CHAPITRE 21
5è flotte de Zeon, navire amiral, 8
janvier, 21h05 GMT
Aurillac appuya son menton sur son poing fermé et considéra son vis-à-vis
avec gravité.
« Vous n'êtes pas sérieux, Mark. Ce que vous proposez peut très
bien nous mener à notre perte. Si les Forces Fédérales découvrent notre
ruse, nous perdrons des unités dont nous ne pourrons nous passer.
_Je
comprends bien, amiral, répondit Powland. Mais la situation exige que nous
sortions de notre réserve pour aller houspiller un peu l'ennemi. Si mon plan
aboutit, l'ennemi sera obligé de battre en retraite pour réorganiser sa
formation ; c'est le répit dont nous avons besoin nous-mêmes afin de réorganiser
nos rangs. C'est le seul moyen que nous ayons pour briser l'encerclement.
_Vous
exagérez, ce n'est pas le seul moyen. Nous pouvons concentrer nos actions vers
le point faible du dispositif ennemi, l'avant, ce qui est tactiquement moins
risqué. Notre avant-garde serait rejointe par l'escorte, bénéficiant ainsi
d'un soutien logistique non négligeable. D'après ce que vous proposez, votre
corps d'intervention sera laissé à la traîne pratiquement sans espoir de
pouvoir rejoindre la flotte principale.
_Il
y a toujours la flotte de l'amiral Hazawell.
_Rien
ne vous garantit qu'il aura la possibilité de les recueillir, argua l'amiral en
chef. D'ailleurs, nous n'avons toujours pas pu établir le contact avec la Huitième
flotte.
_Amiral,
ma proposition est la meilleure que vous puissiez obtenir dans l'immédiat. Il
nous faut répliquer tant que nous en avons encore la possibilité, après il
sera trop tard. »
Aurillac se redressa, dubitatif. Indécis, il chercha ses mots pour
tenter de contre-argumenter mais se rendit compte que Powland avait raison. Ils
ne pouvaient pas espérer tenir indéfiniment une position résolument défensive
; il leur fallait contre-attaquer au plus tôt. Pourquoi était-il donc si réticent,
alors ? Peut-être avait-il peur de prendre des risques, où peut-être même,
de prendre trop de risques. Il savait que l'Operation British mettait sa carrière
en jeu, mais n'était-ce pas le cas de tous ? Mais peut-être qu'au fond, cela
n'avait aucune importance. La réussite ou l'échec de l'operation ne
changerait rien pour lui.
Dans ce cas, pourquoi s'en faire ?
Parce qu'il aimait cette armée, tout simplement ! Il l'avait vu naître,
il avait vu les hommes qui la dirigeaient s'engager, mûrir puis commander
d'autres engagés qui mûrissaient à leur tour pour former une nouvelle génération
d'officiers. Il ne pourrait jamais supporter de voir cette armée annihilée
dans un embrasement général dont il serait le principal artisan. Mais le
commandant en chef de la Sixième flotte avait raison.
« Bon, d'accord, laissa-t-il tomber. Vous avez carte blanche. »
Powland
coupa la communication après avoir salué son supérieur et se retourna,
satisfait, vers son chef d'état-major.
« L'amiral Aurillac serait contrarié s'il savait que vous avez entamé
les préparatifs de cette opération sans son accord.
_Mais
l'amiral n'en saura jamais rien, rétorqua Powland avec un sourire en coin. Où
en sommes-nous avec les préparatifs ?
_Terminés
à quatre-vingts pour cent. Nous disposons de trois escadrons, c'est tout ce que
nous avons pu réunir sans dégarnir complètement notre défense. Nous avons également
tracté selon vos directives cent trente-huit épaves de tous genres et de
toutes tailles prêtes à être disséminées. Attendez... On me fait savoir que
les pilotes viennent de sortir de briefing et seront prêts à décoller dans
cinq à dix minutes.
_Mouvements
de l'ennemi ?
_Rien
pour le moment. Ils n'ont intenté aucune action contre nous depuis une
demi-heure. Les sondes automatiques de la Quatrieme flotte continuent de
surveiller les mouvements de l'ennemi. La Cinquième flotte nous rapporte
quelques escarmouches épisodiques mais la tendance du moment est au retrait et
au regroupement.
_Merci,
capitaine. Dès que nos préparatifs seront terminés, contactez-moi l'amirale
Rittenheim. Où en est la Huitième flotte ?
_Négatif,
amiral. La Quatrième flotte fédérale a dispersé beaucoup de leurres et son
brouillage est trop intense pour que nous puissions localiser la flotte de
l'amiral Hazawell avec précision. Nos simulations la situent en ce moment à
quatre où cinq heures derrière nous, mais nous pouvons nous tromper à deux ou
trois heures près.
_C'est
vraiment trop imprécis.
_Je
suis désolée, amiral.
_Peu
importe. Lieutenant, branchez-moi le canal soixante-sept sur le moniteur trois ;
je veux voir les pilotes décoller. A ce propos, où en est la 625e escadrille ?
_625è
escadrille sur moniteur trois, amiral. L'unité du capitaine Krugger achève
ses préparatifs de largage ; elle a le numéro d'ordre quatre.
_Merci,
capitaine. Enseigne, vous allez bien ? »
Alexendra sursauta malgré elle. La jeune femme fit un signe de dénégation
pour signifier que tout allait bien mais ne put se résigner à jeter un regard
vers le moniteur trois ou, justement, les MS de la 625è escadrille achevaient
leurs préparatifs.
Croiseur MIDGARD, 62è flottille de
Zeon, 21h12 GMT
Scott Dariun regarda le dernier des MS se détacher du grappin de largage
et se retourna vers le hangar en poussant un grand soupir. Ça lui faisait le même
effet à chaque sortie, il ne s'habituerait jamais à la vue du hangar vide ; il
avait l'impression d'un manque, et cette impression était renforcée par une
certitude : ils ne reviendraient pas tous, encore une fois. Le mécanicien en
chef du MIDGARD soupira de nouveau, persuadé que personne ne l'entendait et
ramena vers lui sa trousse à outils en tirant sur la corde qui la rattachait à
sa combinaison. Partout autour de lui, son équipe en faisait autant, déplaçant
les conteneurs vides vers les aires de parcage, rangeant les appareils de
servitude et pliant les plates-formes de maintenance.
