avant de filer au loin dans un déchaînement de lumière.

Sinapus les regarda s'éloigner avec une pointe de culpabilité. Il envoyait ces pilotes vers une mort programmée. Ils devaient le savoir eux-mêmes mais ils n'avaient rien dit, ils s'étaient contentés de hocher la tête sombrement, posant quelques questions judicieuses et apportant quelques corrections aux plans d'attaques initiaux. Puis ils s'étaient enfermés dans un mutisme morbide jusqu'au moment du déploiement. Qu'auraient-ils pu dire, après tout? Se mutiner? Le fait de se révolter n'aurait certainement pas arrêté la station. Alors quoi? Se lamenter sur une fin proche et se lancer à corps perdu dans une rédaction testamentaire? Non, naturellement, chacun affectait une expression décontractée, niant sa propre peur et simulant un grand calme dans l'espoir que son voisin ne remarquerait rien. C'était tout simplement formidable : tout le monde se jetait de la poudre aux yeux, et personne ne semblait s'en soucier.

Croiseur ELGAYM, 33è flottille de Zeon, 15h55 GMT

« L'ennemi déploie ses chasseurs. Que faisons-nous, mon capitaine?

_Transmettez l'information au ZWARTH. Agraham, où en est le déploiement de nos MS?

_Nous avons huit sections placées devant nous, soit deux escadrilles, une à nous et une appartenant au GAYRAHM. Le reste est placé derrière de façon à ne pas gêner l'action des frégates lance-missiles.

_Je vois, acquiesça Frederik Justman. Faites avancer deux escadrilles supplémentaires pendant que nous tirons deux salves de barrage sur les chasseurs en approche. Dispersion large, mais ne gaspillez pas les munitions.

_Bien, mon capitaine.

_Entrée à porte de tir de l'ennemi dans seize secondes... Détection hostile positive sur Lima-Victor deux-sept ! Confirmation illumination, nommons raid-missiles Un sur Lima-Victor deux-sept, relèvement bâbord deux-neuf ; plus sept-zéro.

_Combien, enseigne, combien?

_Cent trente... Non, estimation présente : cent soixante-dix! Information confirmée par le GROON. Identification en cours...

_Ordonnez aux MS de s'écarter des vecteurs de tirs immédiatement ; Agraham, lancez deux salves d'anti-missiles à cinq secondes d'écart. »

625è escadrille, 62è flottille de Zeon, 16h15 GMT

Jered serrait les commandes de son MS. S'il avait retiré ses gants il aurait eu la surprise de remarquer à quel point les jointures de ses mains étaient blanches. Loin devant, les missiles fédéraux arrosaient la station, et il pouvait voir les explosions fleurir comme des champignons de lumière.

«Mon lieutenant ? demanda-t-il à bout de patience.

_Oui, Thomson?

_Quand y allons-nous ?

_Pas avant que le MIDGARD nous donne le feu vert.

_Ça fait presque une heure que nous attendons...

_Oui, mais il est encore trop tôt. Nous ne sommes pas encore sortis du troisième champ de mines. Ne soyez pas pressé de mourir.

_Bien mon lieutenant. »

L'image du lieutenant Kurtzel s'effaça sur le moniteur de communication, laissant une vague ombre grisâtre. Jered lorgna de nouveau de chaque côté de son MS et regarda les vaisseaux serrés les uns contre les autres, tels des bêtes apeurées ; ou peut-être étaient-ce des bêtes sauvages se tapissant dans l'ombre avant de bondir sur leur proie ? Quelque part sur tribord, le MIDGARD croisait en toute quiétude, entourés par ses frères. Par désœuvrement et par désespoir, Jered activa son moniteur tactique ; la station arrivait presque à la limite du champ. Comme pour confirmer son observation, le moniteur de communication s'activa sur la fréquence générale.

«De contrôle MIDGARD à tous les pilotes, tenez-vous prêts. Sortie du champ de mines dans trente secondes. Chefs de section, parés pour la dispersion. »

Une série de chiffres apparut sur la visière du casque et Jered bascula sur le mode de lancement puis sur la fréquence de réception tactique avant d'étudier scrupuleusement les instructions.

