10 octobre

Le langage de l'amour (Love language)


Gilles était appuyé contre la barrière de bois de l'une de leurs nouvelles cabanes dans les bois et il regardait le ciel sombre à travers les branches dénudées des arbres. Il s'était battu avec l'un des hors-la-loi du camp, aujourd'hui. Un homme d'une quarantaine d'années qui l'avait traité de vaurien et de vermine. Lui, avait-il déclaré, était un paysan honorable, qui travaillait sa terre chaque jour et payait ses impôts à son seigneur et au clergé en toute bonne foi. Il n'était devenu un renégat que par obligation, pour sauvegarder sa famille ! Alors que Gilles, avait-il enchaîné, n'était qu'un bon à rien qui vivait aux crochets des autres depuis des années et qui ne ferait jamais rien d'honorable de son existence. Pourquoi n'était-il pas rentré dans les ordres, histoire d'être enfin utile aux autres ?

Gilles, évidemment, s'était mis en colère. Ils s'étaient physiquement querellés. Pourtant, ce n'était pas les insultes qui l'avaient le plus enragé. « Vaurien », « Vermine », « Bon à rien », il avait l'habitude de ce genre de termes pour parler de lui.

Quelque chose bruissa derrière lui et une silhouette se rapprocha en titubant pour passer ses bras autour de son cou et se fondre contre son dos.

« Salut, marmonna Robin, ensommeillé. Est-ce que tu es rentré te coucher cette nuit ? Je ne t'ai pas entendu.

-Un peu, avoua son frère, mais je n'ai pas beaucoup dormi. J'avais du mal à trouver le sommeil. »

La chaleur de son aîné contre lui le réconforta. Il avait eu tellement honte de se comporter – encore ! – comme un vulgaire paria… Il s'était pourtant promis d'être plus doux, plus raisonnable et plus heureux maintenant qu'il avait Robin. Mais ce n'était pas facile. Il avait toujours cette impression que tout le monde le dédaignait et le méprisait.

« On m'a dit que tu t'étais battu, enchaîna l'archer, la tête posée sur son épaule. Qu'est-ce qui s'est passé, petit frère ? »

Petit frère… Gilles ferma les yeux. De ce mot-là, il n'avait pas l'habitude. Et il avait tellement désespéré de l'entendre pendant des années…

« Tu peux le redire ? murmura-t-il donc en un rare moment de faiblesse totale.

-Toi, tu as vraiment le cœur gros, remarqua son frère en se détachant de lui. Ça ne te ressemble pas de me demander ça. Allez, retourne dans la cabane avec moi. Je crois que tu as besoin d'un peu de tranquillité et les lits douillets, pendant les froides nuits d'octobre, remplissent parfaitement cet office. »

Le jeune voleur ne répondit pas et consentit finalement à le suivre. Il ôta ses chausses et se glissa sous les couvertures avec lui.

« Petit frère, repartit Robin en venant lui caresser le front. Petit frère, dis-moi ce qui te tracasse.

-Est-ce que je te fais honte ? souffla le jeune homme avant même de réaliser ce qu'il avait envie de lui demander exactement.

-Bien sûr que non, répondit son frère en continuant ses petits mouvements gentils du bout des doigts. Je suis fier de toi tous les jours. De ce que tu as dû accomplir autrefois pour survivre seul et de ce que tu fais aujourd'hui. Je sens que tu essayes d'être plus ouvert et plus à l'écoute et ça me fait très plaisir. Que tu prennes le fait d'être mon frère très au sérieux aussi – dans notre lien et dans tes actions envers le camp.

-Tu ne sais pas tout ce que j'ai fait, autrefois, lâcha Gilles en gardant les yeux fixés sur sa main, appuyée contre le torse de son aîné. Et je suis certain que tu n'en aimerais pas le quart.

-Tu n'es pas parfait, mais tu n'es pas un vaurien. Je sais que jamais tu n'aurais blessé, trompé ou tué qui que ce soit par cruauté.

-C'est vrai, mais…

-Et crois-tu être le seul à avoir des choses à te reprocher ? »

L'archer ôta sa main du visage de son frère et attrapa les couvertures pour les en envelopper tous les deux.

« Tu as fait preuve de beaucoup de volonté et de courage pour survivre aussi longtemps dans un monde aussi hostile, poursuivit-il. Je sais que ce n'est pas au goût de tout le monde et que, pour ces gens-là, tu es un vaurien. Mais ils seraient aussi des vauriens, pour moi, s'ils te faisaient du mal. Tu comprends ?

-Oui, je… Je crois que je comprends, mais… »

Les larmes étaient montées aux yeux de Gilles, il avait du mal à continuer de parler. On ne lui avait plus dit des choses aussi gentilles depuis des années. Il avait presque peur qu'elles soient vraies… tellement elles lui paraissaient inimaginables.

« Je… je ne sais pas comment tu fais, mais je me sens… je me sens mieux mais…

-Mais quoi, petit frère ? l'encouragea Robin gentiment.

-Je n'arrive pas à savoir… si je le mérite vraiment…

-Hum… Toi, on ne t'a vraiment pas souvent dit des mots doux, soupira l'archer, désolé. Écoute… Tu as bien conscience de ta valeur, n'est-ce pas ? Tu sais que tu es intelligent, agile, intuitif, déterminé, gentil, habile de tes mains, drôle, sponta…

-Oui, je crois que je le sais, le coupa Gilles, amusé malgré lui par cette avalanche de compliments qui faisait presque passer son frère pour un béat. Mais tu sais, ce n'est pas facile d'être fier de ses qualités quand tout le monde te répète que tu restes un parasite.

-Un parasite, répéta l'archer avec un sourire. Comme une puce ?

-Oui, comme une puce, acquiesça le jeune homme en pouffant contre la tunique de nuit de son aîné.

-Ça veut dire que je peux t'appeler ainsi, alors…

-Oh non ! C'est beaucoup trop niais ! Et en plus, c'est un surnom de fille. »

Gilles se dégagea des bras de son frère qui s'était mis à lui enfoncer les doigts dans les côtes pour se moquer de lui et se tourna sur son autre flanc. Un sourire satisfait s'étira spontanément sur ses lèvres. Et il se surprit lui-même de la bonne humeur qui l'habitait soudain.

« Ça va prendre un peu de temps, je le sais, poursuivit Robin, redevenu sérieux, en se tournant dans le même sens que lui pour terminer leur conversation. Mais je te montrerai que tu es digne de confiance et d'attention. Et que même les railleries des autres ne doivent pas justifier que tu aies honte de ce que tu es.

-Merci…, souffla le jeune voleur, avant d'ajouter : Est-ce que ça vaut dire que tu vas continuer à me dire des choses abominablement sentimentales même quand tout le monde nous écoute ?

-Évidemment.

-Pour rattraper toutes les années où on s'est moqué de moi, sérieusement ?

-Non. Parce que c'est dans ma nature de vouloir faire savoir aux autres ce que je ressens au plus profond de mon cœur et dans mes tripes. Et puis, parce que je t'aime. »

Gilles resta silencieux pendant une seconde, puis il se tourna à demi pour regarder Robin.

« Je t'aime aussi, souffla-t-il. »