En règle générale, les enfants de huit ans étaient supposés se trouver bien au chaud dans leur lit quand sonnaient onze heures du soir, plutôt que de se cacher en frissonnant derrière une benne à ordures dans la rue. Un enfant normal n'avait aucune raison de ne pas être avec ses parents plutôt que dehors.

Mais comme Reggie venait à peine de l'apprendre, il était tout sauf normal. Il n'était même pas humain… enfin, si, mais à moitié seulement. Parce que son père avait apparemment trompé sa mère – Orion Black avait cocufié son épouse avec une déesse, et puis décidé que ça serait bien d'élever son bâtard sous son toit comme si de rien n'était. Comme si la situation n'allait pas lui exploser à la figure tôt ou tard.

Et bien, maintenant c'était fait. De la pire des manières possibles, en vérité.

Reggie ravala un sanglot alors qu'il essayait de se recroqueviller sur lui-même, grelottant aussi bien de froid que de choc. Il n'aurait probablement pas dû s'enfuir en chemise de nuit… mais après ce qui s'était passé, ce qu'il avait fait, son premier instinct avait été de fuir à perdre haleine. Et ce n'était pas comme s'il pouvait rentrer à la maison.

Ce n'était pas juste à cause de son crime – il ne pouvait pas rentrer et faire comme si de rien n'était. Comme s'il n'avait pas surpris ses parents à discuter du fait que bientôt, il devrait commencer à manifester certaines caractéristiques propres aux gens partageant ses origines…

Pouvait-il encore prétendre au titre de personne ? Reggie savait que le Ministère n'aimait pas les mariages entre sorciers et moldus, encore moins les mariages entre sorciers et créatures magiques. Il savait que la progéniture hybride conçue de ces unions était souvent cataloguée comme créature, et traitée en conséquence.

Et quand une créature attaque un sorcier, il faut l'abattre.

Ou peut-être qu'il serait juste envoyé à Azkaban ? Ça arrivait parfois, quand la créature se voyait reconnaître des circonstances atténuantes mais n'en devait pas moins apprendre sa leçon. Et Reggie avait commis un crime. S'il avait été plus courageux, plus conscient de son devoir de fils, il se rendrait aussitôt.

Mais il avait eu peur, et il s'était enfui dans une partie de Londres qu'il ne connaissait pas du tout, une partie qui était probablement dans le Londres moldu, et il était trop lâche pour revenir à la maison.

C'était probablement une bonne punition aussi, d'être exilé de son monde avec interdiction d'y pénétrer à nouveau. Alors, il n'y avait plus qu'à s'y résigner, n'est-ce pas ?


Vivre dans les rues était juste horrible.

C'était comme avoir la lèpre : les gens vous ignoraient alors que vous vous trouviez devant eux ou bien menaçaient de vous lancer la police aux trousses, même si vous ne leur faisiez rien, seulement parce que vous étiez là.

Reggie ne pouvait pas entrer dans les magasins, alors il allait fouiller dans les poubelles à la place. C'était étonnamment pratique d'aller fouiller dans les bennes à ordures juste à côté du supermarché ou de l'épicerie, vu que les produits se faisaient jeter dès la date de péremption atteinte. Bon, peut-être qu'un moldu serait tombé malade, mais la magie aidait un sorcier à rester en bonne santé.

Il avait aussi réussi à trouver un bac pour faire des dons qui se trouvait sous le porche d'une église, dans lequel il y avait eu des vieilles chaussures et un manteau beaucoup trop long – il lui tombait carrément jusqu'aux pieds et traînait un peu par terre – mais bien chaud, et vu que Reggie se retrouvait une nuit sur deux à dormir sous un banc et le reste à se blottir dans un carton assez large, la chaleur était importante.

Le problème des ressources, c'était la concurrence. La solidarité entre les voleurs ? Une invention poétique sans aucun fondement dans la réalité. Les autres mendiants n'hésitaient pas à injurier, à frapper du poing ou du pied, voire sortir un couteau ou un tesson de bouteille afin de faire fuir quiconque paraissait s'intéresser d'un peu trop près à leur potentiel butin.

Reggie avait été submergé par la peur à plus d'une reprise, au point que sa magie lui avait échappé. Dans un sens, c'était bien de ne pas avoir reçu de raclée ou de s'être fait couper la gorge, mais de l'autre côté, c'était pas bien fameux vu qu'il n'était pas sensé utiliser son pouvoir, et peut-être que l'usage de la magie par un mineur n'était pas pénalisé en temps normal mais le cas présent était tout sauf normal, franchement.

(Ce qui était arrivé à Orion, ça comptait comme usage abusif, pas vrai ?)

Depuis qu'il s'était sauvé, Reggie n'avait vu personne qui vienne du monde sorcier. Même pas Kreattur, et pourtant un elfe de maison déterminé ou suivant un ordre décidé retrouverait toujours la personne qu'on lui ordonnait de chercher, à fortiori un membre de la famille que servait cet elfe.

S'il avait nourri encore un faible espoir que sa famille ne le détestait pas et voulait qu'il rentre, il avait perdu cette illusion au bout d'une semaine et demie passée sans qu'on vienne le chercher.


Quitter le monde sorcier, c'était quitter la protection offerte par le Ministère contre les créatures qui ne demandaient qu'à dévorer le premier passant sur lequel elles pouvaient mettre la main ou la griffe ou la dent. Et il semblait que les enfants constituaient une cible de choix.

En raison des circonstances de sa conception, Reggie s'avérait apparemment plus délectable que la moyenne – il aurait très bien pu s'en passer, vraiment.

« Sors de ta cachette, graine de dieu ! » lui avait lancé une femme avec du feu à la place des cheveux, sa jambe d'âne et sa jambe de métal cliquetant sur les pavés mouillés de la rue alors qu'il se recroquevillait de toutes ses forces dans un soupirail d'égout. « Tu sens si bon, comment veux-tu qu'on n'aie pas envie de te croquer tout rond ? »

Il aurait pu oublier les paroles de la femme monstrueuse, mais les rares créatures capables de parler quand il se faisait poursuivre ne manquaient pas de faire allusion à ces mêmes éléments.

Graine de dieu. Tu sens si bon.

Reggie était parvenu à s'en sortir, parfois de justesse, par vertu de savoir courir abominablement vite pour son âge – un peu obligé, quand les cousines Andy et Cissa venaient visiter et voulaient le traiter comme leur poupée – et par vertu de sa magie émergente qui n'était vraiment pas d'accord pour qu'il finisse en amuse-gueule, ce pour quoi il était infiniment reconnaissant.

Il savait que tôt ou tard, ça ne suffirait pas.

Ce n'était pas comme s'il pouvait aller se plaindre aux Aurors : la politique générale des sorciers concernant les relations internes à la communauté des créatures magiques, c'était de s'en laver vigoureusement les mains. Si un monstre tuait ou dévorait un autre monstre, et bien c'était du travail en moins pour empêcher leur population de devenir incontrôlable.

Autrement dit, Reggie ne pouvait compter que sur lui-même. Et il savait qu'il n'en savait pas assez pour se tirer d'affaire plus de quelques mois, peut-être un an grand maximum. Il était trop petit, trop bête, à la maison il était toujours l'avorton trop docile comparé à Sirius.

(est-ce qu'il méritait de survivre pour commencer ?)

Il n'était pas assez fort. Pas assez puissant. Il ne pouvait compter que sur son esprit. Ça ou essayer de trouver quelqu'un qui aurait pitié, qui s'associerait à lui.

Mais qui pourrait bien vouloir de Reggie ?