Un signal lumineux sur sa montre-communicateur attira son attention, lui
indiquant un appel entrant de nature personnelle. Dariun appuya sur le bouton
d'accusé réception puis se dirigea vers un Interphone pour y composa le numéro
affiché d'appel.
«Bonjour Scotty, ici Schneider.
_Mon
capitaine.
_J'ai
cru comprendre que vous avez fait des difficultés pour autoriser le décollage
?
_Evidemment,
vous avez vu dans quel état sont mes MS ? On dirait des passoires, et vous
voulez qu'on fasse voler nos pilotes là-dedans ? Vous rigolez, mon capitaine.
_Vous
avez pourtant reçu tout le matériel dont vous aviez besoin.
_Le
matériel, oui, mais pas le temps pour les greffer sur mes MS. Combien de temps
pensez-vous qu'il nous faut passer dessus pour les faire voler ne serait-ce
qu'une heure ? Douze heures ! Douze heures de maintenance pour une heure de vol.
C'est ce qu'il nous faudrait pour pouvoir vous donner des MS en parfait état de
vol.
_Mais
vous ne disposez pas de douze heures, rétorqua Schneider avec un grand sourire
entendu, sachant que son mécanicien en chef avait toujours tendance à exagérer
un peu.
_Evidemment
non. On a eu à peine quatre heures et demie depuis le retour de la précédente
sortie. Que voulez-vous que nous fassions en si peu de temps, je vous le demande
? Réparer deux trois trucs par-ci et par-là, découper, coller, mastiquer ;
c'est pas de la maquette plastique ! C'est fragile, un MS, ça nécessite
beaucoup plus d'attention. Et puis... Mes mécanos sont au bout du rouleau.
_Mais
je sais que vous faites ce que vous pouvez. Sincèrement, quel est l'état
exact de nos MS ?
_Sur
les neuf que nous avons à bord, deux sont hors d'usage et nous servent de
sources pour pièces détachées, trois sont dans un état critique et les
autres volent de bric et de broc sauf un...
_Sauf
un ? C'est à dire ?
_Il
s'agit du MS de Thomson. Il y a quelque chose qui me chiffonne. En dehors des vérifications
d'usage et des impacts de micrométéorites, je n'ai jamais rien à faire
dessus.
_Et
alors ? Ça prouve que vous vous en occupez bien et qu'il en prend également
soin.
_Je
me suis mal exprimé, mon capitaine. Depuis que Thomson est revenu sur le
MIDGARD, je n'ai pas eu une seule réparation à faire sur son MS. Son appareil
n'a pas pris un seul coup !
_Pas
un seul ? Vous êtes bien sûr ? demanda Schneider, intrigué.
_Il
n'a pas été touché une seule fois !
_Ce
n'est pas possible. C'est statistiquement impossible.
_Je
sais, mais les chiffres sont là, je peux vous envoyer mes fichiers.
_C'est
sûrement une coïncidence.
_Vous
savez, mon capitaine, je ne crois pas trop aux coïncidences. J'ai un camarade
de promotion sur le ZWARTH. Il paraît qu'ils ont aussi un pilote du tonnerre,
un certain sous-lieutenant Char Aznable, de la 31è escadre de chasse. Non
seulement il n'a pas été touché une seule fois, mais en plus il aligne déjà
un palmarès impressionnant.
_Nos
pilotes sont tous exceptionnels.
_Mon
capitaine, vous savez bien que ça, c'est juste de la propagande. Nos pilotes
sont très bons, d'accord, mais des pilotes vraiment exceptionnels, nous n'en
avons pas des régiments entiers. Mon capitaine... Est-ce que vous avez déjà
entendu parler des New-Types ?
_Bien
sûr, j'ai étudié le Contolisme à l'Académie, mais les New-Types... Ce ne
sont que des racontars de bonnes femmes. Vous n'allez pas me dire que Thomson ou
Aznable pourraient en être, quand même ? Si ça existait, ça se saurait
et ça se verrait comme le nez au milieu de la figure. Les New-Types n'apparaîtront
pas encore sur l'échelle de l'évolution avant quelques bons millions
d'années.
_Ecoutez,
mon capitaine, ces histoires de New-Types, c'est trop compliqué pour moi, mais
Zeon Daikun n'avait pas dit que l'évolution de l'homme serait plus rapide
dans l'espace ?
_Ce
n'est pas tout à fait exact. Il a dit que l'évolution de l'Homme dans
l'espace pourrait connaître une croissance exponentielle, et que les New-Types
pourraient être les premiers à être adaptés à la vie en milieu spatial et
pourraient être les précurseurs d'une nouvelle race destinée, selon lui, à
supplanter l'homo sapiens sapientis. Il y a beaucoup de «pourraient »
dans ce discours, mais je vous rappelle que cela reste de l'hypothétique ;
c'est de la masturbation intellectuelle.
_Mais
ce sont quand même des surhommes.
_Non,
ce ne seront pas des surhommes, c'est un préjugé très répandu mais inexact.
Les New-Types ne seront pas des surhommes ; Daikun prétendait qu'ils auraient
sans doute une appréhension plus complexe et plus approfondie du milieu
spatial. Ce ne seront pas des surhommes dotés de super pouvoirs.
_Pourtant...
_Je
comprends ce que vous ressentez. L'homo sapiens supplanté par une nouvelle race
alors qu'il vient à peine de s'élancer dans l'espace et qu'il n'a pas encore
eu le temps de faire ses preuves, ça paraît brusque et terriblement injuste,
voire même effrayant. Mais Daikun lui-même n'a jamais pu prédire la date
d'apparition de tels êtres, alors pourquoi se poser des questions ? De toute façon,
je ne pense pas qu'il nous sera donné de trancher sur le problème ; nous ne
verrons jamais les New-Types apparaître de notre vivant. »
Dariun hocha la tête mais son expression demeura tout de même perplexe.