«625B, donnez votre condition, fit la voix de Kurtzel.

_Epervier Deux-un paré, répondit Jered.

_625B paré pour l'assaut, dit Kurtzel lorsque tous ses pilotes lui eurent répondu.

_De Etendart Un-zéro à Epervier Un-zéro, bien reçu.

_De contrôle MIDGARD à Epervier Un-zéro, bien reçu. Mise en attente de lancement, priorité deux-un-sept, couloir d'attente six-zéro, terminé.

_Bien reçu, contrôle MIDGARD. »

Les échanges de signaux entre navires se firent tout à coup plus intenses. Les MS placés le plus en avant larguèrent subitement leurs réservoirs pendulaires et se ruèrent vers le champ de bataille ; leur tour n'allait pas tarder non plus.

«De contrôle MIDGARD à 625è, autorisation lancement, priorité deux-un-sept confirmée, passez sur couloir de lancement cinq-zéro. Champ dégagé, vecteur d'attaque Romeo-Victor neuf-trois. Bon courage, terminé.

_De 625è à contrôle MIDGARD bien reçu, répondit Deylen Krugger. Accusons réception autorisation lancement, passons sur CL cinq-zéro ; merci. De Etendart Un-zéro à escadrille, go ! »

Les neuf MS de la 625è escadrille effectuèrent un petit écart de trajectoire pour se placer sur le couloir indiqué et se lancèrent à la suite de leur chef d'escadrille, crachant le feu par leurs tuyères. Sur son moniteur, Jered vit les navires de la flotte défiler à toute allure et disparaître vers l'arrière tandis qu'Island Iffish grossissait dans son champ de vision. L'escadrille exécuta un redressement en parfaite synchronisation avec les autres et remonta le long de l'axe de la station ; les explosions se firent plus proches, plus nettes, plus terrifiantes. Ce n'était qu'une bataille de plus, se dit Jered, il n'y avait pas de quoi s'affoler. Serrant encore plus fort les commandes, il maintint sa vitesse et sa trajectoire, ne quittant pas des yeux le diagramme tactique maintenant projeté sur le moniteur de vision principal.

«Contact dans quarante secondes, annonça Terenkova sur la fréquence de l'escadron. Chasseurs et missiles fédéraux repérés sur vecteurs multiples, attention à la prise de contact.

_Roger ! répondirent tous les pilotes de l'escadron. »

Le moniteur d'alerte se mit soudainement à hurler tandis qu'un voyant rouge s'alluma avec violence sur le moniteur principal. Un morceau d'épave fit son apparition sur l'écran, mais sa trajectoire ne coupait pas la sienne. Mais le MS de Yurika Zarken fit un brusque écart pour éviter la masse de métal qui se ruait à sa rencontre, coupant ainsi sa trajectoire. Jered eut à peine le temps de tirer sur ses commandes pour éviter la collision.

«Attention, il y a pas mal de débris qui traînent, signala Kurtzel. Essayez de ne pas trop dévier de votre trajectoire en les évitant. Zarken, Thomson, tout va bien ?

_Oui, mon lieutenant, répondirent les deux pilotes.

_Bien. Gardez les yeux ouverts. Contact imminent.

_Contact moins trente secondes, fit la voix de Terenkova. Vérification des systèmes d'armes, parés pour contact ! »

Jered parcourut les moniteurs du regard, guettant avec anxiété la moindre anomalie, la peur au ventre. Cette fois ce n'était plus comme sur la Lune, c'était du sérieux, les Fédéraux avaient organisé un comité d'accueil plutôt impressionnant. Ayant vérifié que tous ses systèmes étaient parfaitement opérationnels, Jered confirma sa condition à son chef de section avant de passer en mode de combat.