En trente ans de carrière il n'avait jamais vu un appareil revenir dans un état
presque aussi parfait qu'à son départ. C'était mécaniquement et
humainement impossible. Pour sa part, peu importait qu'ils eussent correspondu
à la définition donnée par Zeon Daikun ou non, les New-Types n'étaient pas
un mythe mais une réalité. Dariun prétexta un travail urgent pour écourter
la discussion et coupa la communication en se promettant qu'il en parlerait à
Astonage Medosso, son collègue du ZWARTH.
Croiseur TRIESTE, 48è flottille fédérale,
21h26 GMT
Le voyant d'alerte se mit à clignoter avec insistance sur le pupitre de
l'officier de surveillance. Les senseurs avaient repéré des objets en approche
; l'ordinateur de bord étudia les premiers relevés, activa de nouveaux
senseurs afin de compléter son analyse puis livra ses conclusions sur le
moniteur de l'enseigne Helen Tarsis alors même qu'une transmission s'affichait
dans une autre fenêtre.
« Rapport du LEIPZIG, annonça cette dernière. Traversons obstacles sur
trajectoire en nombre important. Information confirmée par nos senseurs,
commandant. Vitesse inertielle quasi-nulle, faible signature infrarouge.
Composition : épaves d'origines diverses à quatre-vingt-sept pour cent.
_Encore
? demanda Marineris. A-t-on détecté des mines ?
_Négatif,
commandant.
_Mmh...
Des traces de vie ?
_Le
LEIPZIG ne précise pas. Leurs relevés sont imparfaits mais il est possible
qu'il reste des survivants ; les probabilités sont estimées à trente-deux
pour cent.
_Nombre
exact et dispersion ? demanda Korolev a son tour.
_Trois
cent cinquante-sept sur cinquante kilomètres cube.
_C'est
beaucoup trop vaste pour que nous puissions lancer une opération de sauvetage,
fit Korolev en se retournant vers son supérieur. C'est le quatrième champ d'épaves
que nous traversons. Nous devrions laisser les unités qui arrivent derrière
nous s'en charger.
_Vous
avez raison. Contactez le BERLIN et faites-leur un compte-rendu de la situation.
Et... où en est-on avec le ravitaillement des chasseurs ? Ça fait une
demi-heure que cela aurait du être fini.
_Nos
mécaniciens font ce qu'ils peuvent, commandant. Nous pouvons ravitailler tous
les appareils en une demi-heure, mais depuis la Lune, nous n'avons pas eu le
temps d'effectuer la moitié des révisions réglementaires ; et il nous faudra
encore au moins six heures pour réviser tout l'escadron.
_Je
sais bien... Nous aurions du pouvoir anticiper et faire effectuer des rotations,
au lieu d'immobiliser les trois-quarts de nos chasseurs au même moment.
_L'échec
de l'Opération Atlas n'a pas permis une réorganisation entièrement cohérente
de nos rotations, commandant… »
Marineris refréna un geste d'exaspération et poussa un grognement, réalisant
subitement que lui-même n'avait pas réussi à réorganiser correctement les
rotations de son propre équipage.
« Nous entrons dans le champ d'épaves, commandant.
_Merci.
Faites comme tout à l'heure : réduisez la vitesse de deux facteurs et préparez-vous
aux manœuvres d'évitement.
_Devons-nous
les détruire au passage, mon commandant ?
_Nous
n'avons reçu aucune instruction à ce sujet. Inutile de gaspiller nos
munitions. »
Kris Korolev acquiesça et se retourna pour transmettre les ordres aux
officiers de pont. Marineris regarda d'un œil sombre les morceaux de métal déchirés
qui passaient de part et d'autre de l'étrave de son vaisseau. La distinction
des couleurs entre le bleu horizon des croiseurs fédéraux et le vert olive
utilisé par Zeon permettait une reconnaissance rapide de l'appartenance des épaves.
Il y avait une majorité de bleu, reliquats d'une bataille âprement disputée.
Parfois, on entr'apercevait une série de chiffres, un nom sur une surface
tordue, permettant l'identification de telle ou telle unité. Mais le plus
macabre restait ces multitudes de petites taches blanches qui erraient désemparées
dans le vide : des combinaisons spatiales individuelles déchiquetées... De
temps en temps, on apercevait une silhouette qui s'agitait, mais le TRIESTE
n'avait pas le temps de s'arrêter. Les ordres étaient de poursuivre la
station, le sauvetage étant laissé aux groupes de soutien qui arrivaient en
fin de convoi. Là encore, la distinction des camps était aisée, Zeon
utilisant des combinaisons spatiales à dominante vert pâle, les fédéraux
utilisant des combinaisons jaunes pour leurs pilotes, blanches pour le personnel
de la flotte ; mais quelle que fut l'appartenance, les Forces Fédérales étaient
tenues de récupérer tous les survivants. Ce n'était pas œuvre de charité
que de récupérer les pilotes ennemis qui, faute de quoi, seraient voués à
une mort par asphyxie. Il s'agissait tout bonnement de capturer autant de
prisonniers que possible afin de les soumettre à un interrogatoire.
Sur l'écran principal, le rideau de débris sembla s'éclaircir,
indiquant que le TRIESTE serait bientôt hors du champ. Le commandant de bord
actionnait la souris de son propre terminal pour redirigez les senseurs sur la
nouvelle position d'Island Iffish lorsque le signal d'alerte automatique
retentit subitement sur la passerelle. Tarsis sursauta un bref instant avant de
se pencher à nouveau sur son moniteur.
«Le... Le COVENTRY vient d'être touché !
_Le
COVENTRY est sur nos arrières ! Par quoi a-t-il été touché ?
_Euh...
Données insuff... je reçois un rapport du MANDALAY : attaque ennemie sur notre
flanc tribord ! Correction, assaut-deux mené sur... éléments hostiles
multiples repérés sur tout le périmètre de défense central !
_C'est
un traquenard ! s'écria Kris.
_Avons-nous
toujours la liaison avec le BERLIN ?
_Négatif,
commandant. La liaison vient d'être interrompue, nous sommes coupés du
groupe principal!
_Contactez
l'amiral Lazlo ; le KUALA LUMPUR figurait dans les bâtiments de tête.
Demandez-lui des instructions sur la marche à suivre. Tarsis, l'ennemi
s'acharne-t-il sur l'avant garde ou sur le groupe principal ?
_Sur
nous, mon commandant. »
Marineris ouvrit une nouvelle fenêtre de données sur son moniteur et
lut rapidement le rapport des senseurs. Il pouvait bien se tromper, mais une idée
commençait à se former dans son esprit au fur et à mesure qu'il progressait
dans sa lecture. Cette attaque ne pouvait être qu'une diversion, et non une
attaque de grande envergure. L'opération consistait sans doute à retarder la
flotte fédérale, voire à éliminer son avant garde, celle-ci constituant
naturellement le point faible de leur dispositif. Le fait que l'ennemi ait bien
pris soin d'isoler l'avant garde du reste du groupe corroborait cette hypothèse,
de même que l'information, confirmée par les senseurs, selon laquelle aucune
autre unité d'appui n'avait été lancée depuis la flotte principale de Zeon.
Deux choix s'offraient à lui : continuer tout droit à vitesse maximale
pour ne pas se laisser distancer par Island Iffish, soit faire demi-tour pour
abattre l'ennemi. La première solution avait pour désavantage de les isoler
complètement et les laisser encore plus vulnérables qu'ils ne l'étaient déjà
; la seconde leur donnait un avantage tactique considérable mais leur ferait
perdre le peu d'avantage stratégique qu'ils avaient pu gagner ces derniers
jours. Ils pourraient éliminer les éléments hostiles mais le retard accumulé
sur la station se creuserait, leur empêchant d'appuyer efficacement les flottes
tirées depuis la Terre, les plaçant également sous la menace de la flotte
ennemie qui approchait sur leurs arrières. Marineris choisit finalement la
seconde solution, parce qu'offrant les plus grandes chances de survie dans
l'immédiat.
« Enseigne, et cette liaison avec le KUALA LUMPUR ? demanda-t-il après
avoir fait faire demi-tour à sa flottille.
_J'ai
bien la liaison avec le vaisseau amiral mais je suis en contact avec la
passerelle secondaire, répondit Tarsis en hésitant. Le KUALA LUMPUR a été
touché.
_Gravement
?
_On
me rapporte que la passerelle a pris un coup direct. La situation n'a pas encore
été totalement clarifiée mais les probabilités pour que l'amiral Lazlo ait
été tué sont très fortes.
_Qui
commande alors ?
_Je
ne sais pas... J'ai une liaison vidéo avec le capitaine de corvette Stritcher
sur le canal douze.
_Passez-le-moi.
Capitaine, qui commande chez vous ?
_Moi,
mon commandant. Mais tous nos officiers supérieurs ont été tués et je ne
suis pas habilité à faire respecter la procédure hiérarchique.
_Pourtant
quelqu'un doit bien donner les ordres.
_Avec
tous mes respects, mon commandant, pour autant que je sache, vous êtes pour
l'instant l'officier le plus gradé avec qui j'aie été en contact.
_Vous
me demandez de prendre le commandement du groupe ? »
Stritcher haussa les épaules d'un air faussement désolé.
« C'est d'accord » répondit-il, pressentant qu'à l'autre bout du
fil, Stritcher devait soupirer de soulagement.
Marineris ferma deux des six fenêtres et en ouvrit une cinquième pour
afficher le protocole de passation de commandement avant de le lire à voix
haute, sautant tous les paragraphes qu'il jugeait inutiles. A l'autre bout de
l'écran, Stritcher pâlissait devant cette parodie de procédure mais ne pipa
mot ; d'ailleurs quoiqu'il eut pu dire, Marineris s'en fichait, le temps
pressait. Il termina en trente secondes un protocole prévu pour durer dix
minutes ; Stritcher s'apprêta à formuler une protestation mais le commandant
du TRIESTE l'interrompit net, puis édicta ses ordres sur la fréquence générale.
Il fit faire demi-tour à tous les bâtiments et ordonna à ce que tous les
chasseurs disponibles soient lâchés le plus tôt possible, de préférence
avant que les manœuvres de retournement soient achevées, de sorte qu'ils
puissent couvrir les croiseurs.
Le plan initial de l'ennemi prévoyait sans doute que les navires fédéraux
continuent sur leur lancée, mais l'inverse semblait avoir également été prévu
puisque les MS se réorganisèrent très rapidement en reprenant le couvert
derrière les morceaux d'épaves. Leur tactique changea également. Plutôt
que de détruire les navires, les MS s'appliquaient à présent à neutraliser
leurs systèmes de propulsion afin de stopper leur progression. Cette tactique
était judicieuse : les croiseurs immobilisés gênaient le retournement de
l'avant garde mais gêneraient également l'avancée du groupe principal quand
il arriverait sur les lieux. Toutefois, Marineris ne voyait aucune échappatoire
pour les pilotes ennemis. Ils étaient pris dans une nasse qui ne ferait que croître
avant de se refermer sur eux.