«Taïaut ! Taïaut ! beugla Terenkova sur la fréquence alors que l'escadrille pénétrait dans la zone dangereuse. Dispersion ! Dispersion immédiate ! »

Les MS rompirent la formation, brisant leur alignement artistique et s'égayant par groupes de trois. Jered suivit le lieutenant Kurtzel, Yurika sur les talons, puis ce fut la confusion la plus totale. Virevoltant dans tous les sens, les MS se frayèrent un chemin entre les chasseurs Cyberfish et les missiles ennemis dont les trajectoires étaient représentées par des lignes rouges. Une véritable symphonie de couleur fusa dans le cockpit, baignant l'étroite cabine d'une lueur sanglante et donnant à la scène un aspect presque irréel. Kurtzel se déplaçait comme une anguille, Jered tenta de maintenir la trajectoire mais un signal lui indiqua que Yurika avait déjà décroché.

«Lieutenant ! appela-t-il.

_Je sais ! Rompez la section et occupez-vous d'elle ! »

Jered vira de bord, exécutant un virage de cent quatre-vingts degrés et chercha la balise de son ailier. Avant même qu'il ait pu rétablir sa trajectoire, le signal d'alerte l'avertit de l'approche d'un missile. Pris de court, Jered fit demi-tour sur place, canon braqué, et tourna la tête dans toutes les directions en lâchant une bordée de projectiles. Le canon suivit les mouvements de sa tête et balaya partout où se posait son regard, mais rien. Quelque part sur sa gauche, une lueur s'approcha de lui à une vitesse terrifiante mais aucun obus ne le toucha. Le Zaku se mit à danser à reculons, lâchant deux puis trois leurres thermiques ; au moment où le missile arrivait sur lui, le MS en lâcha un quatrième avant de faire une pirouette. Le missile passa à toute vitesse, frôlant la tête du Zaku. Mais un Cyberfish se présenta presque aussitôt derrière, crachant par ses mitrailleuses de bord. Jered esquiva, dégaina sa hache puis se jeta sur le chasseur fédéral en rugissant.

4è flotte fédérale, navire amiral, 17h02 GMT

Tianm ferma deux des quatre fenêtres sur son moniteur et étudia le déroulement de la bataille sur la plan général. La flotte ennemie avait enfoncé les trois champs de mines sans difficultés apparentes, utilisant la station comme déblayeuse ; la Cinquième Flotte faisait écran, face à elle, progressant à reculons tandis que les trois autres formations assaillaient les arrières de l'escorte. A présent, la flotte de Kasaren avait amorcé un lent mouvement giratoire vers la droite, tandis que Rockwell, Nakamoto et Delgado entamaient un mouvement similaire chacun de leur côté.

«La voie est libre, amiral, fit l'officier de pont.

_Merci, capitaine. Virez de bord sur bâbord quatre-sept.

_Amiral ! Nous... Nous devrions continuer tout droit. Island Iffish a ouvert une brèche suffisamment importante dans le champ de mines pour que nous puissions le traverser sans risque.

_Capitaine, c'est l'ennemi qui vient de passer devant nous. Qui peut nous garantir qu'ils n'ont pas laissé derrière eux d'autres mines, à savoir les leurs ?

_Mais les mines déployées par la Deuxième flotte couvrent une très large superficie, nous mettrons des heures à les contourner.

_C'est un risque à prendre. Nous ne pouvons pas nous amuser à partir à la pèche aux mines ; nous l'avons déjà fait une fois, mais nous n'en avons plus les moyens. Commandant Cheung, répétez l'ordre de virer sur bâbord quatre-sept.

_A vos ordres. »

Richard M'Belenka refréna un geste d'exaspération mais transmit l'ordre conformément aux desseins de l'amiral. Peu à peu, les vaisseaux s'écartèrent de leur trajectoire pour contourner l'obstacle tandis que loin devant eux, la bataille continuait de faire rage.

Croiseur SYLPHID, 62è flottille de Zeon, 18h46 GMT

Les MS revenaient par petits groupes vers leurs navires d'attache respectifs afin de faire le plein de munitions. Quelques escadrilles restaient en retrait pour couvrir les opérations d'appontage, mais après deux heures de combat, les pilotes espéraient pouvoir prendre un peu de repos, d'autant plus qu'ils venaient de repousser la dernière vague de chasseurs fédéraux.