Sitôt passé le premier peloton de vaisseau, l'attaque avait été
d'une violence et d'une rapidité inouïe. Jered essaya de suivre Kurtzel du mieux qu'il le put, mais il dut
s'avouer bientôt vaincu : le jeune homme perdit son supérieur et son
peloton de vue moins de cinq minutes après le début des combats. Livré à
lui-même, Jered virevoleta entre les croiseurs fédéraux, indécis, décochant
un obus par-ci, une salve par-là, sans vraiment trop de conviction jusqu'à
ce qu'il avisa, légèrement en retrait du théâtre, d'une épave de Musaï
à la dérive. Jered dirigea son Zaku dans cette direction, avide d'un havre
de quiétude alors qu'autour de lui, c'était le carnage. Quelque chose
n'allait pas en lui. Quoi ? Il n'en savait rien, mais il était certain
qu'il fallait qu'il reprenne ses esprits.
Le Zaku s'immobilisa dans ce qui fut autrefois le hangar aux MS et
Jered reprit son souffle. Quelque chose n'allait pas. Ce décor, ce hangar à
MS lui était terriblement familier, comme tous les hangars des vaisseaux de
classe Musaï, mais ce n'était pas ça qui lui torturait l'esprit.
« La
Mort, se murmura-t-il à lui même. Par quel miracle en suis-je venu à
faire abstraction de la mort ? A m'habituer à son odeur jusqu'au point
de ne plus la remarquer ? »
Jered posa un regard fané sur le hangar. Des caissons d'armement et de
munitions flottaient au milieu de deux Zakus à l'agonie, entourés d'une
constellation de détritus et de corps. Des survivants ? Peu problable.
Jered ne pris même pas la peine de vérifier. Il se contenta de fixer les
silhouettes inertes qu baignaient dans le clair de Terre que laissait filtrer
les brèches dans la coque.
Non, il ne fallait pas qu'il se laisse aller à de telles considérations.
Il était en mission, en plein combat, même ! Quelles étaient les
directives ? Jered tenta de se remémorer ce qui leur avait été dit
pendant le briefing : immobiliser les vaisseaux, et non les détruire
foncer, tirer puis se cacher avant de refoncer, tirer et se cacher de nouveau.
Un peu comme au jeu du chat et de la souris.
Jered
se resaisi et empoigna fermement les commandes de direction.
« C'est
fou le nombre d'épaves qui traînent dans le coin… C'est fou que ça peut
être utile. » ironisa -t-il en jetant un coup d'œil sur le moniteur
arrière alors que son Zaku jaillissait de l'épave, juste sous l'étrave
d'un croiseur fédéral.
Le Zaku se plaqua tout d'abord contre la coque, en dehors de portée
des canons, puis attendit que le croiseur passe à proximité d'un autre pour
jaillir, bazooka et poing, et tirer un obus en direction de l'ïlot. Jered eu
à peine le temps de voir la passerelle du Saramis voler en éclat qu'il
dirigeait déjà son Zaku se réfugier derrière une autre épave afin de
guetter sa prochaine proie.
Comme
pour le contrarier, le moniteur d'alerte se mit à clignoter à ce moment, lui
indiquant l'approche d'une menace : les navires fédéraux venaient en effet
de lâcher leurs chasseurs, rendant leur mission encore plus précaire qu'elle
ne l'était déjà. L'avertisseur sonore couplé au moniteur d'alerte se
mit à couiner de façon plus insistante au fur et à mesure que les chasseurs
approchaient, mais Jered se tint coît, tous les sens aux aguets, attendant que
la vague déferle sur lui. Trois, six, puis neuf chasseurs passèrent juste
devant lui, à quelques centaines de mètres de l'épave dans laquelle il s'était
dissimulé. Jered attendit encore un peu plus. Deux autres formations passèrent
sans le remarquer.
« Maintenant !
se dit-il. »
Jered poussa les manettes à fond et surgit de l'épave quand tout à
coup, sa trajectoire fut coupée par un autre chasseur Cyber Fish ! Jered
actionna les rétro-fusées et redressa son MS, évitant la collision de
justesse !
« Merde !!! »
Le
chasseur continua sur sa trajectoire mais s'apprêtait déjà à faire
demi-tour, mais ce qui préoccupait Jered, c'était les ailiers de ce même
chasseur ! L'avertisseur d'alerte hurlait maintenant, emplissant le
cockpit des ses sonorités rauques. Jered eu juste le temps de jeter un coup
d'œil sur la gauche pour entrapercevoir deux chasseurs qui fonçaient sur
lui, crachant obus et missiles de tous part. Jered n'eut même pas le temps de
réfléchir, ses réflexes prirent le dessus et actionnèrent machinalement les
commandes de son Zaku. Le MS se retourna vers ses adversaires en dégaînant son
Heat Hawk du bras gauche et en mattraquant le cockpit du premier chasseur qui
arrivait avec son bazooka. Jered ne prit pas le temps de constater l'étendue
des dégâts : le second chasseur arrivait par sa droite. Le Zaku se
retourna, brandissant le Heat Hawk, et s'apprêta à sectionner le chasseur en
deux quand Jered entendit distinctement une voix dans sa tête !.
« NON !!! »
La
voix de Marine résonna à ses oreilles comme si elle eut été dans le cockpit
du Zaku à côté de lui.
« Non ? »
fut le seule pensée qui lui vint à l'esprit. Il n'eu même pas le temps de
se demander d'où venait cette voix, ni ce que signifiait cette négation ou
cette interdiction. Une fraction de seconde plus tard, le chasseur fédéral
passait juste à côté de lui, lui permettant d'entrapercevoir le cockpit de
son ennemi. Et là il y eu comme un déclic. Le pilote leva les yeux vers le
Zaku, et comme par un étrange caprice, il sembla à Jered que leurs regards se
croisèrent.
« Anaïs !!! »
Matériellement,
Jered n'aurait pas pu la reconnaître, il le savait. Il avait juste entraperçu
une vague silhouette, celle du pilote assis dans le cockpit du Cyber Fish, et ce
pendant une infime fraction de seconde. Pourtant, dans le bref instant que dura
cet échange de regards, Jered su avec certitude qu'il s'agissait bien
d'Anaïs Macleyn. Le chasseur et le MS s'éloignèrent l'un de l'autre,
emportés chacun de leur côté par les caprices de la bataille. Jered resta tétanisé
quelques secondes quand tout à coup, le champ de bataille fut bouleversé une série
d'éclairs aveuglants ! Le signal de la retraite…
Sur
la passerelle du TRIESTE, tous les filtres solaires s'opacifièrent
brutalement pendant que des messages paniqués fusèrent sur tous les canaux..