Cette fois, la confrontation avait été moins contraignante que sur la Lune, et les pilotes avaient pu à nouveau exploiter au maximum les capacités de leurs engins. Ils avaient repoussé deux, puis trois vagues de chasseurs, intercepté quatre vagues de missiles, détruit deux croiseurs lors d'incursions avancées. Mais le rayon d'action accordé par l'état-major était trop réduit, ils avaient l'impression d'évoluer à l'intérieur d'une boîte hermétiquement close : ils n'avaient pas le droit de s'éloigner d'Island Iffish de plus de deux cents kilomètres ! Ce n'était plus comme pour la Dixième flotte fédérale, où ils avaient suffisamment de champ et de temps pour se permettre de dégarnir les flancs de la station. Ils avaient maintenant non une mais quatre flottes qui les cernaient de tous parts.

Impossibilité de se mouvoir en laissant la station derrière, impossibilité de rester immobile alors que celle-ci continuait de progresser. Impossibilité de poursuivre l'ennemi comme de fuir l'affrontement. La limitation des options se ressentait auprès de l'état-major, car la succession des ordres n'avait pas été toujours très cohérente, comme si l'amiral Aurillac hésitait entre la contre-attaque et la tempérance. Frustrés, les pilotes étaient souvent obligés de laisser fuir l'ennemi alors que quelques kilomètres de plus auraient suffi pour l'éliminer. La Flotte Fédérale n'avait pas mis beaucoup de temps pour déceler cette faiblesse et depuis trois heures, ils jouaient au chat et à la souris ; chacun poursuivant l'autre à tour de rôle dans les limites d'un ring imaginaire de plusieurs milliers de kilomètres cube.

«Mon capitaine, appela l'officier de quart. Nouveau contact sur Victor-Sierra deux-sept... Relèvement plus huit-neuf, bâbord un-deux-zero. Quatrieme vague de chasseurs fédéraux en progression, précédée par trois vagues de missiles ! Nombre inconnu !

_Où est passée notre couverture ? cria Greyevski.

_La... La 64è flottille ne se trouve pas sur sa position, elle est à tribord trois-six, mon capitaine. Notre couverture supérieure est complètement dégarnie !

_Servants, illumination et feu à volonté ! Dispersion sur Victor-Sierra...

_Impossible, mon capitaine, nous avons des MS au décollage et à l'appontage, ils sont dans notre ligne de mire !

_Peut-on envoyer les missiles les contourner ?

_Négatif, on n'a pas le temps de programmer les missiles.

_C'est bien le moment ! Dites à Forrest de dégager, qu'il revienne plus tard ! Combien de temps jusqu'à l'impact ?

_Cinquante-sept secondes !

_A-t-on le temps de tirer quoique ce soit, capitaine ?

_Juste quelques leurres, mon capitaine, répondit Jester.

_Merci. Transmettez à tout l'équipage : parés pour impact !

_A tout l'équipage, répéta l'officier de pont, parés pour impact ! Impact missiles dans quarante-huit secondes ! »

Les missiles s'abattirent sur la formation comme une pluie fine, arrosant la flottille comme des petites gouttelettes d'argent empanachées de flammes. Les gouttelettes se transformèrent en lances de feu, embrasant et transperçant les navires qu'ils touchèrent. Le SYLPHID fut lui-même touché par un missile ; le vaisseau oscilla sous l'impact mais n'en continua pas moins sa course.

«Jester ! Rapport !

_Flanc tribord touché aux sections G et H sur les ponts trois et quatre. Dégâts mineurs, les rapports détaillés arrivent. On nous signale que trois de nos MS d'accompagnement sont allés au tapis.

_Combien ont été perdus au total ?

_Douze, mon capitaine.

_Douze ? Tant que ca ?

_Le capitaine Forrest vous demande sur le canal sept.

_Passez-le-moi. Ici Greyevski.

_Capitaine, je demande la permission d'apponter d'urgence. Mes MS sont tous désarmés, nous sommes à bout !

_Nous ne pouvons pas vous laisser apponter maintenant ; vous exposez nos bâtiments au feu de l'ennemi ; les Feds n'attendent que ça pour nous descendre. Ecartez-vous de notre ligne de mire et laissez-nous les repousser avant d'apponter.

_Capitaine ! Mes hommes sont aussi à la merci des chasseurs fédéraux, sans espoir de répliquer ! Nous risquons l'annihilation !