« Que se passe-t-il ? demanda Marineris en relevant la visière
de son propre casque.
_L'ennemi
répand des leurres visuels ! répondit l'officier de pont. Ils sont également
appuyés par des tirs de barrage tirés depuis l'escorte ! Ils essaient
de s'enfuir !
_Confirmez
l'état des senseurs optroniques.
_Ils
sont neutralisés, mon commandant ! Doit-on passer sur manuel et riposter ?
_Négatif.
Nous risquerions de toucher nos propres vaisseaux. »
Marineris s'affaissa dans son fauteuil puis retira péniblement son
lourd casque avant de jeter un regard au dehors. Ce n'était plus la peine
d'insister. Les MS avaient sans doute accompli ce qui leur avait été demandé
ils s'étaient donc naturellement retirés. Les vitres de la passerelle
reprirent progressivement leur clarté limpide, mais les Zakus avaient définitivement
disparu, comme aspirés par les étoiles.
« Enseigne, confirmez le repli des éléments hostiles puis annulez
l'alerte rouge. Faites aussi rappeler les chasseurs. »
Les officiers de surveillance confirmèrent l'un après l'autre que
les MS avaient définitivement quitté le théâtre des opérations. Peu à peu,
les chasseurs commencèrent également à regagner leurs vaisseaux d'attache,
comme s'ils n'avaient attendu que ça.
« Commandant, nous avons réussi à rétablir partiellement les
communications avec le groupe principal.
_Passez-moi
l'amiral Tianm.
_L'amiral
Tianm sur le canal deux, mon commandant.
_Amiral,
salua le commandant du TRIESTE en prenant le combiné.
_Commandant
Marineris ? Que s'est il passé ? Où est l'amiral Lazlo ?
_Les
forces de Zeon nous ont tendu une embuscade. Le KUALA LUMPUR a été sévèrement
touché… J'ai le regret de vous annoncer la perte de l'amiral Lazlo.
_C'était…
un officier de valeur, répliqua sobrement le chef de la 4è flotte en hochant
la tête.
_Amiral.
Je souhaiterais souligner certains détails relatifs à cette embuscade.
_Allez-y.
_L'ennemi
nous a assailli dans l'intention délibérée de ralentir notre progression.
Ils se sont contentés d'immobiliser plus de navires qu'ils n'en ont détruit.
_Je
vois, cela signifie qu'ils ont désespérément besoin d'un répit. Ce
serait le moment idéal pour lancer une attaque de grande envergure. Dommage que
nous ne puissions pas… J'ai compris, laissez-moi le temps d'y réfléchir.
Je convoquerai tous les commandants de flottilles dans deux heures. En
attendant, maintenez l'état d'alerte jaune.
_Que
faisons-nous des navires endommagés ? Nous ne pouvons pas les laisser
derrière nous.
_Je
sais bien… Laissez moi y réfléchir.
_Amiral,
nous n'en avons guère le temps. Nous avons une flotte ennemie à quelques
heures derrière nous seulement. »
Le visage de Tianm prit une expression contrariée, comme si Marineris
avait posé la question à ne pas poser. Mais même l'amiral en chef ne
pouvait pas toujours penser à tout.
« Combien de navires ont été touchés ? demanda-t-il finalement.
_Seize,
mon amiral.
_Alors
évacuons-les.
_Cela
va prendre un temps fou.
_Pas
si tout le monde met la main à la pâte. Je vais faire stopper l'intégralité
de la flotte et mettre tous les véhicules de transport à contribution. Le
personnel sera redistribué sur les navires dont les équipages sont en sous
effectifs, les chasseurs qu'on ne pourra pas embarquer devront être tractés
autant que possible, tout le reste sera abandonné.
_Faire
décélérer toute la flotte puis la faire repartir ne se fera pas sans heurts,
vous ne l'ignorez pas. Nsoua vons également une flotte ennemie sur nos arrières,
et elle ne serait que trop heureuse de nous frapper dans le dos alors que nous
sommes vulnérables.
_Je
sais bien, commandant, mais peu de choix s'offrent à nous. Il faut bien
choisir la moins coûteuse, même si elle n'est pas nécessairement la moins
risquée. Nous allons tirer plusieurs salves de missiles pour tenter de retarder
la progression de la flotte ennemi. Quant à l'évacuation, commencez déjà
de votre côté, nous arriverons d'ici une heure. Tianm terminé.
_A
vos ordres. TRIESTE, fin de transmission. »
Croiseur DE GAULLE 8è flotte de Zeon, navire amiral 23h43 GMT
« Balises identifiées. Nous recevons une transmission en laser,
audio uniquement. Ce sont des unités en provenance de la Sixième flotte. Le
commandant Terenkova est en ligne sur le canal deux et demande à vous parler.
_Bien,
passez-la-moi. »
L'amiral Hazawell prit le combiné et appuya sur un interrupteur pour
prendre la communication. Deux minutes suffirent pour que Terenkova lui explique
la situation et obtienne la permission de faire apponter ses MS. Toutefois, la
Huitième flotte ayant son groupe aérien quasiment au complet, il n'était
pas possible de les accueillir sur aucun des bâtiments de guerre. Restaient les
porteurs de classe Pazock et Papuwa, possédant bien des installations de
stockage et d'entretien mais dépourvus de tout système de lancement et
d'appontage. Les MS durent donc effectuer leur approche manuellement, avant de
se poser un par un sur les vaisseaux qui leur avaient été désignés.
Terenkova
surveilla elle-même l'appontage de ses pilotes avant de se décider à faire
son rapport au commandant de la 8è flotte.
« De
Arquebuse Un à Etendard Un Zéro. Krugger, ma section a été anéantie. J'ai
besoin que vous me prêtiez deux pilotes pour m'escorter jusqu'au De Gaulle.