_Et à quoi sert un MS qui a perdu son navire d'attache, monsieur ? Comment vous débrouillerez-vous s'il ne reste plus aucun navire pour vous repêcher, hein ? »

Forrest jura entre ses dents, mais Greyesvki avait raison. Un MS sans support logistique n'était rien.

«Les MS de réserves sont lâchés en ce moment même, reprit-elle, laissez-leur l'interception de la prochaine vague.

_Et nous ?

_Tout dépend de ce qui se passera dans les dix minutes qui vont suivre. Nous ne pouvons pas les larguer et vous récupérer en même temps ; placez-vous en retrait et attendez le feu vert pour le rapatriement, nous lancerons une fusée de signalisation.

_Bien mon capitaine. »

Le commandant de bord du SYLPHID se retourna vers son officier en second.

«Jester, poursuivez le lancement de l'escadrille de réserve. Sitôt le largage terminé, lancez une vague de missiles et rapatriez les MS qui en ont le plus besoin en priorité. Quel est l'état de la flottille ?

_Le SKULD et le LEPRACHAURN ont été touchés, dégâts mineurs. L'ASTRID se retire de la première ligne vers la deuxième. Nous avons trente-neuf MS dehors dont vingt-deux à rapatrier d'urgence.

_La 64è flottille modifie sa position pour se replacer sur le front supérieur, mon capitaine, annonça l'officier de contrôle.

_Passez-moi le commandant du SKIDBLADNIR !

_Bien mon capitaine. Mon capitaine, le SKIDBLADNIR nous annonce que le commandant Rudyard vient de mourir, le commandement a été transféré au lieutenant Stratton.

_Stratton ? Qui est-ce ? Où est le capitaine El-Jaber ?

_Le manifeste de l'équipage liste le lieutenant Stratton comme navigateur, habilitation officier de quart, répondit Jester en consultant son ordinateur. Le capitaine El-Jaber est également sur la liste des pertes.

_Navigateur ? On ne peut pas lui laisser le commandement de la flottille ; contactez le SLEIPNIR, il faut transférer le vaisseau de commandement de toute urgence !

_Bien mon capitaine. »

6è flotte de Zeon, navire amiral 19h51

Powland se pencha vers la table et étudia le schéma que lui présentait son chef d'état-major.

«L'ennemi a temporairement cessé de nous attaquer et a adopté pour le moment la position suivante. Ils possèdent toujours la supériorité numérique et ils en profitent. Ils savent que nous sommes obligés de permuter nos effectifs à tour de rôle, et que contrairement à eux, nous sommes temporairement mais brièvement à découvert. C'est le moment qu'ils choisissent pour envoyer leurs vagues de chasseurs, de préférence par l'arrière et par-dessous.

_Parce que c'est le point faible de nos navires, n'est-ce pas ?

_Oui amiral. Les chasseurs effectuent une passe, et une seule à vitesse maximale, à la verticale de nos flottilles. Généralement, nos MS n'ont presque pas le temps de réagir, et quand ils le font, une autre vague survient de la direction opposée. Cette tactique est payante, et nous avons déjà perdu quinze bâtiments.

_N'avons nous aucun moyen de parer à cette menace ?

_Pas avec les limitations que l'amiral Aurillac nous a imposé, répondit Jezn Sigwald. Si vous voulez qu'on les élimine, il faut nous laisser courir derrière eux.

_Nous ne pouvons pas, capitaine. Si nous envoyons ne serait-ce que la moitié de nos effectifs pour tenter de briser l'encerclement et poursuivre l'une de leur flottes, les autres n'attendront pas notre retour pour éliminer le reste de l'escorte. Ironiquement, c'est l'ennemi qui garde l'avantage de la mobilité pour le moment. Nous devons trouver un moyen de démanteler leur dispositif. Est-ce que les mines ont donné quelque chose ?

_Négatif amiral, répondit le capitaine de corvette Diego Braxen. Leurs vaisseaux passent hors de portée de nos mines actives.

_Nous devrions laisser tomber cette approche amiral, poursuivit Jennifer Ketlik. Leur point faible est la flotte qui se trouve devant nous. Elle est la plus mal placée des quatre et possède la plus mauvaise mobilité, parce qu'obligée de se déplacer à reculons. Si nous devons contre-attaquer, ce sera de ce côté.

_Merci capitaine, mais nous jouerions le jeu de l'ennemi. C'est la démarche la plus logique, donc prévisible ; les Fédéraux ont du élaborer une contre-attaque. Il nous faut trouver autre chose.

_Mais amiral, nous subissons les assauts permanents de deux flottes au moins ; nous avons déjà assez de mal à les contenir, une contre-attaque est impensable. La Quatrieme flotte a elle-même fait quelques tentatives mais à chaque fois ses mouvements ont été stoppés par une force bien supérieure. Au vu de la situation actuelle, nous ne pouvons pas espérer sortir de notre position défensive sans bouleverser les conditions stratégiques.

_Quel pourcentage des effectifs en pilotes avons-nous engagés ?

_Nous en sommes à soixante-dix pour cent, amiral.

_Pouvons-nous en engager plus ?

_A ce stade de l'operation, ce serait dangereux, amiral. Nous perdrions la réserve.

_Alors nous allons allonger la période d'activité de nos pilotes en rognant sur leurs heures de sommeil. Nous disposerons ainsi de plus de pilotes par rotation. Je laisse le choix des drogues à la discrétion des médecins de bord.

_Amiral, fit Satori à voix basse en se penchant vers lui. Les unités utilisent déjà des drogues de façon régulière, certaines ont même déjà atteint le seuil de tolérance.

_Nous n'avons pas le choix, enseigne. Capitaine Ketlik, dispatchez les ordres. Dès que nous aurons réactivé assez de pilotes, nous lancerons une contre-attaque.

_Amiral ?

_Nous devons contre-attaquer maintenant, pendant que nous en avons encore la possibilité. L'ennemi s'est lancé dans une bataille d'usure dont il sortira immanquablement vainqueur, à moins que nous puissions renverser l'ordre des choses avant que le déséquilibre ne devienne trop important.

_Mais les ordres de l'amiral Aurillac stipulent...

_Je connais les ordres, capitaine. Laissez-moi négocier ça auprès de lui. Pour le moment, remorquez tous les navires qui ne sont plus en état de naviguer et tractez-moi également quelques épaves fédérales sur le chemin. Dès que j'ai l'aval de l'amiral en chef, je vous communiquerais mon plan de bataille. A partir de ce moment, vous aurez trois heures pour la mise en place ; c'est le temps minimum pour programmer les hommes par hypnopédie et préparer le matériel.

_Quel sera l'objectif, amiral ?

_Prendre l'ennemi à revers. Il y a un moyen. J'aurais préféré pouvoir harceler l'ennemi de façon continue, mais ça ne sera pas possible ; cette tactique ne marchera qu'une fois.

_Bien, amiral. »

Powland congédia ses officiers qui se retirèrent tous de la salle de briefing, sauf son aide de camp.

«Vous n'êtes pas d'accord, enseigne, je me trompe ?

_Vous poussez nos pilotes trop loin, amiral.

_Ils sont entraînés pour ca.

_Psychologiquement, oui. Mais physiquement? Nous ignorons quels peuvent être les effets secondaires d'une utilisation intensive des drogues sur une aussi longue durée. Nous risquons de les tuer.

_Tant bien les perdrions-nous que cela représenterait un maigre sacrifice si cela doit nous apporter la victoire.

_Vous ne pensez pas ce que vous dites ! protesta Alexendra.

_Bien sur que non ! rétorqua Powland avec violence. J'ai moi-même un membre de ma famille parmi les pilotes de MS ! Mais ce sont là les paroles du baron Gihren lui-même. Et il à raison.

_Gihren Zabi parle comme si les hommes n'étaient que des pions.

_C'est le cas. Les soldats ne sont que de simples pions sur un échiquier ; en fait, la victoire sur l'ennemi prime sur tout le reste, quelqu'un soit le prix.

_Qui... Qui donc est ce membre de votre famille ?

_Mon neveu, Jered. Vous devez le connaître.