_Bien
mon commandant, je vous envoie Thomson et Guedry, indicatif Etendard Deux Un et
Etendard Trois Deux.
_Merci
capitaine, je vous les rendrais dès que possible. Terminé. »
Terenkova
attendit patiemment que ses deux nouveaux ailiers la rejoignent avant de se
diriger vers le vaisseau amiral de la Huitième flotte et demander
l'autorisation d'apponter. La manœuvre ne prit guère plus de dix minutes
et se déroula dans un synchronisme et une précision remarquable. Cinq minutes
plus tard, Terenkova flanquée de ses deux pilotes se présenta au garde à vous
sur la passerelle.
« Mes
hommages, commandant, fit Hazawell en faisant pivoter son fauteuil. Je suppose
que Powland ne vous envoie pas à moi sans raisons ? continua-t-il sans préambule.
_Non
amiral. L'amiral Powland a estimé le moment propice pour engager une
contre-offensive pour réduire l'encerclement. Si vous le permettez,
l'amiral m'a confié une disquette à votre intention.
_Montrez
voir, fit ce dernier en prenant la disquette que lui tendait Terenkova. »
Hazawell introduisit le document dans une fente de son terminal personnel
et joua quelques instant avec sa souris avant de se plonger dans une lecture
minutieuse.
« Combien de pilotes m'avez-vous amené exactement, capitaine ?
dit-il en se retournant.
_Trois
escadrons, mon amiral. Le nombre des pertes n'est pas encore établi mais je
pense avoir moins de dix pour cent de pertes. »
Hazawell s'adossa à son siège en soupirant.
« Powland
me place dans une situation gênante, je ne tiens pas une auberge mais une
flotte spatiale. Nous avons fait le plein de matériel et d'effectifs sur
Granada, mes navires sont par conséquent complets. Toutefois, il devrait être
possible de caser vos hommes quelque part… N'escomptez pas sur des
installations grand luxe, il vous faudra vous contenter de ce qu'il reste. En
attendant, allez donc trouver mon chef d'état-major, le capitaine Malkoff. Il
doit être dans le hangar, il vous dira où vous installer.
_Bien
compris, mon amiral. Merci mon amiral. »
Terenkova
salua en claquant des talons, imités par ses deux ailiers.
« Permission
de quitter la passerelle, mon amiral..
_Permission
accordée. »
Les
trois pilotes saluèrent une nouvelle fois puis quittèrent la passerelle en un
synchronisme parfait.
« Permission
de parler franchement, mon commandant, avança timidement Karlanz Guedry qui
marchait aux côtés de Jered.
_Oui
lieutenant ?
_Est-ce
un impression où l'amiral Hazawell ne semble pas nous porter dans son cœur ?
_C'est
exact lieutenant. Pour lui, nous ne sommes que des importuns. Je pense que nous
ne serons pas à l'aise tant que nous n'aurons pas regagné la Sixième
flotte… s'il elle existe toujours à ce moment là.
_Vous
ne parlez pas sérieusement ? fit Jered à son tour alors qu'ils
entraient dans un ascenseur.
_Je
suis tout ce qu'il y a de plus sérieuse, lieutenant, répondit Terenkova avec
mépris. Cette opération… Cette guerre n'est rien de plus qu'un énorme
coup de poker. Ce n'est pas de la stratégie, mais un jeu de hasard. Or je déteste
les jeux de hasard. »
Terenkova estima qu'elle en avait suffisamment dit et se terra dans un
mutisme obstiné. En fait, elle avait peur. Elle n'aurait su dire pourquoi, ni
comment, mais elle avait peur et en était parfaitement consciente. Et pour
cette raison elle se méprisait elle-même. Quelque chose en elle lui disait que
tout cela finirait mal, et que rien de bien n'en sortirait, aussi bien pour la
Fédération que pour le Duché, une sorte… d'intuition…
« Jered ? »
Le
petit groupe s'arrêta net et Jered tourna la tête en direction de la voix
qui l'avait interpellé.
« Derek… »
Terenkova observa le jeune pilote avec attention, distinguant un certain
malaise malgré l'apparent calme qu'il essayait de maintenir sur ses traits.
Elle regarda à nouveau la silhouette à l'autre bout de la coursive qu'ils
venaient d'emprunter, puis reporta son regard vers Jered.
« Vous avez cinq minutes. Pas plus. Je vous veux dans le hangar
dans dix minutes. »
Jered
acquiesça sans mot dire puis agrippa l'une des poignées mobiles qui courait
le long du mur.
« Qu'est ce tu fous là, furent ses premiers mots.
_Et
toi ? Qu'est ce que tu fous là ? Je te croyais sur la Lune ?
_C'est
moi qui ait posé la question en premier, rétorqua Jered en s'assurant du
coin de l'œil que Terenkova et Karlanz avaient quitté la coursive.
_C'est
une longue histoire…
_Pfff….
Je n'ai pas toute la vie devant moi. Résume.
_Hé,
ça fait un an qu'on ne s'est pas vu et c'est tout ce que tu trouves à me
dire ? C'est comme ça que tu m'accueilles ?
_Derek,
on est en guerre bordel de merde. Ce ne sont pas des circonstances idéales pour
parler de la pluie et du beau temps autour d'une tasse de thé. Surtout quand
tu n'as pas ta place sur ce vaisseau.
_Tu
crois peut-être que je ne le sais pas ? Pourquoi est-ce que tu crois que
je suis ici, hein ? Tu m'as planté du la Lune avec trois tonnes de
questions irrésolues, tu as participé à… à cette boucherie sur Taruntius,
tu participes à cette monstrueuse opération qui…
_Tais-toi !
fit Jered en plaquant la main sur la bouche de son ami. Les murs ont des
oreilles… Ne restons pas là, viens. »
Les deux jeunes gens empruntèrent une autre coursive, s'échangeant
des regards lourds de questions tout en observant les alentours à la dérobée.