_Jered ? hoqueta la jeune femme. Je ne savais même pas qu'il s'était engagé ! Que fait-il dans l'astronavale ? Où est-il ?

_Je n'en sais rien... Sans doute quelque part là-bas. » termina-t-il en désignant les lueurs de la bataille, loin devant lui.

Astroport de Paris-Roissy Charles de Gaulle, Terre, 8 janvier, 21h25 heure locale, 20h25 GMT

Les onze véhicules composant l'escorte militaire stoppèrent sur la piste et se déployèrent autour du point de parking. Les gardes en uniforme de parade en descendirent et s'alignèrent à leur tour sous la lumière des projecteurs. Lorsque l'avion officiel s'immobilisa cinq minutes plus tard, un épais tapis rouge avait été déroulé au pied de l'escalier mobile ; formant une haie de part et d'autre, les gardes étaient au garde-à-vous, arme sur l'épaule malgré la pluie battante. Le froid cinglait leur visages tandis que leurs manteaux alourdis par l'eau ruisselante claquaient sous les rafales de vent. Pas d'orchestre, pas de représentants gouvernementaux, juste quelques officiers impassibles et rigides comme des blocs de glace.

«Qui est-ce ? demanda Reika Talbo en regardant les hommes en uniforme descendre lentement la passerelle.

_Des huiles de Jabrow. Qui fuient Jabrow plutôt, rectifia aussitôt Gérard Lin Pao.

_Qu'est-ce qu'ils font à Paris ?

_J'en sais rien. Peut-être une escale avant de regagner le Plateau d'Albion ou le quartier général de Dublin en Irlande. »

Un mouvement sur la piste interrompit leur conversation. Un autre véhicule officiel déboucha de l'extrémité du périmètre de sécurité, gyrophares allumés, et s'approcha de l'avion sous l'œil avisé des gardes. Le véhicule s'arrêta à une vingtaine de mètres de l'avion et un officier subalterne en sortit, suivi d'un garde, et se présenta devant l'officier supérieur qui attendait au bas de l'escalier mobile. Ce dernier prit la missive des mains du messager, le congédia, puis s'avança au devant des passagers qui descendaient les dernières marches.

«Mes respects amiral, salua-t-il en se mettant au garde-à-vous, je suis le colonel Rodrig N'Guyen. Nous venons de recevoir les derniers nouvelles de l'amiral Rockwell, dit-il en lui tendant une dépêche. »

Maximilien Kessling prit le papier qu'il lui tendait et lut attentivement avant de le transmettre à son chef d'état-major.

«La situation semble être sous contrôle, commenta ce dernier. De quand datent ces informations ?

_Nous avons fini de les décoder il y a tout juste un quart d'heure, répondit N'Guyen, mais ces informations ne doivent pas dater de plus de deux heures.

_Pensez-vous que nous pouvons nous fier à cela ? demanda Kessling en se retournant vers Estevar. L'amiral Rockwell me semble un peu trop optimiste à mon goût.

_Je n'en sais rien, amiral, répondit celui-ci. Il me faudra analyser les informations en détail.

_Amiral, fit son aide de camp. Vous serez mieux dans la voiture.

La pluie se fait plus intense.

_Vous avez raison, capitaine. Colonel N'Guyen, montez avec nous dans la voiture. Y a-t-il une ligne directe avec le Plateau ?

_Oui amiral. Nous avons une liaison radio sécurisée avec le PC dans la voiture.

_Parfait, vous me mettrez au courant de tous les détails qui ont pu être occultés dans ce rapport. Dans combien de temps serons-nous au Bourget ?

_Dans une demi-heure, amiral.

_Bien. Allons-y. »

N'Guyen salua et précéda la petite délégation jusqu'aux trois voitures blindées dans lesquels s'engouffrèrent les officiers venus de Jabrow. Kessling et Eestevar prirent place face à N'Guyen tandis que le capitaine Arlington prenait place à côté du chauffeur. Dès que les portières furent fermées, les gardes embarquèrent à bord des véhicules blindés et les trois voitures se mirent en branle, accompagnées de leur escorte.

«L'escorte n'est-elle pas un peu trop voyante ? demanda Estevar.