« Tu
crois peut-être que je fais ça de bon cœur ? reprit Jered au bout d'un
moment. Tu crois peut-être que ça m'amuse de participer à ce plan démentiel ?
_Mais
alors pourquoi ?
_Parce
qu'il est grand temps que la fédération comprenne. OK, je reconnais ne pas
être un fervent admirateur des mœurs politiques du duché, mais je méprise
encore plus celles de la fédération. C'est pour cela que je suis là.
_L'ennemi
de mon ennemi est mon ami… C'est ça ? »
Jered
fronça les sourcils et toisa son ami.
« En
quelque sorte… »
Un
silence gêné s'installa entre eux deux, tandis qu'ils s'engouffraient
dans un ascenseur.
« Anaïs
était sur la Lune, tu le savais ?
_Tu
me l'as dit sur Lacus Sommniorum.
_Oui, mais pas qu'elle était sur Gutenberg.
_Quoi ?
hoqueta Jered, interloqué.
_Anaïs
était sur la base de Gutenberg pendant l'attaque. »
Jered
appuya précipitamment sur le bouton commandant l'arrêt d'urgence de
l'ascenseur et se retourna vers Derek en écarquillant les yeux.
« Elle y était, j'ai vérifié, reprit le journaliste, dans
cesser de fixer Jered du regard. Mais j'ignore ce qui a pu lui arriver
ensuite. »
Jered s'effondra sur le sol de la cabine, atterré. Et puis soudain, ce
fut comme si quelque chose se fut rompu dans son esprit : tous ses souvenir
refluèrent vers lui comme un raz de marée. L'école sur Island Iffish, la
station dévastée, les révélations de Marine, sa disparition, sa peine et son
désespoir. Tout cela envahit son esprit par vagues successives et en lentes
pulsations douloureuses. Jered s'adossa péniblement contre la paroi de
l'ascenseur, suffoquant sous l'émotion, inconscient des rivières de larmes
qui jaillissaient ses yeux. Alors c'était bien elle qu'il avait rencontré
sur le champ de bataille, quelques heures auparavant ? Comment avait-il
fait pour la reconnaître ? Comment avait-il su ? Inquiet et se méprenant
sur l'origine des larmes, Derek se pencha vers son ami.
« Jered… ? »
Ce
dernier ne répondit pas tout de suite, secoué par le choc psychologique.
Comment avait-il pu oublier cela ? Comment avait-il pu oublier ces
horreurs, sa douleur ? Et qu'allait-il faire ?
« Jered ? »
La
voix du journaliste le tira de sa torpeur. Jered tourna vers lui un regard
hagard et réalisa pour la première fois qu'il pleurait lorsqu'il vit les
goutelettes voler à travers l'étroite cabine.
« Elle est là…
_Qui…
ça ?
_Anaïs,
elle est là-bas, murmura Jered en désignant vaguement la position supposée de
la 4è flotte fédérale. Je l'ai rencontrée.
_Tu
l'as… quoi ? demande Derek, incertain d'avoir bien compris ce qu'il
venait d'entendre.
_Je
l'ai croisée… en plein combat. Je l'ai reconnue.
_Tu
délires… Tu dois faire erreur ! C'est impossible, comment veux-tu
reconnaître…
_Je
le sais. Je l'ai reconnue. »
Derek
se tut, tentant de déchiffrer l'expression de son ami.
« J'ai
vu Marine… déclara-t-il finalement, ne sachant quoi dire d'autre.
_Marine ?
Marine est morte…
_Quoi ?
_Marine
est morte, portée disparue au dessus de Taruntius.
_Tu
es fou ! Marine est vivante, je l'ai vu sur le… »
Derek s'interrompit net, car l'image effrayante qu'il avait eu de
la jeune fille lui revint à l'esprit. Non, Jered avait raison : la
Marine Jensen qu'ils connaissaient tous les deux était morte. Il ne restait
à présent qu'une coquille creuse et mutilée.
« Marine
est vivante ? s'écria Jered en saisissant son ami. Où ça ? Où
l'as-tu vue ?
_Ici…Sur
un autre vaisseau… Je ne sais plus lequel, je crois qu'il s'agit du
vaisseau-amiral. Elle… a été blessée. Elle a perdu un bras, mais je crois
aussi qu'elle a été victime d'asphixie cérébrale… »
Le visage de Jered se ferma à ses mots. Il n'aurait su dire s'il était
heureux d'apprendre qu'elle était en vie, ou peiné d'apprendre son état.
Quelque chose n'allait pas en lui, il ne parvenait pas à faire le tri parmi
ses émotions, comme si quelque chose s'était déréglé. Des souvenirs
qu'il croyait enfouis ou qui lui semblaient étrangers ressurgissaient dans sa
mémoire, comme si un autre lui-même tentait de s'éveiller à la conscience.
« Le
lieutenant Thomson est prié de regagner le hangar. Je répète, le lieutenant
Thomson est prié de regagner le hangar. »
L'annonce
résonna dans la cabine de l'ascenseur. Jered se redressa et regarda sa
montre. Il avait une minute de retard. Il fallait qu'il y aille, mais il ne
pouvait pas y aller dans cet état là, il fallait qu'il se resaisisse.
Derek
le comprit et lui décocha un direct en plein visage. Jered s'applatit contre
la paroi puis retomba lourdement sur le sol. Hébété, il leva les yeux vers
son ami.
« Allez,
va donc jouer à la guéguerre, petit soldat. »
Jered
se releva lentement sans cesser de fixer son ami. Il fini par sourire puis,
malgré tout ce qui pouvait les séparer à présent, les deux hommes échangèrent
une poignée de main. L'ascenseur s'arrêta au niveau des sas d'accès aux
hangars et Jered sorti de la cabine.
« Prend
soin de toi, et ne va fouttre ton nez là où ta présence n'est pas désirée,
fit-il en rajustant son casque.
_Toi
aussi, répondit le journaliste. »