_En effet, colonel, mais elle est suffisamment dissuasive pour que quelqu'un ose s'attaquer à nous.

_Comment est la situation ici ? demanda Kessling, soucieux.

_La population est nerveuse. Le gouverneur à fait évacuer toute la côte atlantique et nous devons également accueillir des ressortissants anglais et irlandais. Les experts doutent que les raz-de-marée parviennent aussi loin, mais les civils n'écoutent qu'une seule voix, celle de la peur.

_Passons. Quelles sont exactement les nouvelles du front ?

_L'amiral Rockwell a lancé l'assaut selon le plan prévu. Il escompte affaiblir suffisamment l'escorte pour parvenir ensuite à détourner son attention lorsqu'il enverra des commandos s'infiltrer sur la station.

_A-t-on reçu une confirmation que les moteurs de la station sont toujours opérationnel ? demanda Estevar.

_A vrai dire... Aucune de source officielle. Les moteurs de ce type de station ont été démantelés il y a une vingtaine d'années, mais nous avons observé Zeon effectuer des corrections de trajectoire avec ; nous pensons qu'ils ont pu les réactiver.

_Poursuivez, ordonna Kessling.

_Bien amiral. Les quatre flottes ont adopté la disposition optimale révélée par les simulations et ont commencé le harcèlement de la flotte rebelle. Les attaques s'effectuent principalement au moyen des chasseurs et des missiles longue portée ; peu de nos vaisseaux se risquent à affronter directement l'ennemi, la plupart des nôtres se retirent bien avant pour décourager toute tentative de poursuite. A ce sujet, le vice-amiral Kasaren nous a fait remarquer que les forces adverses restent confinés dans les limites d'une «boîte» dont ils ne sortent pour ainsi dire presque pas. Nous essayons d'exploiter cette faiblesse à notre avantage.

_Quels sont les résultats pour le moment ?

_Les résultats sont positifs, amiral. Les derniers flashs en provenance de la Deuxième flotte indiquaient une situation parfaitement maîtrisée. Nos pilotes ont élaboré une tactique pour éviter leurs MS et enregistrent des scores très satisfaisant sur les bâtiments ennemis.

_Des pertes ?

_Elles sont pour l'instant négligeables.

_Parce que l'ennemi reste pour l'instant cantonné sur une position défensive, argua Estevar. »

N'Guyen jeta sur le chef d'état-major un regard de travers, l'air à la fois profondément surpris et irrité. Estevar fit mine de l'ignorer et se plongea dans l'étude des derniers rapports.

«Zeon a lancé une flotte quasi intacte sur nos arrières, expliqua Kessling. Lorsque cette formation ralliera la station, et d'après les dernières observations elle le fera sous peu, nous serons pris entre deux feux. Il nous sera alors impossible de diviser nos forces pour faire face sur les deux fronts, car l'ennemi aura l'avantage tactique et stratégique. Numériquement, leurs vecteurs mobiles seront supérieurs aux nôtres et constitueront la principale menace pour nos navires... Tianm doit le savoir, il doit même pouvoir sentir leur souffle sur sa nuque, mais Rockwell ne voit rien, son horizon est bloqué par la station. Etes-vous parvenus à contacter la Deuxième flotte de votre côté ?

_Négatif, amiral. Nous avons le même problème que vous. La flotte est en déplacement constant, ce qui élimine toute possibilité de communication laser à moins d'arroser toute la zone, auquel cas l'ennemi pourrait intercepter la communication. Nous pouvons essayer les micro-ondes mais l'intégrité du message ne pourra être garantie. Le général Gomez pense que la meilleure solution consiste à lancer un satellite de communication à partir de Baïkonour.

_Non, ce serait une perte de temps. L'orbite n'a pas encore été nettoyée, Zeon a toujours la capacité d'abattre tous les satellites que nous pourrions lancer... »

Kessling soupira malgré lui et se laissa aller sur la banquette, jetant un regard sur les arbres qui défilaient de chaque côté de la route, fugitivement éclairés par les phares avant d'être de nouveau absorbés par la nuit. L'escorte bifurqua bientôt sur la gauche et emprunta la Nationale 17 en direction du Bourget.